La considération de la musique de Bach comme parcours mnésique s’inscrit dans une réflexion plus vaste sur l’autorité de la figure de Jean-Sébastien Bach dans la culture, et plus précisément sur la manière dont la « valeur-Bach » a pu être mobilisée dans des contextes parfois inattendus. Bach, qualifié par Wilhelm Furtwängler « d’Homère de la musique » et par Alberto Savinio de « Pétrarque de l’harmonie », quand ce n’est pas, chez Max Reger, de « père tout-puissant » (« Allvater » ou « Übervater »), a en effet fonctionné, depuis le milieu du XIXe siècle, comme une instance de légitimation : d’un certain ordre théologique, mais aussi politique, si l’on en juge à la « prussianisation » croissante de son imago culturelle pendant la période wilhelmienne, et plus spécifiquement de certains régimes de domination au sein du monde de la musique. Or, parmi les traits obsessionnellement associés à la suprématie supposée du Cantor de Leipzig – au prix d’ailleurs d’une vision réductrice et caricaturale de sa musique – se trouve le sentiment d’une objectivité absolue et d’un parfait pythagorisme : l’art de Bach, tout particulièrement ce parangon du contrepoint rigoureux qu’est la fugue, garantirait le primat de la logique sur l’instinct, de la raison sur le sentiment, de l’esprit sur le corps, et accessoirement, selon une logique sexiste aujourd’hui bien identifiée, du masculin sur le féminin. Sans envisager ici de dresser un panorama général de cette riche tradition d’ultra-rationalisme bachien (qui a ses idoles, comme Glenn Gould, et même sa Bible, avec l’ouvrage de Douglas Hofstadter Gödel, Escher, Bach paru en 1979 et couronné du prix Pulitzer), on se concentrera sur le fait que la mémoire, comme processus et comme valeur, joue en son sein un rôle crucial. Bien des discours littéraires sur Bach, mais aussi bien des films, attribuent plus ou moins explicitement à sa musique un pouvoir « archéologique » de remontée du cours du temps, lié au principe hypothético-déductif : elle serait ainsi l’instrument privilégié de tout processus d’enquête, y compris, tant la musique est réputée capable de pénétrer, mieux que le langage, les profondeurs de la psyché humaine, d’enquête sur soi-même. C’est cette topique que l’on se propose ici d’examiner par le prisme des fictions policières, et notamment des œuvres des deux romanciers Frank Tallis et Thomas Harris.
Mémoire bachienne et techniques d’investigation
L’hypermnésie fait partie intégrante de la mythologie bachienne, non seulement parce que bien des approches biographiques l’attribuent au compositeur en personne, mais aussi parce que l’écriture contrapuntique, surdéterminant la logique, est réputée réaliser un fantasme de « remontée du temps » : ainsi de la présentation dite « rétrograde » du sujet d’une fugue (ou plus tard, d’une série dodécaphonique) objet, tout particulièrement dans L’Offrande musicale et L’Art de la fugue, des manipulations les plus savantes. Le canon dit « à l’écrevisse » (« Krebs » ou « crab » canon) est préconisé par le vieil organiste Pfühl, dans Les Buddenbrook de Thomas Mann, comme antidote aux charmes décadents et narcotiques du wagnérisme, et n’est rien moins que la vedette intellectuelle du livre de Hofstadter : comme on peut l’apprécier dès le premier chapitre (Introduction : a Musico-Logical Offering), le « crabcanonisme » est érigé en idéal cognitif, presque un fétiche de la performance intellectuelle et mnésique, ce qui contribue à faire de Bach, après la convocation de figures tutélaires comme Alan Turing (1912-1954) ou Charles Babbage (1791-1871), le Saint-Patron des informaticiens, voire l’ordinateur alpha, c’est-à-dire le temple d’une mémoire totale et mobilisable à volonté.
