Adam Dalgliesh et Kate Miskin : une famille fantôme ?

Abstracts

Le roman policier est rarement le lieu où le détective s’épanouit dans une vie de famille paisible et heureuse, même si des exceptions notables, tels Maigret ou Wexford, existent. L’œuvre de P. D. James est, à cet endroit, particulièrement exemplaire puisque la vie de famille des héros principaux reflète un thème constant, un fil d’Ariane dans l’œuvre de cette autrice : l’essentielle et existentielle solitude de l’être humain face à la vie et face à la mort. La famille comme le couple sont donc paradoxalement le lieu de l’isolement à deux ou plus ; autrui est un rappel constant de la vanité du divertissement quasi pascalien des relations humaines. La solitude, choisie ou subie, est un motif récurrent, perpétuellement en toile de fond de chacun de ses romans.
Par conséquent, les personnages de P.D. James tendent à avoir des vies familiales heurtées et problématiques. Ses détectives récurrents, dont le lecteur peut découvrir peu à peu les blessures, sont des épitomés de l’infinie et tragique solitude de l’être. Adam Dalgliesh et Kate Miskin ne font par conséquent pas exception à la règle : ils sont sans famille et se laissent difficilement approcher.

With very few, but notable exceptions such as Maigret or Wexford, detective fiction is rarely a place where the detectives enjoy peaceful and happy family lives. With her main detectives, P.D. James epitomized a recurring theme in her fiction: the essential and existential solitude of human beings in life and death. Families and couples are paradoxically the place where two or more face isolation side by side and human relationships are naught but a tragic illustration of the vanity of what Blaise Pascal described as a frivolous entertainment. One of P.D. James’s favorite themes was indeed solitude, whether it be chosen or not.
In P.D. James’s novels, characters tend to have complicated family lives. This theme appears in every single one of her novels. Her main recurring detectives, Adam Dalgliesh and Kate Miskin, are no exceptions, they are in fact epitomes of this solitude and the readers get to understand why by probing more into their wounds with each novel. They do not have any relatives and neither do they easily let people get close to them.

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Le roman policier est rarement le lieu où le détective s’épanouit dans une vie de famille paisible et heureuse, même s’il existe des exceptions notables comme Maigret chez Georges Simenon ou, dans une certaine mesure, Wexford pour Ruth Rendell. Le métier de policier en particulier, à cause de ses horaires, rend le détective peu disponible à un entourage amical ou familial. Ceci est un topos du roman policier, probablement car la fiction s’inspire d’une triste réalité de terrain.

Dans l’œuvre de P.D. James, les personnages ne font pas exception et tendent à avoir des vies familiales heurtées et problématiques. La solitude, choisie ou subie, est un motif récurrent, perpétuellement en toile de fond de chacun de ses romans. Pour une auteure férue de musique contrapuntique, l’isolement réel ou au milieu des autres, tel un motif de fugue, résonne d’un roman à l’autre, parfois très bruyamment, avec une dimension autotélique certaine, une forme d’identité littéraire de P.D. James. La cellule familiale était sûrement aussi un sujet sensible pour P.D. James elle-même. En effet, elle avait épousé, en 1941, un médecin militaire et son mari, souffrant de troubles mentaux sûrement consécutifs à un syndrome post traumatique subi pendant la guerre, avait fini ses jours en 1964 dans une institution psychiatrique. Elle avait donc dû confier leurs deux filles, Jane et Clare, à ses parents pour pouvoir travailler et subvenir aux besoins d’une famille dispersée.

Les personnages, dans l’œuvre de P.D. James, sont soit souvent seuls, soit dans des relations personnelles et /ou professionnelles insatisfaisantes, voire toxiques et les détectives ne font pas vraiment exception à cette règle, leur énergie étant sublimée dans leur vie professionnelle (qui, il faut le reconnaître, leur laisse peu de temps pour des occupations personnelles de toute façon.)

Adam Dalgliesh et Kate Miskin, le détective récurrent de l’œuvre de P.D. James et sa subordonnée principale dans les derniers romans du cycle, ont également en commun, outre une éthique professionnelle sans concession, d’être à la fois sans famille et des artistes, lui un poète reconnu, elle une peintre amateure, talents qui leur permettent sûrement de s’épanouir dans le calme et la solitude plutôt que dans les relations humaines. La vie de famille des héros principaux reflète un thème constant, un fil d’Ariane dans l’œuvre de cette autrice : l’essentielle et existentielle solitude de l’être humain face à la vie et face à la mort. La famille comme le couple sont donc paradoxalement le lieu de l’isolement à deux ou plus ; autrui est un rappel constant à la vanité du divertissement quasi pascalien des relations humaines.

Adopté par commodité littéraire par son auteur, le célibat de Dalgliesh est lié à un événement tragique : la mort de sa femme (et de leur enfant) en couches. Dans Talking About Detective Fiction (2009), P.D. James expliquait avoir choisi un personnage lisse, sans aspérités ni excentricités, afin de faciliter, pour le lecteur, une certaine identification et avoir « tué sa famille sans remords pour ne pas avoir besoin de s’impliquer dans sa vie émotionnelle. » (James 2009 : 152). Elle devait ultérieurement tuer aussi le peu de famille qu’il restait à Kate Miskin, sûrement pour des raisons similaires.

Toutefois, à partir de Meurtres en soutane / Death in Holy Orders (2001), P.D. James finit par octroyer à Adam Dalgliesh un espoir de vie privée, de relations autres que professionnelles – donc, ici, de couple – avec l’introduction du personnage d’Emma, sa future femme. En parallèle, Kate Miskin amorce aussi une relation avec son ancien collègue Piers Tarrant.

Dans le cas de ces deux personnages, l’absence de famille est-elle un choix assumé et bien vécu comme ils semblent vouloir le faire croire dans la façade qu’ils présentent au monde ou existe-t-il une face plus sombre derrière cette persona au sens jungien du terme, un manque, un creux ?

1. La solitude, prix de la liberté ?

Lors de la première apparition de Dalgliesh, dans À visage couvert/ Cover Her Face (1962), celui-ci est veuf depuis plus de dix ans. Sa femme est morte en couches et leur fils n’a pas survécu. Le cycle se clôt quarante-six ans et quatorze romans plus tard, avec Une mort esthétique/ The Private Patient, sur le mariage de Dalgliesh et d’Emma Lavenham, enseignante à l’université de Cambridge, que l’inspecteur, entre-temps devenu « Commander », a rencontrée à Saint Anselme, une école de théologie anglicane où elle organisait parfois des séminaires de littérature (James, 2001.) La cérémonie annonce aussi la réconciliation sérieuse de Kate Miskin et de son ancien collègue et amant Piers Tarrant.

