« Time to stop praying » : socio-histoire d’une mise en œuvre féminine de la Prohibition aux États-Unis

Résumés

Dès l’entrée en en vigueur aux États-Unis, en 1920, de la Prohibition, l’État fédéral doit lutter contre le non-respect de cette loi. Face à la difficulté de cette tâche, le gouvernement en place sollicite notamment les associations de femmes engagées pour la tempérance pour l’assister dans le déploiement de sa politique prohibitionniste. Cet article analyse l’émergence et le fonctionnement du partenariat d’action publique entre les associations privées de femmes militantes et l’État fédéral américain qui en résulte.

Since the early days of Prohibition in the United-States, the federal state had to fight against the non-observance of this law. The difficulty of such task led the administration to solicit the support of women’s temperance societies to contribute to the implementation of Prohibition. This article analyses the emergence and functioning of this partnership in public policy between private associations of women activists and the U.S. federal government.

Plan

Texte

“Time to stop praying about the situation and do something”.
Mrs Fittz, Evening Bulletin, 25 mars 1924, W.R.I.C.L.E. Scrapbook.

Introduction

À partir du milieu du XIXème siècle, l’État fédéral américain investit progressivement des secteurs d’action jusqu’alors régulés par des organisations de charité privée, tels que la santé (Mitchell 1944), le chômage (Heskel 2001) ou encore le contrôle des mœurs (Behr 1996). Au sein de ces organisations, pour certaines exclusivement féminines, de nombreuses femmes américaines, par ailleurs privées de représentation électorale à l’échelle fédérale jusqu’en 1920, assurent le welfare des communautés locales à partir de la sphère privée (Skocpol 1995). Le développement de l’État fédéral et de sa capacité à intervenir dans les sphères privée et publique par l’intermédiaire de politiques ad hoc est un processus long et progressif qui atteint son apogée avec le New Deal de Franklin D. Roosevelt en 1933. L’un des actes majeurs de ce processus est l’adoption, en 1919, du 18ème amendement de la Constitution américaine, qui instaure une prohibition nationale des boissons alcoolisées. Cet amendement, qui prend effet en 1920, doit son existence au travail militant fourni par différentes associations protestantes telles que la Ligue Anti-Saloon et l’Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérance1 (Woman’s Christian Temperance Union ou W.C.T.U.), ainsi que par le Parti de la Prohibition fondé en 1869. Ces organisations contribuent, en effet, au début du XXème siècle, à ériger l’alcool et sa consommation excessive en un problème public national aux fondements tant moraux que sanitaires (Gusfield 1986). Au sein du Congrès, ce travail de politisation trouve un écho particulièrement favorable : à la fin des années 1910, tant la Chambre des représentants que le Sénat, majoritairement républicains, sont convaincus de la nécessité d’une prohibition nationale. Ces élus la rattachent alors à la grande entreprise de réforme dite « progressiste » initiée à la fin du siècle précédent, la Prohibition ayant vocation, dans leurs discours, à protéger la famille et les entreprises d’un alcool jugé responsable de l’improductivité, de la pauvreté, de la maladie et du crime (Norton et al 2008 : 600). Le président Woodrow Wilson, quant à lui, ne se prononce pas ouvertement en faveur de cette interdiction, en raison d’un attachement aux libertés individuelles ancré dans son engagement démocrate, et, compte tenu des limites des prérogatives présidentielles, ne peut que prendre acte de l’amendement adopté. Il voit cependant dans la Prohibition l’opportunité de poursuivre le travail de modelage d’une Amérique vertueuse engagé au début de l’ère progressiste et réaffirmé dans le cadre de l’intervention américaine dans la Première Guerre Mondiale (Morone 2003 : 312).

En l’inscrivant dans la Constitution des États-Unis avec le 18ème amendement, les législateurs font de la Prohibition une loi devant être appliquée de manière homogène dans les quarante-huit États fédérés de l’union, qui nécessite l’intervention des branches exécutive, législative et judicaire de l’État fédéral. Certains États – principalement du sud-est des États-Unis tels que le Kansas, l‘Oklahoma, la Géorgie, le Mississipi ou le Tennessee – promeuvent déjà la prohibition des boissons alcoolisées sur leur territoire avant 19192, tout en ayant, pour la plupart, adopté le principe de local option (Codding 1908). Ce principe laisse les communes libres de tolérer ou d’interdire la vente d’alcool et la présence de saloons dans leur circonscription, et de mandater les forces de police municipales pour faire respecter la loi, le cas échéant. Mais pour d’autres gouvernements fédérés, la politique prohibitionniste est une nouveauté. Or, une fois ratifiée au niveau national, l’interdiction des boissons alcoolisées ne fait pas l’unanimité auprès des États, et moins encore auprès des citoyens et citoyennes. En réaction à cette loi, la contrebande s’organise rapidement : la Prohibition stimule un secteur criminel dont la prospérité se nourrit du rejet, par une partie de la population, de cette interdiction. L’État fédéral y répond d’abord en développant une politique répressive sans précédent (McGirr 2016), mais la judiciarisation massive et soudaine de ces pratiques contrebandières met les tribunaux états-uniens en grande difficulté (Johanneck 2011). D’autre part, il s’attelle à traiter les conditions du développement de ces pratiques à la racine. Le gouvernement fédéral comprend en effet que pour voir la Prohibition appliquée et juguler l’essor de la contrebande, il a besoin de l’assentiment et du soutien étendus des citoyens. La conquête du soutien populaire est dès lors envisagée comme l’un des moyens privilégiés pour atteindre l’objectif central de l’État fédéral, la suppression totale de la consommation d’alcool sur le territoire états-unien. La Prohibition ne se limite plus à un simple amendement constitutionnel : elle devient une véritable politique publique, soit « une combinaison spécifique de lois, d’affectations de crédits, d’administrations et de personnels dirigés vers la réalisation d’objectifs » (Rose & Davies 1994 in Lascoumes & Le Galès 2012 : 13), à laquelle s’intègrent divers acteurs sociaux, collectifs ou individuels (Thoenig 2004 : 326).

Or, si, dans ce cadre, les gouvernements fédérés, plus proches des citoyens, sont sollicités, leur contribution s’avère modeste. S’ils financent pour partie l’administration chargée de réprimer les pratiques criminelles et mettent à disposition leurs forces de police locales, pour ceux qui en disposent, ils ne s’engagent guère dans le travail de conviction et de prévention appelé de ses vœux par l’État fédéral (Rose 1996). Faute de capacités d’action directe auprès des populations, il est alors essentiel, pour l’administration Wilson, de chercher des relais locaux convaincus du bien-fondé de la Prohibition et disposant de moyens financiers et humains suffisants pour en diffuser l’esprit. Ces adjuvants sont trouvés parmi les associations mêmes qui avaient milité pour son adoption, entre le début du XIXème siècle et l’année 1919, dont, pour les plus notables, la Ligue Anti-Saloon et la W.C.T.U.

Cet article s’intéresse précisément aux relais locaux de la Prohibition, que la fascination populaire pour les grands contrebandiers de l’époque a eu tendance à éclipser. Le dispositif de mise en œuvre de la politique prohibitionniste, qui s’est constitué de manière progressive, se caractérise en effet par un partenariat entre l’État fédéral et des associations engagées dans la lutte prohibitionniste. Son originalité réside autant dans l’ampleur inédite que dans la présence centrale, en son sein, de femmes, militantes, par ailleurs peu visibles dans l’action publique fédérale états-unienne des années 1920 (McKay 2005 : 382). L’ambition de cet article est de mettre en lumière les conditions de l’émergence et du fonctionnement de ce dispositif partenarial.