Dans ces conditions, la convocation de l’art contrapuntique intervient volontiers dans des circonstances où il s’agit de reconstituer un événement passé, notamment en inversant, étape par étape, le « vecteur » temporel. C’est par exemple le cas dans un « roman-théorème » tel que L’Emploi du temps (1956) de Michel Butor, variation formaliste sur le principe de l’enquête policière dans laquelle la texture narrative se compose de cinq lignes de récit enchevêtrées. Deux « voix », dans cet habile simulacre de polyphonie, sont présentées comme rétrogrades, sous la forme d’un journal intime « à rebours » et de son commentaire : le personnage diariste, devenu enquêteur, exhume ainsi musicalement une mémoire oubliée, jusqu’à la reconstitution d’une « scène primitive » permettant de résoudre l’énigme. Plus près de nous, The Gold-Bug Variations (1991) du romancier américain Richard Powers, dont le titre renvoie conjointement aux Variations Goldberg de Bach et à la nouvelle emblématique du récit d’énigme qu’est Le Scarabée d’or (Gold Bug) d’Edgar Poe, offre également un modèle d’élucidation musical. Isomorphique de la partition de Bach, avec ses trente-deux unités de récit, la narration se donne en effet comme la résolution d’un mystère ancien : l’abandon inattendu et inexplicable, par un jeune généticien en pleine ascension, de ses recherches fondamentales sur la structure de l’ADN. Roman « hofstadtérien » et « crabcanonique », The Gold Bug Variations se présente aussi, au-delà d’une excavation du passé, comme un casse-tête contrapuntique permettant rien moins que d’accéder au cryptage de la vie : la double-hélice du brin d’ADN (et on peut noter au passage qu’un Bachien fanatique comme Emil Cioran avait lui aussi systématiquement recours à des images « spiralaires » pour qualifier le génie spécifique de Bach) permet de remonter, terme à terme, jusqu’à l’étincelle vitale.
Venons-en à présent, même si l’on pourrait sans doute relever maints autres exemples, dans le champ spéculatif ou littéraire, de la triple association contrepoint-enquête-mémoire, au cas de deux romans policiers où la puissance mnésique de l’expérience musicale rapproche l’enquête de l’auto-analyse. Il s’agit de La Justice de l’inconscient (Mortal Mischief, 2005), de l’auteur britannique Frank Tallis, et de Hannibal Lecter : les origines du mal (Hannibal rising, 2006) de Thomas Harris : deux textes écrits presque simultanément, dont le premier relève du roman de détection historique ou « historical whodunit » (il appartient au cycle des Carnets de Max Liebermann, mettant en scène une Vienne impériale dont Freud était l’apprenti-sorcier et Mahler le Dieu) et le second du thriller, puisqu’il est l’un des quatre romans du cycle « Hannibal Lecter », tous adaptés au cinéma1. L’assimilation de la cartographie de l’inconscient réalisée par la psychanalyse aux rouages d’une enquête criminelle, souvent par le biais de références œdipiennes ou hamlétiennes, est un locus classicus de l’approche critique des fictions policières, souvent réflexivement mobilisée dans romans eux-mêmes, comme par exemple dans L’Interprétation des meurtres (The Interprétation of murder, 2006) de l’auteur américain Jed Rubenfeld2. Investissant par la fiction le voyage à New York accompli par Freud, flanqué de Carl Gustav Jung et Sándor Ferenczi, en 1909, l’auteur y place en effet le père de la psychanalyse en situation de prêter main forte à la résolution d’une mystérieuse série de crimes. Parallèlement, il n’est pas rare de voir interprétée la réticence bien connue de Freud envers la musique, au-delà de l’anecdote biographique selon laquelle il aurait très jeune été irrité par le piano de sa sœur (qui l’empêchait de lire et de travailler), comme une jalousie à l’endroit d’un art qui, mieux et plus vite que toute cure par la parole, s’avèrerait capable de pénétrer l’inconscient et d’en arpenter la géographie.