Au cours du cycle consacré à Adam Dalgliesh (que les lecteurs ont pu suivre de 1962 à 2008), peu de femmes réussissent à briser pour un temps les défenses dont le héros central s’entoure. Il a ainsi essentiellement une liaison avérée, compliquée par les circonstances de leur rencontre, par l’attachement de Dalgliesh à son travail et par son manque de disponibilité en temps et en implication. Ainsi, quand il rencontre Deborah Riscoe dans A visage couvert, cette dernière se trouve parmi les suspects du meurtre sur lequel il enquête. Leur relation commence d’autant plus mal qu’Adam Dalgliesh doit finalement arrêter la mère de la jeune femme. Il retrouve Deborah dans Une Folie meurtrière (2008) et en tombe alors amoureux. Toutefois, il est incapable de prendre une décision concernant leur avenir et, à la fin de Sans les mains/ Unnatural Causes, Deborah le quitte car elle ne supporte pas ses doutes incessants.

La seconde relation n’est pas forcément avérée en dehors des indiscrétions de l’entourage de Dalgliesh. Dans les premières pages d’Un certain goût pour la mort (1986), un couple d’amis de Dalgliesh semble penser qu’il pourrait épouser Cordelia Gray, une jeune détective privée, héroïne de deux romans en dehors du cycle consacré à Dalgliesh (La Proie pour l’ombre/ An Unsuitable Job for a Woman, 1972, et L’Ile des morts/ The Skull Beneath the Skin, 1982) et dont le chemin croise parfois brièvement celui d’Adam Dalgliesh. La possibilité pour Dalgliesh de se marier devait alors soulever suffisamment d’espoir chez des lecteurs quelque peu romantiques pour que P.D. James écrivît un article sur le sujet « Adam devrait-il épouser Cordelia ? » Elle concluait alors sur le peu de compatibilité entre ces deux personnalités :

Imaginons le conseil qu’un conseiller matrimonial pourrait donner à Cordelia. Voici un veuf, bien plus âgé que vous, qui n’a jamais pu ou voulu prendre d’engagements envers une femme depuis la mort de son épouse en couches. C’est une personne qui tient à sa vie privée, indépendante, détachée, un détective de profession, dévoué à son métier, qui n’a aucune habitude des exigences, domestiques ou émotionnelles, liées à une femme et une famille. […] Et à quel point votre engagement envers lui pourrait-il être réel tant qu’il y aurait l’ombre d’un secret entre vous, celui de votre première affaire, quand vos vies se sont brièvement rapprochées ? Et êtes-vous sûre de ne pas chercher un substitut à votre père défaillant ? 1

En effet, dès leur première rencontre, Cordelia Gray avait mis Adam Dalgliesh en échec dans une enquête en protégeant une très attachante meurtrière qui avait tué l’assassin de son fils et en nettoyant la scène de crime. Aux yeux de Dalgliesh, ce serait un acte impardonnable et l’un de ses subordonnés, David Aaron, fait les frais professionnels d’un choix similaire à la fin de Péché originel/ Original Sin lorsqu’il laisse le tueur qui venait de venger le massacre de sa famille échapper à la police et se suicider.

Finalement, c’est essentiellement l’incompatibilité entre Dalgliesh et une vie de couple ou de famille, loin de sa chère indépendance, de sa liberté, qui reste un fil d’Ariane pendant une longue partie de la vie littéraire de ce personnage. Le conseil de P.D. James à Cordelia Gray contient tout entier la problématique qui s’attache à Dalgliesh : il a fini par se glisser tellement dans sa persona de détective indépendant professionnellement et personnellement que cette image est pratiquement devenue un faux self tel qu’il a été défini par Winnicott en tant que construction du moi pour s’adapter à une situation anormale2 et auquel il sera malaisé pour Dalgliesh de renoncer. Sa solitude est alors la garantie de sa liberté et de son indépendance matérielle, intellectuelle et professionnelle.

C’est face à une telle impasse que surgit une relation de travail sans ambiguïté sexuelle, mais très forte : en 1986, dans Un certain goût pour la mort, Kate Miskin fait son entrée dans l’équipe de Dalgliesh en même temps que Cordelia Gray sort définitivement de l’œuvre de P.D. James, que ce soit comme héroïne ou comme personnage secondaire et furtif. À bien des égards, Kate est un reflet féminin, en miroir, d’Adam Dalgliesh.

Tous deux célibataires, ils sont foncièrement jaloux de leur vie privée et de leur indépendance. Celles-ci sont, à leurs yeux, une protection, une carapace, une armure contre les douleurs provoquées volens nolens par autrui lorsqu’ils se laissent approcher de trop près. Ils ont, en outre, des structures familiales très semblables même si leurs origines sociales sont dissemblables. Toutefois, il est souvent évident que cette persona qu’ils semblent partager (donc l’image qu’ils présentent au monde, dans l’acception du terme donnée par Jung) n’est finalement pas tout à fait un faux self. S’ils tentent – et tout particulièrement Kate Miskin pour qui la famille n’a jamais été un concept heureux – de se convaincre que leur autosuffisance est un véritable trésor sur lequel ils veillent jalousement, la marque du vide et de l’absence n’est jamais bien loin.

2. Sans famille ?

Adam Dalgliesh et Kate Miskin se sont construits autour de pivots familiaux absents, souvent morts (leurs mères, puis le père d’Adam Dalgliesh), déficients (la grand-mère de Kate Miskin, son père inconnu) ou incompris (la tante de Dalgliesh.)

Dalgliesh, dans Une mort esthétique, garde un dernier souvenir coupable de sa mère s’éloignant sur le quai alors que son fils, dans le train, partait vers sa pension. Elle ne s’était pas retournée pour voir partir le train… à la demande de son fils qui ne devait plus jamais la revoir. Dalgliesh fut alors élevé par son père, prêtre anglican qui est souvent mentionné au détour d’un souvenir du fils. Le père est donc étrangement présent, récurrent, à travers les souvenirs du fils, puis à travers un substitut paternel, également prêtre, le père Baddeley dont le meurtre relance la carrière de Dalgliesh à un moment où il envisageait de quitter la police (The Black Tower/ Meurtre dans un fauteuil.)

A la mort de son père, il ne restait plus au jeune Adam Dalgliesh que sa tante Jane Dalgliesh qui sera au centre du roman Sans les mains tandis que sa mémoire et son héritage hantent la trame narrative de Par action et par omission/ Devices and Desires. La famille de Dalgliesh est donc peuplée de fantômes, assis sur les branches d’un arbre généalogique auquel il ne reste plus qu’un membre.

Outre une histoire familiale commune, Adam et Kate partagent un sentiment de respect dû aux morts qui partent en laissant un vide que rien ne peut remplir et qu’ils semblent parfois ne pas vouloir remplir pour ne pas être de nouveau confrontés à l’épreuve de la séparation. Chez l’un comme chez l’autre, la reconstruction après une tragédie semble donc un défi impossible à relever.

