Johnny : l’idole de Louis et d’Elsa

Résumés

En 1963, 1964 et 1967, dans des entretiens radiophoniques, des critiques, des romans, Louis Aragon et Elsa Triolet évoquent Johnny Hallyday, la star et ses chansons. Leur point de vue est bienveillant, et tranche avec l’opinion alors répandue dans les milieux intellectuels. Comparé au roman de Daniel Rondeau consacré à Johnny, lui-même patchwork de ces avant-textes, les écrits des « LouisElsa » sur Johnny sont des œuvres croisées qui légitiment la star, tout en en faisant matière à littérature.

In 1963, 1964 and 1967, in broadcasted interviews, reviews or novels, Louis Aragon and Elsa Triolet wrote about Johnny Hallyday, the star and his songs. Their views on him are always kind, and thus greatly differ from the opinion the so-called « intellectuels » of the time had on the young singer. Read in comparison with Daniel Rondeau’s novel about Johnny, which is itself based on these previous texts, « LouisElsa »’s textual materials about Johnny are intertwined works who give Johnny some legitimacy, while furnishing matter for literary creation.

Plan

Texte

Un simple coup d’œil suffit à s’en assurer : le Dictionnaire Aragon ne consacre pas d’entrée à « Johnny Hallyday ». Rien d’étonnant à cela a priori. Une exploration plus poussée révèle pourtant que le chanteur populaire, dont la gloire explose dans les années 60, apparaît au détour de quelques notices. Rien d’étonnant à cela non plus, finalement : Aragon, fin observateur de son temps, n’avait pas manqué de noter, comme les intellectuels de l’époque, l’ascension fulgurante du météore. L’absence d’entrée « Hallyday » va-t-elle toutefois absolument de soi ? Les premiers tours de chant de Johnny sont chroniqués par Elsa Triolet ; les chansons de Johnny sont évoquées par Louis Aragon dans des entretiens radiophoniques ; Johnny lui-même alimente la diégèse, si ce n’est la structure, du roman d’Aragon Blanche ou l’oubli, paru en 1967. Qu’en est-il donc de ce lien ? Johnny fut-il l’idole des jeunes, mais aussi de Louis et Elsa ?

1. L’idole des jeunes et l’art mineur

Si les nombreuses biographies de Johnny Hallyday reviennent souvent sur le lien qui unit le chanteur aux deux écrivains, les livres consacrés à Aragon ou à Triolet sont plus discrets sur ce point. Ainsi, il n’est pas fait mention de Johnny dans la monumentale somme de Pierre Juquin (Juquin 2012-13), et Philippe Forest y consacre une page et demie, dans un livre qui en compte près de 800 (Forest 2015 : 681-682). La biographie d’Elsa Triolet par Huguette Bouchardeau renvoie quant à elle à deux mentions factuelles de Johnny (Bouchardeau 2000 : 221 et 318) qui rappellent quelle critique empathique, pédagogique et chaleureuse était Elsa Triolet. Côté « LouisElsa1 », donc, une présence anecdotique de Johnny, noyé, il est vrai, au milieu de rencontres plus décisives quant à l’élaboration d’une trajectoire intellectuelle ou artistique ; côté Johnny, en revanche, une tendance à mettre en évidence le signalement par le couple de l’« intérêt » que présente(rait) Johnny, dans un sens intellectuel et artistique. Mentionner Aragon et Triolet, pour un·e biographe de Johnny, c’est sans doute conférer à son objet, et à sa propre recherche, des lettres de noblesse, une légitimité. « LouisElsa » d’un côté, Johnny de l’autre : l’appariement, de fait, ne va pas de soi et semble au contraire raviver nombre d’oppositions binaires : majeur vs mineur ; légitime vs non légitime ; élitiste vs populaire. Nous laisserons ici de côté la question de savoir si l’appréhension par un chercheur ou une chercheuse d’un objet de la culture populaire est fondée – il nous semble que oui, et que la recherche a décidé depuis longtemps que l’exploration des « marges » ne voulait pas dire un nivellement du jugement de goût entre, disons, Bach d’un côté et Johnny de l’autre – pour paraphraser Laurent Terzieff, comme le théâtre, il semble bien que la culture, et, par conséquent, la recherche sur la culture, soit aussi « ceci et cela2 ». Quant à la question de la relation entre Johnny et les « intellectuels » (relation qui, en soi, d’emblée, requalifie l’objet « Johnny Hallyday » dans le champ de la recherche « légitime »), elle mériterait sans doute une étude approfondie - nous avons pu y revenir par ailleurs (François-Denève 2013). Contentons-nous ici de rappeler que Johnny devient un produit « intellectuellement recevable » en 1985, lorsque Jean-Luc Godard l’engage sur son film Détective, avec Nathalie Baye, considérée comme une « actrice sérieuse ». L’année suivante, l’album que Johnny travaille avec Michel Berger, et qui contient Quelque chose de Tennessee, inspiré par Tennessee Williams, marque également un saut vers une culture plus légitime, celle de la littérature dite canonique. En 1998, une nouvelle étape est franchie quand une interview de Johnny, menée par Daniel Rondeau (nous y reviendrons), paraît dans Le Monde. En 2005, Johnny passe dans les pages culture du même journal. Enfin, en 2017, Le Monde propose la nécrologie de Johnny en Une. D’aucuns auront beau jeu de dire que ce trajet correspond surtout à une décadence de la presse « sérieuse » ; le phénomène n’en est pas moins dûment documenté3. À y regarder de plus près, là encore, le rapport de Johnny au « savant », par opposition au « populaire » est plus diffus, comme le sont les trajets de vie, rarement rectilignes, et tout juste rectifiés par une vision rétrospective et téléologique. Ainsi, côté chansons, avant Tennessee, on peut mentionner la comédie musicale Hamlet en 1975 (paroles de Gilles Thibaut), dont la mise en scène aurait dû être signée Robert Hossein, album né du désir de Johnny Hallyday de se pencher sur une œuvre légitime, ou en tout cas qu’il aime, et Le Poème sur la 7e (de Beethoven) de 1970, sur des paroles de Philippe Labro. Côté cinéma, avant Godard, il y eut Henri-Georges Clouzot (Johnny, qui ne porte pas encore son pseudonyme, fait une apparition dans Les Diaboliques) et un projet de film avorté avec Abel Gance, dès 1963 – 1963, précisément, date à laquelle « Johnny » se signale au couple Triolet-Aragon.

