Cet ouvrage consiste en une sélection de treize articles de Christian Giudicelli1, portant pour la plupart sur la littérature hispano-américaine, et distribués selon trois volets dont le premier, intitulé « Vargas Llosa : son écriture et ses “démons” », regroupe six études.
La première, « Écrire à l’ombre du père », montre comment le désir irrépressible de l’écriture chez Mario Vargas Llosa, naît et se nourrit de l’opposition à un père rigide et violent et plus amplement à sa vision du monde : l’écrivain décèle les mécanismes de la frustration sociale chez ce père archétypal, et s’en libère au moyen de la littérature.
Dans « Vargas Llosa et la vision de l’adolescence », C. Giudicelli remarque que la figure masculine de l’adolescent qui traverse les fictions de Vargas Llosa, dénonce un système éducatif et avec lui les structures et les valeurs aliénantes de la société (essentiellement de Lima durant la décennie 1950-60) : l’adolescent reproduit, en les intensifiant, des codes sociaux tels que la violence, la duplicité, le cynisme. Une volonté démystificatrice empreint donc ces fictions qui questionnent une mentalité conformiste et conservatrice profitant en définitive aux dictatures et militarismes divers.
« Messianisme et création littéraire » porte sur La guerra del fin del mundo et offre une réflexion sur l’utilisation littéraire des messianismes sous leur forme religieuse, militaire ou politique, et sur les dangers que représente tout porteur de vérité, toute utopie, religieuse ou révolutionnaire. Le motif romanesque du messianisme permet de dévoiler ses contradictions et amène à un refus des dogmatismes qui ne peuvent entraîner qu’ostracisme et violence.
L’article suivant, « Le Mentir-vrai : La señorita de Tacna et Kathie y el hipopótamo » s’interroge sur le rapport de l’imagination, et de la création littéraire, à la vérité ou au mensonge, sur la possibilité d’accéder à la vérité à travers les mensonges de la fiction. Ainsi, dans la première pièce de théâtre, le protagoniste-conteur (par le truchement duquel Vargas Llosa commente l’œuvre en train de se faire, postant une instance de réflexion au cœur même de la pièce) qui cherche à reconstituer les pans manquants des histoires avec lesquelles sa grand-tante alimentait son imaginaire d’enfant, va-t-il s’aider de l’imagination sans jamais savoir si elle le mène à la vérité, tandis que les mensonges et inventions de la deuxième pièce s’avèrent une forme de lucidité.
Dans « Historia de Mayta et les incertitudes de l’histoire », C. Giudicelli montre comment le roman s’efforce de reconstruire son héros, le révolutionnaire Mayta, à partir de témoignages divers et contradictoires. Ainsi ce roman pose-t-il, entre réalisme et mensonge, les limites de toute création romanesque, notamment au moyen d’un discours relativisant qui met l’écriture même dans une perspective critique, mais il montre également que l’Histoire pourrait bien être aussi fabulation, qu’Histoire et roman sont plus proches qu’il n’y paraît. L’histoire individuelle rejoint ici l’histoire collective et ce roman qui offre une vision inquiétante du monde péruvien en déréliction, présente une interrogation sur l’identité et le devenir de la société péruvienne.
L’article « Vérité, que d’écrits on commet en ton nom » se penche sur deux ouvrages de Vargas Llosa : le recueil d’articles Un Barbare chez les civilisés et le roman Les cahiers de don Rigoberto. Le premier consiste en un choix d’articles divers (allant de 1966 à 1988) qui, entre évocations biographiques et réflexions littéraires et politiques, défendent le libéralisme et s’intéressent à l’épisode historique controversé de l’assassinat d’un groupe de journalistes à Uchuraccay en 1983. Dans le deuxième, Vargas Llosa défend à nouveau ses idées au moyen d’un protagoniste hédoniste et individualiste s’opposant à l’esprit grégaire qui bride et appauvrit l’imagination, par définition libre.
« Le Pérou : l’essai et le roman », deuxième section du recueil, compte deux articles.
