L’ouvrage de Michaela Tonti Le nom de marque dans le discours du quotidien. Prisme lexiculturel et linguistique, préfacé par John Humbley, apporte une pierre supplémentaire à l’édifice de la linguistique appliquée francophone. Son approche socio-culturelle discursive sur corpus au prisme d’une interdisciplinarité revendiquée donne à l’analyse onomastique commerciale une dimension toute particulière et non négligeable au regard des contributions habituelles de cette discipline des sciences du langage plutôt axée sur le formalisme. En témoignent les dernières communications du sixième colloque de la série dédiée aux noms dans l’économie, Name in the Economy (NITE) 6, qui s’est déroulé à Uppsala du 03 au 05 juin 2019.
Cette publication issue de la thèse de l’auteure s’organise en cinq chapitres, que l’on peut regrouper en deux parties, pour analyser en profondeur l’intégration des noms de marque dans l’emploi langagier du quotidien. En faisant le choix de considérer le nom de marque d’abord comme une structure langagière normale c’est-à-dire qu’un nom de marque n’est pas différent d’un nom commun ou d’un nom propre, et en l’abordant par ses mécanismes d’emploi à divers niveaux (« orthographique, morphologique, syntaxique, sémantique » 16), l’auteure ouvre la porte à une approche fonctionnelle (17) tout à fait moderne (cf. Goldberg 2019) qui fait écho aux découvertes les plus récentes sur l’organisation cognitive humaine (cf. Tomasello 2019).
Le chapitre 1 est une revue de la littérature spécialisée sur le sujet de l’onomastique commerciale dans une perspective interdisciplinaire prenant comme centre de gravité la linguistique, mais où se rencontrent travaux de droit, de marketing ou encore de sémiotique. Le chapitre 2 introduit le corpus d’étude et présente l’outil méthodologique exploité dans le reste du travail. Cette première partie théorique laisse place à la partie analytique. Le chapitre 3 débute l’analyse en mettant en lumière les contextes d’emploi d’un échantillon de noms de marque dans le but d’observer les phénomènes d’homonymie et de polysémie des noms de marque dans l’usage, en soulignant l’aspect créatif nécessaire en production et en réception de cette structure langagière spécifique. Les deux chapitres suivants font le rapport d’une analyse autant quantitative que qualitative à haut degré de granularité de la stabilité sémantique et conceptuelle des noms de marque afin de mettre en évidence l’ancrage référentiel des structures linguistiques. Ces analyses ont également l’ambition de détecter l’opinion des locuteurs sur la marque par l’observation de l’emploi du nom de la marque en contexte ; ce faisant l’auteure s’appuie sur le cadre théorique de la lexiculture pour remonter à la polarisation conceptuelle de la marque chez les individus. Enfin, l’étude s’intéresse aux variations linguistiques affectant ces noms de marque à divers niveaux afin de mettre en avant le dynamisme formel et sémantique de ces structures et la créativité sous-jacente nécessaire à leur existence dans l’emploi langagier du quotidien, reflet donc de l’ancrage culturel des noms de marque dans l’inventaire lexical des individus d’une communauté.
Le chapitre 1 a pour objectif de présenter le cadre théorique du travail en passant en revue la littérature existante sur l’onomastique commerciale et souhaite introduire le nom de marque en tant qu’objet d’étude (20). L’auteure place son entreprise dans la dynamique des travaux de Galisson, son mentor (ibid.), qu’elle enrichit par des emprunts au droit, au marketing et à la sémiotique. Ce choix est motivé par la nature linguistique même du nom de marque :
Le NdM [= nom de marque, MB], à la confluence de la langue commune et de la langue de spécialité balise son territoire, trace son périmètre, ses contours, tout comme l’empreinte laissée par la marque ; le statut juridique du NdM confirme définitivement notre choix. Un nom de produit est un NdM au vu du droit, mais surtout au vu des locuteurs peu soucieux des critères linguistiques, économiques et financiers, et pourtant désireux d’avoir recours à des NdM qui appartiennent à leur stock lexical, comme tout autre nom propre ou nom commun. (21)L’intégration progressive du nom de marque dans l’usage langagier du quotidien est fonction de la notoriété et de l’intégration mêmes de la marque et de l’entreprise (et son/ses produit/s) dans le quotidien des individus. À mesure que la seconde s’intensifie, la première progresse, jusqu’à ce que le nom de marque devienne un nom commun servant, par exemple, de source matérielle référentielle à une catégorie d’un objet du monde (cf. également Lobin 2016) comme Caddie ou Kleenex. La marque est l’identité conceptuelle associant une entreprise (statut juridique) ou un produit (objet du monde manufacturé) à un concept qui l’instancie à une catégorie (24) : pour la catégorie nettoyeur haute pression, il existe un certain nombre d’instances (= de concepts) et il y a l’instance « Kärcher » qui s’est muée au fil de l’évolution diachronique socioculturelle et lexiculturelle en le prototype de ladite catégorie, de telle manière que pour parler des nettoyeurs haute pression, les individus auront tendance à employer le nom de la marque Kärcher. Cela fonctionne précisément, car les individus partagent la référence : le concept est ancré dans l’espace socioculturel partagé de la communauté. Autrement dit, la marque se construit dans le discours par le biais du nom de marque comme autoréférence ; ce postulat légitime l’entreprise de l’auteure dans son approche lexicale et discursive.