Si la relation « Johnny et les intellos » fascine autant, et aussi dans les instances de vulgarisation que sont les émissions culturelles de télévision4, c’est parce qu’il ne semble pas y avoir fossé plus grand entre les intellectuels d’un côté et Johnny de l’autre. Johnny a beau avoir approché des « thèmes » légitimes, travaillé avec des auteurs presque légitimes, en dépit de leur appartenance à la « variété », il semblerait que, pour beaucoup, ce qui « distingue » de fait surtout Johnny Hallyday, c’est son appartenance à l’industrie musicale, à la culture de masse. Par son fulgurant succès, dans les années 60, Johnny remet en cause l’idée d’une culture venant des livres, des « sachants », des aînés. Il appartient à une « nouvelle vague5 » musicale qui est accueillie avec méfiance. Il faut donc le discréditer, et souligner à l’envi que Johnny n’est ni un liseur, ni un « sachant », ni un « vieux ». On construit (« on » voulant dire ici les « intellectuels ») une image de Johnny comme un produit imbécile et inarticulé d’une culture de masse considérée comme forcément imbécile ; souvent mutique et timide en interviews, et exubérant et « bruyant » sur scène, il en devient le représentant idéal. Il est courant de voir relevée, avec une joie maligne, la détestation facile que le débutant Johnny a pu essuyer de la part d’« intellectuels » comme Claude Sarraute ou Philippe Bouvard, ou la condescendance ahurie de Marguerite Duras, dans un article qu’elle écrit pour Adam en mars 1964, cherchant à Johnny des équivalents dans son système de références (Dean, Kafka, Sagan). On en oublie souvent de mentionner l’indulgence, voire la tendresse, de Jean Cau, François Mauriac, Emmanuel Berl – ou encore Elsa Triolet et Louis Aragon. On en oublie surtout de recontextualiser le phénomène : haineux ou polémistes, à une époque où la critique a encore un poids, les « intellectuels » qui critiquent Johnny sont des journalistes en service commandé face à un art dit précisément illégitime, la chanson de variété, qui a pour circonstance aggravante d’être importée d’un pseudo-modèle américain. On se contentera ici de rappeler deux exemples, qui permettront de montrer en quoi Louis Aragon et Elsa Triolet vont trancher sur la doxa ambiante.

En 1968, Paul Guth fait paraitre Lettre ouverte aux idoles. Est consignée dans cet ouvrage la correspondance imaginaire que Guth envoie aux vedettes de l’époque. S’il sauve du naufrage artistique ses vraies idoles (Barbara, Gilbert Bécaud, Jacques Brel, Georges Brassens, Tino Rossi, Maurice Chevalier, mais aussi Annie Cordy la « clownesse » et Dalida, « qu’il passe son temps à défendre contre les intellectuels », écrit-il, preuve que le combat se situe à ce niveau), Johnny Hallyday est victime de quelques quolibets désormais familiers aux lecteurs d’aujourd’hui :

Qui es-tu Johnny ? Un petit Belge, nommé Smet, qui eut une enfance difficile ? Un jeune loup presque roux, frisotté, aigu, échassier, avec, sur les tempes, des rouflaquettes de cocher ? Un voyou à la peau de velours, aux yeux en boutons de bottine, au crâne bas de plafond ? Une terreur ? un hippy ? Un cinglé ? Un... (Guth 1968 : 21)

Arrive bientôt le reproche d’illettrisme (« je suis sûr que tu n’as jamais lu un livre. Même le journal doit être trop difficile pour toi. Sais-tu lire ? » (Guth 1968 : 21)), puis la dénonciation faussement désolée du mensonge de la culture de masse (« Parce que qu’au fond, sous tout ce clinquant, ce bastringue, cette foire, je te crois vrai » (Guth 1968 : 22) et enfin, à l’envi, la comparaison, supposément laudative, de Johnny à un « primate6 », à un « animal », à une bête », à un « garçon de Cro Magnon de l’ère audiovisuelle » qui « sor[t] de la caverne de sons et d’images avec [sa] » démarche de chimpanzé » (Guth 1968 : 22-3) – Johnny comme un démenti farouche de la théorie de l’évolution, en un mot. Quant à l’illégitimité de son « art », ou de la chanson elle-même, elle est définitive : « Tu as la noblesse d’un loup. Tu devrais lire “La Mort du loup” de Vigny. Ou la chanter. Pourquoi pas ? Cela te ferait au moins une bonne chanson » (Guth 1968 : 23). Déconsidérer le chanteur comme personne, et ses chansons.