C’est dans une Vienne de la fin du XIXe siècle où il était bien difficile de se déclarer « mélosceptique » (« ganzunmusikalisch »), que se situe l’action du roman de Frank Tallis, lui-même psychologue clinicien spécialiste des troubles obsessionnels. À l’instar de l’inspecteur Morse de Colin Dexter, mélomane intransigeant qui fusille du regard toute personne incapable d’identifier sur le champ une symphonie de Bruckner, les enquêteurs y sont férus de musique. L’inspecteur de police Oskar Rheinhardt, chanteur lyrique amateur, et le jeune psychiatre Max Liebermann, pianiste, intègrent naturellement la musique à leurs techniques d’investigation, comme si leur pratique régulière du lied était la condition, sinon la garantie, de l’efficacité policière. Évidemment destinée à séduire un public mélomane, l’intrigue repose sur un cas de psychopathologie musicale, ce qui permet de brocarder – tout en magnifiant son écrin culturel – la doxa scientifique d’une époque : le « globus hystericus » d’une cantatrice assassinée autorise en effet la concentration des clichés sur les ravages (infertilité, tendances morbides) supposément causés chez les femmes par un excès de musique, tels que les a étudiés James Kenneway dans son ouvrage Mauvaises Vibrations. Au cours de l’enquête, il est par ailleurs question d’un compositeur, Brosius, dont l’épouse, Angelika, aurait secrètement écrit certaines des meilleures pièces, leur graphisme musical étant impossible à discerner. Cette allusion assez transparente à Bach et à sa seconde épouse Anna Magdalena, touchant au cœur de l’autorité artistique et des mystifications qui la cimentent, est caractéristique d’un univers romanesque où la psychanalyse naissante semble avoir beaucoup à apprendre de la musique, véritable puissance exploratrice de l’informulé ou du refoulé. Plusieurs scènes montrent ainsi le jeune Liebermann, moins contraint que son acolyte par la culture policière et la procédure, laisser ses mains courir sur le clavier en espérant qu’une intuition naîtra des mélodies ou accords ainsi réalisés : épiphanies musicales destinées à modifier l’interprétation d’un fait, comme par transposition du point de vue, ou à faire émerger, à l’instar de l’hypnose, un détail significatif stocké dans la « mémoire morte ». Cette méthode en apparence pour le moins hasardeuse prend toutefois un aspect plus rigoureux et concerté quand la singulière investigation pianistique, délaissant l’aléatoire, fait délibérément appel à Bach :
Après la fugue en do majeur, Liebermann passa au prélude en do mineur. Le Clavecin bien tempéré de Bach était un exercice qu’il pratiquait avec une régularité croissante. La pureté et l’élégance du contrepoint l’aidaient à réfléchir. Les grandioses variations propres à l’univers tonal de Bach lui étaient tellement familières que ses doigts se posaient sur les bonnes touches sans effort conscient de sa part. (…) Tout en jouant, Liebermann se dit soudain que les œuvres pour clavier de Bach créaient elles aussi une sorte d’illusion. Elles semblaient spontanées, improvisées, inspirées, et pourtant, chaque fugue était conduite par une logique interne impitoyable. La magie se réduisait à l’application scrupuleuse de règles musicales et de principes mathématiques. Cependant, si Liebermann était capable de soulever le voile enchanteur de Bach, il ne parvenait pas à dissiper l’illusion créée dans le meurtre de Fraülein Lowenstein. (…) En arrivant au quinzième prélude, Liebermann sut ce qu’il devait faire. Il ne cessa pas de jouer, resta au clavier et acheva le premier recueil. Puis il referma le couvercle du Bösendorfer. (2007 [2005] : 380-382)
On remarque ici que l’hygiène ordinaire du pianiste, fondée sur le labour quotidien de préludes et fugues eux-mêmes si difficiles à mémoriser, stimule conjointement la libre association et la logique déductive. C’est bien parce qu’il joue Bach de manière automatique, en laissant la rationalité intrinsèque à la musique (significativement qualifiée « d’impitoyable », conformément à l’absence d’empathie souvent associée à l’ultra-pythagorisme) le guider dans le labyrinthe de sa perplexité, que Liebermann entrevoit finalement une possibilité d’action. Si l’on en croit le témoignage de Theodor Reik, qui fut le secrétaire de Freud et l’un des rares pionniers de la psychanalyse à s’être vraiment intéressé à l’art des sons, les préventions de Freud à l’encontre de la musique tenaient précisément à la manière dont elle lui semblait jouer à la fois sur le terrain des affects et sur celui de la raison, habillant son démonisme de séduisante rationalité3. Franchement hostile ou insensible à la musique, il l’était probablement si peu qu’il s’en tint délibérément à l’écart par geste défensif, accomplissant en quelque sorte un sacrifice esthétique destiné à fonder, dans et par ce langage auquel l’art des sons fut si souvent, à l’âge romantique, déclaré supérieur, la méthode psychanalytique. Avant même que Lacan ne la projette entièrement sur la scène du langage, la cure consiste bien en une verbalisation à