Nos questionnements trouvent leurs racines dans la science politique américaine et s’appuient en premier lieu sur les travaux de Philip Selznick (1949). Le concept d’administration grassroots développé dans le cadre de son étude sur la Tennessee Valley Authority (T.V.A.) met en exergue l’importance de la collaboration, dans le cadre de la mise en œuvre d’une politique publique nationale, entre plusieurs acteurs locaux et une administration fédérale déconcentrée en quête de légitimité et de connaissance du territoire considéré. Cet article, suivant cette tradition, prend également pour objet une collaboration entre État fédéral et acteurs locaux, et vise à prolonger l’analyse des effets de cette coopération sur l’administration proposée par Selznick en portant le regard sur les associations citoyennes impliquées. L’approche de l’action publique qu’adopte cet article est par ailleurs inspirée des recherches de Robert Dahl (1973), qui soulignent la capacité d’acteurs collectifs et individuels, citoyens, élus et groupes d’intérêt, à peser sur les politiques publiques, et le pluralisme du pouvoir local. Les travaux des auteurs de l’American Political Development, qui se sont eux-mêmes fortement appuyés sur les apports de Selznick et Dahl, ont également contribué à structurer nos questionnements. Ce courant de recherche, initié dans les années 1980 par Karen Orren et Stephen Skowronek (1982 ; 2004), analyse les transformations de l’appareil politico-administratif étatsunien et met en évidence le poids des structures passées sur la fabrique des politiques publiques. Au sein de ce courant, les travaux de James Morone (2003) sur la morale en tant que secteur d’action publique fédérale ont particulièrement inspiré le présent article. L’auteur montre en effet la manière dont, avant même l’interventionnisme du New Deal de Franklin D. Roosevelt, l’État fédéral américain a renforcé sa présence dans les États fédérés dans le cadre de sa politique prohibitionniste. Un aspect de la mise en œuvre de la Prohibition aux États-Unis demeure cependant absent de la littérature spécialisée : la matérialisation de l’intervention de l’État fédéral au niveau local et le rôle joué, dans ce contexte, par les associations de femmes. Brian Balogh (2015) a bien réalisé une histoire américaine des relations public-privé mettant en lumière les mécanismes de mise en partenariat entre les associations et l’État fédéral, mais il ne fait qu’évoquer la période de la Prohibition et ne détaille pas les ressorts et les mécanismes locaux des partenariats entre associations et administrations. Le présent article entend donc prolonger les réflexions menées par les auteurs précités en plaçant la focale sur le dispositif prohibitionniste de l’État du Rhode Island et sur l’engagement, en son sein, d’associations de femmes militantes.

L’importance prise par ces associations de femmes dans la mise en œuvre de la Prohibition dans le Rhode Island n’a en effet, a priori, rien d’évident. Elles ont jusqu’alors milité pour faire changer la loi, mais le succès de leur cause en 1919 n’avait pas particulièrement vocation à leur ouvrir les portes d’un partenariat avec l’État fédéral. Or, initialement engagées pour défendre une cause privée, elles se retrouvent au début des années 1920 à œuvrer pour la réussite d’une politique publique. Quelles sont les conditions politiques et les ressorts sociaux qui ont mené à l’association de ces femmes militantes avec l’État fédéral ? Quelles ont été les modalités d’établissement et de fonctionnement de leur partenariat ? Notre démarche, que nourrissent ces questions, consiste en somme à interroger les fondements et les conditions de la conjugaison de l’interventionnisme fédéral et de la participation citoyenne des femmes militantes à la faveur de la Prohibition.

Les réponses que cet article se propose d’apporter à ces questionnements s’appuient sur des matériaux collectés dans le cadre d’un travail sur archives réalisé dans un État américain, le Rhode Island. Les archives des associations de femmes engagées en faveur de la tempérance – l’Union des Femmes Chrétiennes pour la Tempérance ou Woman’s Christian Temperance Union (W.C.T.U.) fondée en 1873 et sa filiale dans le Rhode Island fondée en 1875 ; le Comité National des Femmes pour l’Application de la Loi ou Woman’s National Committee for Law Enforcement (W.N.C.L.E.) fondé en 1922 et sa filiale du Rhode Island (W.R.I.C.L.E. pour Woman Rhode Island Committee for Law Enforcement) fondée en 1924 - ainsi que les articles de presse publiés à l’époque par plusieurs journaux locaux tels que le Providence Journal et l’Evening Bulletin constituent l’essentiel des matériaux mobilisés. Ces sources écrites ont permis d’identifier les actrices et les moyens mobilisés pour la mise en œuvre locale de la Prohibition entre 1919 et 1933. En observant, par le biais de leurs archives, le travail quotidien des associations de femmes en faveur de la tempérance, nous avons en effet pu saisir les relations entretenues avec le gouvernement fédéral, mais également les actions concrètes déployées dans le cadre de l’engagement local en faveur de la Prohibition. Ce corpus constitue ainsi le socle de l’analyse de l’action publique prohibitionniste, vue sous le prisme des associations qui lui ont donné chair dans l’État du Rhode Island, que nous proposons. La démarche est socio-historique : il s’agit, dans le cadre de cet article, d’interroger des matériaux archivistiques à l’aide de questionnements sociologiques, pour explorer le fonctionnement de l’État et des formes administratives du passé (Payre & Pollet 2013 : 38).

Méthodologie

Cet article est le fruit d’une enquête d’un mois menée en 2018 dans le Rhode Island, dans le cadre d’un partenariat entre Sciences Po Lyon et l’Université de Brown. Ce séjour a permis la constitution le corpus de sources écrites datant de la période durant laquelle la Prohibition était en vigueur aux Etats-Unis (1920-1933).

Ces documents ont été traités en tenant compte de la subjectivité de leurs auteurs ainsi que des conditions dans lesquelles ils ont été collectés. Les sources primaires archivistiques ont été croisées avec des sources de presses d’époque et avec les nombreux travaux d’historiens, sociologues et politistes qui traitent de cet épisode de l’histoire américaine.

Les sources écrites de première main mobilisées dans cet article ont été consultées dans différents centres de documentation privés de la ville de Providence. Les archives des associations W.C.T.U. et W.N.C.L.E. que nous exploitons proviennent principalement de la Rhode Island Historical Society. Cette fondation privée dispose de collections complètes des archives des branches locales de ces associations dans le Rhode Island, à l’échelle de l’État fédéré mais aussi à l’échelle de nombreuses municipalités. Parmi ces archives foisonnantes, nous nous sommes particulièrement intéressés aux minutes de réunions hebdomadaires, ainsi qu’aux rapports annuels de ces associations entre 1918 et 1933, qui donnent à voir avec précision les stratégies adoptées par ces organisations tout au long de la période de Prohibition. Les courriers provenant de l’échelon national de ces différentes associations ainsi que les comptes rendus de conventions nationales annuelles ont également été mobilisés pour saisir les relations entre ces différents échelons, ainsi que les disparités observées entre la stratégie édictée au niveau national et son application au niveau local. Les archives de la W.C.T.U. du Rhode Island et de le W.R.I.C.L.E., contenant de nombreux albums de scrapbooking (albums composés de découpages de presse, d’affiches d’événements, de cartes d’adhérents etc.), ont permis d’étudier les stratégies de communication de ces associations, mais également leur rayonnement dans différentes sources de presse locale telles que le Providence Journal ou l’Evening Bulletin.

Le dépouillement des archives des associations de tempérance a permis d’identifier les événements saillants de la mise en œuvre de la Prohibition par l’État fédéral, et l’organisation d’événements par ces associations locales. Les dates repérées nous ont aiguillé dans le dépouillement des archives de la seule source de presse locale du Rhode Island dont l’intégralité des quotidiens est aujourd’hui conservée, dans les archives de la bibliothèque John D. Rockefeller de l’Université de Brown, le Providence Journal.

Adossé à ces matériaux empiriques, notre propos se déploiera en trois temps. Nous mettrons d’abord en lumière les conditions d’émergence du partenariat entre associations de femmes et État fédéral. Nous soulignerons l’importance des dysfonctionnements du dispositif de mise en œuvre initial de la Prohibition à l’échelle nationale, les apories de ce dispositif ayant considérablement freiné la mise en œuvre décentralisée de cette politique publique et nécessité la recherche de relais locaux. Par la suite, nous étudierons les modalités d’établissement de ce partenariat. En mettant en évidence la manière dont la trajectoire militante des femmes engagées au sein d’un petit nombre d’associations a croisé les sollicitations émises par l’État fédéral, nous montrerons comment ces femmes se sont imposées en tant qu’actrices légitimes de cette mise en œuvre. Enfin, nous analyserons la matérialisation et les modalités de fonctionnement de ce partenariat. La contribution locale des associations de femmes tempérantes à la mise en œuvre du 18ème amendement et leurs stratégies d’action seront au cœur de cette dernière partie.