Face au phénomène Johnny en effet, les critiques se trouvent désarçonnés, démunis, voire menacés. Démunis car, en tant que critiques, ils manquent de mots pour parler de ce qu’ils entendent, et qu’ils n’arrivent pas à entendre, et désarçonnés car leurs habitudes, en tant que spectateurs-auditeurs, sont également remises en cause. On en veut pour preuve la terreur panique de Philippe Bouvard, préférant tourner en dérision ce qu’il ne comprend pas, par un phénomène psychologique parfaitement humain. Rendant compte du concert de Johnny à l’Olympia en 1961, Bouvard écrit ainsi :

Je ne comprends pas encore ce qui s’est passé […]. En réalité, personne ne voulait risquer de se faire traiter de bourgeois par les commandos de « fans » descendus des hauteurs de Belleville ou montés de la porte Brancion. Au dernier moment, avant le lever du rideau, toutes les places qui auraient dû être occupées par des académiciens furent revendues à une meute d’intellectuels à bretelles qui poussèrent dans le hall des gloussements de satisfaction (Bouvard 1963).

Le texte de Bouvard est exemplaire de l’inquiétude que provoque Johnny et, de façon générale, les représentants de cette jeunesse conquérante. Bouvard, en plein fantasme de classe, fait rejouer par les « apaches » des faubourgs la bataille d’Hernani. Les « intellectuels à bretelles » (le terme est ironique) « gloussent de satisfaction » : ils ne sont pas arrivés à un stade d’évolution qui leur permettrait d’articuler leur joie quand leurs plaisirs primaires (écouter du Johnny) sont comblés. Ces « gloussements » forment décidément le seul bruit audible ou ouvrant droit à description pour Bouvard puisqu’il continue ainsi :

L’hystérie de la salle gagne l’orchestre. A moins que ce ne fût le contraire. Je ne sais plus. A perte de vue, les gens trépignaient, battaient des mains et tiraient de leur poitrine toutes sortes de gloussements bizarres de contentement qu’aucun musicien d’avant-garde n’a encore osé inscrire sur une partition (Bouvard, 1963).

Plus haut, Bouvard avait noté qu’il n’avait pas à « juger » des « qualités musicales » de Johnny – ce qui est dommage pour le compte rendu d’un concert. La critique est ici aporétique, l’objet étant considéré comme a-musical. La variété « à la Johnny » est niée en tant qu’art, mais devient l’objet d’un article « sociologique ».

En 1963, puis en 1964, et en 1967, Louis Aragon et Elsa Triolet parlent de Johnny – en bien. À l’époque, Johnny est déjà une star : il a été révélé par une émission de télévision (« L’école des vedettes ») à Pâques 1960, avec pour marraine Line Renaud, s’est produit à l’Alhambra en septembre de la même année (avec Maurice Chevalier et Raymond Devos), a participé en février 1961 au premier festival rock, fait un premier Olympia en septembre 1961, et surtout été la vedette du concert de juin 1963, Place de la Nation, pour le premier anniversaire de « Salut les copains », concert et nuit pour lesquels Edgar Morin, premier sociologue à s’intéresser au phénomène, et, par ricochet, à Hallyday, a écrit des articles fondateurs sur la jeunesse et les yéyés, et sur ce changement de paradigme imposé au modèle culturel dominant – dont témoignait la panique des commentateurs confrontés au phénomène7.

Dépassé le premier préjugé qui ne voudrait pas comprendre le lien qui pourrait lier Johnny à « LouisElsa », la question reste posée de savoir ce qui intéresse Elsa Triolet et Louis Aragon dans la figure de Johnny. En premier lieu, Johnny est donc un phénomène, un produit de son époque, et il n’est pas étonnant que LouisElsa s’y intéressent. Il est plus étrange qu’ils s’y intéressent si l’on considère que Johnny se présente comme un produit « américain », frère d’Elvis et de Jimmy Dean, tandis que le tropisme de LouisElsa les pousserait a priori davantage vers la « chanson française ». Il est toutefois avéré que tous deux furent des dévoreurs de produits culturels, sans ostracisme aucun. Du côté de Johnny, le jeune chanteur n’a jamais fait mystère de son admiration sinon pour Léo Ferré, du moins pour Georges Brassens, qu’il chantait à ses débuts (« Le petit cheval »), au point de faire une émission avec lui, toujours avec Aimée Mortimer, qui l’avait lancé, en 1962, et d’échanger avec lui des lettres pleines de mutuel respect8. Certes, Johnny n’a jamais chanté Aragon, encore que ce rêve ait pu être caressé par certains : ainsi, dans son édition du 10 mars 2013, Le Parisien (Oise), dans la rubrique « Mon Dimanche », sous la plume de « P.V. », se prenait-il à rêver : « Johnny, qui a tant interprété Piaf, chantera-t-il un jour Aragon ? ». On sait désormais que cela ne se fera pas, à moins de trouver un enregistrement secret, chose peu probable tant les sites spécialisés de « fans » et les nombreuses biographies de Johnny ont cartographié précisément les activités de leur idole.

