Guillaume Bridet, Rabindranath Tagore. Quand l’Inde devient monde

Référence(s) :

Guillaume Bridet, Rabindranath Tagore. Quand l’Inde devient monde. Dijon : Éditions universitaires de Dijon, « Essais », 2020, 141 p., ISBN 978-2-36441-356-6

Texte

Cet ouvrage appartient à la collection « Essais » des Éditions Universitaires de Dijon, qui propose depuis quelques années de petits ouvrages de vulgarisation rédigés par des universitaires spécialistes du domaine traité. Guillaume Bridet, spécialiste de la présence de l’Inde dans la Littérature française, introduit dans cette collection l’écrivain polygraphe indien Rabindranath Tagore (1861-1941) en le présentant à partir de la place remarquable qu’il occupe dans la littérature mondiale : il est en effet le « premier écrivain [non européen] à jouir de son vivant d’une stature réellement internationale » (5). L’ambition de cet ouvrage dépasse celle d’une biographie documentée : dès le titre même, cette biographie est mise en tension avec l’histoire de notre littérature et celle de l’émergence de l’orient asiatique dans l’imaginaire occidental et à l’échelle du monde.

Le premier souci affiché de cet essai est la remise en contexte de l’émergence de cette grande figure dans notre Panthéon littéraire, depuis l’attribution de son prix Nobel de Littérature (1913) au rôle qu’il a joué dans la « renaissance orientale des années 1920 en Europe » (33). La genèse de la reconnaissance de l’œuvre de Rabindranath Tagore est aussi celle de la circularité des « transferts culturels », dans un « triple mouvement de l’Europe vers l’Inde, de l’Inde vers l’Europe et de l’Inde vers l’Inde et vers le reste du monde via l’Europe » (9). Guillaume Bridet rappelle comment l’universalité de Tagore est conditionnée dès sa naissance à Calcutta, ville anglo-indienne par excellence et carrefour de l’Orient et de l’Occident, dans une période où commence la longue marche de l’affranchissement asiatique de la domination occidentale : l’écrivain Tagore ne pouvait être qu’une « figure cosmopolite » (10), dont il fallait décrire le contexte familial (55-72). La première partie de l’essai passe ainsi rapidement sur les premières années de l’écrivain pour se focaliser sur les années 1910, celles où l’écrivain déjà quinquagénaire s’impose en Europe comme un nouvel arrivant, à une heure où il est déjà la figure la plus populaire de son pays, et où ses propres traductions de ses textes en anglais s’imposent en Europe et développent estime et amitiés littéraires. La consécration littéraire s’impose dès les premiers temps de cette reconnaissance avec le Prix Nobel (1913), prélude à une confirmation toujours plus ancrée de l’auteur indien dans le lectorat occidental : c’est la première fois, et pour longtemps la seule fois, qu’un lauréat du Nobel n’est pas un Européen. Guillaume Bridet rappelle que cette consécration représente aussi par métonymie le prestige récent dont jouissent la littérature et les arts asiatiques dans la littérature et les arts européens en ce début de vingtième siècle, même si ce prestige ne va pas de soi : l’essai ne se prive pas de faire la part de l’« opiniâtreté » et du « flair » (26) de Saint-John Perse et de Gide dans l’installation des écrits de Tagore à la NRF en dépit du « racisme culturel » avec lequel le Prix Nobel a été alors accueilli par une critique française criant au scandale ; l’accueil en Europe de Tagore est en fait préempté par l’idéologie colonialiste (y compris quand la critique anglaise s’approprie ce beau résultat de la colonisation) et par les règlements de compte entre une Grande-Bretagne, une Allemagne et une France également nationalistes. Guillaume Bridet souligne ainsi de quelle façon une certaine Europe s’approprie Tagore comme un des siens à mesure que s’accroît sa diffusion pendant qu’une autre Europe le repousse comme un corps étranger à la culture occidentale. Mais cette opposition propre aux années 1910-1920 sur l’altérité culturelle de l’écrivain indien n’est qu’un des nombreux clivages qui auront entouré l’œuvre et son auteur, et que l’essai parcourt rapidement sur sa fin (« Des rejets et des malentendus », 107-126), parmi lesquels les clivages préemptés par les positionnements politiques propres à l’Europe de l’entre-deux-guerres.

Le second point de focalisation de l’ouvrage repose sur l’universalité de l’œuvre de Tagore, qu’elle questionne. L’écrivain, associé par Guillaume Bridet à un Hugo ou à un Goethe (17), n’est pas seulement polygraphe au sens où son œuvre aura traversé tous les domaines de l’écriture : romans et nouvelles, poésie, pièces de théâtre, essais, chansons – et sans compter l’écriture musicale et la peinture ; polygraphe, il l’est également par l’étude des domaines qu’il brasse. La spécificité – qui n’est paradoxale qu’en apparence — de cette monstrueuse polygraphie et de l’universalité du regard que l’écrivain indien pose sur le monde est qu’elles ne prennent pas leur source dans un Occident culturellement dominant mais dans une Asie dominée et régie par l’Empire britannique. Bridet montre de quelle façon, à partir du brassage culturel qui aura servi de terreau à l’écriture, Tagore s’est lui-même construit en écrivain cosmopolite. Il est certes lui-même le premier traducteur – du bengali vers l’anglais – de son œuvre, prélude nécessaire à sa reconnaissance en Europe, mais se fait aussi grand voyageur reconnu dans toute l’Europe, mais aussi en Amérique, en Russie, au Japon et dans le reste de l’Asie. C’est ce triple cosmopolitisme de l’œuvre, de sa réception, de l’écrivain, qu’éclaire l’essai à travers des chapitres aux titres clairs : « […] un écrivain vraiment global », « Tagore universel ».

La conclusion de l’essai offre l’occasion d’une réflexion sur l’écriture de l’histoire, en particulier de l’histoire littéraire – autre préoccupation dominante depuis quelques années dans les recherches de Guillaume Bridet : Tagore est en effet un de ces écrivains aptes à remettre en cause les cadres nationaux de nos études et nos taxinomies littéraires. Unique dans son époque, il précède plus d’un « écrivain global » dans notre littérature contemporaine, un J. M. G. Le Clézio par exemple, à qui Guillaume Bridet donne le même statut d’écrivain « universel » que Tagore.

L’ouvrage est terminé par une bibliographie des plus récentes : la grande majorité des ouvrages cités – au nombre desquels deux essais de Guillaume Bridet – date des vingt dernières années.

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Référence électronique

Hervé Bismuth, « Guillaume Bridet, Rabindranath Tagore. Quand l’Inde devient monde », Textes et contextes [En ligne], 15-2 | 2020, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2954

Auteur

Hervé Bismuth

Maitre de conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), Université de Bourgogne Franche-Comté, UFR de Langues et Communication, 4 Boulevard Gabriel, 21000 Dijon

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