En un sens, Jane serait le côté solaire de ce désir d’indépendance. Elle a perdu son fiancé lors de la Première Guerre Mondiale et ne s’est jamais mariée. Elle a également transféré son énergie sur une activité qui occupe tout son temps : elle observe les oiseaux. Selon Dalgliesh, Jane est solitaire et introvertie, mais cette définition pourrait parfaitement s’appliquer au détective lui-même, en personnage quasi archétypal de la littérature policière. Jane est parvenue à se détacher de tout, but vers lequel son neveu tend … en vain. Toutefois, l’indifférence de la vieille dame atteint parfois des proportions effrayantes que souligne son neveu dans la diégèse. Ainsi, dans Sans les mains, Dalgliesh se trouve mêlé à une affaire de meurtre et tente de son mieux d’en trouver la solution car le couteau utilisé pour couper les mains du cadavre est justement celui de sa tante. Elle est donc l’un des principaux suspects et Adam tente de la disculper en découvrant le véritable meurtrier. Pourtant, une fois l’affaire résolue, elle ne montre aucun soulagement, aucune reconnaissance, elle n’exprime aucun sentiment. Après avoir entendu la confession de la meurtrière, Sylvia Kedge, elle retourne à sa vie de tous les jours, sans sourciller.

Jane Dalgliesh se leva et, après avoir murmuré quelques mots à Latham, partit à la cuisine. Presque aussitôt, Dalgliesh entendit un bruit d’eau qui coule et le cliquetis du couvercle sur la bouilloire. Que faisait-elle ? se demanda-t-il. Allait-elle préparer le déjeuner ? Refaire du café pour ses visiteurs ? Que pensait-elle ? Maintenant que tout était terminé, s’intéressait-elle même à ce tourbillon de haine qui avait détruit et troublé tant de vies, y compris la sienne ? (282) 3

Le détachement de Jane Dalgliesh alarme même son neveu qui, pourtant, a l’habitude des réactions étranges face au crime :

Une chose était certaine. Si jamais elle parlait plus tard de Sylvia Kedge, elle n’exprimerait aucun regret sentimental. Elle ne dirait pas : « Oh ! Si seulement nous avions su ! Si seulement nous avions pu l’aider ! » Jane Dalgliesh prenait les gens comme ils étaient. Pour elle, il était aussi inutile et présomptueux d’essayer de les changer qu’impertinent de les plaindre. Jamais encore le détachement de sa tante ne l’avait autant frappé, jamais encore il ne lui avait paru aussi effrayant. (282-283) 4

Dalgliesh admire sa tante car il semble qu’elle ait réussi à atteindre une forme d’ataraxie. Il aime donc en elle ce qu’il cherche à obtenir en lui-même. Toutefois, le respect de la vie privée de l’autre est poussé à un point tel qu’à la mort de sa tante, Adam Dalgliesh prend conscience qu’il ne savait rien d’elle : « Il l’avait affectueusement estimée, respectée, il s’était toujours senti à l’aise dans sa compagnie, mais il n’avait jamais pensé la connaître, et désormais, il était trop tard. Il fut un peu surpris de constater à quel point il le regrettait. »5 (Par action et par omission, 792) Jane Dalgliesh a toutefois laissé des indices à son neveu pour qu’il découvre un peu plus son passé et son intimité et c’est à nouveau dans le creux et le manque que le portrait de Jane prend une dimension réellement humaine. Après la dispersion de ses cendres, Adam Dalgliesh trie les papiers de sa tante et découvre une photographie du fiancé de Jane tué pendant la Grande Guerre et une de Jane, jeune et très belle, image d’une Jane inconnue pour Adam Dalgliesh. Cette photographie est tachée de sang et Dalgliesh pense qu’elle a dû être récupérée sur le cadavre du jeune homme (ibid. p. 872.) Toutefois, le mystère demeure : il est trop tard pour poser des questions, pour en savoir plus, pour être le détective de sa propre histoire familiale. Contrairement au récit de crime, la narration familiale est donc condamnée à rester une énigme.

De son côté, Kate Miskin n’a plus non plus de famille. Elle est née de père inconnu et sa mère mourut peu après sa naissance. Elle fut laissée en héritage involontaire à une grand-mère qui en voulait à sa propre fille d’être ainsi décédée tout en lui laissant une bâtarde sur les bras, dans une cité HLM sale et bruyante dont le nom revient comme un refrain dans l’œuvre de P.D. James, les Ellison Fairweather Buildings. Toutefois, lorsque sa grand-mère est abattue par Dominic Swayne, le suspect que Dalgliesh s’apprêtait à arrêter dans Un certain goût pour la mort, Kate Miskin culpabilise, ne serait-ce que de voir son vœu le plus cher se réaliser : que son passé disparaisse à jamais. Dominic Swayne semble d’ailleurs avoir lu dans ses pensées et lui demande : « Vous voilà débarrassée d’elle à présent […] Alors vous ne me dites pas merci ? » (730) 6 Les relations détective - meurtrier sont ici perverties car la situation semble faire de ce dernier l’exécutant de la détective dans la destruction de sa famille, et donc d’un passé dont elle a honte. La provocation de Swayne renverse les rôles. La détective n’est alors plus seulement là pour mettre le criminel à l’écart et protéger la société, même si l’œuvre de P.D. James est absolument imperméable à l’illusion de statu quo ante tel que pouvait encore souvent l’avoir le roman à énigme à l’époque de l’Age d’or. Par cette bravade, le tueur se présente alors comme celui dont le rôle est de protéger la détective en la débarrassant des éléments nuisibles de sa vie… tout en la mettant justement à l’écart du monde puisqu’elle est alors isolée.

Dalgliesh et Kate Miskin ont aussi cela de commun qu’ils découvrent que leur solitude au sein d’une famille disparue leur cause une peine inattendue, des regrets et une certaine culpabilité. La tragédie de la jeune femme est d’avoir compris, au moment de la mort de sa grand-mère, qu’elles étaient liées par un amour très fort et que, désormais, elle est seule au monde. La diégèse rend cette détresse encore plus lancinante par son analyse douloureuse et sans concession au style indirect libre.

Sa mère étant morte quelques jours après l’avoir mise au monde et son père, inconnu, elle avait été élevée de mauvais gré par une grand-mère maternelle âgée qui en voulait à cette enfant de la tenir pratiquement prisonnière dans un appartement qu’elle n’osait plus quitter le soir pour aller chercher la convivialité, le clinquant et la chaleur du pub voisin. Par la suite, cette amertume s’était encore accentuée du fait de l’intelligence de sa petite-fille et d’une responsabilité qu’elle n’avait ni l’âge ni le tempérament voulus pour assumer. Kate s’était rendu compte trop tard, au moment de la mort de sa grand-mère, combien elle l’avait aimée. Il lui semblait désormais qu’au moment de cette séparation, chacune avait payé à l’autre les arriérés d’une vie d’amour. Elle savait qu’elle ne se libérerait jamais d’Ellison Fairweather Buildings. (149-150) 7

Si le thème du passé qui revient hanter les personnages est un topos du genre policier puisque les mobiles surgissent souvent des profondeurs des trajets personnels, chez P.D. James comme chez un certain nombre d’écrivains contemporains, celui-ci marque durablement l’ensemble des personnages de la diégèse. Ainsi, le passé de Kate Miskin ne disparaît jamais tout à fait, revient la hanter, roman après roman, et guide ses actions et son éthique personnelle. Aussi est-elle troublée lorsqu’elle découvre que le meurtrier Gary Ashe, dans Une certaine justice, utilise sa propre enfance dans la même cité que Kate, l’Ellison Fairweather Buildings, comme circonstance atténuante à ses actes8 (501.)