Un dernier lien, toutefois, pourrait retenir l’attention du chercheur et de la chercheuse : Louis Aragon et Johnny Hallyday auraient en commun de pratiquer le « mentir-vrai ». C’est en 1964 qu’Aragon rédige Le Mentir-vrai, qu’il relie d’ailleurs souvent à son roman « avec Johnny », Blanche ou l’oubli9. Pour Aragon, le « mentir-vrai » qualifie la vérité romanesque et son nécessaire rapport au mensonge. Dans les mots de Nathalie Piégay-Gros (1997 : 78-9) : « Le propre de la vérité romanesque est [...] d’avoir pour condition le mensonge. On comprend que mentir, dans cette perspective, signifie non pas dire le faux, mais dire ce qui n’est pas vrai : s’écarter de la réalité ». Cet « écart » est sans doute ce qui autorise Yves Santamaria à employer l’expression au sujet de Johnny. Dans un ouvrage qu’il lui a consacré, Johnny, sociologie d’un rocker, le chercheur revient en effet sur l’invention de Johnny, persona plastique, réserve à fantasmes divers, qui explique sans doute sa longévité, et a cette phrase : « L’idole, comme elle s’en est à maintes reprises expliquée – ne renâcle pas devant le “mentir-vrai”, selon la forte expression de l’un de ses admirateurs, et (orfèvre en la matière), Louis Aragon » (Santamaria 2010 : 15). Par ces mots, Santamaria revient sur la part d’invention dans la biographie « officielle » de Johnny, présenté comme un fils de G.I. à ses débuts (il a un cousin américain par alliance, et une famille assez internationale, mais cette Amérique « à lui » n’est que fantasmée, par les films et les chansons ; cette filiation fictionnelle « dit le faux »). Fait également connu, car très souvent mis en avant dans le cas de Johnny, les textes des chansons de « Johnny » créeraient une sorte d’autofiction continue du chanteur, de « Je suis né dans la rue » (le fantasme de sa naissance, fils de parents mal aimants) à « Mon plus beau Noël » (l’adoption de sa première fille), en passant par « L’idole des jeunes » (le succès public et la solitude privée), « Noir c’est noir » (la dépression et la tentation du suicide), ou « Le Chanteur abandonné » (nouvelle variation sur le thème de l’artiste maudit). Ici, le chanteur Johnny ne fait pas de départ avec le « canteur », pour reprendre la terminologie de Stéphane Hirschi (Hirschi, 2001). Aux fans la responsabilité de décrypter, d’entendre une chanson de l’idole comme une référence à la vie rêvée, chantée de « Johnny » (avatar de « Jean-Philippe Smet », le fait est également avéré, et la fiction a eu fort de jouer de cette dissociation/association), ce qui leur confère une supériorité, et crée une connivence. Si Aragon trace des scénographies auctoriales10 de lui-même dans ses écrits, Johnny Hallyday dessine une « sonic persona11 » à travers ses chansons, un « moi » inventé, fait de mots et de sons, constituant son personnage-à-la-scène.

2. Lui et eux

Chronologiquement, le premier, de Louis et Elsa, à parler publiquement de Johnny Hallyday est Louis Aragon, à l’occasion d’entretiens radiophoniques accordés à Francis Crémieux et diffusés entre le 15 novembre 1963 et le 24 janvier 1964 (RTF Productions). Ces textes, récemment redécouverts12, ont été l’objet d’une publication dans le numéro 601 de la NRF. Après avoir devisé sur la chanson française, Crémieux amène Aragon sur la voie du yéyé. Sûr de son fait, le journaliste avance que le yéyé est : « ce que vous appelleriez peut-être “le rien dire” » (Aragon 1963 : 129). Aragon rétorque toutefois : « Personnellement, je n’ai pas ce mépris qui s’exprime ici ou là pour les formes les plus récentes de la chanson », et refuse d’opposer chanson française et chanson yéyé car « vouloir opposer une forme de chanson à l’autre, tuer une chanson par l’autre, voilà le mauvais coup qu’on nous fait » (Aragon 1963 : 130). Aragon est le premier à nommer Hallyday : « par exemple, parmi les chansons que j’ai entendu chanter par Johnny Hallyday, pour en rester simplement là, il y en a que je considère comme de très bonnes chansons » (Aragon 1963 : 130). Et de louer l’« intensité » du « sentiment », intact, dans ces chansons, même si elle s’exprime en « quelques mots » (Aragon 1963 : 130) (sans qu’Aragon y adhère, on revient à cette idée d’une chanson plus criée que « à texte », reproche que l’on fait généralement à Hallyday et à la musique de son temps, par opposition à la « chanson française », proche de la poésie, presque littéraire). Plus encore : Aragon n’a pas de mépris pour le yéyé parce que ces chansons plaisent à la jeunesse, et qu’il serait sans doute méprisant de les mépriser, et de mépriser la jeunesse. Il affirme, même, lui, le « vieux bonhomme », que les chansons d’Hallyday lui plaisent (Aragon 1963 : 130). Crémieux renchérit toutefois, arguant que si la seule force d’Hallyday, c’est sa jeunesse, alors elle passera, et son succès n’est qu’une mode, un feu de paille. Aragon rectifie : la jeunesse n’est pas la mode, donnant l’exemple d’un auteur à la mode qui n’a pas survécu à la postérité (Henri de Régnier) et d’un auteur pas à la mode devenu un classique (Courteline). Aragon, provocateur, avance même que « c’est toujours la poésie qui gagne », même avec « des mots que l’on considère comme des formes dévaluées de la poésie » et que « peut-être que plus tard on considérera Johnny Hallyday comme le roi de Navarre » (Aragon 1963 : 131). Crémieux recentre alors le débat sur la question de la poésie (donc de la chanson) et de l’industrie (celle du disque). Pour lui, cette industrie fait passer pour des chansons des choses qui n’en sont pas, ce sont sans doute pour lui juste des produits de consommation. Et Aragon de renchérir, encore : « du moment que quelque chose se chante, c’est une chanson » (Aragon 1963 : 131), propulsant Johnny Hallyday, et les yéyés, dans le domaine poétique, et donc musical dont, on l’a vu, on voulait les exclure.