1. Une ambition dépourvue de moyens : le fédéralisme coopératif en échec face à la Prohibition

La Prohibition s’inscrit dans une dynamique de développement d’un interventionnisme d’État américain dont la politiste Theda Skocpol trace les origines au lendemain de la guerre de Sécession, avec la création des premières aides fédérales pour les vétérans (1995). Ce développement s’intensifie entre la fin du XIXème et le début du XXème siècle en réponse à l’industrialisation des villes américaines, comme l’illustre le Pure Food and Drug Act de 1906, une loi qui impose des standards d’hygiène à l’industrie agro-alimentaire dans tout le pays. Cette politique publique qui, selon la politiste Kimberley Johnson, établit « pour la première fois aux États-Unis » un dispositif de grande ampleur pour créer des standards nationaux et des régulations pour l’industrie alimentaire, des boissons et du médicament, offre un point de repère pertinent pour apprécier, par contraste, l’ampleur de l’intervention fédérale prohibitionniste (2007 : 87). La Pure Food and Drug Administration qui voit le jour est ainsi chargée d’encadrer le travail de soixante-et-un agents de terrains, mandatés pour effectuer des inspections sanitaires industrielles dans tout le pays (Herring 1935 : 358). Ce nombre, – par ailleurs dérisoire face à la tâche à accomplir – est très nettement en-deçà des effectifs du service administratif constitué pour assurer le respect de la loi de prohibition. L’interdiction de l’alcool à partir de 1919 s’accompagne en effet du déploiement d’une administration fédérale composée de plus de 1500 agents de terrain chargés de la surveillance des frontières entre États fédérés, de la répression du crime organisé comme de la punition des infractions commises dans la sphère privée, en passant par la régulation de la production d’alcool médicinal (Lerner 2007 : 65). Pour ambitieux qu’il soit, cependant, le dispositif national de mise en œuvre de la Prohibition est défaillant et peine à remplir ses missions, ouvrant in fine la voie à un partenariat entre l’État fédéral et les associations de femmes. Les défaillances de l’État fédéral et des États fédérés pour assurer le respect de cette loi doivent dès lors être explicitées pour mettre en évidence l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité propice à la contribution des associations de femmes engagées dans cette cause. Cette première partie traite, en conséquence, des grandes étapes de l’élaboration du dispositif de mise en œuvre nationale de la Prohibition et de ses apories.

L’ambition de faire des États-Unis un pays tempérant est portée au niveau national par deux associations citoyennes, la W.C.T.U. et la Ligue Anti-Saloon (A.S.L.), qui se sont appropriées la propriété du problème public de l’alcool (Gusfield 1986). Leur « croisade symbolique », comme la qualifiait Joseph Gusfield dans le titre de son ouvrage, permet aux partisans de la tempérance de soumettre pour ratification aux États fédérés, le 18 décembre 1917, le 18ème Amendement à la Constitution américaine qui interdit la consommation et le commerce des boissons alcoolisées. Le consentement de ces États fédérés est obtenu le 29 janvier 1919, sans toutefois que le dispositif de mise en œuvre de la Prohibition ait été préalablement défini, notamment en ce qui concerne la répartition des responsabilités entre les États fédérés et l’État fédéral. La section 2 du 18ème Amendement, très imprécise, en témoigne : « Le Congrès et les divers États auront concurremment le pouvoir de donner effet au présent article par une législation appropriée » (Mélin-Soucramanien 2028 : 22). Afin d’éclaircir certaines zones d’ombre du texte, le Congrès adopte le 16 janvier 1919 le Volstead Act. La loi se voit attribuer le nom du sénateur Républicain Andrew Volstead, mais il convient de préciser qu’elle est coécrite par Wayne Wheeler, avocat siégeant au comité exécutif de l’A.S.L. et plus connu sous le nom de « dry boss »3 (Hill 2004). Cette collaboration permet en effet d’ores et déjà de constater le poids des groupes d’intérêts dans la définition du problème public de l’alcool au niveau national et dans les réponses qui doivent lui être apportées. Cependant, le Volstead Act ne précise guère le dispositif de mise en œuvre de la Prohibition : ses rédacteurs se contentent de spécifier ce que la loi considère comme une boisson alcoolisée et les exceptions faites pour certaines substances utilisées dans le cadre de la médecine ou de rituels religieux (1919).

En conséquence de ces imprécisions, la création, par le Département du Trésor en charge d’administrer la Prohibition, de l’Unité de la Prohibition – renommée Bureau de la Prohibition en 1927 – ne se fait que tardivement, en 1920. Cette administration fédérale déconcentrée est composée d’un directeur national et de quarante-huit directeurs régionaux – un par État fédéré – chargés de coordonner les agents fédéraux, fédérés et municipaux afin d’assurer la surveillance des frontières entre les États, de réguler la production d’alcool médicinale et industrielle, et d’organiser des raids d’intervention destinés à réprimer toute activité de contrebande (Lerner 2007 : 54). Ce travail colossal doit être effectué avec un maigre budget de 4,75 millions de dollars alloués par le Congrès, dont la capacité budgétaire a été fortement amoindrie par la disparition de la taxe sur les boissons alcoolisées (Fisher 1927)4. Dans l’objectif de lutter contre la consommation illégale dans les foyers et dans les bars, mais surtout contre le marché de la contrebande en pleine expansion, le département du Trésor dote bien, comme évoqué, le Bureau de la Prohibition de 3000 employés, agents administratifs ou de terrain, faisant de la nouvelle administration le corps fédéral de maintien de l’ordre le plus large derrière l’armée américaine, et supérieur numériquement au Federal Bureau of Investigation. Mais ce nombre demeure insuffisant, et en sus, la qualité du recrutement effectué pour l’occasion est faible (Lerner 2007 : 65). La nécessité de créer une administration de toutes pièces et de la rendre opérationnelle dans les plus brefs délais encourage en effet le Département du Trésor à abandonner les standards habituels de recrutement des fonctionnaires. Ce renoncement permet d’embaucher massivement, mais les nouveaux agents publics, hommes et femmes, sont bien souvent dépourvus de qualifications et se voient attribuer une rémunération bien en-deçà, en moyenne, de celles des fonctionnaires fédéraux. La politique de recrutement adoptée a des conséquences immédiates et significatives sur la capacité d’action de l’État fédéral : la pègre à la tête du marché de la contrebande identifie rapidement cette faille et ne manque pas de l’exploiter à son avantage en rachetant aussi souvent qu’elle le peut la loyauté des agents de la Prohibition à l’aide de pots-de-vin (Hill 2004).

La mise en œuvre de la Prohibition nécessite ainsi des ressources humaines conséquentes et de qualité, que l’État fédéral semble bien en peine de fournir seul. Le gouvernement du président Wilson compte alors largement sur le soutien des États fédérés pour financer la nouvelle administration qui s’implante sur leurs territoires. Cet espoir se fonde sur les mécanismes de répartition des prérogatives d’action publique décrits par la théorie du fédéralisme coopératif développée par Daniel Elazar (1962). L’auteur démontre comment à partir de 1913, le fédéralisme américain bascule d’un mode de fonctionnement dualiste, dans lequel les actions de l’État fédéral et des États fédérés sont distinctes et hermétiques, vers un mode coopératif d’échange et de partage des ressources fédérales et fédérées dans la mise en œuvre de l’action publique. Cependant, sur les cinquante qui constituent les États-Unis d’Amérique, trente États fédérés décident de n’allouer aucun fonds à la mise en œuvre de la Prohibition, les dix-huit autres rassemblant au total une somme de 550 000 dollars par an pour faire fonctionner le Bureau de la Prohibition – un montant qui représente, pour comparaison, environ un huitième du budget accordé par ces mêmes États afin de faire respecter les lois de chasse et pêche dans le pays (Rose 1996). Le financement de la Prohibition s’avère dès lors extrêmement problématique, mais le gouvernement fédéral est réticent à renforcer sur son budget propre l’Unité de la Prohibition, comme l’exprime notamment le sénateur Charles Culberson, président du Comité Judiciaire du Sénat en 1919 (W.N.C.L.E. avril 1924) :

Nous ne voulons pas de 10 000 agents fédéraux, avec le coût que représente leur rémunération, sillonnant le pays pour faire respecter ces lois, alors que les États fédérés ont leurs propres agents pour cela5.

