« Quai de Béthune » : l’air des poètes

Résumés

Par son évocation poétique de l’Île Saint-Louis, dans le poème « chanté » « Quai de Béthune », écrit en hommage à Francis Carco, Aragon montre comment le chant poétique se transmet d’un siècle à l’autre, d’un poète à l’autre, ressuscitant le passé, passant de la nuit au jour, car la poésie « est de lumière, et non pas de ténèbres ».

In his poetic evocation of the Ile Saint-Louis perceptible in the « sung » poem Quai de Béthune, which he wrote as a tribute to Francis Carco, Aragon shows how a poetic song can be passed on throughout the centuries, down a whole line of poets, and revive the past, cross the frontier between night and day, for poetry « is not made of darkness but of light. »

Plan

Texte

Si tant de poèmes d’Aragon ont été mis en musique et chantés, c’est, entre autres choses, parce que, pour lui, poésie et chant sont intimement liés. Que recouvre cette notion de « chant », différente certes, de la « chanson », mais qui en constitue le berceau ? Ses Œuvres poétiques complètes publiées dans la Bibliothèque de la Pléiade répertorient dix-neuf poèmes intitulés « Chanson », quinze intitulés « Chant » auxquels il faut ajouter les Cantiques et les Romances ; l’idée que le chant est « un élément essentiel de la poésie » parcourt ses Chroniques du Bel Canto (« septembre 1946 », Aragon 1947 : 153) et ce thème caractérise presque chaque poète évoqué dans ce livre. Cependant, Aragon s’oppose à l’idée que la poésie ne serait que « chant » : dans la « Chronique » concernant Pierre Emmanuel, il s’attarde sur les rapports entre paroles et musique en poésie et si Pierre Emmanuel  écrit : « Celui qui veut connaître un homme qu’il le cherche moins dans ses paroles que dans la musique qu’elles font1 » (« Juillet 1946 », Aragon 1947 :105), Aragon prend le contrepied de cette idée : « On voit où tout d’abord Emmanuel apporte de l’eau à mon moulin : la rime, le chant… Mais à peine si j’y consens, la pente naturelle de mon esprit l’entraîne à protester que l’homme est aussi bien dans ses paroles que dans la musique qu’elles font. » (ibid.). Et, un peu plus loin : « Ah ! c’est ici que je vous défie de séparer ce qui est dit de sa musique ! » (« Juillet 1946 », Aragon 1947 : 111). Un peu plus loin encore, s’opposant à un exégète de Mallarmé, il lui reproche de renoncer « à l’emportement, au rêve du poème […] Ce que j’appelle, à mon habitude, le chant » (« Septembre 1946 », Aragon 1947 :145). C’est ce « chant » qui est bien présent dans « Quai de Béthune », à la fois paroles et musique, sujet et forme du poème, passe-temps et passeur de temps.

1. Parution et chanson

« Quai de Béthune » est paru pour la première fois en première page du journal Les Lettres françaises le 20 mars 1958, sous le titre « “Chanson du Quai de Béthune” par Aragon » et sous-titré : « Pour un lauréat ». Le Comité National des Écrivains venait en effet de décerner son « Prix de l’unanimité » à Francis Carco. « L’auteur de Jésus la Caille, dit le petit texte de présentation, âgé aujourd’hui de soixante-douze ans et souffrant, ne quitte guère son logis du Quai de Béthune2, au cœur de ce Paris qu’il a tant magnifié ». Repris deux ans plus tard dans Les Poètes, sous le simple titre de « Quai de Béthune » (Aragon 1960 : 413-14), il est précédé, comme beaucoup d’autres textes, de la mention « Chanté ». Ce livre, Les Poètes, qu’Aragon sous-titre « Poème », et dont on aura écrit qu’ « il est à cette heure un des ouvrages d’Aragon qui aura été le moins abordé par la critique universitaire » (Bismuth 1999a : 5), se présente comme une sorte de grand spectacle parlé et chanté dont Hervé Bismuth a analysé la théâtralité (Bismuth 1999b : 45-68) ; quatorze au moins de ses textes ont d’ailleurs été interprétés par différents chanteurs et chanteuses, dont « Quai de Béthune » mis en musique3 et chanté par Caroline Cler en 19614. Ce poème évoque non seulement Paris et sa poésie, mais aussi l’amour et le souvenir toujours vivant de poètes du temps passé, ainsi que de Carco, qui mourra peu de temps après et auquel, à sa mort, Aragon consacre un autre poème, « Celui qui s’en fut à douleur… », paru le 29 mai 1958 dans Les Lettres françaises sous le titre : « Adieu à Francis Carco », reproduit également dans Les Poètes (Aragon 1960 : 415-16).

