Les intimités du texte

  • The Intimacy of Text

Texte

Si l’intime peut être ce qui ne se verbalise pas (par refus ou par manque de nécessité) ; si l’intime a partie liée avec le secret, le privé, la censure ; si l’intime peut suivre les logiques d’une dynamique de l’analité, entre rétention et expulsion, ne peut-on pas voir ou lire dans les blancs, les silences, les creux, les vides, les trous du texte et de ses pages, autant de traces visuelles de ses intimités ? Les intimités du texte (ce qu’il ne dit pas) deviennent pourtant alors visuelles et visibles. Typographiques ou narratifs, ces espaces peuvent être perçus comme une zone vierge ou, au contraire, une zone de réserve de l’identité du texte et de sa voix. En interrogeant la poïétique mais aussi la réception de ces lieux, l’on convoque les notions de suture et de liant pour mieux comprendre l’économie d’une lecture construite et rythmée par ces textes morcelés et parcellaires.

De tels espaces deviennent-ils l’équivalent textuel d’une matrice originelle qui permette de percer cette intimité pour violer la genèse de l’écriture (on songe à Mallarmé) ? Comme le croit la théorie de la réception, ces vides constituent-ils des appels au lecteur à entrer dans le texte pour lui permettre d’être actualisé, au sens linguistique, et de prendre corps ? Les intimités du texte deviennent alors visuelles pour que le lecteur puisse se les approprier, et créer avec le texte une nouvelle intimité à même de lui faire dire ce qu’il tenait secret. « L’intime se partage, contrairement à la vérité. », écrivait Baudrillard (1986 : 12). Promesse herméneutique autant que, peut-être, leurre esthétique plus qu’éthique, l’intimité visuelle de l’œuvre d’art, plastique ou textuelle, permet à son destinataire d’entrer en elle et, intimement, d’interpréter.

La philosophie de l’art s’est parfois emparée de ces blancs pour mieux en conceptualiser le rôle : les interstices de Georges Didi-Huberman, la tache aveugle de Maurice Blanchot, les espaces entre-deux sondés par Liliane Louvel, constituent quelques exemples d’exploration théorique de ces blancs et de ces riens qu’il faut ouvrir et, pour Henri Maldiney (2000 : 322), violer : « L’art est la transformation du Vide en l’Ouvert. »

Les articles rassemblés ici interrogent souvent la question du jeu avec l’intime et du leurre qui semble caractériser l’étonnant va-et-vient entre l’intime comme expression d’une intériorité profonde (intime vient de intimus, superlatif de interior), et l’intime comme gage d’un partage fondé sur une relation exclusive avec l’autre. Inachevée, inchoative, l’œuvre joue avec ses blancs et ses vacances et les transforme en leurres, puisque c’est bien là que s’opèrent sa réception et son interprétation. Les vides et les blancs que sont ces intimités visuelles du texte ne sont pas rien ; ils en sont une réserve de sens, promesse d’achèvement interactif et interprétatif.

L’article de Fanny Gillet propose une première étude de ces jeux typographiques et narratifs entre le plein et le creux. En s’attachant d’abord à donner chair à l’intime indicible, les illustrations préraphaélites des textes poétiques comblent le vide et reposent sur une suture elle-même proche de ce que le signe de ponctuation, à mi-chemin entre le visible et le scriptible, permet au poème. L’étude textuelle et visuelle des tirets, deux points, et des mises entre parenthèses, permet de dégager de premières modalités de l’intimité visuelle. De la mise au secret lisible jusqu’au dévoilement visuel, ces textes et leurs illustrations suivent une logique de compensation qui respecte plus qu’elle ne trahit les premiers silences intimes du poète.

Les Nouvelles exemplaires de Cervantes sont lues par Caroline Lyvet comme un texte qui construit ses silences et ses manques pour mieux permettre à son lecteur d’en prendre possession. Narratifs ou génériques, ces creux sont en outre désignés comme tels, construits pour être perçus comme manques, comme dans le cas de l’absence soulignée par l’ellipse qui ‘saute aux yeux’, quand la paralipse se fait plus silencieuse, voire impossible à remarquer. L’auteur évoque les socles de la théorie de la réception lorsqu’elle travaille sur l’idée d’un portrait discursif qui comble le vide topographique, et développe la thèse d’un rapport ludique à l’intimité ; guidée par le désir du plaisir, la lecture se fait suture des creux du texte.

Fabrice Quero propose un éclairage civilisationniste et stylistique de l’intimité dans son étude d’un texte hybride, échange intime entre humanistes espagnols du XVIe siècle. Il convoque les notions d’autorité et de miroir humaniste pour mieux comprendre la réponse éclatée fournie par Vergara à la lettre du duc de l’Infantado sous la forme de traité philologique. En travaillant sur la textualité et les non-dits de cette réponse érudite, l’auteur poursuit la réflexion sur la nature visuelle et plastique de ce que le texte garde secret dans ses intimités, comme de ce qu’il veut communiquer et faire partager dans une relation humaniste, exclusive autant qu’intime.

Au terme de ces analyses, la notion de rythme semble s’imposer ; ce rythme entre le dit et le non-dit, le visible et l’apparemment intime, qui imprime à l’œuvre son unicité et donne à son destinataire l’intime conviction que sa vision ou sa lecture exclusives de ce rythme l’engageront avec l’œuvre dans une intimité absolue.

Bibliographie

Baudrillard, Jean (juin 1986). « La sphère enchantée de l’intime », in : Czechowski, Nicole, Ed., L’Intime (= Autrement, 81). Paris : Autrement, 12-15.

Didi-Huberman, Georges (2007). L’Image ouverte. Paris : Gallimard.

Blanchot, Maurice (1959). Le Livre à venir. Paris : Gallimard.

Louvel, Liliane (1998). L’Œil du texte. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail.

Maldiney, Henri (2000). Ouvrir le rien. La Versanne : Encre marine.

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Référence électronique

Laurent Mellet, « Les intimités du texte », Textes et contextes [En ligne], 6 | 2011, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=329

Auteur

Laurent Mellet

Centre Interlangues TIL (EA 4182), Université de Bourgogne, UFR Langues et Communication, 2, boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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