Réenchanter le sauvage urbain par l’aménagement et la mise en récits de la nature en ville

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Introduction

Ce volume s’inscrit dans la continuité d’une première publication dirigée par Bénédicte Meillon, Rachel Bouvet et Marie-Pierre Ramouche intitulée “Réenchanter le sauvage urbain pour mieux percevoir, penser et vivre avec la nature en ville : questions d’oxymore et d’écopoétique”. Si le volume 16.1 se concentrait sur des approches écocritiques et géocritiques de la question du réenchantement du sauvage dans la ville, celui-ci regroupe des contributions s’intéressant aussi à la mise en récits de ce qui peut sembler un oxymore, mais à la mise en récits en tant qu’elle se lit dans les paysages urbains aussi bien matériels que mentaux. Il s’interroge sur les aménagements urbains comme transformations concrètes, et leur capacité à participer à une forme de réenchantement et à initier une lecture plus sensible des lieux. Des liens étroits existent entre la présence du vivant en ville et la qualité perçue par les urbains de leurs milieux habités (Bailly, 2020). L’urbanisme écologique, en replaçant le vivant au cœur des espaces urbains, ne contribue-t-il pas à proposer aux citadins de nouvelles expériences sensibles de nature ?

Nous vivons dans un monde majoritairement urbain, et qui continue à s’urbaniser rapidement : si aujourd’hui 55 % de la population mondiale vit en ville, l’ONU estime que cette proportion atteindra 70 % en 2050. Ce processus d’urbanisation planétaire contribue activement à la crise écologique actuelle, caractérisée notamment par le changement climatique et la forte érosion de la biodiversité, « qui menacent concrètement les conditions d’habitabilité de la Terre pour les humains » (Morizot, 2020, p. 31). Si elles recouvrent moins de 2 % du territoire mondial, les villes sont responsables de plus de 70 % des émissions de CO2. Elles sont donc des moteurs du changement climatique mais aussi des lieux directement exposés à ses effets. La ville est probablement le milieu emblématique de l’anthropocène (Metzger, 2020), si bien que certains géographes et urbanistes en viennent à parler d’urbanocène pour signifier que cet « âge de l’homme » serait d’abord et avant tout un « âge des villes ». Si celles-ci sont une partie du problème de la crise écologique globale, elles en constituent aussi une partie de la solution. Les pouvoirs publics locaux peuvent ainsi mettre en œuvre, à l’échelle urbaine, des mesures d’atténuation et/ou d’adaptation au changement climatique, des mesures pour réduire l’empreinte écologique des villes, pour en protéger la biodiversité, etc. L’urbanisme notamment, cette pratique de transformation de l’espace pour faire advenir une situation jugée préférable, s’y efforce. 

Toutefois, la crise écologique que nous vivons ne relève pas seulement de dérèglements profonds du fonctionnement des milieux et du vivant, elle serait également, pour le philosophe Baptiste Morizot, « une crise de nos relations au vivant » (Morizot, 2020, p. 16). Comme il le note, « à force de ne plus faire attention au monde vivant, aux autres espèces, aux milieux, aux dynamiques écologiques qui tissent tout le monde ensemble, on crée de toutes pièces un cosmos muet et absurde qui est très inconfortable à vivre à l’échelle existentielle, individuelle et collective. » (Morizot, 2020, p. 31). Dans un tel contexte, réinventer - ou à tout le moins renouveler - nos manières d’interagir avec le vivant et les milieux s’avère nécessaire afin de pouvoir œuvrer à l’habitabilité future de nos espaces de vie partagés. Depuis quelques années, de nombreux travaux présentent des réflexions en ce sens (Larrère et Larrère, 2009 ; Callicott, 2014 ; Neyrat, 2016 ; Paquot, 2016 ; Tsing, 2017 ; Maris, 2018 ; Stengers, 2019 ; Morizot, 2020 ; Younès, 2020). En 1990, Michel Serres proposait d’élever la nature au rang de sujet de droit (Serres, 1990/2018). Puis Bruno Latour, sociologue et philosophe des sciences, formula l’idée de faire participer ces autres à la démocratie en se servant des sciences comme porte-voix. Cette réinvention traverse toutes les sciences, qui se mettent à dialoguer entre elles - en témoigne la diversité des approches présentes dans ce volume regroupant des travaux de géographes, urbanistes, civilisationnistes, paysagistes et artistes plasticiens. Cette réinvention traverse aussi tous les modes de relation avec les non-humains : elle ne se cantonne pas aux laboratoires de recherche. Ainsi, depuis les années 2010, plusieurs pays ont doté fleuves, glaciers et autres éléments naturels de personnalités juridiques. 