2. Le silence et le chant

De la musique avant toute chose
Et pour cela préfère l’impair
Plus vague et plus soluble dans l’air
Sans rien en lui qui pèse ou qui pose

Écrit en pentasyllabes, « Quai de Béthune » se rattache à ce choix verlainien ; et bien que les vers soient courts, le rythme du poème garde une fluidité, une lenteur correspondant au paysage évoqué, tant réel que mental : la Seine, la nuit, l’amour, le souvenir des poètes disparus. Le thème du chant et sa traduction sonore et rythmique en sont des éléments essentiels. « Il est des lieux où chante même le silence » écrit Aragon dans ses Chroniques du Bel canto (« Mai 1946 », 1947 : 79) et c’est ainsi que commence le poème :

Connaissez-vous l’île
Au cœur de la ville
Où tout est tranquille
Éternellement

L’ombre souveraine
En silence y traîne
Comme une sirène
Avec son amant (Aragon 1960 : 413)

Et à la quatrième strophe :

Venez y entendre
Comment meurt le vent (ibid. : 414)

La douceur, la lenteur, la mélancolie du poème, du moins jusqu’à la sixième strophe, sont données à la fois par la structure des rimes et par les sonorités : trois rimes identiques dans les quatrains et une quatrième en [ɑ̃] reprise de strophe en strophe, sauf dans les deux dernières qui créent une rupture, avec une rime en [o] : « échos » s’associant à « Carco », avec en plus cette subtilité que les dernières rimes des quatrains riment deux par deux : « Éternellement » avec « amant », « rêvant » avec « vent », « chantant » avec « temps », « sang » avec « passant », la monotonie de ce système de rimes contribuant à la mélancolie du texte. Le rythme est également ralenti soit par la longueur d’un mot comme « Éternellement », soit par l’abondance des voyelles nasales, plus longues que les autres et souvent à la rime : « ombre » (v.5), « silence » (v.6), » profonde », « blonde », et « monde » à la rime dans le troisième quatrain, « enserre » (v.12 », « tendres », « cendres » et « entendre » à la rime dans le quatrième, « Comment » (v.16), « doucement » (v.18), « allonge », « ronge » et « songes » dans le cinquième quatrain, où une allitération en [s], comme celle en [f] dans la strophe précédente, fait entendre « Comment meurt le vent » (v.16). Cette allitération en [s] est d’ailleurs aussi présente aux strophes 2 et 3, avec la proximité de « silence » et « sirène » (v.6 et 8), de « Seine » et « enserre » (v. 9 et 12), dont la syllabe [ɛʀ] est reprise symétriquement par le [ʀɛ] de « rêvant » ; on pourrait multiplier les exemples. C’est qu’il s’agit d’ « entendre » : le silence tout d’abord, puis le chant :

L’ombre souveraine
En silence y traîne (v. 5-6)

Puis :

Enfants fous et tendres
Ou flâneurs de cendres
Venez y entendre
Comment meurt le vent

« Il est des lieux où chante même le silence… » et Aragon ajoute, un peu plus loin : « il est des haltes comme un chant au cœur du chant » (« Mai 1946 », Aragon 1947 : 79-80).

La nuit, ou du moins le gris, la paix, mais aussi le désenchantement, ouvrent le poème ; les cendres se réfèrent à la mort, ou aux lendemains de fêtes, et c’est aussi, concernant les êtres humains, une expression que l’on trouve chez Gogol, dont Elsa Triolet a traduit Le Portrait5 quelques années auparavant et l’on sait l’influence que les écrits d’Elsa Triolet pouvaient avoir sur Aragon. Évoquant un quartier de Saint-Pétersbourg (le quartier Kolomna), le narrateur de cette nouvelle déclare : « L’avenir n’y pénètre point, tout y est silence et retraite », c’est là que vit « toute la catégorie des gens que l’on peut désigner d’un seul mot : les cendres. Gens dont les habits, le visage, les cheveux, les yeux sont couleur de cendres, couleur d’un jour où le ciel n’a ni orage ni soleil, où l’on ne sait trop où on est, et voilà le brouillard qui s’en mêle et enlève toute consistance aux objets » (Gogol 1952 :79).