La mise en œuvre de la Prohibition semble alors dans une impasse : l’État fédéral, comme le souligne cette déclaration, ne se résout pas à assumer seul la mise en œuvre de la Prohibition, partant du principe qu’il est de la responsabilité des États fédérés de mobiliser leurs forces de l’ordre pour effectuer ces tâches, mais les États fédérés, en majorité, font défaut. Les raisons de cette faible implication sont diverses : alors que certains manquent objectivement de moyens, douze gouvernements fédérés n’avaient jusqu’en 1922 pas encore ratifié le texte de l’amendement par opposition idéologique à l’ingérence de l’État fédéral dans la sphère privée, ou en raison de leur incertitude quant à la faisabilité d’une interdiction nationale de l’alcool. Et si en mars 1922, la quasi-totalité des États fédérés finit par se résoudre à ratifier l’amendement, le Connecticut et le Rhode Island persistent d’ailleurs dans leur rejet de cette politique fédérale et refusent la ratification. Le gouvernement fédéré du Rhode Island, le plus petit État de l’Union, fait ainsi office d’irréductible opposant à l’interdiction de l’alcool et ne ratifiera jamais le 18ème Amendement, de 1919 jusqu’à son abrogation en 1933 (State of Rhode Island 1931). En tout état de cause, la coopération active des États fédérés ne peut être assurée sur l’ensemble du territoire.

La mise en œuvre de la Prohibition est donc paralysée par un manque de fonds alloués par le Congrès et par la réticence d’une partie des États fédérés à mettre à disposition de l’Unité de la Prohibition des ressources humaines et financières. Face à l’échec du fédéralisme coopératif, l’État fédéral est contraint, pour éviter l'échec de sa politique prohibitionniste, de chercher des soutiens et des ressources en-dehors de l’appareil politique et administratif états-unien. Les sympathisants de la cause prohibitionniste, ces citoyennes et citoyens volontaires qui se sont mobilisés pour que la Prohibition soit intégrée à la Constitution, sont rapidement identifiés comme des alliés potentiels dans la réalisation de la vaste mission que constitue la lutte contre la consommation illégale des boissons alcoolisées.

2. S’associer pour mieux interdire : la Prohibition, ferment d’un partenariat inédit entre les femmes chrétiennes et l’État fédéral américain

Dans sa recherche de ressources locales pour faire progresser son action prohibitionniste, le gouvernement fédéral repère dès 1919 les associations de femmes pour la tempérance, implantées dans l’ensemble des États fédérés, qu’il s’empresse d’appeler à la mobilisation. Dans le Rhode Island, dont nous analysons l’exemple dans cet article, l’État fédéral se rapproche en particulier de la W.C.T.U. et d’associations de taille plus modeste pour les impliquer dans son effort de conviction des citoyens. Comment un partenariat se noue-t-il entre elles et l’administration fédérale, et de quelle manière ces associations s’organisent-elles pour rassembler leurs forces et peser davantage en son sein ?

2.1. Les femmes chrétiennes militant pour la tempérance, des alliées idéales ?

Dans le Rhode Island, des femmes militent en faveur de la Prohibition depuis de nombreuses décennies. Les premières conférences de prévention de l’alcoolisme organisées par des femmes se tiennent ainsi en 1827. Ce n’est en revanche qu’à la fin du XIXème siècle qu’elles se structurent et s’organisent : la première association de femmes pour la tempérance, la branche Rhode Island de la W.C.T.U. (Woman’s Christian Temperance Union), apparaît en 1875. Très rapidement, ces femmes consolident leur présence dans les écoles, en enseignant la tempérance dans certains établissements privées, et auprès des élus locaux, en faisant pression sur les municipalités pour qu’elles refusent l’attribution de nouvelles licences de débits de boissons alcoolisées (W.C.T.U. of R.I. non daté). Depuis sa création, la W.C.T.U. du Rhode Island milite pour qu’une prohibition soit instaurée à l’échelle de l’État, et pour ce faire ces femmes organisent des pétitions à destination des législateurs nationaux et locaux. Son entreprise est couronnée de succès en 1884, année durant laquelle l’État du Rhode Island interdit la vente et la consommation de boissons alcoolisées. En outre, le mouvement obtient, en 1884 également, grâce à l’activisme de la directrice de l’Éducation Scientifique de la Tempérance Mrs Mary H. Hunt, que l’État du Rhode Island devienne le cinquième État fédéré de l’Union à adopter une loi rendant obligatoire l’apprentissage des principes de la tempérance dans les écoles publiques (Olney 1926). En développant dès les années 1880 sa présence dans les écoles à travers cette initiative éducative, W.C.T.U. fait de l’éducation des enfants à la tempérance son fer de lance et devient rapidement un acteur incontournable du paysage citoyen du Rhode Island. De fait, dès 1888, la branche Rhode Island de W.C.T.U. dispose d’une antenne locale dans chaque ville de l’État fédéré (W.C.T.U. of R.I. non daté).

L’expérience prohibitionniste ne dure cependant que jusqu’en 1889, année de son abrogation par le gouvernement de l’État fédéré. A l’approche du XXème siècle, le mouvement féminin pour la tempérance, uni sous la bannière de W.C.T.U., s’est imposé dans le Rhode Island comme la principale force citoyenne combattant la vente et la consommation d’alcool, mais la politique prohibitionniste qu’elle appelait de ses vœux a fait long feu après à peine quelques années d’existence.

En 1913, les femmes militant pour la tempérance – dans le Rhode Island et ailleurs – s’engagent dans une campagne nationale menée principalement par la W.C.T.U. et la Ligue Anti-Saloon pour l’obtention d’une loi de prohibition fédérale. Leur lutte, qui vise également à renforcer la place des femmes dans l’espace public national, se conjugue alors avec la revendication du droit de vote pour les femmes, obtenu en 1920 suite à la ratification de 20ème amendement de la Constitution (Slavicek 2009 : 23). Cette campagne, eu égard notamment à la résonnance médiatique dont elle bénéficie, permet à la branche Rhode Island de la W.C.T.U. de recruter de nouvelles membres et d’épaissir ses rangs. Elle s’accompagne de l’organisation de pétitions destinées aux assemblées législatives locales, appelant l’État à redevenir dry(Olney 1926). Les militantes du Rhode Island ne font toutefois pas basculer l’opinion dans leur État, et en 1924, quatre ans après l’entrée en vigueur du 18ème Amendement, la mise en œuvre de l’interdiction de l’alcool y est embryonnaire. Un article du Providence Journal annonce ainsi le maigre bilan de vingt-trois arrestations par les agents de la Prohibition du Rhode Island pour le mois d’avril 1923, bilan que le Directeur du Bureau de la Prohibition de l’État refuse opportunément de commenter(1er juin 1923). Le constat d’échec dans cet État, que dressent parallèlement le gouvernement fédéral et les organisations citoyennes locales, nourrit le développement de deux stratégies convergentes, celle, précisément, de l’État fédéral, et celle des associations de femmes tempérantes. Comme nous l’évoquions précédemment, en effet, la faiblesse des fonds que les États fédéral et fédérés semblent prêts à investir crée d’importants besoins dans les territoires administrés. Les ressources humaines indispensables pour porter la morale d’État, autant que la loyauté à la cause prohibitionniste, le savoir-faire militant et l’insertion dans les réseaux de sociabilité locaux manquent pour diffuser le message de tempérance que le gouvernement fédéral a fait sien. Les femmes militant localement pour la tempérance font alors figure d’alliées idéales : de ces attributs et de ces compétences, les associations dans lesquelles elles se sont structurées, implantées dans les États fédérés depuis des décennies, sont dotées. Le partenariat qui émerge au début des années 1920 n’avait cependant a priori rien d’évident : il se constitue ex nihilo dans un délai très bref, aidé en cela par l’alignement des objectifs des deux parties évoquées.

2.2. La constitution d’un partenariat d’action publique : une alliance de circonstance contre « les méfaits de l’alcool »6

L’interdiction de l’alcool sur l’ensemble du territoire esquisse une expansion considérable de la présence de l’État fédéral dans la vie privée des citoyens américains. Mais ce dernier ne semble pas avoir, pour l’heure, comme nous l’évoquions, les moyens de ses ambitions interventionnistes. L’invitation publique faite par le gouvernement fédéral aux associations citoyennes à contribuer à la mise en œuvre de la Prohibition, peut être lue comme une tentative de pallier cette faiblesse. Le Commissaire des Revenus Intérieurs du Département du Trésor s’exprime en ce sens dès le mois de juin 1919 :

Le Bureau (de la Prohibition) attend naturellement une coopération inconditionnelle de la part des groupes de morale qui semblent tant intéressés par l’application adéquate de cette loi. Ces groupes incluent différentes Églises, organisations citoyennes, associations éducatives, sociétés caritatives et philanthropiques et autres corps sociaux (N.C.L.O.E. 1931).

