Commençons par dire que nous avons dans les mains un bel ouvrage, comme savent si bien les fabriquer les Presses du Septentrion. La couverture et la police utilisée sont agréables, et les 324 pages se lisent avec plaisir. Le titre se veut polysémique (comment ne pas jouer avec les polysémies lorsque l’on traite de la question épineuse des jeux de mots et de leur (in)traduisibilité ?).
Le volume, après une présentation de quelques pages qui inscrit ce travail dans la lignée d’un volume de 1998 (Antoine & Wood, Traduire l’Humour, mêmes éditions) se compose de 18 chapitres rédigés en français ou en anglais par des spécialistes universitaires de diverses nationalités et de divers horizons. Ces chapitres sont organisés en 3 parties d’importance à peu près identique (Le Jeu de mots, figure de style, Jeu de mots et jeu de scène, Jeux de mots et jeux d’auteur : une poétique), encadrées d’une introduction et d’une conclusion. On sent que les éditeurs ont fait tout leur possible pour gommer l’aspect « Actes de colloque » et présenter un ouvrage structuré comme une monographie, même si l’exercice est assurément difficile et que le pari n’est pas entièrement gagné, comme nous le signalerons plus loin.
L’introduction de Jean-Marc Moura (« Jeux de mots, humour et traduction ») constitue en quelque sorte une méta-analyse d’un certain nombre d’études sur la traduction et l’humour, et revient sur les distinctions fines entre comique, satire et humour.
La première partie, consacrée aux procédés de traduction à l’œuvre dans la restitution du jeu de mots, s’ouvre par la contribution de Cécile Poix « Les jeux de mots dans la littérature pour la jeunesse : Typologie des procédés de (ré)création lexicale et stratégies de traduction des créations ex nihilo », centré en particulier sur les néologismes propres à ce genre, qualifiés d’« occasionnalismes » (p. 36 et note 2). Le chapitre présente d’abord une classification de ceux-ci fondée sur la lexicologie, en particulier sur les travaux de Jean Tournier (1985 [2007]), puis les stratégies de traduction à l’œuvre.
Nicolas Froeliger, dans « Le jeu des quatre réversibilités ‒ traduire les acronymes dans les romans de Thomas Pynchon », insiste sur la difficulté à identifier et à interpréter les acronymes, particulièrement nombreux dans les romans les plus récents de Pynchon, et propose une typologie de traduction qui met en évidence les diverses stratégies, en particulier les explicitations, mises en œuvre.
De l’acronyme, nous passons à l’anagramme, avec le chapitre de Sabrina Baldo de Brébisson, qui, dans « La traduction sous-titrée de l’anagramme au cinéma et à la télévision », présente, à l’aide fort bienvenue de captures d’écran, un corpus de 60 anagrammes tirées de 11 films ou séries de genres divers, ainsi que 9 stratégies de traduction différentes, qui vont du « report » à l’anagramme libre, l’image constituant bien évidemment une contrainte absolue pour le traducteur-sous-titreur.
Samuel Trainor, dans une contribution très dense au plan théorique, « A Poor Ear for A Pun: Retranslating Hamlet and Paronomastic Fetishism », critique deux formes de ce qu’il nomme « fétichisme de la paronomase » : l’approche dite « paradigmatique » (Delabastita 1993) et l’approche dite « performative » (Henri Meschonnic, Antoine Vitez), celle qui laisse libre cours à la créativité du traducteur. L’auteur oppose à ces deux approches sa propre théorie traductive « contrapuntique » et « aporétique » pour mieux jouer de la mélodie de l’original, en convoquant en particulier l’œuvre d’Yves Bonnefoy.
Florence Xiangyun Zhang, dans « ‘Bien’ ou ‘froid’, traduire le son ou le sens ? Étude de la traduction de calembours chinois dans la pièce Cha guan de Lao She », met en rapport d’une part les jeux de mots (qu’elle classe en trois catégories : phoniques, sémiques et graphiques) qui abondent dans la pièce et d’autre part trois traductions de celle-ci, une française et deux anglaises. Et l’auteure montre la déperdition des jeux de mots eux-mêmes et les efforts des traducteurs pour les « compenser par d’autres moyens » (p. 113).
La contribution de Fabrice Antoine, « La pierre et la monture : traduire le jeu de mots et autres pièces de résistance » s’annonce d’emblée (p. 117) comme « didactique » et son titre renvoie à l’opposition entre le jeu de mots lui-même (la « pierre ») et son co-texte (la « monture »). Pour beaucoup de traducteurs, débutants comme confirmés, l’écueil décrit par l’auteur consiste à ne voir que le premier (« l’arbre qui cache la forêt », p. 121) et très peu, voire pas du tout, le second, en vertu du « syndrome de la pépite polarisante » (ibid). Les nombreux exemples cités montrent que l’on aboutit ainsi à des traductions peu ou pas authentiques, en particulier dans les dialogues.