L’île Saint Louis est l’île d’un passé défunt, mais aussi l’île de l’amour (« Enfants fous et tendres ») et pour Aragon c’est le lieu de son amour fou et tragique pour Nancy Cunard qui y résidait (pour plus de détails, voir Barbarant 2016 : 83-87). La Seine qui tient une grande place dans la poésie de Paris, chez Aragon comme chez de nombreux poètes, liée chez Apollinaire à l’amour et à la fuite du temps, est ici personnifiée ; c’est l’image même d’une femme aimante :

La Seine profonde
Dans ses bras de blonde
Au milieu du monde
L’enserre en rêvant,

personnification qui prolonge la comparaison de l’ombre avec une sirène (v.7), séduisante par son chant mais aussi captatrice, et joue sur le sens du mot « bras ». Toutes les réminiscences surréalistes peuvent surgir à la lecture de ces vers : par exemple l’« Inconnue de la Seine » et son masque, présente encore dans Aurélien, ou l’éloge de la blondeur dans Le Paysan de Paris (Aragon 1927 : 48-50) ; « La mémoire : la mémoire est blonde vraiment » y déclare-t-il (ibid. : 50).

C’est que le lecteur, ou l’auditeur, est associé au tableau : l’auteur s’adresse directement à lui : « Connaissez-vous l’île » (v.1), et à son ouïe : « Venez y entendre » (v.15). Dans les Chroniques du Bel Canto, Aragon souligne cette nécessaire communion de l’auteur et du lecteur, cette communauté d’expérience : « Le chant, qui est toujours nécessairement à la fois de l’oreille et du cœur, s’éveille précisément quand la musique et la voix se marient, quand il y a parfaite adéquation du fond et de la forme, quand cette prétendue subjectivité du poète fait écho à quelque chose en moi qui le lit » (« Noël ou l’école buissonnière », Aragon 1947 : 246). Aragon a souvent souligné, surtout pendant la guerre et la Résistance, le caractère collectif de la poésie, et juste après-guerre l’importance de son chant : « Le chant qui est la négation de la solitude poétique. Le chant qui est la communication de la poésie » écrit-il dans les Chroniques du Bel Canto (ibid. : 257).

La seconde moitié du poème met directement en scène le chant, personnifié lui aussi :

Tandis que chantant

Un air dans le noir
Est venu s’asseoir
Au fond des mémoires
Pour passer le temps (v. 20-24)

Le gérondif « chantant » forme pivot entre les deux parties du texte, et l’imagination du lecteur vacille un instant, en raison de l’ambiguïté syntaxique, « Un air » pouvant être pris tout d’abord comme le complément d’objet de « chantant », alors qu’il est le sujet du verbe être au vers suivant : le chant, objet et sujet du poème…

3. Le chant, passeur de mémoire poétique : mort et vie des poètes

« Je chante pour passer le temps / Petit qu’il me reste de vivre », écrit aussi Aragon dans Le Roman inachevé (Aragon 1960 : 208). Temps, mémoire et chant sont associés : le chant, l’« air » constitue une permanence dans un monde où passent l’eau, le temps et les amours, il s’ancre dans « les mémoires », dans « l’inconscient collectif »6, comme la poésie elle-même, tous deux liés à la nuit et au rêve (v. 17-19). À partir de là, dans la septième strophe, le rythme devient plus vif, les sonorités plus violentes :

Et le vers qu’il scande
[…]
Bat comme le sang

La douceur agréable en même temps que funèbre du début (« Éternellement », « L’ombre souveraine/En silence y traîne », « flâneurs de cendres », « Comment meurt le vent »), l’inquiétude silencieuse (« La nuit […] /Tout doucement ronge/Ses ongles » […]) sont brusquement interrompues par la force du vers qui chante tragiquement la vie et « Bat comme le sang » (v.28). La ville s’anime alors et le passé reprend une existence sonore, dans laquelle les poètes ressuscitent :

Est-ce une fenêtre
Qui s’ouvre et peut-être
On va reconnaître
Au pas le passant

Est-ce Baudelaire

Si Aragon cite en premier Baudelaire, c’est non seulement qu’il fut l’un des poètes préférés des Surréalistes, qu’il vécut au 10, Quai de Béthune et chanta « Les Fenêtres » dans un poème en prose : il l’invoque comme un de ses premiers maîtres dans le poème suivant immédiatement l’hommage funèbre à Carco, et qui débute aussi par une évocation de l’île Saint-Louis, plus tragique que dans « Quai de Béthune » :