P.D. James elle-même expliquait souvent que l’une de ses filles lui avait fait remarquer que le nom de Mis-kin (littéralement « sans famille ») était bien choisi, mais l’auteure reconnaissait qu’il s’agissait là d’un choix involontaire : « Pour Kate Miskin, ma fille m’a fait remarquer : « elle n’a pas de famille, pas de proches [littéralement miss – kin, sans famille en anglais NDT], c’est donc un nom parfait pour elle. » Je n’avais pas choisi le nom pour cela. C’est le hasard. »9 On pourrait ajouter, comme le rappelle Isabelle Nail dans Se connaître par la psychogénéalogie : les racines de l’être, que Sainte Catherine d’Alexandrie était par ailleurs la sainte patronne des filles à marier et que le choix de ce prénom de Kate/Catherine est également loin d’être neutre.

Tout comme Dalgliesh qui porte le prénom du premier homme à qui Dieu dut finalement créer une compagne afin de lui épargner la solitude, l’onomastique destine Kate à n’avoir qu’une famille fantôme, un arbre généalogique en pointillé, plein de morts et d’inconnus. Elle porte en elle des tragédies qui lui échappent (l’identité et l’absence de son père par exemple.) Selon Isabelle Nail (op. cit., Chap. VI), cet héritage est également porteur de traumas, hérités de génération en génération. Dans le cas de Kate, une problématique récurrente dans le travail d’Isabelle Nail, mais qui n’apparaît qu’en transparence dans l’œuvre de James, est le fait que Kate n’a pas été reconnue par son père, porte donc le nom de famille de sa mère qui l’a elle-même reçu de son père et que, symboliquement parlant, le grand-père décédé devient aussi le père de Kate en ce qu’il lui transmet son nom.

La présence spectrale et douloureuse des proches décédés n’est alors pas sans rappeler une douleur physique proche, la DMF ou douleur du membre fantôme, un phénomène bien connu du corps médical qui rend un membre amputé bien présent par la douleur qu’il continue de provoquer comme s’il était toujours présent.

Adam Dalgliesh et Kate Miskin se construisent donc en négatif, par des manques (en relation à des personnes décédées ou auprès de proches qu’ils ne comprennent pas), non au sein d’un réseau familial, amical, social. Un proverbe centrafricain dit que pour qu’un enfant grandisse, il faut tout un village. Toutefois, ces deux personnalités se sont fondées de manière centripète plutôt que centrifuge. Leur métier, qui les renvoie sans cesse vers la mort tout comme le fit leur enfance, est une expérience ontologique de leur propre individualité, de l’expérience essentiellement solitaire et individuelle de la mort. Leur être se noie dans la finitude thétique du tout représentée par la présence spectrale de leur famille. P.D. James était une lectrice de Donne et l’expérience existentielle de ses personnages trouvait un écho dans ce célèbre poème écrit alors que son auteur recouvrait la santé après une maladie qui avait bien failli l’emporter :

Aucun homme n’est une île,
Un tout, complet en soi  ;
Tout homme est un fragment du continent,
Une partie de l’ensemble ;
Si la mer emporte une motte de terre,
L’Europe en est amoindrie,
Comme si les flots avaient emporté un promontoire,
Le manoir de tes amis
Ou le tien ;
La mort de tout homme me diminue,
Parce que j’appartiens au genre humain ;
Aussi n’envoie jamais demander
Pour qui sonne le glas :
C’est pour toi qu’il sonne. 10

Adam Dalgliesh cite d’ailleurs ce poème lorsqu’il entre dans la chambre de Jo Fallon, l’une des victimes dans Meurtres en blouse blanche/ Shroud for a Nightingale et constate leurs points communs.

Finalement, les proches devenus absents sont probablement aussi devenus plus proches par leur disparition même et la découverte de leur importance dans la construction du moi des deux détectives. Leur absence devient alors une pierre d’achoppement dans cette continuité puisque la possibilité d’un récit des origines devient alors une illusion. Les personnages ont alors recours à des techniques d’évitement, de contournement pour ne plus être confrontés à la perte et donc à la douleur de l’attachement.

Kate Miskin et Adam Dalgliesh sont constamment en contact avec la mort, celle de leurs proches, puis celle des victimes des meurtres sur lesquels ils sont amenés à investiguer. Leurs enquêtes sont donc aussi des quêtes personnelles et ontologiques sur la finitude de la substance, de l’οὐσία (ousia) telle qu’Aristote la définit en tant que flux évolutif. P.D James appartenait à la commission liturgique de l’Église d’Angleterre ; les questions religieuses, ainsi que leur lien avec les débats philosophiques hérités de Platon ou Aristote, occupaient une part importante dans sa pensée et s’illustrent justement dans les grands questionnements existentiels lors de monologues au style indirect libre, en particulier au début des romans pour les personnages qui seront ensuite victimes ou suspects, et tout au long de la diégèse pour les enquêteurs. La dimension autotélique de l’expérience de la mort d’autrui explique la solitude essentielle et existentielle de ces deux détectives, la jalousie avec laquelle ils veillent sur leur vie privée.

Par sa praxis, tant pendant sa construction en tant qu’enfant et adolescent que pendant son travail professionnel, le détective, en tant que sujet pensant, s’ancre de plus en plus profondément dans l’essence transitoire, éphémère des êtres et des choses, dans sa propre solitude face à la mort, celle des autres, donc de ceux qu’il pourrait laisser s’approcher, que de la sienne. Sa praxis quotidienne l’amène donc à modifier ses rapports sociaux et familiaux (tant qu’il lui demeure une famille.) Cette expérience définit essentiellement qui il/elle est et explique la distance qu’il/elle prend dans ses relations à autrui.

3. Rejet de l’hétéronomie

En tant que détective récurrent de romans à énigmes, Adam Dalgliesh apparaît en opposition à nombre de héros sans faiblesses ni échecs de l’Age d’Or qui se présentaient souvent comme des « machines pensantes » sur qui l’affect avait peu de prise11, à l’exception notable de Lord Peter Wimsey, héros récurrent des romans policiers de Dorothy Sayers, qui demeura traumatisé par une expérience sur le front pendant la bataille de Caudry. Dorothy Sayers influença d’ailleurs durablement P.D. James qui préfaça les trois tomes de ses lettres dans l’édition publiée par Barbara Reynolds, à partir 1996, chez Saint Martin’s Press.