Si cette mutation du rapport au non-humain se concrétise par des textes de lois et des aménagements urbains plus soucieux de ménager le vivant, il se manifeste également à l’échelle de l’intime. Comme le note le géographe Michel Lussault, “le récit constitue le registre fondamental de l’être-au-monde des individus intrinsèquement langagiers” (Lussault, 2003, p. 768). La mise en récit ne contribue-t-elle pas justement à médiatiser nos relations individuelles et collectives au non-humain ?  Isabelle Stengers définit l’écologie comme un “art du soin” plutôt que comme science considérée comme une conquête. Elle précise dans un entretien :

L’art du soin demande une imagination dont les scientifiques sont généralement privés. Il demande peut-être une culture du récit, car ce sont les récits qui ouvrent l’imagination, qui préparent à aborder une situation dans sa particularité, à la rendre intéressante comme telle et pas seulement comme application d’un savoir objectif. Les récits sont intéressants dans la mesure où ils rendent sensible à toutes les voix discordantes qui composent une situation, ils apprennent à écouter et à faire attention (Stengers, 2019, p. 55-56).

Il ne s’agit plus d’un sujet romantique seul face à une Nature sauvage donnant naissance en lui au sentiment du sublime : les contributions regroupées ici ont toutes en leur centre la question du collectif. Et quel meilleur lieu pour cela que la ville, qui se caractérise comme lieu de densité et de diversité, de coprésence ? C’est dans l’élaboration de nouveaux récits sensibles sur le vivant - et ici le vivant urbain - que le dialogue entre textes d’artistes et de scientifiques a toute sa place dans un volume hybride.

La première partie de ce volume s’intitule “Repenser les relations entre humains et non-humains dans la ville”. Les deux contributions qui la composent ouvrent le volume par une réflexion proposant un regard surplombant sur la relation interspécifique dans un contexte urbain. La géographe Nathalie Blanc prend à bras le corps la question du sauvage urbain dans un article intitulé : « Impossible Sauvage et Communautés Urbaines ». Dès les premières lignes du texte, elle pose que “l’idée selon laquelle il serait possible d’ensauvager la ville repose sur une méconnaissance de l’histoire urbaine notamment en Europe”. En effet, la ville est fondamentalement aussi sauvage de par la présence de toutes sortes d’organismes considérés comme plus ou moins désirables dans un milieu dont on voudrait (ou dont on craint de) croire qu’il est entièrement aseptisé, du moins anthropisé. Ce qui importe est de comprendre les mécanismes de la mise en récits de ce sauvage urbain. C’est ce qu’explore Beatrice Del Monte dans un travail faisant dialoguer un questionnement théorique à propos d’un réagencement possible des relations inter-espèces en ville et des notes de terrain rédigées lors de son exploration d’un jardin urbain à Rome. La mise en mots autant que l’existence sensible du jardin font signes de l’esquisse d’une nouvelle diplomatie en invention, dépassant de loin la gestion anthropocentrée d’un simple moyen de produire fruits ou légumes (Van Reeth, 2021). Ce n’est pas une simple “production” car ce qui est pratiqué dans ces jardins romains implique la conscience d’une réciprocité : on dépasse la valeur instrumentale d’une nature domestiquée (par exemple avec les abeilles).

La deuxième et la troisième partie regroupent des articles se concentrant sur les questions qui peuvent se poser en urbanisme dans une ville que des autorités locales souhaitent parfois réenchanter par imposition d’un certain modèle de ce qui est considéré comme “durable”, ou bien dans une ville qui peut être réinvestie à la marge.

Le titre de la deuxième partie est une question : “L’urbanisme durable réenchante-t-il le vivant ?”. Dans le cas du texte de Johanna Faerber, il s’agit d’une question rhétorique : la rénovation énergétique, répondant à la question plus que pressante du changement climatique, pose le problème du risque de l’appauvrissement de la biodiversité urbaine, notamment parmi les populations d’oiseaux qui ne trouvent plus à nicher dans ces bâtiments certes plus performants d’un point de vue énergétique mais désormais dénués d’interstices aptes à “accueillir le vivant” (ChartierDalix, 2019). Or, les impacts des travaux de rénovation thermique sur la faune sauvage sont très peu perçus par les entreprises comme par les propriétaires de maisons. Et mettre en œuvre des travaux de rénovation énergétique conduirait à une diminution de la capacité à accepter le sauvage urbain, les propriétaires souhaitant conserver propre leur maison rénovée. 