Toujours quand aux matins obscènes
Entre les jambes de la Seine
Comme une noyée aux yeux fous
De la brume de vos poèmes
L’île Saint-Louis se lève blême
Baudelaire je pense à vous

Lorsque j’appris à voir les choses
Ô lenteur des métamorphoses
C’est votre Paris que je vis (Aragon 1960 : 417)

Une deuxième ombre est associée à celle de Baudelaire : celle de Nerval, autre poète du Panthéon surréaliste, qui disait lui-même que ses textes avaient été « composés dans un état de rêverie supernaturaliste » ; son souvenir est appelé par le mot « air », rimant avec « Baudelaire »7 :

Est-ce Baudelaire
Ou Nerval un air
Qui jadis dut plaire
À d’anciens échos

La sophistication des arrière-textes apparaît ici avec le souvenir du poème de Nerval « Fantaisie », présent en lui depuis longtemps :

Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber
Un air très vieux languissant et funèbre,
Qui pour moi seul a des charmes secrets.8

Aragon l’a déjà évoqué indirectement dans l’un de ses premiers poèmes, « Casino des lumières crues », publié en 1920 dans Feu de joie (Aragon 1920 : 20) ; il est bien « Au fond des mémoires », de celle de nombreux lecteurs comme de la sienne en tout cas :

Un soir des plages à la mode on joue un air
Qui fait prendre aux petits chevaux un train d’enfer
Et la fille se pâme et murmure Weber

Moi je prononce Wèbre et regarde la mer »9

Le chant passe ainsi de poète en poète et de lecteur en lecteur, ou d’auditeur en auditeur, et le terme « échos » (v.36) se réfère sans doute à cette continuité sonore. En janvier 1946, dans sa première Chronique « du Bel Canto », Aragon expose son projet de parler des poètes, morts et vivants, « Histoire d’entendre, écrit-il, dans leur voix, ce qui est proprement la poésie. Le chant. Ce mystérieux pouvoir d’écho, ce qui fait vibrer les verres sur la table, frissonner les insensibles. » (Aragon 1947 : 10). Et, un peu plus loin, le premier poète évoqué est Gérard de Nerval, dont les Poésies viennent d’être rééditées par Albert Béguin : « Peut-être n’y a-t-il jamais eu de poète qui ait possédé aussi purement que Gérard de Nerval ce pouvoir d’éveiller l’écho dont je parlais » (Aragon 1947 : 11).

De Nerval à Carco il n’y a qu’un pas dans l’association des souvenirs provoquée par le chant : Aragon sait très bien que Carco est l’auteur d’une biographie de Nerval10, où il évoque l’auteur des  Chansons et légendes du Valois en ces termes : « Peut-être avait-il oublié certaines vieilles chansons qui avaient bercé son enfance, mais elles s’étaient depuis réfugiées dans sa mémoire ainsi que dans une chambre obscure où des voix mortes, parfois, se faisaient tristement entendre » (Carco 1953a : 58). Il est aussi l’auteur d’un recueil de poèmes intitulé tout d’abord Mortefontaine (Carco 1946), puis Mortefontaine, suite nervalienne (Carco 1947). La filiation Baudelaire-Nerval-Carco s’affirme dans les deux dernières strophes.

En effet, la réponse aux questions posées dans les deux strophes précédentes (« Est-ce une fenêtre »/Est-ce Baudelaire ») vient avec le jour qui se lève, le « jour blême »11 opposé à l’ « ombre » du vers 5, à la « nuit » du vers 17, au « noir » du vers 21; s’il est encore fantomatique, ce « jour » permet de relier le passé au présent et de montrer le lien, non seulement entre Nerval et Carco, mais aussi entre ce dernier et Aragon. Il faut ici ouvrir une parenthèse biographique. La guerre a, en effet, rapproché les deux hommes. En 1942, Francis Carco, membre de l’Académie Goncourt, avait soutenu l’attribution du prix au livre d’Elsa Triolet, Mille regrets ; en 1943, il avait été le seul à voter pour l’attribution du prix au Cheval blanc ; Elsa Triolet sera la première femme à obtenir le Goncourt en 1945 (au titre de 1944) pour Le Premier accroc coûte deux cents francs, avec la voix de Carco ; comme Aragon l’indique dans « Celui qui s’en fut à douleur… », ils se rencontrèrent à Nice :

On faisait semblant d’être heureux
Le ciel ressemblait à la mer
Même l’aurore était amère
C’était en l’an quarante-deux