Dans « Rubén Darío et Manuel González Prada, deux écrivains latino-américains face à “1898” », C. Giudicelli s’intéresse à deux réactions virulentes sur l’histoire en train de se faire, en l’occurrence sur une date qui a marqué un tournant dans le monde hispanique. Par-delà l’antagonisme entre un Rubén Darío qui fait preuve d’un anti-américanisme réducteur et offre une vision idéalisée de l’Espagne, et un Manuel González Prada qui fait montre d’un anti-hispanisme teinté d’ironie, se dessine une interrogation commune sur l’avenir.
L’article « Roman et ontologie : vivre la frontière » se concentre sur deux œuvres d’Isaac Goldemberg qui posent la question de la frontière culturelle, entre altérité, dualité et tensions engendrées par deux lignées culturelles : La vida a plazos de don Jacobo Lerner présente une micro-société juive en phase de constitution autarcique dans la société péruvienne ; Tiempo al tiempo présente un jeune protagoniste acculturé né dans un pays dont il connaît la culture et les codes, mais n’en pose pas moins la problématique identitaire qui en l’occurrence fonde le récit.
« Imaginaire du roman et de la tradition populaire en Amérique hispanique », troisième et dernière partie de l’ouvrage, s’articule autour de cinq travaux et embrasse des aires géographiques et culturelles diverses.
Dans « Écrire en Amérique latine au tournant des années 1970. La question de l’écriture et l’écriture en question », C. Giudicelli revient sur les controverses autour de l’écriture comme engagement ou comme création libre, qui ont opposé José María Arguedas et Julio Cortázar, puis le jeune narrateur colombien Óscar Collazos et Vargas Llosa ainsi que Julio Cortázar, et enfin le critique uruguayen Ángel Rama et Vargas Llosa. Ces discussions, qui portent moins sur la nature de l’écriture que sur la place et le rôle social de l’écrivain, révèlent en définitive des dissensions politiques.
Dans « Perspectivisme et dialogisme dans La región más transparente », C. Giudicelli étudie ce roman qui entend rendre compte de la réalité urbaine complexe de México, multipliant à cet effet perspectives narratives et parties dialoguées : narration polyphonique, montage achronologique et fragmentation du récit conforment ce roman-mosaïque qui interroge identités personnelle et collective ainsi que leur rapport conflictuel à l’histoire.
L’article « Gioconda Belli et le détour par le mythe » porte sur le roman Waslala dans lequel le déterminisme de l’effet mythique sur l’organisation et la signification du roman sert une allégorie morale et sociale, présentant les relations que mythe et société doivent entretenir. Entre vision accusatrice de la société, tiers-mondisme et féminisme plaidant par contraste pour l’utopie, le détour mythique se trouve saturé d’idéologie et préconise une refondation sociale.
« L’air et la chanson » concerne el valse, forme musicale de l’aire péruvienne. C. Giudicelli montre comment le genre populaire du valsecito, plus qu’un élément festif, s’avère lieu de mémoire et de représentations : véhicule culturel qui, comme tel, contribue à créer des valeurs, les maintient, les transmet, il concourt, entre passé mythifié et exaltation des valeurs nationales, à dessiner une identité.
Enfin, « Permanences et réélaborations dans la poésie llanera. Le cas de El ánima de Santa Helena » s’intéresse à ce poème qui est une production du floklore llanero, dans lequel la voix anonyme du narrateur intra-diégétique est l’instrument privilégié de la réélaboration du modèle classique. Dramatisation à travers les mots de la terre concernée, oralité pour laisser parler une identité métisse : la poésie populaire est un espace de conservation et de recréation de modèles hérités, révélant le syncrétisme et la vitalité d’une culture.
Cet ouvrage qui constitue un riche apport à la réflexion sur la littérature et la civilisation hispano-américaines, s’il intéresse d’abord les spécialistes, peut s’adresser à un plus vaste lectorat, curieux d’études américanistes, qui appréciera la variété des travaux de grande tenue compilés ici, et saura goûter une écriture élégante et subtile.