La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée, comme son titre l’indique, aux jeux de mots dans des contextes scéniques ou télévisuels.
La première et la deuxième contribution y sont signées, respectivement, d’une hispaniste francophone et d’un angliciste hispanophone et portent sur le même corpus, celui des comédies du Siècle d’Or espagnol (XVIIe siècle) ; on a donc des effets d’écho fort intéressants entre les deux études. Catherine Dumas, dans « La traduction des jeux de mots de la comedia espagnole en français », travaille sur les différences signifiantes entre « adaptations » anciennes et traductions modernes. Les premières effacent très souvent les jeux de mots, les secondes s’efforcent de les traduire ou en tout cas de les rendre, avec un certain nombre de difficultés discutées par l’auteure. En contrepoint, Jorge Braga Riera, dans « Textual Comicality and Creativity in Drama Translation (Spanish-English): A Diachronic Approach », étudie deux séries de traductions des comédies de cette époque, une série ancienne (1660-1700) et une contemporaine. En comparant, pour l’une et l’autre série, trois procédés de traduction des jeux de mots (substitution, omission, autonomous creation, pp.151-152), il constate que les créations autonomes et les omissions sont dans les traductions anciennes les stratégies majoritaires, alors qu’omissions (souvent avec compensations) et substitutions prédominent dans les traductions contemporaines.
C’est à un des jeux de mots les plus célèbres dans les titres de la littérature anglophone que Xavier Giudicelli (« Jouer sur les mots et les noms : Les traductions françaises de The Importance of Being Earnest d’Oscar Wilde ») consacre sa contribution. Là encore, on a une approche diachronique, avec un recensement (p. 172) des différentes traductions proposées pour ce titre entre 1911 et 2014 (‘Aimé’, ‘Aimable’, ‘Fidèle’ et ‘Désiré’ ont été successivement employés, ainsi que ‘Constant’ qui semble s’être imposé).
Le chapitre suivant nous fait radicalement changer d’univers, puisque nous passons, avec Audrey Canalès, à la culture populaire télévisuelle. Dans « Jeux de mots et ressorts comiques : Les traductions française du Buffyverse », l’auteure étudie les adaptations françaises (en comparant sous-titres et doublages) de la célèbre série Buffy the Vampire Slayer. Cet univers a un langage bien à part, le Buffyspeak, et un argot (Slayer Slang) qui, comme tous les argots, assume une fonction essentiellement démarcative, ici entre adolescents et adultes. Les jeux de mots, mais également les très nombreuses références à la culture populaire, sont analysés en partant de la typologie de Jacqueline Henry (2003). Leurs différentes traductions/adaptations sont passées en revue, à commencer par les omissions, les ajouts et les (re)créations, et les références culturelles sont conservées ou remplacées par d’autres en fonction de leur degré de reconnaissance par un public francophone (p. 194), sans doute d’ailleurs différentes pour des Canadiens (puisque l’auteure est à l’Université de Montréal) ou des Français, ce qui n’est pas précisé, mais constituerait vraisemblablement l’objet d’un autre chapitre…
La dernière contribution de cette partie est à nouveau celle d’un angliciste hispanophone, Francisco Díaz-Pérez, qui dans « Translating Humorous Puns in Almodóvar’s Films: A Cognitive-Pragmatic Approach » s’appuie sur la Relevance Theory de Sperber et Wilson et la typologie des jeux de mots de Delabastita (déjà convoquée chez S. Trainor dans la 1e partie) pour étudier les sous-titres anglais d’un corpus de films de Pedro Almodóvar. Là encore, il est distingué entre traduction littérale, re-création, reproduction ou omission. L’auteur montre que statistiquement les traducteurs, par une méthode ou une autre, préservent le « scénario pragmatique » dans 66,3% des cas (p. 216), même au prix de changements parfois conséquents.
Avec la troisième partie sont alors abordés les aspects plus directement poétiques de la traduction des jeux de mots.