laquelle la musique oppose en quelque sorte sa médiation plus directe, dispensée de laborieuse mise en mots, pénétrant les mystères de la vie somatique, l’organisant en un espace familier et opérant des condensations de contenus et d’émotions à la manière d’un « travail du rêve » que Freud qualifie très musicalement de « hors temps » (Zeitlos). D’une certaine manière, c’est le privilège dont parle encore Roland Barthes lorsqu’il ramène systématiquement la musique aux rythmes corporels et voit en elle la seule « langue maternelle », précédé en cela par la célèbre prosopopée nietzschéenne de la musique dionysiaque : « Voyez-moi telle que je suis ! Sous l’incessante variation des phénomènes je suis la Mère primitive, éternellement créatrice, qui contraint éternellement l’être à l’existence4… » (1977 [1872] : 101)
Les romans de Frank Tallis, tout en faisant œuvre de vulgarisation des concepts freudiens et en rappelant la nature subversive d’une psychanalyse naissante, encore loin de s’être durcie en « catéchisme », prennent en quelque sorte acte d’une telle déclaration : point de carte de l’inconscient, d’arpentage de la mémoire enfouie ni de contact direct avec la vie libidinale sans cette musique qui, pour être aussi rigoureuse qu’un langage, est dispensée de dire le monde à l’aide de référents, et à laquelle la représentation commune du temps ne semble pouvoir être appliquée. L’investigation bachienne de Liebermann, conjuguant rationalité et intuition, n’est d’ailleurs pas sans rappeler le ravissement de Sherlock Holmes quand il s’adonne aux fameuses improvisations violonistiques qui lui permettent de gagner son palais mental. Aux yeux du bon docteur Watson, qui les met peu ou prou sur le même plan que l’héroïnomanie de son illustre colocataire, ces moments musicaux relèvent d’un coupable abandon, d’une échappatoire ne produisant guère – par opposition au rassurant logos positiviste du détective – qu’un délire stérile. Aveuglé par son regard médical, il ne perçoit pas l’organisation sensible qui les anime, les voix secrètes qui les constituent, la présence, sous l’apparent chaos sonore, d’un complexe ricercar fait de croisement de lignes, d’hypothèses, de déductions et de réfutations5. Holmes n’est peut-être jamais davantage lui-même, ni davantage en possession de ses facultés hypermnésiques, que lors de ces séances en apparence régressives, où rien ne semble pouvoir l’atteindre : cet authentique génie de la logique, qui n’est d’ailleurs pas seulement violoniste, mais aussi, précise Conan Doyle, musicologue et compositeur, continue d’enquêter en parcourant pendant de longues heures son labyrinthe polyphonique. Le Viennois Liebermann, dispensé d’excentricité britannique, ne fait en somme qu’ordonner bourgeoisement cette pratique aux possibilités démultipliées du clavier et à l’autorité de la logique contrapuntique.
Régression bien tempérée
Qu’en est-il du « cannibale » Hannibal Lecter, que les romans de Thomas Harris présentent non seulement comme un pianiste, mais aussi comme un musicologue et collectionneur, puisqu’on apprend dans Hannibal qu’il possède une partition autographe de Scarlatti provenant du Teatro Capranica de Rome ? À l’instar de Sherlock Holmes, il apparaît doté d’une mémoire eidétique, lui permettant de « photographier » et de stocker avec exactitude une somme considérable d’informations, mais aussi de sensations. Cette faculté spécifique, que l’on prête à certains pianistes de renom – dont Glenn Gould – et qui s’intègre plus généralement à la légende musicale (c’est l’épisode tant ressassé d’un Mozart reconstituant à quatorze ans, après une unique audition à la Chapelle Sixtine, le Miserere d’Allegri), caractérise également Will Graham, le seul policier ayant réussi à arrêter Lecter, que l’on surprend d’ailleurs au volant de sa voiture, dans Dragon rouge, en train d’écouter du Haendel : coïncidence sans doute, mais qui ombre le duel entre les deux hommes de l’opposition légendaire – bien que très artificielle – entre les deux grands géants du baroque, Bach pour Lecter, Haendel pour Graham. Une telle hypermnésie, qui revient peu ou prou, comme l’illustre Borges dans sa célèbre nouvelle Funès ou la mémoire, à porter son inconscient en bandoulière au prix d’un terrible sentiment d’oppression, est classiquement administrée par Lecter, maître en rhétorique, à l’aide de la méthode des loci. Lecteur distingué d’Aristote, de Cicéron et Thomas d’Aquin, il a élaboré, dans la meilleure tradition oratoire, un « palais de la mémoire » que son précepteur de jeunesse, Monsieur Jakov, l’a incité à édifier à partir du lieu pour lui le plus cher, la chambre de sa mère. La variation introduite par Lecter à ce dispositif ultra-œdipien est bien sûr de nature musicale : sa topographie mémorielle, que l’on peut interpréter comme un parcours de deuil et une régression vers le sein maternel (ou vers les figures féminines de sa famille : la mère, la sœur, dont le souvenir sera projeté sur la jeune enquêtrice du FBI, Clarice Starling) semble faite d’itinéraires bachiens.