Un jour tu partis pour Genève12
Et nous Elsa pour Dieu sait où (Aragon 1960 : 416)

Carco a raconté, dans une interview à la radio suisse le 1er juin 1953, ses rencontres en 1941-1942 avec Aragon, à l’initiative de ce dernier, qui voulait parler de Paris avec lui, puis sa propre installation dans l’île Saint-Louis13. Elsa Triolet a également retracé dans la « Préface à la clandestinité » (Juin 1964) les visites de Carco dans leur petit appartement du Quai des Etats-Unis (1965 : 25-26). Réfugié à Nice avec sa femme Éliane, Carco y rédige Nostalgie de Paris, où il évoque Aragon dans des pages sur les passages parisiens et le café Certà (Carco 1941 : 43-45). C’est à Nice qu’il a, dit-il dans son interview, « reçu une lettre d’Aragon lui disant : ‘Je voudrais parler de Paris avec vous, nous ne parlerons pas de politique’ […] et grâce aux magnifique bleu des photographies de Paris de la Belle Époque qu’Aragon avait placardées sur ses murs, je n’étais pas décroché ».

Mais outre cet arrière-texte biographique, le poème rend hommage au poète de Paris, à l’auteur de la Romance de Paris (1953), de Nostalgie de Paris (1945), à celui qui a su écrire dès 1913 des Chansons aigres-douces (reprises dans La Bohême et mon cœur, 1939). Le rythme pentasyllabique des vers de « Quai de Béthune » fait irrésistiblement penser à certains poèmes de Carco comme « Le Doux Caboulot », mis en musique par Jacques Larmanjat, chanté par Marie Dubas, Jean Sablon et Yves Montand entre autres, et dont « l’air » est dans tous les esprits ; ou bien « Minuit » :

[…] J’entends sonner l’heure
D’une voix qui pleure
Et le pavé luit.
Qui donc ici passe ?
Quelle ombre s’efface ?
Quelle autre la suit » […] (Carco 1953b : 43)

Les poèmes de Romance de Paris chantent la « douce et lente Seine » (Carco 1953b : 33) et son « eau profonde » (Carco 1953b : 34), ses sirènes (Carco 1953b : 40), les « blonds cheveux » de l’Ondine qui la hante (35), « Tout est alors couleur de songe » écrit-il (Carco 1953b : 41).

Il s’agit pour Aragon de « Rendre son poème/À Francis Carco », « Car j’imite », écrit-il dans la Préface aux Yeux d’Elsa, « Arma virumque cano » (Aragon 1942 : 746), reprenant la tradition de la Renaissance qui valorisait l’imitation, et ici l’imitation dépasse le modèle… « Carco qui ne sus que chanter » écrit-il dans son deuxième poème d’hommage, « Celui qui s’en fut à douleur » (Aragon 1960 : 416), appelant à asseoir son souvenir dans les mémoires et reprenant les éléments, voire les mots de sa poésie :

Que l’avenir du moins n’oublie
Ce qui fut le charme de l’air
Le bonheur d’être et le vin clair
La Seine douce dans son lit

Ce qui importe, c’est la mémoire commune du chant.
« Le mot chant traduit le latin carmen, qui a aussi donné le mot charme, qui fait aussi bien image magique qu’image musicale » écrit Aragon dans « Arma virumque cano » (Aragon 1942 : 757). Le chant n’est pas seulement, dans « Quai de Béthune », la musique des vers ; l’« air » qui s’y promène est celui des poètes, disparus ou vivants, transmis de l’un à l’autre et offert au lecteur, ressuscitant le passé, passant de la nuit au jour et de la mort à la vie, car la place de la poésie « dans la société humaine […] est de lumière, et non pas de ténèbres.14

Bibliographie

Aragon, Louis, Feu de joie [1920], Œuvres Poétiques Complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, p. 1-21.

Aragon, Louis, « La rime en 1940 » [1940], Les Yeux d'Elsa, Œuvres Poétiques Complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, p. 727-33.

Aragon, Louis, « Arma virumque cano » [1942], Œuvres Poétiques Complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 1, p. 743-58.

Aragon, Louis, Chroniques du Bel Canto, Genève : Albert Skira, 1947.

Aragon, Louis, Les Poètes [1960], Œuvres Poétiques Complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, p. 349-488.

Aragon, Louis, Le Paysan de Paris, [1927], Paris : Gallimard, 1961.