A contrario, l’article d’Anaïs Leger-Smith, en proposant une écocritique du paysage de l’écoquartier Vidailhan à Balma, montre que l’aménagement urbain peut être propice à certaines formes de réenchantement du sauvage urbain. Les pratiques des paysagistes concepteurs ont évolué vers une approche écosystémique depuis les années 2000, plaçant les processus écologiques au cœur de la conception urbaine. Désormais plus attentive au vivant, plus soucieuse de le ménager, la conception urbaine pourrait ainsi contribuer à offrir aux habitants et usagers des écoquartiers des espaces extérieurs permettant des expériences diversifiées de contact avec une nature certes aménagée, mais plus spontanée et non totalement maîtrisée. L’implantation de la trame végétale tout comme la gestion de l’eau à ciel ouvert constituent deux registres d’action au sein de l’écoquartier Vidailhan qui s’avèrent propices au développement d’une nature plus sauvage. Mais cela ne va pas sans poser question quant à l’acceptabilité de ce vivant et de ses dynamiques, tant pour les habitants que pour les gestionnaires.

La troisième partie du volume, intitulée “Entre centres et marges : l’urbanisme comme (prise de) pouvoir de choisir le sauvage urbain ?”, fait en quelque sorte le pendant de la précédente. Les trois articles qui y sont regroupés interrogent les tensions qui peuvent exister entre des visions opposées de fragments de nature urbaine (délaissés, friches, cours d’eau, etc.). Là où les acteurs institutionnels privilégient souvent une mise en ordre de l’espace naturel par son aménagement et/ou son entretien intensif mais stérilisant, d’autres acteurs (habitants, associatifs ou universitaires) s’efforcent de privilégier des projets et des pratiques visant à enrichir la vision et les usages de ces espaces de nature, et pouvant contribuer à une entreprise de réenchantement du sauvage urbain.

Simon Blanckaert montre comment l’urbanisme temporaire peut constituer un levier pour réenchanter notre rapport au vivant. Se présentant comme une démarche visant à intensifier les usages d’un espace dans la phase d’attente de sa mutation en y développant des formes d’occupation ou des activités conçues comme temporaires, l’urbanisme temporaire est en effet propice au tissage de nouveaux liens entre un espace et des acteurs qui vont se l’approprier momentanément pour en intensifier les usages. A travers l’analyse d’une expérience pédagogique qui prend la forme d’un chantier d’apprentissage en école d’architecture menée à Mons en 2018 – le Jardin d’expériences –, l’auteur souligne combien l’action jardinière peut devenir “militante, pour défendre la diversité et la richesse de l’espace jardiné et promouvoir une éducation et une sensibilisation au vivant ».

Cécile Mattoug interroge quant à elle les tensions qui s’exercent sur les friches urbaines du territoire de Plaine Commune au nord de Paris. Les pouvoirs publics se les représentent comme des espaces du désordre et de l’informel, et s’efforcent de se les réapproprier via de grandes opérations d’aménagement qui manifestent l’ambition normalisatrice de l’urbanisme. Mais dans le même temps, ces friches urbaines sont des espaces appropriés, supports de multiples usages et ancrages (même temporaires). A rebours d’une action urbanistique qui entend configurer l’espace selon une logique rationnelle et fonctionnelle, bref le maîtriser, l’auteur propose de penser la richesse de ces friches urbaines grâce à une poétique de l’urbanisme, qu’elle conçoit comme “une échappée où la projection vers l’imaginaire permet la présence du sauvage, de l’inattendu et du désordre comme des formes désirables de l’advenir.”

Hélène Schmutz montre que si le retour d’une certaine forme de sauvage dans la conception que les Angelins ont de leur ville a pu prendre naissance dans une écriture écopoétique du fleuve Los Angeles, sa prise en main par les équipes d’urbanistes de la ville pose une double question : la réincorporation dans la sphère anthropocentrée de rives devenues lieux de loisirs, et le risque d’une injustice environnementale dans une métropole déjà très fragmentée socialement.