L’auteure poursuit son tour d’horizon de la littérature existante sur le sujet et constate que l’approche disciplinaire se veut plutôt formelle et descriptive (35), que l’auteure qualifie d’in vitro, 42–43). En employant une perspective déductive sur corpus, Tonti entend ouvrir la porte à une approche in vivo englobante des noms de marque.
Le chapitre 2 présente le corpus et l’outil méthodologique déployé. L’analyse des chapitres qui suivent se fonde sur un corpus ad hoc de 1987 noms de marque isolés du corpus Araneum compilé en 2015 et constitué de 1,2 milliard de mots-formes (16–17). Les différents noms de marque isolés sont hiérarchisés selon des critères propres au marketing (46) dans le but d’organiser la base de données. Le corpus Araneum est alors dépeint au regard de la structuration méthodique esquissée précédemment.
Le chapitre 3 montre par l’analyse sur corpus comment le sens du nom de marque se stabilise et comment il entre ensuite dans l’espace langagier du quotidien d’une communauté d’individus. L’approche constructiviste que laisse entendre le titre du chapitre ne peut être que réjouissante dans la mesure où la saisie du sens est dans ce travail écologique et cognitive en privilégiant une approche située (57–59 ; cf. également Gautier/Bach 2017). L’auteure débute par catégoriser les noms de marque du corpus en reprenant les catégories lexicales « préexistante[s] dans la langue commune » (56–57). Au-delà de la matérialité lexicale des noms de marque, c’est bien l’ancrage culturel de la marque (cf. infra) qui permet à deux locuteurs de saisir fonctionnellement la référence conceptuelle induite par l’emploi du nom de marque (60). Donc, l’intégration du nom de marque dans l’usage du quotidien ne correspond pas à une homonymie, comme peut le laisser croire la superposition des catégories lexicales mise en évidence p. 56, mais génère un phénomène de polysémie « enrichissante » (60) pour les locuteurs qui disposent alors d’un moyen d’expression et de transmission du sens supplémentaire sans avoir à intégrer une nouvelle forme lexicale au lexique mental.
Pour convaincre le lecteur, Tonti passe en revue dans la suite de ce chapitre une multitude d’exemples qui souligne l’ancrage lexical et culturel des noms de marque ; ce qui montre bien que l’intégration sémantique de ces derniers permet un déploiement discursif – peu importe d’ailleurs l’ancrage culturel de départ de la référence tant qu’elle est partagée – tout à fait intéressant pour les locuteurs, qui l’exploitent avec plaisir, en témoignent les différents énoncés détaillés par l’auteure.
Le chapitre 4 approche le corpus par son versant quantitatif et met en évidence la méthode linguistique d’analyse. Il s’agit ici d’apporter un résultat statistique « sur la circulation des [noms de marque] les plus courants et perçus comme vecteurs d’une culture partagée. » (90) L’analyse porte donc sur le chiffrage de l’emploi des noms de marque et de la distribution relative en corpus. En réalisant ces analyses, l’auteure a pu mettre en évidence des schémas de cooccurrences pour les noms de marque les plus fréquemment employés ; par exemple, certains adjectifs ont tendance à être fréquemment employés avec un nom de marque plutôt qu’avec un autre (99). L’analyse prend en compte les schémas à plusieurs composants comme la séquence figée <Nom + [genre ou style ou type] + caractérisation (par un [nom de marque])> telle que « On retrouvera bien sûr les classiques du genre : Chanel » (108). Ce genre d’analyse permet non seulement d’évaluer la circulation et la dynamique d’emploi des noms de marque, mais également de renseigner l’évaluation globale d’une marque par l’observation systématique de ces marqueurs évaluatifs (adjectif, adverbe). L’auteure propose ensuite (115–120) des analyses plus ponctuelles et plus brèves sur les noms de marque moins fréquents dans le corpus.