À travers ces mots, le Commissaire n’appelle pas les citoyens à interpeller les coupables de violations du Volstead Act par leurs propres moyens – il n’est jamais question de cela – mais à soutenir le gouvernement fédéral en contribuant à la légitimation de cet interventionnisme d’État. Or, l’objectif de régulation de la morale de chaque citoyen que fixe l’administration Wilson est similaire à celui que des associations telles que la W.C.T.U. et l’A.S.L. poursuivaient bien avant l’adoption d’une loi de prohibition nationale. Cette similarité est à souligner car cette convergence d’intérêts, circonstancielle, constitue l’une des conditions essentielles de l’émergence d’un partenariat entre l’État fédéral et des associations privées. Les associations de femmes tempérantes sont dès lors particulièrement ciblées, comme l’exprime le Commissaire national à la Prohibition (W.N.C.L.E. 1924) :

Les femmes d’Amérique peuvent coopérer avec le Gouvernement Fédéral dans une grande campagne – non pas en détruisant des alambics et en arrêtant les hors la loi – mais dans une grande campagne pour prêcher et vivre le respect de la loi.7

Cet extrait d’un discours prononcé à la Convention Nationale des Femmes Pour l’Application de la Loi de 1924 rappelle la double facette du dispositif de mise en œuvre de la Prohibition : prévention et répression. Si la seconde est assurée par les forces de police fédérales, fédérées et locales, les associations de femmes présentes à cette convention sont sollicitées pour la première nommée : leurs ressources en matière de capacité d’action collective et leur connaissance des enjeux locaux spécifiques à leurs États respectifs sont identifiées comme des atouts précieux par l’administration de la Prohibition. En sus, comme le souligne Philip Selznick, la sollicitation des acteurs locaux par l’administration fédérale permet de stimuler le sentiment de “responsabilité” des membres des associations identifiées comme essentielles à l’action publique locale (1949 : 38). En en appelant à leur sens du devoir, l’État fédéral entend s’assurer de la préservation, voire de l’accroissement des ressources d’action collective dont disposent ces acteurs locaux, et dont l’action fédérale ne saurait se passer.

Il convient cependant de ne pas présenter ces associations de femmes comme simplement et passivement instrumentalisées par le gouvernement fédéral. Si elles répondent positivement aux différents appels émis par l’administration Wilson, c’est parce qu’elles y trouvent également leur intérêt. La sollicitation gouvernementale ouvre, pour elles, une fenêtre d’opportunité sans précédent au niveau fédéral. La branche locale de la W.C.T.U., qui s’engage sans délai aux côtés de l’État fédéral, ne s’y trompe pas : l’alliance avec ce dernier lui procure également des ressources symboliques et informationnelles précieuses dans sa lutte pour la tempérance.

Comment ce rapprochement et cette partenarialisation de l’action publique prohibitionniste s’opèrent-ils ? Le soutien fédéral se matérialise de manières diverses. Il passe parfois par la presse locale, comme en témoigne l’encouragement public, par le Commissaire National de la Prohibition Roy A. Haynes, de l’action des femmes dans le Rhode Island (Providence Journal 1er juin 1923). Il se manifeste également lors d’événements privés, comme la Convention Nationale des Femmes pour l’Application de la Loi (Woman’s National Convention for Law Enforcement) de 1926, durant laquelle le procureur Général des États-Unis prononce un discours mentionné plus haut, ou bien même directement à travers des courriers de remerciements directement adressés à Mrs Roberts, la présidente de la W.C.T.U. du Rhode Island, de la part du secrétaire du Trésor Andrew Mellon, ou du secrétaire à la Marine Curtis D. Wilbur(W.C.T.U. of R.I. 1924-1933). Par ces biais, le gouvernement fédéral vise à instituer les organisations de femmes en faveur de la tempérance comme les actrices légitimes pour agir au nom de l’État fédéral au niveau local. Outre le soutien publiquement apporté, au niveau national, l’État fédéral va même jusqu’à intégrer les actrices des organisations citoyennes – pour le Rhode Island, Mrs Pack, directrice du Woman’s Rhode Island Committee for Law Enforcement (W.R.I.C.L.E.) et Mrs Flint, membre de cette même organisation – au processus de consultation externe mis en place pour réformer le fonctionnement du Bureau de la Prohibition par le Comité Judiciaire du Sénat en 1926 (Prohibition Reorganization Act 1927 ; N.C.L.O.E. 1931).

Le gouvernement fédéral entretient donc un contact constant avec plusieurs organisations citoyennes engagées dans la promotion de la Prohibition dans le Rhode Island. Cette communication privilégiée confère auxdites organisations un statut de « partenaire de l’action publique », au sens que donne à cette expression la sociologue Hélène Michel. Pour l’auteure, cette relation de partenariat implique une dimension de contrôle, de la part de la puissance publique, qui s’exprime dans l’octroi – ou non – du statut symbolique de partenaire. L’autorité publique « sollicit[e] certains groupes, en évinc[e] d’autres, s’attach[e] leur concours en les tenant à distance », et par ce biais, les incite à agir dans le sens de sa propre stratégie d’action (2010 : 190). La notion de partenaire d’action publique sous-entend donc, dans le cas de la politique prohibitionniste, l’identification de gagnants et de perdants dans une compétition qui voit s’affronter des associations luttant pour être ou rester intégrées au dispositif d’action publique de l’État fédéral. Pour exister – se faire entendre, agir et subsister – sur la scène de la tempérance, le statut de partenaire de l’État fédéral devient indispensable. L’interventionnisme fédéral, qui entend réguler la vie de chaque citoyen, influe in fine également sur le secteur associatif privé, dont les actrices perçoivent rapidement la nécessité d’adapter leurs structures à la compétition qui s’est fait jour, d’une part, et à l’ampleur des besoins créées par la Prohibition, d’autre part. Tant les associations gagnantes – les partenaires de l’État fédéral – que celles qui n’ont pas su s’intégrer immédiatement au dispositif d’action publique esquissent et discutent donc, au début des années 1920, de la possibilité d’une coalition massive dédiée à la Prohibition.

2.3. La coalition opportune des femmes tempérantes du Rhode Island : une restructuration du mouvement au service de la Prohibition

Si l’on se réfère aux travaux de Philip Selznick, l’administration dite « grassroots », d’une politique publique autorise la cooptation d’éléments « pertinents » et « importants »8. Ces critères font référence à la capacité réelle des partenaires potentiels à contribuer à l’action publique, condition sine qua non de leur intégration à l’action publique (1949 : 13). Le dispositif partenarial que nous analysons est certes antérieur à celui étudié par Selznick, mais l’exigence que constitue la capacité, pour des acteurs privés aspirant au partenariat (qu’il s’agisse de le tisser ou de le maintenir), à mettre à disposition de l’administration des ressources valorisables et conséquentes pour la mise en œuvre d’une politique, existe également à l’époque de la Prohibition. Or, si un partenariat entre État fédéral et certaines associations de femmes tempérantes est noué dès le tout début de la Prohibition, dans le Rhode Island, son maintien nécessite qu’il soit nourri, constamment réactivé par les associations concernées. C’est dans cet esprit que les associations de femmes rhode-islandaises unies par leur soutien à la Prohibition envisagent, à partir de 1922, de se coaliser. L’ambition d’une telle restructuration du mouvement est de renforcer, par la mutualisation des ressources, la capacité d’action de chacune des associations, et in fine l’intérêt que trouve l’État fédéral dans le partenariat noué avec elles.