Quelques mois plus tard paraît un article d’Elsa Triolet dans le numéro 1016 des Lettres françaises (Triolet 1964) : critique dramatique pour ce journal, Elsa Triolet rend compte du show de Johnny, en février 1964, pour sontroisième Olympia (Johnny est alors accompagné par « Joey and the Showmen », musiciens encore marqués par le jazz). Notons qu’Elsa Triolet voit pour Johnny la même destinée magnifique qu’Aragon. Chez elle, Johnny ne sera pas « roi de Navarre », mais, de façon plus républicaine, « en l’an 2000 », l’invité d’honneur de la Maison Blanche (ce qui ne peut que réjouir « Johnny Hallyday » l’Américain ; Louis et Elsa, avec cinquante ans d’avance, semblent deviner sur quoi (Américain ou Français ?) se jouera la querelle d’héritage de Johnny !). Tout est dit en peu de mots : pour Elsa Triolet, la gloire de Johnny n’est pas un feu de paille ; là où pour d’autres (Crémieux) la jeunesse de Johnny contribue à en faire un produit « à la mode », destiné à se démoder, Triolet veut y voir un espoir, car elle aime « ce qui est en devenir », comme tous des gens de son âge : exemple de la nouvelle vague dont le goût est réservé aux jeunes (Triolet est d’ailleurs surprise par le public, composé de « gosses »), Johnny est ici adoubé, comme pour le « vieux bonhomme » Aragon (voir plus haut), dans un cercle d’anciens, légitimes autant que bienveillants. Pour ce faire, Triolet reprend pour elle ce terme que Bouvard mettait également entre guillemets, avec ironie cette fois, « fans » : fanatique de Johnny, Elsa l’est au point d’adopter la parlure de celui qu’elle va véritablement encenser dans sa critique. En fin d’article, Triolet s’inquiète d’ailleurs de la survie de ce jeune homme lorsqu’il aura perdu le lustre de sa jeunesse13 – va-t-il grossir ? se « vulgariser » ? ne pas changer ? être massacré par le service militaire obligatoire ? se détruire comme James Dean, référence décidément bien installée chez LouisElsa ? Et de rêver pour lui d’un guide qui pourrait faire de lui un grand chanteur, un grand danseur, et même un grand « tragédien », comme si Triolet voulait, tant elle aime Johnny, qu’il triomphe au noble théâtre, et dans le plus légitime des genres. À moins que la tragédie ne soit convoquée par association d’idées : Johnny, sous la plume d’Elsa Triolet, devient en effet une « bête de scène » dont les efforts et l’énergie incessants menaceront la santé. Elle en fait un héros sacrificiel, un exemplum de l’artiste incompris, maudit, martyr, qui se livre en holocauste à son public, mais qu’une certaine critique, ou la société catholique, méprise – comme Brigitte Bardot14, ou, dans un surprenant effet de liste, Maïakovski et Hugo (qui est revenu assez vite de sa posture de poète maudit…). Par ailleurs, Triolet semble prendre un malin plaisir à reprendre des critiques habituellement faites à Hallyday : là où d’autres journalistes filaient la métaphore du zoo, du voyage en terre inconnue et hostile (Sarraute, Bouvard), Triolet feint de s’étonner de se retrouver parmi des hommes « si petits », qu’on « aurait dit d’une race humaine particulière », qui « se ressemblaient étonnamment, comme se ressemblent pour nous des Chinois ». Au milieu de ces « gosses », Triolet manie la même métaphore que Bouvard : Johnny satisfait les besoins primaires de son public, puisque à l’entrée du chef d’orchestre cessent les « sifflets stridents », les « cris », le « tapage » : « le bruit s’arrêta net, comme s’arrête de brailler un nourrisson à qui on a fourré dans la bouche son biberon… Enfin ! ». Comme Bouvard, de fait, Triolet est marquée par le « bruit de Johnny », le « tintamarre », le « fracas énorme ». Elle parle de son « tympan enfoncé », mais prend bien soin de dire qu’il doit y avoir un souci de « réglage » : « il suffirait après tout de baisser le son pour que cela soit gagné », et qu’elle n’ait plus l’impression d’être « comme à l’intérieur d’une cloche ». Là où Aragon, peut-être au calme, devant les disques, distinguait quand même « quelques mots » sous l’« intensité » du « sentiment » (ou de son expression), Triolet semble crouler sous un « fortissimo ininterrompu » (oxymore intéressant) qui l’ « assourdit », et rend « inaudibles » les prouesses du « batteur sensationnel ». On ne sait pas, de fait, si Johnny chante, et encore moins ce qu’il chante, tant spectateurs et chanteur font un « perpétuel bruit de Niagara » mais Triolet confie qu’elle « s’extasie ». Sourde mais conquise, Triolet parle donc peu du tour de chant de Johnny (on ne saura pas quelles chansons il a chantées). Elle préfère parler de sa performance, confondante de naturel, et voir en lui une bête de scène – elle parle de lui comme d’un « jeune animal ».