Enfin, la dernière partie de ce volume est consacrée à “l’art du réenchantement” de la nature urbaine. L’artiste finlandais Kalle Samuli Ahonen décrit les pratiques artistiques qu’il a pu développer avec des enfants dans des parcs d’Helsinki en s’inspirant des travaux sur l’imagination de Carl Jung et Gaston Bachelard. Les jeux tels que la création de masques et les spectacles de marionnettes leur permettaient d’investir physiquement un imaginaire réenchanté de la ville qui leur était propre.

Le numéro se clôt sur la contribution poétique d’Athane Adrahane : elle rappelle que le réenchantement du sauvage urbain s’opère par un phénomène intime de rééducation des sens tout autant, voire bien plus, que par de grands projets d’urbanisme vert. Par exemple, le temps ne doit plus uniquement être celui des horloges, mais notre peau doit (ré)apprendre à percevoir les changements de saisons, les changements météorologiques, qui affectent jusqu’à notre manière de penser, de “philosopher”. “Il s’agira alors de se situer au niveau des devenirs et des métamorphoses, des ‘ faire avec ’ d’autres manières d’habiter la Terre”. L’auteure fait aussi référence au Temps du rêve des Aborigènes, et rappelle que “la Terre chantée est une mémoire” : les “récits multiespèces” que nous en faisons importent donc dans l’indispensable “résistance au désensauvagement, à cette normopathie qui consiste à tout voir du petit côté, celui où l’humain arrête et réduit tout à son existence (...).”

Bibliography

Bailly É. (2020), « Vers une conception écologique, urbaine et sensible », dans P. Clergeau (dir.), Urbanisme et biodiversité. Vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Rennes, Éditions Apogée, pp. 272-278.

Callicott, J. B. (2014), Thinking Like a Planet: The Land Ethic and the Earth Ethic , Oxford University Press.

ChartierDalix (2019), Accueillir le vivant. Penser l’architecture comme un écosystème, Park Books, 448 p.

Larrère C. et Larrère R. (2009), Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Paris, Éditions Flammarion, 355 p.

Latour, B. (1999/2004), Politiques de la nature: comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte/ Poche.

Lussault, M. (2003), « Récit », dans Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Paris, Belin, pp. 766-769.

Maris V. (2018), La part sauvage du monde. Penser la nature dans l’Anthropocène, Paris, Éditions du Seuil, 259 p.

Metzger P. (2020), « Environnement urbain », dans Dictionnaire critique de l’anthropocène, Paris, CNRS Éditions, pp. 361-363.

Morizot B. (2020), Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 256 p.

Neyrat F. (2016), La Part inconstructible de la Terre. Critique du géo-constructivisme, Paris, Seuil, 378 p.

Paquot T. (2016), Terre urbaine. Cinq défis pour le devenir urbain de la planète, Paris, La Découverte/Poche, 243 p.

Serres, M. (1990/2018), Le Contrat naturel, Paris, Éditions Le Pommier.

Stengers, I. (2019), Résister au désastre, Marseille, Wildproject. 

Tsing, A. L. (2017), Le Champignon de la fin du monde: Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, trad. Philippe Pignarre, Paris, La Découverte.

Van Reeth, A. (2021), “Episode 68: Baptiste Morizot, sur la piste du vivant”, Les Chemins de la philosophie, France Culture. 19 février 2021. émission initialement diffusée le 02/10/2020, https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/profession-philosophe-68100-baptiste-morizot-sur-la-piste-du-vivant-0 

Younès C. (2020), « Vers une nouvelle philosophie de l’habiter », dans P. Clergeau (dir.), Urbanisme et biodiversité. Vers un paysage vivant structurant le projet urbain, Rennes, Éditions Apogée, pp. 72-78.

References

Electronic reference

Sylvain Rode, Hélène Schmutz and Bénédicte Meillon, « Réenchanter le sauvage urbain par l’aménagement et la mise en récits de la nature en ville », Textes et contextes [Online], 16-2 | 2021, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=3274

Authors

Sylvain Rode

Maître de conférences en aménagement de l’espace et urbanisme, UMR 5281 ART-Dev, Université de Perpignan Via Domitia, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan cedex 9

Hélène Schmutz

Maîtresse de Conférences en études nord-américaines, Laboratoire LLSETI, Université de Savoie Mont Blanc, Domaine Universitaire de Jacob-Bellecombette, BP 1104, 73011 Chambéry Cedex

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Bénédicte Meillon

Maîtresse de Conférences au Département d’Etudes anglophones, CRESEM (EA 7397), Université de Perpignan Via Domitia, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan cedex 9

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