Une scène du film Hannibal Rising, absente en tant que telle du roman mais procédant d’une habile concentration d’informations textuelles, insiste fortement sur ce point. On y découvre le tout jeune Lecter, par une nuit d’orage, occupé à s’injecter dans le bras, dans sa mansarde d’étudiant parisien, un produit stupéfiant qu’il a dérobé à la faculté de médecine. Il s’agit d’une incise gothique évoquant un acte de vampirisme inversé, mais avant de s’allonger à demi nu sur le lit (tout l’épisode, d’un intimisme oppressant, s’apparente à un simulacre de séance d’onanisme), le jeune homme dépose délicatement sur son électrophone le disque des Variations Goldberg de Bach. Les gros plans sur ses mains et sur l’aiguille de l’appareil griffant la cire anticipent (pour le personnage) ou rappellent (pour le spectateur) la fameuse « escape scene » du Silence des agneaux (pour le coup scrupuleusement décrite dans le roman homonyme), dans laquelle Lecter parvient à s’échapper de sa cellule du palais de justice de Memphis, massacrant au passage ses deux gardiens, sans jamais perdre le contact esthétique avec cette même œuvre de Bach, qu’il écoute sur son magnétophone. Dans l’épisode parisien, où la musique est explicitement et pareillement diégétique, l’Aria des Goldberg s’assimile à la substance hallucinogène que le jeune homme fait circuler dans ses veines. Une telle image convoque aussitôt la critique nietzschéenne du décadentisme wagnérien, où l’art narcotique de « l’Enchanteur » est systématiquement comparé à une substance stupéfiante paralysant et « efféminant » la jeunesse européenne, critique dont on retrouve les principaux arguments dans le célèbre passage de la Montagne magique de Thomas Mann où le socialiste Settembrini chapitre deux jeunes gens (Hans Castorp et son cousin Joachim) en raison de leur abus de musique :
L’art est moral dans la mesure où il éveille. Mais, quoi, lorsqu’il fait le contraire ? Lorsqu’il engourdit, endort, contrebalance l’activité et le progrès ? Cela aussi, la musique le peut, elle sait à merveille exercer l’influence de stupéfiants. Une influence diabolique, Messieurs. La drogue est au Diable, car elle entraîne la léthargie, la stagnation, la passivité, l’asservissement… Il y a quelque chose d’inquiétant dans la musique, Messieurs. Je maintiens qu’elle est d’une nature ambiguë. Je ne vais pas trop loin en la qualifiant de politiquement suspecte. » (1991 [1924] : 173)
Selon cette critique d’ordre politico-moral, la musique (et plus spécifiquement la musique romantique au sens large) entraînerait le sujet plutôt vers l’oubli que vers le souvenir, et au premier chef l’oubli de son autonomie de pensée comme de sa responsabilité envers la société. Pourtant, en dépit des apparences, il semble assez évident qu’il ne s’agit précisément pas, pour le jeune Lecter, de s’abandonner à la morbidité d’une sensualité post-tristanesque ou même à toute forme de délectation esthétique « passive ». Hannibal n’est en rien le cousin d’Hans Castorp : bien plus sanguinaire qu’exsangue, il veille à conserver le contrôle, intégrant la musique à un cérémonial ascétique gouverné par le devoir et l’obsession de la vengeance. Pour lui, les Variations Goldberg contribuent, conjointement au produit psychotrope, à transférer l’énergie sexuelle vers la pulsion de mort, et s’il convoque chimiquement les souvenirs, il le fait, plus encore, musicalement : des instantanés traumatiques, suscités par les variations, colonisent le présent, escortés par des procédés filmiques caractérisant la scène rémanente, tels que la couleur sépia, la mise au point imparfaite, les effets de ralenti ou d’accélération. Bientôt, des visions d’épouvante surgissent et se bousculent : le relais de chasse de la famille Lecter sous le feu des obus, les faces bestiales des Hilfswillige lituaniens, volontaires pronazis bourreaux et « consommateurs » de Mischa, la petite sœur d’Hannibal, qui entonnent par dérision une comptine : « Ein Männlein steht im Walde ganz still und stumm » – la même que chante Hänsel à sa sœur Gretel dans l’opéra Hänsel und Gretel d’Engelbert Humperdinck (1893), autre histoire de dévoration puisque les deux enfants, perdus dans la forêt, sont confrontés à une sorcière qui veut les faire rôtir. Sur les images les plus violentes, Bach, qui a ouvert ce tunnel temporel, disparaît au profit d’un amalgame confus de souvenirs auditifs dominé par le bruit des déflagrations. De l’Aria des Goldberg, on n’aura au bout du compte entendu que quelques mesures, mais qui sont évidemment décisives en ce qu’elles constituent la seule voie d’accès au « Ur-Lecter ».