3. Les romans de Johnny

Le « jeune animal » fait sa réapparition chez Aragon quelques années plus tard. Dans la diégèse de Blanche et l’oubli, le jeudi 25 novembre 1965, les personnages arrivent à se procurer, grâce à la fille de Bruno Coquatrix, trois places en mezzanine pour aller voir la rentrée de Johnny à l’Olympia. Une fois passées les Clara Ward Singers, Johnny chante, et en particulier deux chansons qu’isole Aragon qui sont Le diable me pardonne et Tu oublieras mon nom – il a lu le programme, ou a réussi à les entendre – il sélectionne en tout cas, nous y reviendrons, des textes qui l’intéressent. Tous ces détails sont rigoureusement exacts (la première semble s’être déroulée le 18, et pas le 25, mais on trouve les deux dates en concurrence dans les biographies de Johnny). Il est à noter par ailleurs que le programme du spectacle, qui atteste de la présence des Clara Ward Singers (mais aussi Noël Deschamps, Jean-Jacques Debout, Les Mascottes et Pierre Perret), contient aussi un texte de Bernard Buffet qui participe également de la légitimation de Johnny comme artiste : venu de la peinture, art noble, Buffet donne un peu de son aura d’artiste à Johnny ; en le comparant à un autre phénomène de scène, cette fois-ci féminin, il inscrit Johnny dans une filiation de spectacle :

La présence de Johnny HALLYDAY sur une scène est pour moi aussi forte que celle de Mistinguett.
Les deux « phénomènes » sont identiques. Vouloir cantonner JOHNNY à un seul genre serait une erreur, car il est capable de s'adapter à tous.
Son univers est la scène, là il se trouve vraiment à l'aise.
Non pas qu'il soit acteur, danseur, ou chanteur, il fait vivre le spectacle, ses partenaires et les spectateurs.
Pour moi, et je le connais depuis longtemps, qui l'ai souvent vu en scène, il est le seul à avoir ce don magique15.

Le narrateur d’Aragon, à l’Olympia, ressemble beaucoup à Elsa Triolet critique de Johnny, au point qu’on pourrait se demander si l’auteur n’a pas glissé, par jeu, dans le public de son roman, une « dame très fardée et très décharnée » (ce qui ne correspond pas à Elsa) qualifiée d’« anachronisme qui sourit béatement » (ce qui pourrait définir Elsa, cet autre soir, à l’Olympia) (Aragon 1967 :165). Dans les deux textes en tout cas, œuvres croisées, même impression de tintamarre (« une clameur, c’est ce qu’on appelle aujourd’hui la musique »), même sensation d’être assourdi (ici, ce n’est pas une « cloche », comme chez Elsa, mais « une coquille de musique ») (Aragon 1967 :165), et de communion, autour d’une transe moderne, sportive. À l’Olympia se joue un nouvel Hernani16, ce qui semble se lire dans le « cela crie dans les cheveux de la salle » (Aragon 1967 :165). L’Olympia devient l’« Olympe » (Aragon 1967 :165), un Olympe17 dont Johnny est le roi, avec des enfants sujets autour de lui (des « gosses », comme chez Elsa). Le narrateur, dans le bruit, cherche à lire une banderole, mais « on lit mal », et puis « voyons, le spectacle est sur la scène, le chant rugit » (Aragon 1967 : 165). Abolition de la lecture ou de l’audition, le show n’est pas pour autant défaite de la littérature, son évocation devenant l’occasion de réactiver des métaphores surréalistes (« le micro comme un aviron du tumulte », le « tintamarre de mouvements » (Aragon 1967 :165)). Le mot « Johnny », écrit souvent en italiques, répété, scandé, devient objet et pré-texte de poésie, tandis que l’évocation du concert, dans Blanche, est un palimpseste, comme Blanche de manière générale, qui semble écrit sur le texte original d’Elsa Triolet. Intercalé entre deux mentions du concert de Johnny (il est d’abord annoncé, avant que le narrateur ne le décrive), se trouve d’ailleurs un paragraphe qui parle de ces textes que l’on met en musique, à propos des « sortes de chansons » de Jim Labadie :

Blanche dit : « On devrait les mettre en musique, pour que quelqu’un les chante, ailleurs, dehors, dans les théâtres, ou bien pour lui-même, en s’y promenant » « Vous n’y pensez pas, Blanche ! – Cela paraissant incroyable à Jim. – Depuis Verlaine, on ne met plus les poètes en musique, alors nous appelons nos vers chansons, et ce n’est que par nostalgie… Tenez, Auric m’a raconté, Léon-Paul Fargue, il avait appelé un recueil de vers Pour la musique, histoire d’ainsi tenter les compositeurs, et puis personne n’a mis ces vers-là en musique, rien…   (Aragon 1967 : 163).