Aragon, Louis, Le Roman inachevé [1956], Œuvres Poétiques Complètes, Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. 2, 2007, p. 119-274.

Barbarant, Olivier, Le Paris d’Aragon, Paris : éd. Alexandrines, 2016.

Bismuth, Hervé, « Introduction », Qui vraiment parle et d’où vient la chanson, Aragon. Les Poètes, coordonné par H. Bismuth, E. Burle, S. Ravis, Aix-en-Provence : Presses de l’Université de Provence, 1999, p. 5-6.

Bismuth, Hervé, « Théâtre et théâtralité dans Les Poètes », Qui vraiment parle et d’où vient la chanson, Aragon. Les Poètes, coordonné par H. Bismuth, E. Burle, S. Ravis, Aix-en-Provence : Presses de l’Université de Provence, 1999, p. 45-68.

Carco, Francis, La Bohême et mon cœur, Paris : Albin Michel, 1939.

Carco, Francis, Nostalgie de Paris [1941], Paris : éd. J. Ferenczi & fils, 1945.

Carco, Francis, Mortefontaine, Paris : éd. Émile Paul, 1946.

Carco, Francis, Mortefontaine, suite nervalienne (édition en partie originale), Paris : Albin Michel, 1947.

Carco, Francis, Gérard de Nerval, Paris : Albin Michel, 1953a.

Carco, Francis, Romance de Paris, Paris : Albin Michel, 1953b.

Gogol, Nicolas, Le Portrait, traduction d’Elsa Triolet [1952], Rambouillet : Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet, 2007.

Piégay-Gros, Nathalie, La Romance inachevée, Paris : Textuel, 2007.

Triolet, Elsa, « Préface à la clandestinité », Œuvres romanesques croisées d’Elsa Triolet et Aragon, t. 5, Paris : Robert Laffont, 1965, p. 9-28.

Collectif : Les Yeux d’Elsa. Aragon, Paris : Hatier, « Profil d’une œuvre », 1995.

Les Lettres françaises n° 714, 20 mars 1958.

Notes

1 Italiques de l’auteur. Retour au texte

2 Carco a habité au n°18 du Quai de Béthune, dans l’île Saint Louis. Retour au texte

3 Par Henri Jacques Dupuy. Retour au texte

4 On peut l’écouter ici : https://www.youtube.com/watch?v=xJbWTX2XRKg Retour au texte

5 Paru aux EFR en 1952 et dans Les Lettres Françaises du 20 mars au 24 avril 1952 ; réédité en 2007 par la Société des Amis de Louis Aragon et Elsa Triolet (2007). Retour au texte

6 Sur ce point, voir Nathalie Piégay-Gros, 2007 : 49-51 et les réflexions sur poésie et mémoire dans Les Yeux d’Elsa. Aragon, (Collectif 1995 : 79-80, 125-27). Retour au texte

7 Aragon a théorisé l’association des rimes féminines et masculines dans « La Rime en 1940 » et « Arma virumque cano », voir Aragon 1940 : 728-29 et Aragon 1942 : 748. Retour au texte

8 Poème écrit en 1831, paru en 1832. Il faut prononcer « Wèbre » au vers 2 ; cette précision était indiquée dans les manuels scolaires. Retour au texte

9 Aragon se réfère de nouveau à ce vers dans les Chroniques du Bel Canto (« Janvier 1946 », Aragon 1947 : 14-15). Retour au texte

10 Carco considérait Nerval comme un de ses maîtres ; il avait de plus en commun avec Gérard de Nerval d’avoir séjourné en Égypte. Retour au texte

11 À rapprocher des vers précédemment cités : « De la brume de vos poèmes/L’île Saint-Louis se lève blême » Retour au texte

12 Francis Carco s’est réfugié en Suisse avec sa femme d’origine juive égyptienne. Retour au texte

13 À écouter sur le site de la Radio-Télévision Suisse : Retour au texte

https://www.rts.ch/archives/radio/divers/emission-sans-nom/3293702-francis-carco.html

14 Derniers mots des Chroniques du Bel Canto (Aragon 1947 : 258). Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Marianne Delranc Gaudric, « « Quai de Béthune » : l’air des poètes », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, publié le 15 juin 2020 et consulté le 18 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2622

Auteur

Marianne Delranc Gaudric

Agrégée de Lettres modernes, Docteur de Poétique comparée, INALCO, Groupe de recherche : ERITA, 20 rue de l’Est, 75020 Paris

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