Dans le cas du Rhode Island, ce projet est facilité par l’attitude et les stratégies d’action adoptées par les associations présentes sur le territoire depuis l’adoption du 18ème amendement. Malgré les concurrences passées entre organisations – l’enjeu étant d’occuper le plus possible, au détriment des autres, la scène tempérante de l’État fédéral – celles-ci privilégient en effet, à partir de 1919, l’union à la compétition, craignant les dommages que pourraient provoquer une désunion sur la capacité d’action des femmes en faveur de la Prohibition. Leurs discussions se concrétisent en 1924, lorsque de nombreuses organisations citoyennes féminines en faveur de la Prohibition s’unissent afin de créer le Comité des Femmes du Rhode Island pour l’Application de la Loi ou « Woman’s Rhode Island Committee for Law Enforcement » (W.R.I.C.L.E.) en tant que branche régionale du Comité National des Femmes pour l’Application de la Loi ou « Woman’s Committee for Law Enforcement » (W.N.C.L.E.) créé deux ans plus tôt. Cette coalition, que présente Mrs Eldrige du Conseil des Femmes du Rhode Island à la presse locale, est initialement composée de treize associations, mais comprend à partir de 1926 une quarantaine d’organisations telles que la « League of Republican Women », la « League of Women Voters » et la W.C.T.U. du Rhode Island (Evening Bulletin mars 1924). Cette coalition suit la tendance, mise en évidence par Lilian Mathieu dans son étude des coalitions associatives, qu’ont les associations à mettre en commun leurs savoir-faire et leurs réseaux de membres et adhérents sans fusionner à proprement parler, pour garder une certaine autonomie d’action et de discours (2009 : 79).

La W.C.T.U. du Rhode Island, l’association la plus importante de la coalition, branche du réseau national qu’est la W.C.T.U. à l’échelle de l’État fédéré, dispose par exemple d’unions locales dans chaque ville et quartier qui permettent à ses membres d’organiser des rassemblements et de diffuser les principes dry sur tout le territoire du Rhode Island (W.C.T.U. of R.I. 1924-1933). En rejoignant le W.R.I.C.L.E., l’association W.C.T.U. et de nombreuses autres organisations s’engagent à mettre leurs ressources à disposition d’une entreprise commune, celle de promouvoir l’esprit et le respect de la Prohibition dans le Rhode Island. Malgré la présence de plusieurs organisations partisanes et religieuses dans de ses rangs telles que la Fédération des Associations d’Églises du Rhode Island, l’Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérance, l’Union Chrétienne de Jeunes Femmes ou la Ligue des Femmes du Parti Républicain (W.R.I.C.L.E. Scrapbook mars 1924), la W.R.I.C.L.E. se présente, pour mieux rassembler et éviter d’exclure de potentiels soutiens, comme « non-sectaire et non-partisane »9 (Evening Bulletin octobre 1924). Cette posture publique, ici relayée dans le Providence Journal, masque une forte appartenance républicaine, comme l’indique un courrier écrit par Mrs Peabody, la présidente de l’organisation nationale W.N.C.L.E., au président Calvin Coolidge qui affirme qu’« une grande majorité de [leurs] membres soutiennent le parti républicain »10 (W.R.I.C.L.E. 1924-1933). Cependant, comme le souligne James Morone, c’est avant tout parce qu’elles subissaient au quotidien les conséquences de l’alcoolisme masculin que ces femmes se sont associées et coalisées en masse pour former un mouvement de tempérance politiquement engagé (2003 : 242). L’abandon de revendications partisanes ou religieuses au sein de la coalition apparaît alors comme un coût auquel les associations consentent afin de permettre l’émergence d’une voix commune, mais également afin de gagner le soutien d’une population divisée par les mêmes clivages. La coalition constituée semble d’ailleurs être une réussite. Malgré des relations inter-organisationnelles parfois conflictuelles le W.R.I.C.L.E. rassemble en effet le soutien de cinquante mille femmes en 1926 qui se mobilisent pour manifester, diffuser des pétitions à destination du gouvernement fédéré, organiser et assister à des conventions, lever des fonds et enseigner la tempérance dans les écoles du Rhode Island (Gilkeson 1986).

Dans le partenariat noué avec l’État fédéral, la coalition des forces tempérantes semble également produire certains des effets escomptés. Le gouvernement fédéral apprécie ainsi le travail accru que fournit la coalition nouvellement créée. Mais en sus, il voit dans cette coalition une opportunité à saisir : mettant en avant le poids électoral potentiel dont disposent les femmes réunies sous la bannière de la tempérance, il tente de débloquer la situation de non-coopération du gouvernement fédéré du Rhode Island en le menaçant de sanctions dans les urnes en cas d’inaction. Les propos du procureur général des États-Unis John G. Sargent, prononcés à la Convention Nationale des Femmes pour l’Application de la Loi (Woman’s National Convention for Law Enforcement ou W.N.C.L.E.) de 1926, en témoignent :

À vous, les femmes de ce pays, je dis, vous pouvez par votre influence et vos voix assurer l’élection et la nomination d’honnêtes et fidèles représentants administratifs, ainsi que le renvoi et le départ à la retraite de ceux qui se sont montrés malhonnêtes, infidèles et inefficaces.11

Le procureur met en exergue la capacité des femmes à peser électoralement en faveur du renouvellement du personnel politique fédéré, à qui il reproche d’obérer la mise en œuvre uniforme de la Prohibition. Ce faisant, il prête aux associations de femmes une représentativité extrêmement large, et présente la défense de la Prohibition comme une cause soutenue par toutes « les femmes de ce pays », niant de cette façon la croissance d’une voix féminine d’opposition à la Prohibition organisée sous la bannière de l’Organisation des Femmes en Faveur d’une Réforme de la Prohibition Nationale (Women’s Organization for National Prohibition Reform ou W.O.N.P.R.). L’État fédéral s’emploie ainsi à faire de la Prohibition un enjeu politique central dans le rapport de forces entre l’État fédéral et les États fédérés. Dans cet affrontement politique, la coalition des associations de femmes tempérantes constitue un réel atout. Une fois réunies sous la même bannière, ces organisations militantes sont plus visibles, portent un discours unique et disposent de savoir-faire, de ressources humaines et financières accrus qu’elles mettent au service de l’État fédéral et de la Prohibition. La coalition opérée leur permet de consolider leur statut de partenaire direct de l’État fédéral, ce dont elles retirent des ressources symboliques manifestes. Ces effets de légitimation croisée, structurants dans le cadre de ce partenariat, sont également visibles dans le modèle grassroots de Selznick (1949) et son analyse du processus de cooptation des acteurs locaux dans une administration fédérale.

L’opérationnalisation de la relation partenariale mérite toutefois d’être interrogée. Au-delà du soutien verbal que le gouvernement fédéral leur a publiquement apporté, comment ces associations sont-elles accompagnées dans leur effort concret en faveur de la mise en œuvre de la Prohibition ? Quels répertoires d’action collective et quelles ressources mobilisent-elles dans leur travail militant ?

3. Incarner l’État en son absence : la coalition des femmes dans le Rhode Island, partenaire esseulée de la politique prohibitionniste

Désormais unies au sein d’une organisation fédératrice, les associations des femmes pour la tempérance sont en capacité de mutualiser leurs ressources. A partir de 1924, des actions de grande envergure sont organisées par le W.R.I.C.L.E. et font les gros titres de la presse locale de l’époque. Parmi les plus marquantes figure la Marche d’Allégeance à la Constitution organisée le 25 octobre 1924, qui rassemble plus de 3000 femmes et quarante organisations dans les rues de Providence, la capitale du Rhode Island (Providence Journal octobre 1924). Dans un autre registre, le W.R.I.C.L.E. parvient en mars 1925 à faire adopter une loi devant le Congrès du Rhode Island pour la création d’une Police d’État destinée à densifier les rangs des agents de la Prohibition (Evening Bulletin mars 1925). Ces actions, majeures pour la visibilité du mouvement, sont toutefois extrêmement coûteuses en temps, en ressources financières (la communication organisée autour de l’événement nécessite un investissement financier conséquent, ce qui signifie en amont l’organisation de collectes de fonds), et en ressources humaines, et ne peuvent être multipliées. Elles ne représentent d’ailleurs – et par voie de conséquence – qu’une petite partie du travail militant quotidien mené par les femmes tempérantes dans l’objectif de faire basculer l’opinion publique dans le Rhode Island. Entre manifestations d’envergure et travail militant de basse ampleur, le répertoire d’action collective (Tilly 1984) dans lequel puise la coalition est en effet relativement diversifié. Le W.R.I.C.L.E privilégie cependant, en son sein, quelques modes d’actions que les archives du W.N.C.L.E permettent d’identifier. Dans le rapport concluant sa convention annuelle de 1924, à laquelle une délégation du Rhode Island menée par Mrs Louise Peck est présente, la coalition nationale recommande ainsi d’œuvrer à la création de pétitions législatives, à l’organisation de meetings publics, de conférences et de conventions spécialisées, à la publication de témoignages d’opinion dans la presse, à l’affichage de posters, à l’organisation d’expositions, à la production de films militants mais également au développement de la sensibilisation dans les écoles (W.N.C.L.E. 1924). Les actions à la résonnance médiatique forte ne sont en revanche pas particulièrement encouragées. L’organisation nationale semble donc résolument privilégier les « modes d’actions indirects » visant à peser sur l’opinion publique – plutôt que les « modes d’action directe » tournés vers le lobbying auprès des élus –, si l’on se réfère à la typologie proposée par Patrick Hassenteufel (2011 : 194), et de basse ampleur. Comment ces recommandations sont-elles saisies et traduites en actes au niveau local ?

