Ineke Bockting, Pascale Drouet, Béatrice Fonck (dirs.), Shakespeare et Cervantès, regards croisés

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Ineke Bockting, Pascale Drouet, Béatrice Fonck (dirs.), Shakespeare et Cervantès, regards croisés. Paris : Classiques Garnier, 2018, 333 p., ISBN : 978-2-406-07965-1

Text

L’ouvrage collectif Shakespeare et Cervantès, regards croisés, réalisé sous la direction d’Ineke Bockting, Pascale Drouet et Béatrice Fonck, réunit les communications présentées lors du colloque organisé à l’Institut Catholique de Paris et à l’Institut Cervantès, en collaboration avec l’université de Poitiers, du 20 au 22 avril 2016. Ensemble, ces chercheurs et chercheuses d’horizons variés ont interrogé la littérature des XVIe et XVIIe siècles à partir des œuvres de deux de ses plus grands représentants, William Shakespeare et Miguel de Cervantès. Les directrices de l’ouvrage soulignent dans leur introduction que redécouvrir les écrits de ces illustres auteurs est toujours un défi et en signalent tout l’intérêt heuristique et littéraire : comme vont le démontrer les quatre parties efficacement articulées de l’ouvrage, les œuvres shakespearienne et cervantine partagent des caractéristiques essentielles, et semblent s’éclairer mutuellement.

Les trois premiers articles s’attachent à explorer les trajectoires parallèles, à la fois historiques et littéraires, de Shakespeare et Cervantès. D’ailleurs, les deux auteurs se sont-ils un jour rencontrés ? C’est la question que se pose Roger Chartier, à la suite d’Anthony Burgess qui, en 1987, imaginait une rencontre houleuse, sur fond de controverse religieuse et littéraire, entre le dramaturge anglais et l’écrivain espagnol aux multiples facettes. Si cette entrevue n’a jamais eu lieu, il est presque certain que Shakespeare a connu le Quichotte, arrivé en Angleterre dès 1605, comme semble l’attester le titre d’une pièce aujourd’hui perdue, The History of Cardenno, qui aurait repris l’épisode des quatre amants de Sierra Morena. R. Chartier conclut néanmoins que Cervantès, pour sa part, n’a jamais entendu parler de son homologue anglais, et qu’il n’est pas certain qu’il aurait souhaité le rencontrer, notamment en raison de leurs divergences religieuses. L’aspect historique de la question ayant été établi, les articles de John Edwards et de Jean-Baptiste Picy s’attachent à montrer que bien que l’Angleterre, au début du XVIIe siècle, affiche sa singularité par rapport au reste de l’Europe occidentale, notamment d’un point de vue religieux, elle est prise dans les mêmes inquiétudes et évolutions que l’Espagne. Pour preuve, J. Edwards s’attarde sur la question de la représentation de la communauté juive dans les œuvres des deux auteurs. Les préoccupations espagnoles au sujet des Juifs (et plus particulièrement des conversos) sont bien connues ; J. Edwards montre alors que même s’ils ont été expulsés d’Angleterre dès 1290, ils demeurent une source d’inquiétudes pour la société britannique. C’est notamment dans Le Marchand de Venise que cet aspect surgit avec le plus de force, dans la mesure où Shakespeare mobilise toutes les peurs et tous les stéréotypes attachés à la communauté juive, que l’on retrouve aisément dans plusieurs œuvres cervantines à l’image de La grande sultane, Les bagnes d’Alger, ou encore Les travaux de Persille et Sigismonde. J.B. Picy, pour sa part, choisit d’étudier l’image que donne Shakespeare d’une figure commune à l’Espagne et l’Angleterre, la reine Catherine d’Aragon, première femme d’Henry VIII. La fille d’Isabelle de Castille et de Ferdinand d’Aragon apparaît dans l’une des dernières pièces de Shakespeare, Henry VIII (1613), qui fait de la reine catholique un portrait très positif, qui, éventuellement, pourrait déranger un spectateur protestant. Néanmoins, dans les années qui suivent l’écriture de la pièce, et qui voient de nombreux efforts de rapprochement diplomatique et culturel entre l’Angleterre et l’Espagne, le souvenir de Catherine d’Aragon est surtout un aimable fantôme du passé, susceptible d’éveiller respect et regrets, plus que répulsion et rejet, chez le public anglais. En fait, J.B. Picy montre que c’est avant tout la sensibilité littéraire baroque naissante qui doit être évaluée à travers le portrait de la reine disgraciée. L’Angleterre shakespearienne s’inscrit bien dans les courants historiques et littéraires de son époque, comme le montre exemplairement la place de cette figure espagnole dans l’œuvre de fin de vie de Shakespeare.