Adam Dalgliesh est hanté par des fantômes. Tout d’abord, celui de sa femme, morte en donnant jour à leur fils qui n’a pas non plus survécu. L’amour qu’il portait à sa femme et leur sexualité furent donc à l’origine de la mort de cette dernière en couches. En outre, dès son adolescence, il connaît une expérience traumatisante : la jeune fille dont il commence à être amoureux est assassinée, ainsi que ses parents, par son frère qui, ensuite, retourne l’arme contre lui-même (Meurtre dans un fauteuil, 303-30412) Cette première expérience de la violence dut être marquante pour le jeune Adam Dalgliesh qui n’a alors que quatorze ans. Aux côtés du père Baddeley, il est alors la seule personne à assister aux obsèques de cette famille si tragiquement disparue, d’où le thème récurrent, dans la pensée du détective, de l’essentielle solitude de l’être humain dans la mort. Le travail d’enquêteur, dans le roman policier contemporain, est essentiellement centré sur le meurtre et chaque enquête renvoie donc Dalgliesh à sa propre finitude.

Le travail du détective le met constamment en contact avec le deuil. La construction professionnelle de Dalgliesh et Miskin se fait donc en creux, face au vide laissé par des existences achevées. Leur travail n’est pas sans soulever en eux un certain degré de culpabilité, à commencer par celle de fouiller dans les logements désertés par des morts qui ne peuvent plus protéger leurs papiers, leur intérieur et leur intimité. Ce thème est particulièrement présent dans l’œuvre de P.D. James. Adam Dalgliesh découvre ainsi parfois sa proximité avec des êtres une fois qu’ils ne sont plus. Ainsi, dans Meurtres en blouse blanche, la victime Jo Fallon était une lectrice de la poésie du détective, partageait les mêmes goûts littéraires que lui et Adam Dalgliesh regrette de ne pas l’avoir connue. Cette notion d’absence/ présence du mort rend la relation aux vivants également difficile dans la psyché d’un homme qui a perdu bien des êtres chers et qui est en contact quotidien avec la mort. Adam Dalgliesh, au-delà de sa famille disparue, se crée donc une proximité avec un certain nombre de victimes, tout en gardant une distance de protection dans la mesure où ces personnes sont décédées et n’ont d’autre attente de lui – si tant est qu’elles puissent encore en avoir – qu’une résolution de leur meurtre.

Dans sa tentative désespérée de conjuguer solitude et liberté, Dalgliesh se construit donc en tentant de tenir à distance toute interdépendance, toute hétéronomie. La maladie et le handicap le rendent donc très mal à l’aise. Dans Meurtre dans un fauteuil, la dépendance des autres le renvoie à une récente erreur de diagnostic qui lui a fait croire peu auparavant qu’il allait décéder. Le processus de convalescence, ses faiblesses physiques, tout cela est source d’angoisse et de mal être chez un homme pour qui l’autonomie et la protection de sa vie privée sont des notions essentielles. En termes cliniques et pour reprendre la terminologie de Jung et celle de Winnicott, Dalgliesh craint l’effondrement d’une persona patiemment construite autour de son indépendance (tant professionnelle que personnelle) et de sa liberté. A ce moment-là, les limites du faux self émergent dangereusement. Voir les patients handicapés de Toynton Grange dépendre d’autrui pour leurs gestes les plus intimes provoque chez Dalgliesh des montées de dégoût et des bouffées d’angoisse.

Ainsi pour éviter qu’un autre être humain ne puisse le toucher, Dalgliesh érige autour de lui des barrières invisibles et utilise, entre autres, son métier pour protéger le secret de sa vie privée.

Dans Le Phare/ The Lighthouse, il explique avoir utilisé son statut professionnel pour décliner toute photographie de lui en quatrième de couverture de ses poèmes. Même son autrice semble vouloir protéger son image et hésite à parler de lui de façon trop précise. P.D. James ne décrit jamais ni son apparence, ni son appartement. On sait seulement qu’il est grand et brun, ressemble, selon les divers personnages, soit à un portrait de Dürer soit à Mr. Darcy, personnage d’Orgueil et Préjugés de Jane Austen. Ces références intermédiales ou intertextextuelles semblent conférer à autrui le rôle de la représentation sans jamais la confier à un narrateur omniscient qui ferait de lui un portrait définitif et clair. Il n’y a donc pas plus de description précise du personnage principal que de photographie de lui sur ses recueils de poèmes.

Dalgliesh refuse également de ressentir des émotions trop fortes, c’est pourquoi il comprend Arnold Dowson lorsque celui-ci lui déclare, après l’assassinat de sa maîtresse enceinte de lui : « Pardonnez-moi, je suis incapable de me laisser aller. Je ne veux pas me faire avoir par les sentiments. » (Meurtres en blouse blanche, 286)13 Adam Dalgliesh ressent donc facilement tout intérêt envers sa personne comme une transgression.

Il vit à Londres dans le quartier Queenhithe et son appartement donne sur la Tamise. Il semble qu’il n’y invite presque jamais personne : « Mais Dalgliesh, lui, avait fait de son appartement un lieu inviolable. Il lui eût été intolérable d’imaginer qu’on pût y entrer et en sortir à sa guise. » (ibid. p. 255)14 Il est donc conscient de cette carapace, se reproche parfois d’agir de la sorte mais, de roman en roman, continue de se cuirasser contre toute relation humaine trop proche. La question de Digby Seton, dans Sans les mains (« Connaissez-vous quelqu’un qui ne vous aime que pour vous-même, inspecteur, 9715) l’atteint donc vraiment.

D’amour, il est donc difficilement question avant Meurtres en soutane. L’amour est une question difficile pour lui et les relations avec autrui sont plus aisées lorsqu’il n’a pas besoin de parler de sentiments. Il est ainsi à la fois l’héritier des « machines pensantes » depuis le chevalier Dupin et celui des détectives désabusés des romans noirs. C’est ainsi que sa relation avec Deborah finit en échec cuisant pendant qu’il est en visite chez sa tante Jane. Cette dernière, dans Sans les mains, est le pendant de Deborah Riscoe. En sa présence, Dalgliesh ne ressent pas la nécessité de faire un choix concernant sa vie personnelle, privée, amoureuse, voire sexuelle. Au début du roman, dans le salon de sa tante, Adam observe Jane et la compare à Deborah :

Jane Dalgliesh ne lui avait jamais parlé de sa jeunesse et il ne l’avait jamais interrogée à ce sujet. C’était la femme la plus indépendante, la moins sentimentale qu’il connût. Il se demanda comment Deborah s’entendrait avec elle. Il lui était difficile d’imaginer Deborah ailleurs qu’à Londres. (22-23) 16

Et pourtant, Deborah partira bien loin de Londres puisqu’elle rejoindra la succursale américaine de sa maison d’édition. C’est la présence de Jane qui marque Sans les mains, non celle de Deborah et donc finalement, c’est bien la famille qui occupe l’essentiel de la diégèse.

