Les small stories, tiroir générique qui n’a pour l’instant ni statut générique notoire ni nom français, s’opposent aux big stories. Le concept de small stories, pour lequel Sylvie Patron propose plusieurs déclinaisons françaises : petites histoires », « petits récits », « micro-récits »…, a été initié par les travaux de Michael Bamberg et d’Alexandra Georgakopoulou, qui participent à cet ouvrage qui reprend en annexe les premiers articles de Michael Bamberg (2004 et 2007). La paternité du concept de small stories revient à ces deux auteurs, qui ont du même coup donné le nom de big story aux récits de vie privilégiés par l’analyse narrative traditionnelle héritée des travaux de William Labov.
Cet ouvrage collectif pluridisciplinaire qui rassemble des chercheurs européens et américains est le premier ouvrage en France à prendre la suite de l’ouvrage Small stories, Interaction and Identities (2007) d’Alexandra Georgakopoulou, et à présenter au lectorat français l’état actuel de la recherche de ce genre nouvellement défini. La première intervention du recueil, passé l’introduction de Sylvie Patron, est d’ailleurs un état des lieux de la recherche dans ce domaine (« La small stories research : une analyse narrative pour le XXIe siècle. Essai de cartographie »), établi par Alexandra Georgakopoulou.
La formule proposée par Alexandra Georgakopoulou pour définir les small stories : « un ensemble d’activités narratives sous-représentées, comme les récits d’événements en cours, d’événements futurs et hypothétiques, d’événements partagés (connus), mais aussi les allusions à des récits, les récits différés ou encore les refus de raconter », détermine ce sous-genre en creux par rapport à la big story ; car ce n’est pas tant par la brièveté ou la légèreté du contenu de ces « histoires négligées » que les small stories se distinguent des big stories que par leur structure, ainsi que le souligne Sylvie Patron :
elles ne remplissent pas toujours les critères textuels identifiés pour le récit, peuvent porter non sur des événements passés mais sur des événements en cours ou situés dans un futur proche, contiennent généralement une action ou une « complication » minimales, sont co-construites par les participants (p. 6).La valeur anecdotique des small stories, ainsi que leur développement contemporain, notamment dans les correspondances électroniques et sur les réseaux sociaux, justifie assez le fait qu’y participent évidemment des chercheurs venus d’horizons divers des sciences humaines : littérature, sciences du langage, sciences de la communication, psychologie, sociologie et… théologie. Cet ouvrage se propose d’être un ouvrage fondateur pour l’étude des small stories en France, et y réussit parfaitement, dans la mesure où il recueille à la fois l’état des lieux de la recherche (Alexandra Georgakopoulou), quelques perspectives critiques et quelques réflexions dans les principaux domaines où s’exerce actuellement cette recherche.
L’état des lieux exposé par Alexandra Georgakopoulou rappelle un historique dont elle a été elle-même une actrice de premier plan, notamment en qualité de co-responsable avec Michael Bamberg de la délimitation du domaine d’études. Loin d’une simple chronique, cet exposé est un article historien, qui replace la recherche des small stories dans le contexte des théories et des pratiques prégnantes dans la recherche des années 2000 en sciences humaines mais aussi dans « l’explosion des médias sociaux », et souligne les raisons pour lesquelles cette recherche imprègne des disciplines aussi diverses que l’ethnologie, la médecine ou les sciences de l’éducation.
La première perspective critique développée dans le recueil par Brian Schiff remet en question le choix du terme utilisé pour désigner le concept à l’étude. Sous le titre humoristique « La taille importe-t-elle vraiment ? », Brian Schiff pointe l’adéquation de l’appellation small stories à son objet : par le fait qu’elle connote une structure narrative et met en évidence la question de la taille, cette appellation aura notamment conduit des chercheurs à assimiler – à tort – small stories et minimal narratives, alors qu’en fait l’élément-clé des small stories n’est ni la taille ni la structure narrative mais bien la construction interactionnelle de ces récits. À l’autre bout du recueil, dans une section intitulée « Mise en perspective » et spécialement consacrée à son intervention, la sociologue Annick Madec étudie également la question de la taille des récits, dans le cadre spécifique des enquêtes ethno-sociologiques, notamment quand la taille est imposée, comme c’est le cas dans les petits récits adressés au courrier des lecteurs de Femina (« Petits récits pour histoire collective : une sociologie narrative »).