Curieux propos que celui-ci, qui revifie le lien entre chanson et poésie, dont Aragon avait fait mention à Crémieux, précisément à propos de Johnny Hallyday.

La citation du nom Johnny ou, une fois n’est pas coutume, celle de ses chansons (mais nous sommes ici à l’écrit, dans un texte littéraire, et non dans un entretien radiophonique, ou dans une critique) s’insère d’ailleurs parfaitement dans la trame, très feuilletée et intertextuelle du roman. On ne s’étonnera pas que, du show de Johnny, le narrateur retienne deux chansons, l’une qui fait allusion au diable, substantif qu’emploie le narrateur pour parler de Johnny (Aragon 1967 : 164) et une autre qui mentionne l’oubli, celui du titre, celui de Blanche (la chanson dit : « Tu oublieras mon nom/Et c'est très bien comme ça/Je le sais, ne dis pas non/Tu oublieras mon nom/Le temps est là pour ça/Et tu auras bien raison »). Les paroles de la chanson, signées Gilles Thibaut (la musique est de Johnny mais ici, il n’en est pas fait mention, comme si Elsa n’était intéressée que par le « bruit » de Johnny, et Aragon par ses textes et son empreinte textuelle, une fois revenu à l’écritoire) s’insèrent de fait dans la matière du roman, passant des italiques (citation) aux caractères romains (intégration des paroles de la chanson dans le roman) : « Tu oublieras mon nom » /« Tu oublieras mon nom » (Aragon 1967 : 167). La répétition de « tu oublieras mon nom », qui scande la chanson, scande également le texte de Blanche, comme si Aragon, ou son narrateur, devenait le parolier de Johnny, comme si cette partie du roman Blanche devenait le couplet d’une chanson de Johnny – seul mentionné ici, alors que disparaît le nom de l’auteur (des paroles), Gilles Thibaut – seul demeure l’auteur de la musique, que nous n’entendons pas, mais surtout son interprète, à qui il revient de transformer le texte en poésie. Dans la diégèse, Marie-Noire est ensorcelée par les paroles de la chanson « qui peuvent mieux que le projecteur balayer sa salle et son cœur » (Aragon 1967 :166). Emportée loin du spectacle par les mots que chante Johnny, et qu’elle entend au-dessus du « chahut », du « tonnerre » et des « cris », contrairement à Elsa, le personnage est saisi par leur « poésie », qui la transporte à Périgueux, fin novembre. La chanson de Johnny, en un mot, provoque une réminiscence pour le personnage et, chez Aragon, fait littérature. De même, dans le paragraphe suivant, Johnny sert de passerelle à une autre strate narrative du roman, puisqu’est évoquée « Sourabaya Johnny », autre chanson « avec Johnny », sinon de Johnny, de Kurt Weil, qui date de 1929, et évoque, de loin en loin la Résistance, et Java : « Ils se sont disputés à cause de Johnny. C’est venu comme des cheveux sur le potage. Marie-Noire avait dit que Johnny… pendant la Résistance, Geoffroy, on l’appelait Sourabaya Johnny » (Aragon 1967 :166). Il serait d’ailleurs possible de lire Blanche aussi comme un feuilletage de chansons, qui fait le lien entre plusieurs temporalités. En effet, le narrateur évoque les chanteurs et l’industrie musicale du temps de Marie-Noire – Adamo, Guy Béart, Richard Anthony, Catherine Sauvage, (Aragon 1967 : 73), l’émission Musicorama (Aragon 1967 : 73), Barclay, le show de Sacha Distel (Aragon 1967 : 245) et aussi les chansons d’un autre temps, : « qu’est-ce qu’on chantait alors, quand ce n’était pas le temps de Johnny Hallyday : La Fille de joie est triste » (Aragon 1967 : 211) : Piaf est ici pensée à partir de Johnny.