La deuxième partie de l’ouvrage se consacre au tournant épistémologique supposé par l’œuvre de Cervantès et celle de Shakespeare : leurs réflexions sur la poétique les a menés tous deux, par des chemins différents et dans des genres divers, à renouveler les formes classiques de l’écriture. Ainsi, Víctor García de la Concha revient sur la complexe question de la chaîne narrative, ou encore de l’autoría de Don Quichotte. Il cherche à identifier ce qu’il appelle « le regard quichottesque de Miguel de Cervantès » : pour lui, l’ensemble de la poétique de l’œuvre est marqué par les tensions entre différentes perspectives, au premier rang desquelles se situe la dualité du personnage Alonso Quijano / Don Quichotte. V. García de la Concha montre que c’est précisément ce jeu multiforme qui crée le réseau d’échos, de voix entremêlées et de narrations polyphoniques au sein du Quichotte, contribuant ainsi à ouvrir de nouveaux chemins à la littérature. Les œuvres shakespearienne et cervantine sont, en effet, métafictionnelles : toutes deux nous parlent de poétique, de création littéraire, en un mot, de livres. C’est ce que Pascale Drouet choisit d’analyser à travers l’étude de la place de la lecture chez les auteurs en question. Tous deux manifestent à l’encontre de cette pratique une certaine défiance, dont l’hidalgo de Cervantès est l’incarnation par excellence. P. Drouet montre cependant que loin de jeter un anathème sur la lecture et sur les livres, Shakespeare et Cervantès proposent « de lire, et donc d’écrire, du neuf » (p. 114), autrement dit, de créer la fiction de la modernité. Or, cette nouvelle voie narrative semble devoir être marquée du sceau de l’ambiguïté. Si Víctor García de la Concha le démontrait au sujet des multiples perspectives, narratives et vitales, qui imprègnent le Quichotte, John Jackson s’attache à traquer le procédé dans l’œuvre de Shakespeare. Dans Antoine et Cléopâtre, La tempête ou encore Le conte d’hiver, l’ambiguïté entre deux aspects d’une même réalité est présente en permanence, et elle affecte surtout, là encore, les mots. J. Jackson relie cette mise en doute du langage par le langage lui-même, et cette conscience de l’arbitraire du signe linguistique, à une sensibilité saussurienne avant la lettre, ce qui nous met de nouveau sur la voie d’une radicale modernité de la pensée du dramaturge.

La troisième partie de l’ouvrage propose une plongée plus détaillée dans les œuvres de Shakespeare et de Cervantès, afin de faire apparaître les tendances communes qui président à la création des personnages. Claire Guéron étudie ainsi la façon dont les deux auteurs exploitent un procédé bien connu des XVIe et XVIIe siècles, celui du récit dans le récit : dans Don Quichotte, dans Mesure pour mesure, Othello, ou Antoine et Cléopâtre, Shakespeare et Cervantès choisissent de juxtaposer des univers narratifs différents, provoquant ainsi des ruptures de cohérence, ou des « discontinuités » (p. 138) dans la poétique des personnages. Or, loin de vouloir résorber ces discontinuités, les deux auteurs s’en servent comme d’un instrument de réflexion, et proposent un discours métafictionnel qui questionne, précisément, les conditions de création d’un personnage, entre tradition et modernité. Nathalie Rivière de Carles centre alors son étude sur un type particulier de personnage, celui de l’ambassadrice, incarné par Catalina dans La Grande Sultane et par Paulina et Hermione dans Le conte d’hiver. N. Rivière de Carles montre que ces personnages féminins répondent à une même stratégie littéraire : à travers elles, les deux auteurs interrogent l’essence de la parole diplomatique, et l’art langagier de transformer le réel. Ces figures deviennent de la sorte un « laboratoire d’expérimentation rhétorique » (p. 160). Il en est de même pour un autre modèle de personnage commun aux œuvres des auteurs étudiés, celui du compagnon de route. Yan Brailowsky se penche sur le cas de Sancho, fidèle écuyer de don Quichotte, et de Falstaff, qui accompagne le prince Hal dans Henry IV, pour montrer qu’ils sont, eux aussi, des « générateurs de fiction » (p. 193). Ce sont là deux figures de anti-héros, qui, cependant, vont au-delà de la tradition carnavalesque et sont capables d’inventer eux-mêmes des histoires : de mensonges en mensonges, ce sont eux qui tissent la toile narrative de l’œuvre. Plus encore, ils font appel au lecteur / spectateur de Don Quichotte et de Henry IV, pour l’impliquer dans une réflexion sur le monde qui l’entoure. Y. Brailowsky y voit la marque d’un esprit « fin de siècle » qui imprègne à la fois Sancho et Falstaff, l’Espagne et l’Angleterre.