Plus généralement, de même que l’apprenti psychiatre Liebermann, chez Frank Tallis, confiait aux lignes d’une fugue le soin de mener un processus déductif aboutissant, pour lui, à un « déblocage » intellectuel, le maître-psychiatre, Lecter, fait de son ars memoriae une régression « bien tempérée » vers le passé. La musique de Bach (et non les seules Variations Goldberg) lui permet ainsi de n’être pas submergé par le flux d’informations, et d’échapper à la mélancolie hamlétienne traditionnellement promise aux hypermnésiques. Soucieux plus que tout de préserver sa capacité d’action, Lecter procède à un encodage bachien des souvenirs, comme l’illustre une autre scène nocturne d’Hannibal rising, le roman cette fois :
Maintenant, il veut mémoriser pour toujours les structures musculaire, nerveuse et artérielle du visage. Sa main gantée immobile sur l’encéphale du sujet, Hannibal voyage jusqu’au centre de son esprit, jusqu’au vestibule de son palais de la mémoire. Ayant choisi la musique qui l’accompagnera à travers les corridors, une fugue de Bach, il traverse rapidement la salle des mathématiques, puis celle de la chimie… (2007 [2006] : 208)
On le voit, bien loin de partager les préventions de Freud, Lecter fait de l’art de Bach une technique, la cheville ouvrière de Mémoire ainsi qu’un outil herméneutique équivalent, et même supérieur, à l’interprétation des rêves : s’il ne gardait l’esprit fixé sur de sombres objectifs, il ne serait ainsi guère différent du Liebermann de Tallis. Il l’est cependant, dans la mesure où l’outil bachien, garantie d’action, s’intègre chez lui à une volonté de puissance. Lecter, le « lector » déchiffreur de signes, est un sociopathe en lutte contre le monde, détenteur d’un très fort sentiment de supériorité. Bach renvoie pour lui à l’infaillibilité d’un référent paternel et ancestral, à Hannibal-le-Sombre, bâtisseur d’un château occupé par les Nazis puis par les Soviétiques, à la noblesse d’épée, à l’injonction virile à ne pas oublier et à se venger. Grâce au contrepoint, Lecter veut accomplir un dépassement de lui-même qui le conduit, antichambre de la pure inhumanité, à une forme de surhumanité : l’intellectualité « crabcanonique », signe de son intelligence supérieure, de ses capacités d’anticipation, de sa souveraine réflexivité, le distingue des sujets ordinairement jetés dans le temps et voués à l’oubli – cet oubli « hygiénique » supposément nécessaire à la constitution d’un psychisme équilibré. Peu soucieux de se construire en sujet harmonieux et socialement intégré, sinon bien sûr sous forme de masque, Lecter élabore sa propre morale : l’opération mnésique n’est pas recherchée pour ses vertus thérapeutiques et cathartiques, mais comme facteur de renforcement individuel, contre la médiocrité et la vacuité de la société de consommation (emblématisée par le mépris de Lecter pour les États-Unis) et l’inertie du « troupeau ». Au-delà des relations complexes entretenues par Nietzsche avec la figure de Bach, qui touchent essentiellement à ses rapports avec son père, pasteur luthérien, il existe dans la culture du roman policier un nietzschéisme de vulgate, caractérisé par le détournement de certains concepts (« surhomme », « libre volonté », « volonté de puissance ») en slogans ou en produits idéologiques : processus en partie analysé par Jenifer Ratner Rosenhagen dans son ouvrage American Nietzsche, et dont des romans comme The Talented Mr. Ripley (1955) de Patricia Highsmith, Compusion (1956) de Meyer Levin ou The Executor (2010) de Jesse Kellermann fournissent de bons exemples.