L’analyse des actions menées par le W.C.T.U. dans le Rhode Island fournit des clés de compréhension de cette déclinaison locale, et en particulier de la répartition des missions entre les différentes organisations membres, en fonction de leurs ressources et savoir-faire préexistants. Le W.C.T.U. existe dans le Rhode Island, comme nous l’avons évoqué, depuis 1875 et a mis à profit ses décennies d’existence pour développer un réseau d’acteurs et des compétences spécifiques qui s’intègrent parfaitement à la cause de W.R.I.C.L.E. à sa création en 1924. Poursuivant l’un des axes privilégiés de son action, initié – plus modestement – à la fin du XIXe siècle, la W.C.T.U. du Rhode Island consacre ainsi, dans les années 1920, une part importante de ses ressources humaines à renforcer sa présence dans le domaine de l’éducation. La sensibilisation des citoyens et des citoyennes en devenir aux principes de la tempérance apparaît en effet comme un investissement primordial en vue de pérenniser le soutien à la Prohibition. En inculquant aux jeunes gens les principes de la tempérance dans les écoles publiques et privées, l’ambition est de façonner une nouvelle génération pour laquelle l’alcool serait un mal à proscrire. Les « Écoles du Dimanche », en sus, consistent entre autres à enseigner aux enfants en même temps que les préceptes bibliques les principes de la tempérance (Olney 1926), tandis que les serments d’abstinence que les militantes présentes tentent de faire signer aux élèves visent à les lier par un contrat moral (W.C.T.U. of R.I. octobre 1925). La W.C.T.U du Rhode Island prend dès lors en charge l’essentiel du volet éducatif de la W.R.I.C.L.E, également préconisé par la W.N.C.L.E. Comme l’a montré Olivier Fillieule, cette spécialisation des femmes dans le secteur de l’éducation s’explique par une prolongation des stéréotypes de genre (2009 : 34-35). C’est parce qu’elles se conforment à l’assignation sociale traditionnelle des femmes enseignantes que leur présence dans les écoles semble facilitée, voire tolérée. De la même manière, la Ligue des Votantes du Rhode Island se voit chargée de mener un travail de transformation d’un soutien féminin local jugé trop lâche pour bénéficier à la cause prohibitionniste en soutien électoral. Le mode d’action choisi est de mettre à profit les relations d’interconnaissance nouées de longue date avec les partis politiques prohibitionnistes locaux pour démarcher les femmes n’ayant pas encore l’habitude de voter, mais susceptibles d’être sensibles à la cause tempérante (W.N.C.L.E. 1924). Le W.R.I.C.L.E. organise ainsi un véritable système de contribution à la mise en œuvre de la Prohibition dans le Rhode Island, fondé sur les compétences et les ressources agrégées de ses membres et dirigé vers l’objectif d’une bascule de l’opinion publique en faveur du 18ème Amendement.

Les organisations de femmes tempérantes mettent ainsi à la disposition du gouvernement un réseau local et des supports organisationnels, mais également des ressources humaines et financières dont le Bureau de la Prohibition ne dispose pas. Elles remplissent donc pleinement leur part du partenariat conclu avec l’État. En retour, le W.R.I.C.L.E. et les femmes qui composent cette coalition tirent de cette relation privilégiée une légitimité nouvelle dans leur lutte contre l’alcool. Mais au-delà des ressources symboliques déjà mentionnées, le soutien apporté par l’État fédéral à l’action de ces femmes est-il à la hauteur de l’ambition prohibitionniste et des attentes des mouvements tempérants ?

La promesse tacite faite par l’État fédéral aux militants et militantes pour la tempérance de rendre effective la prohibition des boissons alcoolisées, au fondement de la relation partenariale qui les lie, n’est, dans les faits, guère honorée. Les moyens fédéraux consacrés à l’action prohibitionniste stagnent et le gouvernement fédéral ne donne pas, malgré les critiques formulées de manière de plus en plus récurrente par les associations militant en faveur de la tempérance, de signe d’une volonté politique forte de les mettre en adéquation avec l’ambition prohibitionniste (Lerner 2007 : 65).

Or, le partenariat qui s’est fait jour entre l’État fédéral et les militantes pour la tempérance n’a jamais été qu’informel, aucune convention n’a été signée entre les parties. Cette caractéristique, qui a permis à cette alliance de se conclure de manière extrêmement rapide, constitue également un point de faiblesse majeur. La nature circonstancielle et intrinsèquement fragile du partenariat devient progressivement évidente, à mesure que les associations de tempérance s’inquiètent et s’agacent d’un investissement fédéral qu’elles jugent trop faible et trop peu fiable. Dans le Rhode Island, les représentantes de ces organisations se montrent ainsi très critiques de l’action de l’État fédéral dans le Rhode Island, et ce dès 1924, comme permettent de l’observer les déclarations de la présidente de W.R.I.C.L.E., Mrs Louise Peck, à la convention nationale annuelle de la coalition des femmes (W.N.C.L.E. 1924) :

Comme nous le redoutions, nous n’avons pas été aidées par les autorités fédérales. De nombreux administrateurs de la Prohibition ont été recrutés par nominations politiques. Tous les agents de la Prohibition devraient être soumis à la loi de réforme de la fonction publique, et tout alcool saisi devraient immédiatement détruit et non conservé dans des entrepôts où il est susceptible de devenir l’objet de pots-de-vin.12

Dans cet extrait, Mrs Peck identifie en effet la corruption des agents de terrain de la Prohibition comme le frein principal au bon respect de la loi dans le Rhode Island. La fiabilité de l’action fédérale est directement mise en cause. Ce constat nous permet de comprendre que, dans l’Etat du Rhode Island, l’effectivité de l’action prohibitionniste repose davantage sur les efforts consentis unilatéralement par les femmes militantes que sur un réel partenariat où l’État fédéral prendrait sa part du travail à mener. En cela, cette relation, qui se voulait partenariale, paraît très éloignée des processus observés par Philip Selznick dans son étude de la T.V.A. des années 1930. En effet, si différents partenaires politiques, associatifs et syndicaux locaux sont fortement impliqués dans la mise en œuvre de la politique étudiée, le nouveau modèle d’action publique mis en avant par Selznick implique une présence et une action fortes de l’administration, dont l’une des stratégies consiste à coopter certains des acteurs locaux mentionnés. Le processus de cooptation est ainsi entendu comme l’intégration « de nouveaux éléments au sein de la direction ou de la structure en charge de la ligne directrice d'une organisation afin de prévenir toute menace sur la stabilité ou l'existence de l'organisation en question »13 (Selznick 1949 : 13). Cette définition met en exergue la dimension de contrôle de l’influence des groupes d’intérêts qu’exerce l’État fédéral sur ses partenaires d’action publique issus de la sphère privée. Dans le cas de la Prohibition, la coopération entre les associations et l’État fédéral n’aboutit pas à une cooptation formelle, dans la mesure où les femmes membres de ces associations ne sont pas intégrées à l’administration déconcentrée à proprement parler, mais également en raison du désinvestissement de l’autorité publique. La relation qui se noue entre l’administration de la Prohibition et les associations de femmes militant pour la tempérance évoque davantage une forme de partenariat lâche, rendu possible par l’ambiguïté des obligations incombant à chacune des parties. Cette stratégie d’action de l’État fédéral paraît motivée par les mêmes raisons que dans le cadre de l’étude de Selznick : la volonté de s’approprier les ressources et la légitimité locale des associations, et de contrôler la capacité d’influence de l’opinion publique qui en découle. Mais la dimension de contrôle et l’investissement de l’État fédéral dans la mise en œuvre de l’action publique sont tous deux plus que limités. Quand l’État fédéral en appelle au soutien des femmes pour défendre le 18ème Amendement, il cherche bien à consolider une légitimité à agir sur un terrain local pas acquise au début de la décennie 1920, à renforcer sa capacité d’action publique, tout en maintenant une forme de contrôle, ou de capacité d’infléchissement de la stratégie des groupes d’intérêts. Mais la volonté interventionniste qu’il manifeste par ce biais est de facto limitée, freinée par la faiblesse des moyens financiers et humains qu’il consent à consacrer à son action prohibitionniste.