La dernière partie de l’ouvrage met en perspective les œuvres des deux auteurs étudiés, en s’attachant à la question de leur réception et de leur circulation : Shakespeare et Cervantès ont en effet suscité bien des adaptations et bien des réflexions, à différentes époques, et au sein de différentes formes artistiques. C’est d’abord la musique qui est mise à l’honneur dans l’article de Chantal Schütz : il est significatif que le compositeur allemand Felix Mendelssohn ait choisi de s’attaquer simultanément au Songe d’une nuit d’été et aux Noces de Camacho. Si ces deux opéras témoignent de partis pris artistiques différents, ils se rejoignent néanmoins en ce qu’ils constituent pour Mendelssohn une même manière d’affirmer son esthétique romantique aux yeux des spectateurs. Jean Canavaggio cherche, pour sa part, les traces de l’œuvre cervantine dans la pensée politique et littéraire américaine. Il montre que « l’errance de don Quichotte est loin d’avoir pris fin avec sa mort » (p. 246) et que le personnage de l’hidalgo a imprégné, pour des raisons différentes mais toujours puissantes, des trajectoires aussi diverses que celles de Simón Bolívar, Rubén Darío, Jorge Luis Borges, William Faulkner, ou encore Gabriel García Márquez. Pierre-Emmanuel Perrier de La Bâthie fait le même constat au sujet de Salvador Dalí, dont l’esthétique surréaliste s’est nourrie de la poétique des deux auteurs. L’article met en parallèle des œuvres inspirées de Shakespeare et d’autres inspirées de Cervantès, pour montrer qu’elles se répondent, que ce soit en raison de la philosophie qui sous-tend ces toiles, ou de l’esthétique qui les caractérise. Quoi qu’il en soit, P.E. Perrier de La Bâthie conclut que c’est avant tout le potentiel subversif des personnages shakespeariens et cervantins qui intéresse le peintre catalan. De l’autre côté de l’Océan Atlantique, c’est le cinéaste Orson Welles qui, lui aussi, s’est attaqué au défi d’adapter les œuvres des deux auteurs. Gilles Menegaldo compare la réalisation de Chimes, un montage à partir de différentes pièces de Shakespeare, et de Don Quichotte, un projet d’adaptation du roman cervantin, inachevé à la mort de Welles et repris par Jesús Franco (1994) avec un résultat plutôt mal reçu par la critique. Malgré la fortune diverse de ces deux films, G. Menegaldo met en lumière les points communs et les comparaisons qu’il est possible d’établir entre les personnages et les mondes shakespeariens et cervantins, qui, dans une certaine mesure, sont régis par des paramètres de représentation similaires, mais exploités différemment. C’est ce que démontre, pour finir, l’article de Sébastien Lefait, qui prend appui sur deux adaptations filmiques d’œuvres shakespeariennes, dans lesquelles les personnages font allusion ou renvoient à don Quichotte : Romeo + Juliet de Baz Luhrmann (1996) et Beaucoup de bruit pour rien, réalisé pour la BBC en 2005. A partir de cette analyse, S. Lefait montre que la poétique des deux auteurs conduit à une réflexion sur les conditions de l’illusion fictionnelle, qui trouve un écho indéniable dans notre monde moderne, transformé à toute vitesse et radicalement par le développement des nouvelles technologies.

Cet article de clôture montre bien comment le XVIIe siècle rencontre les peurs et les désirs de l’époque contemporaine. Au-delà d’un hasard historique qui a fait coïncider les destinées temporelles de Shakespeare et Cervantès, leurs œuvres semblent bien se rejoindre en cela : elles ne cessent, par-delà les siècles, de nous parler de nous-mêmes et de notre époque.

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Marine Ansquer, « Ineke Bockting, Pascale Drouet, Béatrice Fonck (dirs.), Shakespeare et Cervantès, regards croisés », Textes et contextes [Online], 15-1 | 2020, . Copyright : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2723

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Marine Ansquer

Docteur en littérature espagnole, ENS de Lyon / laboratoire IHRIM, UMR 5317, 15 parvis René Descartes, BP 7000 69342 Lyon Cedex 07

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