Les small stories sont partie prenante dans les ramages qui construisent au jour le jour l’actualité. C’est Twitter qui sert d’exemple pour une étude des réseaux sociaux, terreau privilégié des small stories, en raison de l’immédiateté et de la pluralité des correspondances et de l’interaction qu’il génère. Johanna Thornborrow et Pierre Chartier y étudient les activités narratives engendrées par le hashtag « metoo » (« Le partage du récit de l’expérience partagée sur Twitter. De “me too” au mouvement #MeToo »). La force du hashtag #MeToo aura permis l’agglomération d’histoires minimales à narrateur unique en une protestation collective précisément par la contrainte de la limitation du format et du nombre de caractères. Ce sont les différences discursives de ces tweets entre l’année de leur lancement (2017) et l’année suivante (2018) qui sont étudiées par les auteurs de l’article. Si le corpus de 2017 était essentiellement centré sur le récit de soi, celui de 2018 laisse apparaître la « construction d’une nouvelle scène discursive » (p. 100), où le tweet se projette dans l’avenir et cesse de cibler la souffrance subie par son auteur pour viser la postérité, « du I au US » (p. 101). La façon dont les small stories construisent l’information est étudiée par Gilles Merminod, à partir d’un corpus de données recueillies dans les matériaux préparatoires de trois émissions d’actualité suisses (« Situations et idéologies narratives en salle de rédaction. Ce que les petites histoires disent de la façon de raconter des journalistes »). Cette étude lui permet de cerner, au-delà de la situation narrative (le contexte d’énonciation), ce qu’il en est des idéologies narratives, notamment dominantes, qui permettent la diffusion d’une histoire par la presse : son adéquation au contexte, sa vérité et son unité d’action.
Deux études de ce recueil sont orientées vers la pragmatique des small stories et l’utilité de l’étude de cette catégorie de récits dans la transmission de la souffrance. Maud Verdier étudie les corpus de conversations par messagerie instantanée (« chat ») d’une assistance en ligne (« Narrer sa souffrance. Les small stories des appelants d’une association de prévention contre le suicide »), dont les « descriptions d’éléments de souffrance » peuvent charrier des « récits de vie fragmentaires » (p. 139). Ces small stories ont l’utilité évidente d’extérioriser sinon d’objectiver la souffrance par une mise en mots, en présentant les bribes d’un récit de vie à reconstruire : elles sont produites en tant que causes du mal-être du locuteur. Autre écoute, celle du théologien Frédéric Marie-Le Méhauté (« Écouter la parole des plus pauvres. Contribution des small stories à l’analyse théologique de partages bibliques entre des chrétiens du quart monde »), dont le propos de départ est « le combat contre la misère par l’écoute », face à la difficulté à entendre « la voix des précaires » (p. 165). Cette contribution réfléchit sur le statut de sujet parlant des pauvres, et sur les paroles écrites et recueillies par les membres de la fraternité de la Pierre d’Angle. L’enjeu en est de taille : les small stories « constituent une des bases possibles de reconstruction de nos représentations anthropologiques postmodernes » (p. 185).