Face à cette situation, les femmes militantes sont réalistes quant à la portée réelle de leurs actions en l’absence d’une plus grande implication de l’État fédéral. Elles l’expriment à diverses, comme par exemple Mrs Cheesman dans l’Evening Bulletin (1924) :

Ce ne sont pas les manifestations qui nous donneront une meilleure application de la loi, à moins qu’elles soient soutenues par un peu de bon sens. Une amende de $150 ne convaincra pas un homme de respecter la loi de Prohibition quand il peut facilement gagner $50,000 en l’enfreignant. Le dispositif actuel d’application de la loi ne la fait pas respecter. 14

L’action des femmes militantes ne s’interrompt pas pour autant, mais elle est poursuivie, à partir du milieu des années 1920, pour pallier l’inaction du gouvernement fédéral et du Bureau de la Prohibition davantage qu’en coopération avec les services déconcentrés de l’État fédéral. Dans le Rhode Island, la tâche est particulièrement ardue : cet État reste jusqu’à son l’abrogation de la Prohibition, en 1933, l’un des bastions « wet » les plus hostiles. La coalition nationale des associations de femmes, le W.N.C.L.E., choisit ainsi d’organiser en 1927 sa convention annuelle, habituellement tenue à Washington, dans l’État du Rhode Island, non pas par satisfaction des progrès du mouvement prohibitionniste dans l’État, mais pour réaffirmer publiquement son ambition de promouvoir la tempérance sur l’ensemble du territoire, y compris dans les États abritant le plus d’opposants au 18ème amendement (W.R.I.C.L.E. mars 1927).

Conclusion

Dans le cadre de la Prohibition, interventionnisme fédéral et engagement citoyen se sont conjugués et ont permis l’émergence, dans l’État du Rhode Island, d’un dispositif de mise en œuvre de l’action publique inédit aux États-Unis. Les femmes tempérantes, qui avaient jusqu’alors milité pour faire changer la loi, se sont, à partir de 1919, impliquées pour la faire respecter. Les associations de femmes prohibitionnistes ont pu devenir des actrices à part entière, voire des co-productrices de la politique fédérale, en raison de la conjugaison de deux éléments essentiels. D’une part, les savoir-faire militants et l’insertion forte de ces associations de femmes dans les réseaux de sociabilité locaux. D’autre part, la fenêtre d’opportunité ouverte par une situation politique ambiguë, caractérisée par l’ambition forte de l’État fédéral (interdire et faire admettre le caractère immoral de la consommation d’alcool) autant que par une faiblesse patente (celle des moyens alloués pour atteindre l’objectif fixé et de la volonté des États fédérés de contribuer), dont l’incompatibilité a rendu indispensable l’enrôlement d’acteurs privés précisément dotés en ressources utiles à la mise en œuvre. Pour se saisir de cette opportunité, les associations de femmes se sont coalisées, dans le Rhode Island, au sein de la W.R.I.C.L.E sur un fondement double : leur engagement en faveur de la Prohibition et la mise en sourdine de leurs différentes convictions religieuses et partisanes pour le bien de la cause. Si la coalition obtient bien un soutien public de l’État fédéral, qui en fait le partenaire privilégié de sa politique prohibitionniste et lui procure des ressources symboliques conséquentes, en retour, ces femmes œuvrent à la légitimation et à la concrétisation de l’action de l’État fédéral, donnant ainsi naissance à un dispositif de politique publique sans précédent. Ce partenariat informel, dont les termes paraissaient a priori satisfaire toutes les parties, trouve cependant rapidement ses limites : dès le milieu des années 1920, le manque d’investissement de l’État fédéral suscite de vives critiques de la part des militantes pour la tempérance. Le décalage, de plus en plus visible, entre l’ambition contenue dans ses promesses prohibitionnistes et la modestie des moyens alloués à leur réalisation, provoque la frustration et la colère de militantes dévouées à la Prohibition. La brièveté de cette relation partenariale ne doit cependant pas faire oublier son caractère précurseur : les travaux de P. Selznick laissent entrevoir une forme bien plus sophistiquée de coopération entre administration déconcentrée et acteurs locaux, un nouveau modèle dont les fondements sont posés au lendemain même de la Prohibition.

Bibliographie

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Notes

1 La tempérance est un terme indigène mobilisé et diffusé par des associations, majoritairement protestantes, apparues au milieu du XIXe siècle aux Etats-Unis, militant pour l’abstinence en matière de consommation d’alcool. Ce terme fait ainsi référence au respect d’un principe de sobriété dans la consommation de boissons alcoolisées. Retour au texte

2 En 1908, douze États fédérés disposent encore de leur propre loi de Prohibition. Retour au texte

3 Le terme « dry » (« sec » en français), utilisé de manière récurrente dans cet article, fait référence aux défenseurs de la Prohibition. Fréquemment utilisé par les contemporains des diverses prohibitions de l’alcool aux États-Unis, on lui oppose souvent le terme « wet » (« mouillé »), qui désigne les opposants à la Prohibition. Retour au texte

4 La taxe sur l’alcool représente 30 à 40% des revenus fédéraux jusqu’en 1919. Retour au texte

5 Dans le texte original “We do not want ten thousand Federal officers, with all the expense of salaries, going over the country enforcing these laws, when the States have their own officers to do so”. Retour au texte

6 Dans le texte original “The evils of alcohol”, W.C.T.U. de R.I., Minutes of Meeting, 1924 to 1933, Rhode Island Historical Society, MSS811, SG1, S3, B2, Vol. 11, Réunion de novembre 1924 Retour au texte

7 Dans le texte original “The womanhood of America can cooperate with the Federal Government in a great campaign – not in destroying stills and arresting violators – but in a great campaign of preaching and living law observance”. Retour au texte

8 Dans le texte original “relevant” et “important”. Retour au texte

9 Dans le texte original “non-sectarian and non-partisan”. Retour au texte

10 Dans le texte original “A great majority of the conference are Republicans”, Courrier du 21 juillet 1927. Retour au texte

11 Dans le texte original “To you, the women of this country, I say, you can by your influence and your votes secure the election and appointment of honest, faithful administrative officers, and the discharge and retirement of those who prove to be dishonest, unfaithful, inefficient” Retour au texte

12 Dans le texte original “We have not been aided, as was expected by the Federal authorities. Many Prohibition officials have been political appointees. All Prohibition officers should be placed under the Civil Service Act, and all liquor confiscated should at once be destroyed and not placed in warehouses to cause bribery”. Retour au texte

13 Dans le texte original “the process of absorbing new elements into the leadership or policy-determining structure of an organization as a means of averting threats to its stability or existence”. Retour au texte

14 Dans le texte original “Parades won’t give us better enforcement,” she said, “unless they are back up by hard-headed common sense. A fine of $150 won’t induce a man to keep the prohibition law when he easily makes $50,000 by breaking it. That law enforcement does not enforce”. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Maxime André, « « Time to stop praying » : socio-histoire d’une mise en œuvre féminine de la Prohibition aux États-Unis », Textes et contextes [En ligne], 15-2 | 2020, publié le 15 décembre 2020 et consulté le 19 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2885

Auteur

Maxime André

Doctorant en science politique, Laboratoire Triangle (UMP 5206), Sciences Po Lyon, 15 parvis René Descartes, 69342, Lyon Cedex 07

Droits d'auteur

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