Par ailleurs, et ce pour des raisons semblables à celles d’Adam Dalgliesh, sa subordonnée Kate Miskin semble inadaptée à la vie de couple. Elle tient à conserver un certain jardin secret. Elle ne supporte même pas l’idée de savoir Alan Scully, son amant, seul dans l’appartement où elle vient de s’installer (Péché originel, 157.17) Elle ressent la première visite d’Alan chez elle comme « une dangereuse intrusion » (Un certain goût pour la mort, 434.)18

Ainsi, sa relation avec Alan Scully s’achève, ainsi que celle entre Adam Dalgliesh et Deborah Riscoe, sur une séparation lorsque Scully, comme Deborah Riscoe avant lui, part aux États-Unis. Ni Alan ni Kate ne souhaitent renoncer à leur carrière, d’où une rupture dans le couple.

En fait, Kate Miskin et Adam Dalgliesh utilisent leur métier pour construire leur persona, se protéger et justifier ce retrait. Ils sont tous deux isolés, sans famille, mais semblent n’en souffrir que ponctuellement dans la mesure où ils rejettent toute forme d’hétéronomie et de dépendance tant affective que physique. Ils répriment tous deux des traumas profonds liés aux décès et à l’absence de leurs proches et ont érigé le refoulement et le contournement en principes de vie. Ils focalisent leur énergie sur leur profession et évitent toute implication trop forte dans leur vie personnelle. L’émotionnel et les pulsions sexuelles sont alors transcendées vers une éthique professionnelle sans faille, ce que Freud qualifierait sûrement de névrose. En ce sens, dans sa préface à Névrose et psychoses de Freud, Robert Neuburger écrivait :

La névrose est faite de symptômes dont la fonction, selon Freud, est d’éviter la rencontre avec des pensées dérangeantes, donc de préserver le refoulement de pulsions inacceptables pour le moi des sujets. (7)

Les névroses sont un conflit entre le moi et le ça et, dans le cas de Dalgliesh, l’originelle sexuelle en est clairement identifiée puisque c’est en couches que sa femme est décédée, aux côtés de leur fils qui ne lui a pas survécu. La relation sexuelle et l’attachement qui peut en être à l’origine sont alors le ça que Dalgliesh cherche à éviter. Dans le cas de Kate, la sexualité comme élément de la santé du corps ne pose pas de problème apparent, tandis qu’elle a du mal à aimer sans retenue tant il est difficile d’aimer quand on n’a pas reçu d’amour.

Adam Dalgliesh et Kate Miskin illustrent parfaitement ce contournement de l’obstacle que constituerait pour eux la création d’un couple, d’un embryon de famille. Ne pas être confronté aux sentiments demeure, pour eux, la meilleure façon d’atteindre la paix de l’âme, l’ataraxie.

Leurs choix de résidence sont très semblables et reflètent des choix de vie similaires : des appartements londoniens, avec vue sur la Tamise, dépouillés, mais meublés avec goût. Ces lieux sont leur refuge privé et les deux détectives n’ouvrent pas facilement leur porte. En ce sens, il est symptomatique que Dalgliesh finisse par confier une clé à Emma, même si cette dernière décide de n’en pas faire usage quand son fiancé n’est pas à Londres (Une Mort esthétique.) La relation entre Emma et Adam se fait donc au prix d’un long apprivoisement, à un moment où Adam est peut-être finalement prêt à se laisser approcher d’un peu plus près.

Toutefois, avant même de possibles rencontres amoureuses et comme Freud le décrivait dans Trois essais sur la théorie sexuelle, la libido de Dalgliesh et Miskin était canalisée et sublimée dans leur art, la poésie pour Adam et la peinture pour Kate.

4. L’art, catalyseur du vide

À travers les romans de P.D. James, il existe cependant seulement deux exemples de la poésie de Dalgliesh, le premier dans une lettre destinée à Deborah Riscoe et qu’Adam Dalgliesh brûlera à la fin de Sans les mains, sans que cette lettre ait pu parvenir à sa destinataire, partie aux États-Unis :

A Blythburg, pense à moi, m’as-tu dit
Comme si tu n’étais pas toujours présente à mon esprit
Et qu’on pouvait attacher davantage
Un cœur tout à toi enchaîné.
Ensorcelé, mon esprit est privé de toi
Pour mieux évoquer ton image
En ce lieu solitaire et sacré
Me souvenir de grâces inoubliables,
Obsédé par elles, je ne peux que penser à toi, amour,
A Blythburg ou partout ailleurs19 (239)

Le second exemple de poésie est cité par Alex Mair et concerne les thèmes traités dans l’œuvre de Dalgliesh :

Vingt pour cent à Dieu et ses saints
Vingt pour cent à la nature et ses mandants
Et tout le reste aux plaintes
Des mâles poursuivis par des putains, ou les poursuivant. (Par action et par omission, 990)20

Adam Dalgliesh utilise son œuvre pour exprimer la douleur et le rejet viscéral qu’il éprouve face à la violence et qu’il ne peut manifester dans son travail. Pour reprendre le vocabulaire psychanalytique, il s’agit d’un cas typique de sublimation. Ainsi, après une enquête sur l’assassinat d’un enfant, il rédige un poème sur ce sujet douloureux (Mort d’un expert, 138.21) Il semble que l’aspect violent et sanglant de son métier soit pour lui une source d’inspiration car, dans Un certain goût pour la mort, dans un chapitre intitulé par ailleurs « Rhésus positif », le lecteur découvre qu’Adam Dalgliesh est l’auteur d’un poème intitulé « Rhésus négatif » (619)22. Chez Adam Dalgliesh, la poésie est un exutoire, un moyen de transférer à la fois sa colère et ses angoisses sur un objet artistique. Il reconnaît d’ailleurs dans Une Mort esthétique qu’un travail de bureau, loin du terrain et de la mort, mettrait un terme à sa créativité poétique. En tant que poète, Dalgliesh porte la marque d’une sensibilité exacerbée, à fleur de peau. Le titre de l’un de ses recueils, mentionné dans Meurtre dans un fauteuil, Cicatrices invisibles/ Invisible Scars, reflète parfaitement la nature du mal dont il souffre. Les cicatrices laissées dans son âme par la perte d’êtres chers sont internes, voire intériorisées. Il cherche à oublier un passé qui le poursuit pourtant toujours.

Tout comme Adam Dalgliesh, Kate Miskin possède apparemment un certain talent artistique. C’est une peintre en herbe, dont Dalgliesh apprécie les œuvres (James, 1989). Toutefois, le lecteur qui souhaiterait en savoir plus devra se contenter de cette brève allusion à son travail. Ces deux personnages parviennent à sublimer à la fois leur libido insatisfaite et leur instinct de mort, leur Θάνατος (thanatos), dans leur art. Ce sont deux solitaires qui tiennent le monde à distance, ne partagent leur perception de celui-ci qu’à travers la poésie ou la peinture et qui finissent cependant par fendre leur armure. De manière un peu étonnante, l’un comme l’autre semblent cependant se diriger vers une vie de couple – donc vers un embryon de cellule familiale – alors même que l’auteure mettait volontairement un point final à la série de romans consacrée à Dalgliesh.