L’esthète antisocial qu’est Lecter, à l’instar d’un Nietzsche qui se considérait comme l’inventeur de la psychologie, utilise la puissance de la musique – et plus précisément sa capacité d’excavation des chambres les plus reculées du psychisme – pour balayer les préjugés moraux. Le fait que sa technique soit bachienne n’a rien pour surprendre tant la réputation de rigueur est indissociable de la musique du Cantor, mais ne manque tout de même pas d’ironie si l’on s’avise que la personne de Bach est traditionnellement construite, par ses biographes et hagiographes, comme le parangon du psychisme sain, exempt de tourments subjectifs, n’offrant aucune prise à la psychanalyse. Une telle image, non dénuée d’accents conservateurs et du regret d’un monde socialement et politiquement stable (en quelque sorte pré-politique et pré-névrosé) est récurrente et s’observe encore, par exemple, chez un Hermann Hesse inquiet des effets délétères de l’analyse sur la spontanéité et le « naturel » de la création artistique : « La psychanalyse est très difficile et très dangereuse pour les artistes car elle peut aisément interdire à vie toute activité artistique à celui qui la prend au sérieux. Si cela se produit sur un dilettante, fort bien – mais si c’est sur un Haendel ou un Bach, je préfèrerais qu’il n’y ait pas d’analyse du tout et que nous conservions Bach. » (1997 : 183)
Ni Hannibal Lecter ni Max Liebermann ne sont victimes, dans leur commerce avec la musique de Bach, de l’une de ces « mélodies obsédantes » que Freud ne parvenait pas à analyser sans recourir à l’hypothèse d’un texte sous-jacent, et dont Theodor Reik tenta pour sa part de percer le mécanisme, rappelant que l’analyse, tout autant qu’une verbalisation, était une écoute. Si l’on peut à bon droit considérer que Lecter est obsédé par les Variations Goldberg, il ne cherche nullement à se débarrasser d’un fredon obsédant, ou « ver d’oreille » (Ohrwurm). Bien loin d’être aliéné, il utilise les Goldberg à la manière d’un fichier mnésique au service de ses intérêts pratiques ; quant au psychiatre enquêteur de Tallis, il suppose à Bach (de même que l’analyste, selon Reik, doit engager son propre inconscient dans l’écoute, s’unissant à son patient dans un processus d’élucidation réciproque) la vertu de stimuler la « troisième oreille » qui le distingue des limiers ordinaires. L’expression « troisième oreille » vient encore de Nietzsche, qui l’utilise, dans Par-delà le bien et le mal pour brocarder la médiocrité sensible des Allemands (qui selon lui en seraient dépourvus), mais le fait qu’elle soit à l’évidence calquée sur le « troisième œil » du Bouddhisme la transforme en fenêtre sur l’intériorité. Le paradigme de l’œil, emblématisé dans la culture policière par la loupe de Scherlock Holmes (mais son violon, on l’a compris, n’est pas moins déterminant) le cède au pavillon de « l’écouteur » et aux stratégies de l’auditeur. La clairvoyance, selon un néologisme dû cette fois à Ernst Bloch, fait place à la « clairaudiance » : terme très nietzschéen, puisque l’antisocratisme de Nietzsche tenait justement à son désir de faire prévaloir l’ouïe (et la musique) sur les arts visuels et mimétiques. Theodor Reik ne dit pas autre chose, et à l’inverse des esthéticiens éminemment visuels et plastiques qu’étaient Goethe, Winckelmann ou Lessing, il se définit par sa sensibilité acoustique : « Contrairement à Goethe qui était un visuel, j’étais ce que les psychologues français appellent un auditif. Aveugle comme une taupe, c’est par l’oreille que j’enregistrais la plupart de mes impressions et de mes souvenirs6. » (1974 : 218). Si la musique peut guider le sujet dans son palais de mémoire, on peut supposer que c’est parce qu’elle l’a, dans une large mesure, construit : tel fut peut-être le grand legs de Nietzsche à la psychanalyse, qui à l’exception notable de Reik n’a guère su (ou voulu) l’écouter, et ne l’a peut-être fait qu’à l’aide de la littérature.