La première contribution est celle d’une germaniste, Elsa Kammerer, qui, dans « “Que grand tu as !” Jeux de mots homonymiques et étymologies signifiantes dans le Gargantua de Rabelais traduit par Johann Fischart (Geschichtklitterung, 1575-1590) », étudie la première traduction de Rabelais, quasi-contemporaine de l’original. Elle s’attache tout particulièrement au nom propre « Gargantua » et à ses adaptations en allemand, non seulement chez Fischart, dont sont examinées trois éditions successives, mais également dans toute une série de traductions des XIXe-XXIe siècles.
Autre monument de la littérature française, Marcel Proust, dont les jeux de mots et leur traduction en anglais sont étudiés par Emily Eells dans « Proust et l’à-peu-près ». Comme dans le chapitre précédent, ce sont des traductions successives de l’œuvre tout au long du XXe siècle qui sont mises en contraste.
Grand écart encore, puisque nous passons de Proust… au rap, avec la contribution de Tiffane Levick (« Sounding the Essence of Sense and Sound: On Translating Playful and Poetic Prose »). Le corpus utilisé est un roman français contemporain (Moi non, de Patrick Goujon, 2003), traduit en anglais par l’auteure dans le cadre de sa thèse et dont les personnages sont de jeunes rappeurs de banlieue. Pas mal d’exemples illustrent les jeux entre rimes, assonances et réorganisations syntaxiques nécessaires pour rendre la créativité inhérente au genre.
Nouveau monument, avec l’une des BD les plus connues de la planète : Catherine Delesse, dans « Traduire le jeu de mots dans son rapport avec l’image dans Astérix », revient en détail sur la traduction vers l’anglais (entre autres, mais surtout) des centaines de jeux de mots des albums. L’auteure analyse ces traductions dans le contexte des contraintes spécifiques au genre de la bande dessinée, où assez souvent c’est l’image qui va fournir aux traducteurs des indices précieux pour aboutir à une solution. Elle rappelle également (p. 274 et Delesse & Richet 2009) que le procédé de compensation va jouer à plein, les albums en anglais britannique, presque tous traduits par la regrettée Anthea Bell, comportant un bon tiers de jeux de mots en plus que dans l’original.
Enfin, Nathalie Vincent-Arnaud étudie, dans « Titres en jeu : Humour et “traduisible poétique” dans la presse anglophone », les redoutables problèmes posés par les titres d’articles de presse, même d’ailleurs quand ceux-ci ne comportent pas de jeux de mots. Ce sont bel et bien, en la matière, les « exigences de la traduction poétique » (p. 287) que le traducteur devra mettre en œuvre. Car il ne s’agit pas tant de jeux de mots au sens traditionnels que de détournements, nécessitant une créativité de tous les instants.
Quant à la conclusion de Thorsten Schröter qui clôt le volume « The Study of Wordplay Translation: Some Insights, Questions and Challenges », elle est avant tout une mise au point théorique et terminologique, ainsi qu’une mise en perspective.
Tel quel, ce recueil ne fournira pas à l’étudiant de traduction, ou au traducteur confirmé, de « recettes » pour la traduction des jeux de mots, calembours ou autres traits d’humour. Mais bien entendu, cela n’était ni son but ni son propos. Cependant, par la variété des exemples proposés et détaillés, la variété des registres, des genres, des cadres théoriques convoqués et des langues, chacun y trouvera matière à réflexion sur sa propre pratique.
Bien sûr, on pourra toujours, c’est la loi du genre, faire un certain nombre de critiques ou de remarques, certaines de pure forme, d’autres plus théoriques ou épistémologiques. Pour ce qui est des premières, elles se réduisent à très peu de choses, la relecture des éditeurs ayant manifestement été des plus minutieuses. Nous n’avons pas relevé de coquilles, mais tout de même une erreur dans la table des matières p. 8, le titre de la partie III ayant été dupliqué en lieu et place de celui de la première contribution de cette même partie (celle d’E. Kammerer). On regrettera, bien sûr, l’absence d’images dans le chapitre consacré à Astérix (question de copyright), mais on se consolera en relisant les albums… Entre forme et fond, on pourrait ergoter en avançant que la conclusion aurait pu être positionnée en introduction, et sans doute vice-versa, qu’un classement différent des contributions dans les trois parties aurait pu être envisagé (pourquoi deux études sur les sous-titres dans deux parties différentes ?). Plus sur le fond, il est sans doute dommage que les divers modèles théoriques utilisés par les auteurs n’aient pas fait l’objet d’une présentation globale, qui aurait vraisemblablement pu trouver sa place dans une introduction substantielle. Ces toutes petites réserves mises à part, ce volume occupera une place de choix sur les étagères de n’importe quel apprenti traducteur ou traducteur confirmé, pour peu qu’il s’intéresse au transfert des sens… total.