Conclusion

La majeure partie de l’œuvre de P.D. James se bâtit autour de la force centripète autour de laquelle Adam Dalgliesh tout comme Kate Miskin ont créé leur persona, donc sur une construction autour de manques physiques (des morts) et affectifs (des vivants insuffisants.) Toutefois, P.D. James, au moment de laisser partir ses personnages, a choisi de leur créer un embryon de famille. La conclusion du cycle fait pencher la balance plus vers Eros (Ἔρως) que vers (Θάνατος), au point que des sous-entendus à peine voilés permettent d’entrevoir qu’Adam Dalgliesh pourrait peut-être démissionner de la police. Il épouse Emma dans les dernières pages du dernier roman et Kate Miskin reprend concomitamment sa relation amoureuse avec Piers Tarrant. Leur liaison, entamée au début du roman Le Phare, avait en effet été suspendue car Kate Miskin avait surpris son amant au bras d’une autre.

Trois ans avant son décès le 27 novembre 2014, lors de la parution de La Mort s’invite à Pemberley/ Death Comes to Pemberley (2011), une suite policière à Orgueil et préjugés, P.D. James avait annoncé qu’elle n’écrirait plus de romans autour d’Adam Dalgliesh. Elle ne voulait pas risquer de laisser en cours un ouvrage de cette série qui serait de qualité inférieure.

En ce sens, les quatre derniers tomes du cycle (Meurtres en soutane, La Salle des meurtres, Le Phare, Une mort esthétique) sont une construction délicate d’un phénomène de cristallisation chez Adam Dalgliesh (et dans une certaine mesure chez Kate Miskin, en miroir de son supérieur hiérarchique), respectant pratiquement chacun des paliers décrits par Stendhal23 : l’admiration, le plaisir d’être ensemble, l’espoir, l’amour, la première cristallisation autour d’une figure sublimée (étape quasi inexistante dans ce corpus tant ces personnages blessés et professionnels sont respectueux de l’essence profonde d’autrui), le doute et la seconde cristallisation autour de la personne dans son essence réelle.

Si l’on considère la série comme un cycle, elle commence et finit sur un manoir de campagne, sur le meurtre d’une femme retrouvée étranglée dans son lit. Toutefois, il ne s’agit que d’une impression d’immobilité puisque, en ce qui concerne sa vie privée, Adam Dalgliesh semble avoir créé un semblant d’unité familiale et Kate Miskin a l’espoir d’en trouver un. La mère créatrice laisse alors ses personnages lui échapper et leur offre la possibilité de s’ouvrir pleinement à autrui au sein des deux couples qu’ils ont pu finalement former.

De Θάνατος à Ἔρως, de la solitude à la vie de couple d’où renaît la cellule familiale perdue de l’enfance, il semble n’y avoir finalement eu qu’un pas… quatorze romans et cinquante-six ans.

Bibliography

Corpus étudié

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James, P.D., Shroud for a Nightingale. Londres : Faber and Faber, 1971. (édition utilisée : Londres : Sphere Books, 1973. 300 p.) Traduction française (de Michèle Hechter): Meurtres en blouse blanche. Paris: Fayard, 1988. 334 p.

James, P.D., The Black Tower. Londres : Faber and Faber, 1975. (édition utilisée : Londres : Sphere Books, 1977. 288 p.) Traduction française (de Lisa Rosenbaum) : Meurtre dans un fauteuil. Paris: Fayard, 1986.

James, P.D., Death of an Expert Witness. Londres : Faber and Faber, 1977. (édition utilisée : New York: Warner Books, 1987. 352 p.) Traduction française (d’Eric Diacon) : Mort d’un expert. Paris : Fayard, 1989. 340 p. Edition utilisée : Les Enquêtes d’Adam Dalgliesh 2, Livre de Poche, 1992.

James, P.D., A Taste for Death. Londres : Faber and Faber, 1986. (édition utilisée : New York : Warner Books, 1987. 497 p.) Traduction française (de Lisa Rosenbaum) : Un certain goût pour la mort. Paris : Fayard, 1987. 490 p. Edition utilisée : Les Enquêtes d’Adam Dalgliesh 2, Livre de Poche, 1992.

James, P.D., Devices and Desires. Londres : Faber and Faber, 1989. (édition utilisée : Londres : Penguin Books, 1989. 503 p.) Traduction française (de Denise Mounier) : Par action et par omission. Paris : Fayard, 1990. 451 p. Edition utilisée : Les Enquêtes d’Adam Dalgliesh 2, Livre de Poche, 1992.

James, P.D., Original Sin. Londres : Faber and Faber, 1994. 426 p. Traduction française (de Denise Mounier) : Péché originel. Paris : Fayard, 1995. 494 p. Edition utilisée : Livre de Poche, 1998.

James, P.D., A Certain Justice. Londres : Faber and Faber, 1997. 390 p. Traduction française (de Denise Mounier) : Une certaine justice. Paris : Fayard, 1998. 500 p.

James, P.D., Death in Holy Orders. Londres : Faber and Faber, 2001. 397 p. Traduction française (d’Eric Diacon) : Meurtres en soutane. Paris : Fayard, 2001. 468 p.

James, P.D., The Murder Room. Londres : Faber and Faber, 2003. 352 p. Traduction française (d’Odile Demange) : La Salle des meurtres. Paris : Fayard, 2003. 468 p.

James, P.D., The Lighthouse. Londres : Faber and Faber, 2005. 400 p. Traduction française (d’Odile Demange) : Le Phare. Paris : Fayard, 2005. 442 p.

James, P.D., The Private Patient. Londres : Faber and Faber, 2008. 352 p. Traduction française (d’Odile Demange): Une Mort esthétique. Paris : Fayard, 2008. 456 p.

Autres

Cingal, Delphine. « Le détective comme machine pensante » in Des Hommes et des Machines. Caen : Presses Universitaires de Caen, septembre 1998.

Donne, John. « For Whom the Bell Tolls » in Selected Poetry and Prose. York : Methuen, 1986.

Freud, Anna. Le Moi et les mécanismes de défense. Paris : Presses Universitaires de France, coll. Bibliothèque de psychanalyse. 2001.

Freud, Sigmund.  Névrose et psychose. Paris : Presses Universitaires de France, Paris, 1988.

Freud, Sigmund. Au-delà du principe du plaisir. Payot : Petite bibliothèque Payot, 1971. http://classiques.uqac.ca/classiques/freud_sigmund/essais_de_psychanalyse/Essai_1_au_dela/au_dela_prin_plaisir.htm

Freud, Sigmund. Trois essais sur la théorie sexuelle. Payot : Petite bibliothèque Payot, 2014.