Après avoir mis en évidence les stabilités d’emploi lié au nom de marque, le chapitre 5 se fixe l’objectif de passer en revue leurs variations formelles et sémantiques. Les variations formelles portent sur l’orthographe en particulier au niveau graphique tel que la majuscule ou l’accent, mais également au niveau morphosyntaxique : les noms de marque deviennent des noms communs et, pour certains, sont donc accordés en nombre comme avec l’exemple de Converse qui prend un « s » lorsque le locuteur parle de deux chaussures en toile (128). Cela montre bien l’ancrage du nom dans l’usage linguistique du quotidien, et par conséquent l’intégration formelle (130–131). Et cette intégration formelle se couple à une intégration lexico-sémantique notamment avec la subtantivisation de noms de marque : Kärcher > Karcherisation, ou la transformation en verbe : Rolex > rolexé, etc. (139), et même phraséologique, en témoigne cet exemple particulièrement intéressant : « (61) Je disais donc qu'il me restait une pauvre malheureuse pomme abandonnée de tous ... elle craignait de finir seule et ridée et d'un coup je suis tombée sur cette recette et PAF ! (non ça n'a pas fait des Chocapics je vous ai entendu hein ... un peu de sérieux non, mais ...). » (159) Et le lecteur ne saura alors pas surpris d’observer l’ancrage sémantique et conceptuel des noms de marque comme objet référentiel servant de base à un emploi métaphorique : « (1) Ce n'est surement (sic) pas la barbie de service qui a dit réfléchir à une évolution du calcul du tarif du gaz qui va nous pondre la formule miracle en la matière. » (176).
Ce long chapitre analytique enfonce le clou dans l’argumentation, élégante, de l’auteure et convainc, par les multiples exemples, de la thèse principale du travail, à savoir que les noms de marque se fondent bien dans l’appareil lexicoculturel à des niveaux morphologiques, syntaxiques, sémantiques et conceptuels d’une communauté d’individus. Cette intégration progressive du nom de marque sert alors de point d’ancrage pour marquer une connaissance socioculturelle partagée entre les individus.
La conclusion résume l’ensemble du travail effectué chapitre par chapitre.
Globalement, l’ouvrage de Tonti est bien construit, l’écriture est tendue, le fil rouge est clair et donne plus de poids encore à l’argumentation. Les nombreux exemples tirés du corpus évitent de se perdre en des considérations déconnectées de la vraie vie. Cet ouvrage ouvre des portes intéressantes pour différentes disciplines des sciences du langage et servira de base pour de nombreux étudiants et de professionnels de la communication. En effet, au-delà de l’apport méthodologique, l’ouvrage propose des résultats clairs, rapidement employable par des spécialistes de la publicité par exemple, en exploitant toutes les possibilités des noms de marque.
On adressera tout de même quelques critiques plus spécifiques, avant de conclure ce compte-rendu.
Le chapitre 2 est un peu court (10 pages) pour présenter efficacement la méthodologique employée : on aurait souhaité entrer davantage dans le corpus pour visualiser les données. Ici, quelques figures et copies d’écran auraient rendu l’argumentation plus palpable. De plus, ce chapitre porte davantage sur la méthode d’extraction et de constitution du corpus ad hoc plutôt que sur le détail de la méthodologie, ce qui ne permet pas d’apprécier le « modus operandi » (53) du travail.
On pourrait également faire remarquer à l’auteure que des graphiques ou des représentations plus visuelles auraient permis de mieux se représenter la répartition des noms de marque et les différentes analyses.
Enfin, la conclusion aurait pu dresser des perspectives plus précises que ce soit au niveau théorique ou appliqué pour que le lecteur puisse éventuellement poursuivre ce travail, surtout que l’auteure précise bien que la conclusion de l’ouvrage n’est pas le point final du projet (192).
Toutefois, ces quelques critiques négatives n’enlèvent rien à la réelle qualité de cet ouvrage.
Si en 2020 cela ne devrait plus être un motif de satisfaction, il convient tout de même de souligner avec force l’ancrage dans le réel des réflexions de l’auteure (15–16). Dès la première page de l’ouvrage un exemple de la vraie vie et de l’usage authentique de la langue signifie au lecteur autant l’approche globale du travail que son fondement socioculturel basé sur des observations empiriques falsifiables.
Les analyses, en particulier celles fournies en chapitre 4, sont précises et exemplifiées et permettent au lecteur de suivre le raisonnement de l’auteure et de l’accompagner tout du long dans son argumentation.
Les champs culturels sous investigation sont larges et variés et donnent un poids tout à fait particulier à l’argumentation générale de l’ouvrage. Le corpus est exploité dans toute sa profondeur avec un haut degré de granularité dans les descriptions. Au-delà de la force argumentative d’un raisonnement basé sur l’exemple et l’empirisme, la lecture de l’ouvrage est rendue plus accessible et plus plaisante.
Le travail de Tonti, Le nom de marque dans le discours au quotidien, permet ainsi d’avancer dans la discipline de la lexiculture appliquée à l’onomastique commerciale dans une perspective sémantique, discursive voire par moment conceptuelle. Nous soutenons qu’il est nécessaire de poursuivre dans cette voie et que l’onomastique commerciale gagnerait à développer une approche cognitive au sens plein. En attendant ce tournant cognitif, la lecture de l’ouvrage de Michaela Tonti est définitivement à classer dans les ouvrages à avoir lu pour tous les étudiants, doctorants et chercheurs s’intéressant à l’onomastique, ainsi qu’aux professionnels du marketing et de la communication.