Si par leur structure même, les small stories sont des récits de l’immédiateté et de l’interactionnalité, trois contributions de ce recueil n’en portent pas moins sur des textes écrits à narrateur unique. Heidke Baldauf-Quilliatre et Matthieu Quignard étudient les small stories à partir de la correspondance et des carnets de guerre de Charles Bruneau, bisaïeul de Matthieu Quignard (« Les “petites histoires” de la Grande Guerre. Les expériences sensorielles de la guerre dans la correspondance et les carnets de soldat de Charles Bruneau »). L’analyse linguistique et discursive de ce corpus manuscrit inédit – morceaux de témoignage et correspondance adressée à sa famille – est centrée sur les « expériences sensorielles » de leur auteur et la façon dont le discours se focalise non pas tant sur le récit des faits que sur leur perception – façon choisie par son scripteur comme la seule possible pour « décrire l’indescriptible » (p. 89). Les deux autres contributions portent, elles, sur des corpus littéraires, au sens commun du terme. Sylvie Patron étudie trois nouvelles politiques de l’écrivain uruguayen Mario Benedetti (« Dialogue, small stories et identités d’exilés dans les Histoires de Paris de Mario Benedetti ») dans le but explicite de « montrer l’intérêt de l’étude des small stories dans un corpus de récits littéraires » (p. 209), même si de tels récits appartiennent constitutivement à la catégorie des big stories. Cette étude le montre bien : une big story peut tout aussi bien charrier son lot de small stories dès lors qu’elle met en scène des dialogues, et tel passage d’une big story peut inviter à réfléchir sur l’opposition entre big et small stories. Dans sa présentation des œuvres de Valérie Mréjen (« Valérie Mréjen. Les small stories et leurs “mises en relation” »), Cécile De Bary brosse le portrait d’une autrice-documentariste dont le travail s’attache aux échanges verbaux des protagonistes et pointe l’utilisation chez elle de micro-histoires : anecdote, sketch, fait divers, souvenir personnel. L’étude de Cécile De Bary porte plus spécifiquement sur le court récit Eau sauvage, dans lequel le personnage du père construit et provoque des small stories, dont la fonction se révèle au bout du compte argumentative, voire purement phatique, « situation paradoxale où le récit qui devrait permettre l’échange est demandé pour n’être pas écouté, ou transmis pour être qualifié de nul » (p. 239).
En marge également des analyses replaçant les small stories dans des contextes interactifs, Stéphanie Smadja les étudie dans le cadre du langage intérieur ordinaire (« Langage intérieur et small stories : des activités narratives endophasiques ? »). Le concept de small stories permet en effet selon elle d’approcher ce qu’il en est du monologue intérieur, étudié sous la forme de ses restitutions écrites (« carnets endophasiques » principalement). La question posée par Stéphanie Smadja est celle de l’existence des small stories en parole intérieure, mais aussi de leur raison d’être, et de ce qu’elles disent du sujet parlant.
Magali Nachtergael ouvre à elle seule le champ d’application de l’art contemporain aux études des small stories, dans sa contribution « Small stories dans l’art contemporain. Fragments narratifs, transmédia et identité artistique ». Il est vrai que la situation de l’art contemporain « depuis l’avènement du postmodernisme et de l’art conceptuel » est propice aux « narrations fragmentaires » (p. 251), qui s’opposent aux « grands récits de l’art ». La marginalité de ces small stories en font des « contre-récits » contribuant le plus souvent à la construction de l’identité de l’artiste. L’exemple de l’œuvre de Sophie Calle rend compte de la façon dont elle publie des propos privés pour présenter ses œuvres et met en scène des counter-narratives. Mais l’étude de Magali Nachtaergael est aussi l’occasion d’affirmer la façon dont le « récit alternatif de l’histoire de l’art » (p. 263) est une pratique essentiellement féminine, en réaction à la minorisation subie par les œuvres des artistes femmes.
Genre à part entière nouvellement cerné ou sous-genre narratif jusqu’ici négligé, dont le cadre conceptuel est déjà installé depuis une quinzaine d’années – même si sa définition n’est peut-être pas encore achevée si on en croit les interrogations soulevées par Brian Schiff –, les small stories (dont on ne parle jusqu’ici que sous cette forme pluralisante) engagent déjà la recherche dans le large spectre des sciences humaines. Elles éclairent cette recherche en excentrant l’analyse de leur contenu : de ces small stories, on retiendra que ce n’est pas la narration dont elles sont le vecteur qui est l’objet d’étude le plus enrichissant, mais ce qu’elles révèlent du contexte qui les motive, de l’idéologie qui les produit, des identités qu’elles mettent au jour.