James, P.D. “Ought Adam to Marry Cordelia?” in Winn, Dilys. Murder Ink. New York: Workman, 1977. p. 69.

James, P.D. Talking About Detective Fiction. New York: Vintage Books, 2009.

Laing, Ronald D. et Esterson, Aaron. L’Equilibre mental, la folie et la famille. Paris : Maspero, 1971.

Nail, Isabelle. Se connaître par la psychogénéalogie : les racines de l’être. Paris : Dervy, 2016.

Neuberger, Robert. L’Art de culpabiliser. Paris : Payot, 2010.

Pignol Pascal, Le travail psychique de victime. Essai de psycho-victimologie, Thèse, Université de Rennes 2 Haute Bretagne, Ecole doctorale Sciences Humaines et Sociales, 2011. http://hal.inria.fr/docs/00/65/87/58/PDF/2011thesePignolP.pdf

Winnicott, Donald. « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self » dans Processus de maturation chez l’enfant. Paris : Payot, 1989.

Notes

1 “One can imagine the advice which a marriage guidance counsellor would give to Cordelia. Here we have a widower, considerably older than you are, who has obviously been unable or unwilling to commit himself permanently to any woman since the death in childbed of his wife. He is a very private person, self-sufficient, uninvolved, a professional detective dedicated to his job, totally unused to the claims, emotional and domestic, which a wife and family would make on him. […] And how real would your own commitment to him be when there would always lie between you the shadow of a secret – that first case of yours when your lives so briefly touched? And are you sure you aren’t looking for a substitute for your own inadequate father?” JAMES, P.D. “Ought Adam to Marry Cordelia?” in WINN, Dilys. Murder Ink. New York: Workman, 1977. p. 69. Ma propre traduction. Return to text

2 « Distorsion du moi en fonction du vrai et du faux self » dans Processus de maturation chez l’enfant. Paris : Payot, 1989. Return to text

3 “Jane Dalgliesh got up from her chair and with a murmured word to Latham went out to the kitchen. Almost at once Dalgliesh heard the splash of running water and the chink of a kettle lid. What was she doing, he wondered. Getting on with preparing the lunch? Making fresh coffee for her visitors? What was she thinking? Now that it was all over was she even interested in that tumult of hate which had destroyed and disrupted so many lives including her own?” (Unnatural Causes, 215) Return to text

4 “One thing was certain. If she did later talk about Sylvia Kedge she wouldn’t indulge in sentimental regrets of ‘If only we had known! If we could have helped her!’ To Jane Dalgliesh people were as they were. It was as pointlessly presumptuous to try to change them as it was impertinent to pity them. Never before had his aunt’s uninvolvement struck him so forcibly; never before had it seemed so frightening.” (Unnatural Causes, 215) Return to text

5 “He had liked her, respected her, had always been at ease in her company, but he had never thought that he really knew her, and now he never would. He was a little surprised how much he minded.”  (Devices and Desires, 68) Return to text

6 “Well, you’re free of her now. Aren’t you going to thank me?” (A Taste for Death, 487) Return to text

7 “Her mother had died within days of her birth, her father was unknown and she had been cared for by a reluctant and elderly maternal grandmother, who resented the child who had made her a virtual prisoner in the high-rise flat she dared no longer leave at night to seek the conviviality, the glitter and the warmth of the local pub and who had grown increasingly embittered by her grandchild's intelligence and by a responsibility for which she was unsuited, by age, by health, by temperament. Kate had realized too late, only at the moment of her grandmother's death, how much she had loved her. It seemed to her now that in the moment of that death each had paid to the other a lifetime's arrears of love. She knew that she would never break completely free of Ellison Fairweather Buildings.” (Original Sin, 117) Return to text

8 A Certain Justice, 383. Return to text

9 “For Kate Miskin, my daughter said: "she's without any family, no kin at all. So it's a suitable name for her." I didn't choose it for that reason. It just happened like that.” Entretien avec Delphine Cingal à Londres le 13/1/97 in Delphine Cingal, Perversion et perversité dans les romans à énigme de P.D. James, thèse dirigée par François Gallix et soutenue à Paris IV le 9/12/2000. Return to text

10 No man is an island,
Entire of itself.
Each is a piece of the continent,
A part of the main.
If a clod be washed away by the sea,
Europe is the less.
As well as if a promontory were.
As well as if a manor of thine own
Or of thine friend's were.
Each man's death diminishes me,
For I am involved in mankind.
Therefore, send not to know
For whom the bell tolls,
It tolls for thee. Return to text

John Donne, « For Whom the Bell Tolls » in Devotions upon Emergent Occasions (1624). Traduction effectuée par l’autrice de l’article.

11 Delphine Cingal, « Le détective comme machine pensante » in Des Hommes et des Machines. Caen : Presses Universitaires de Caen, septembre 1998. Return to text

12 The Black Tower, 216. Return to text

13 “I’m sorry. It’s just that I can’t let myself feel too much. I can’t let myself get involved.” (Shroud for a Nightingale, 231) Return to text

14 “He held his own flat inviolate ; it would have been intolerable to him to think that people could walk in and out at will.” (Shroud for a Nightingale, 206) Return to text

15 “Is there anyone who loves you, Inspector, for yourself alone ?” (Unnatural Causes, 76). Return to text

16 “Jane Dalgliesh had never talked to him of her youth and he had never asked. She was the most self-sufficient, the least sentimental woman that he knew. Dalgliesh wondered how Deborah would get on with her, what the two women would make of each other. It was difficult to picture Deborah in any setting other than London.” (Unnatural Causes, 20-21) Return to text

17 Original Sin, 122. Return to text

18 “a dangerous intrusion” (A Taste for Death, 166). Return to text

19 “Remember me, you said, at Blythburgh,
As if you were not always in my mind
And there could be an art to bend more sure
A heart already wholly you inclined.
Of you, the you enchanted mind bereave
More clearly back your image to receive,
And in this unencumbered holy place
Recall again an unforgotten grace.
I you possessed must needs remember still
At Blythburgh my love, or where you will.” (Unnatural Causes, 182). Return to text

20 “Twenty per cent to God and to His saints Return to text

Twenty per cent to nature and her proxies
And all the rest devoted to the plaints
Of guys pursued by or pursuing doxies.” (Devices and Desires, 333)

21 Death of an Expert Witness, 178. Return to text

22 “Rhesus Negative” (A Taste for Death, 366) Return to text

23 Stendhal. De l’amour. Paris : Hypérion,1936 p. 3-7. Return to text

References

Electronic reference

Delphine Cingal, « Adam Dalgliesh et Kate Miskin : une famille fantôme ? », Textes et contextes [Online], 15-2 | 2020, 15 December 2020 and connection on 21 November 2024. Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2800

Author

Delphine Cingal

Maîtresse de conférences Paris 2-Panthéon-Assas, VALE Paris IV-Sorbonne (EA 4085), 22 avenue Henri Geoffroy, 77240 Cesson

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