Matière à textes dans des œuvres croisées de « LouisElsa », Johnny Hallyday, enfin, est aussi le héros d’un livre de Daniel Rondeau, L'âge-déraison, Véritable biographie imaginaire de Johnny H., paru en 1982. Journaliste, et admirateur de toujours de Johnny, qu’il s’emploiera à sortir de son « illégitimité » en lui ouvrant les pages de journaux prestigieux et « savants », Rondeau entre en écriture avec cet ouvrage. 25 ans avant la mort du chanteur (mais il ne peut le savoir), et 20 ans après son éclosion, Rondeau imagine pour Johnny une « suite », une fois Johnny entré dans la maturité (la star approche alors des 40 ans). Il n’a pas grossi, comme le craignait Elsa Triolet, il n’est ni roi de Navarre ni invité à la Maison-Blanche, mais est gagné par la tentation du désert. En effet, Rondeau imagine un Johnny venu de la rue (comme le veut la persona de Johnny), qui connaît la gloire, les tentations politiques (d’extrême gauche, qui est la formation politique initiale de Rondeau, sans qu’on puisse dire qu’elle est celle de Johnny) et qui décide de tourner le dos à tout cela, dans les années 70, pour disparaître vers Alger, dans un mouvement rimbaldien (l’épilogue nous apprend qu’il s’est en fait retiré en Bretagne) – voici donc réglées les inquiétudes d’Audouard, Triolet et de leurs pairs quant à la vieillesse de l’idole jeune, et de l’idole des jeunes. L’oxymore « véritable biographie imaginaire » semble à nouveau renvoyer au « mentir-vrai » aragonien. Dans sa fausse biographie du rocker, qui tient plus du pastiche que de la (fausse) biographie d’artiste, Daniel Rondeau pense sans doute dire une vérité sur « Johnny H. », en tout cas une vérité qu’il trouve belle et digne d’écriture – un Johnny qui serait Johnny, mais aussi un homme engagé (à gauche) et qui se sublime dans sa disparition (ce que ne fit pas Johnny). Ce qui est sans doute intéressant à souligner, d’un point de vue esthétique, c’est que Rondeau fait fonds de la « matière de Johnny » élaborée par LouisElsa pour écrire son roman. Le roman, ainsi, comporte un index, qui ouvre deux entrées pour Elsa Triolet et cinq pour Aragon. La plupart des références est logiquement à trouver dans la partie « 1960-1967 » : en exergue de cette partie figurent quatre citations, où, aux côtés de Mörike, Scott Fitzgerald et John Lennon, on trouve le nom d’Aragon, à qui le scripteur attribue une œuvre qui s’appellerait Le Perpétuel Mentir, œuvre fictive, montage entre « le mentir-vrai » (essai de 1964 sur le roman) et le « mouvement perpétuel » (recueil de poésies de 1926). La citation fleure le pastiche aragonien, entrelardé de citations de chansons de Johnny, comme Aragon l’avait fait, nous l’avons vu, dans Blanche :

Sur ces entrefaites, il se mit à souffler par la France un vent singulier. Il faudra dire les heures trop vites de ces années soixante, légères comme un outrage perdu — mouche —, à fleur de rock anathème, leur belle saison de plantes rebelles. Pour cette jeunesse Lewis, à l’insouciance avide – on twistait à Saint-Tropez – arrachées à l’angoisse pour un temps vaincue, de-ci, de-là, grappillées au destin, comme des rescapées des miraculées de l’existence, des miettes de vraie vie (Rondeau 1982 : 91)

Dans la diégèse, la première apparition du couple Aragon-Triolet est à trouver lors du concert de l’Alhambra où, venus pour Devos, ils voient Johnny. Sous la plume de Rondeau, Aragon a cette phrase énigmatique, qu’il jette à Elsa : « qui vivra verra », que Rondeau fait suivre de « Le lendemain c’était tout vu ». La fin du paragraphe cite en effet, sans guillemets, les phrases des articles cruels de l’Humanité et de La Croix, qui laissent Johnny accablé (Rondeau 1982 : 96) – et pas ce qu’Aragon a pu véritablement dire ou écrire de Johnny – on ne sait, d’ailleurs, s’il l’a vu à l’Alhambra. Plus tard, Rondeau imagine la visite, fantasmée, a priori, de Johnny à St-Arnoult en Yvelines, chez Elsa et Louis (Rondeau 1982 : 136s). Le texte, qui s’étale sur une dizaine de pages, est un fabuleux pastiche de l’article d’Elsa Triolet sur Johnny, des livres d’Elsa (Luna-Park, déjà croisé dans Blanche) et de Louis, et des chansons de Johnny. Rondeau écrit par exemple : « Elle l’avait trouvé beau dès le premier soir à l’Alhambra. Plus que beau. Béni des dieux. Moins que rien, fils de personne, né dans la rue, d’accord, mais chouchouté par la fortune comme peu d’hommes au monde […]. Il était splendide. Comme Maïakovski. […] Elle était fan et fière de l’être. » (Rondeau 1982 : 139) Les mots « dieux », « Maïakovski », « fan » viennent par exemple de l’article des Lettres françaises (sur l’Olympia), le « fils de personne » et « né dans la rue » de chansons de Johnny. Dans la diégèse, pour Aragon, « Johnny » devient d’ailleurs « celui qui serait capable, c’était évident, d’habiter chacun de ses livres » (Rondeau 1982 : 140) – ce qu’il est, sans doute pour … Rondeau, qui écrit aussi : « Si vous étiez romancier Louis, vous en feriez un roman » (Rondeau 1982 : 138), ce que fait précisément Rondeau. Dans le même passage, Louis offre à Johnny La Mouette de Tchekhov, qu’il oublie, et Johnny, de retour à Paris, dans un bar, est victime d’une hallucination dans laquelle il voit Louis et Elsa lui… jeter des livres à la figure, dont Le Con d’Irène, tandis qu’Elsa « twist[e] d’allégresse » (Rondeau 1982 : 146) – le « matériau textuel » est ici pris au pied de la lettre. La dernière apparition d’Aragon dans le roman de Rondeau se fait, « jeune vieillard » (Rondeau 1982 : 181) lors d’une fête où danse la jet-setteuse Carole, qui est supposée être l’ancienne fiancée d’Elvis Presley et de Léonard Bernstein (Rondeau 1982 :179). Observateur doté d’un « 3e œil périscopique » (Rondeau 1982 : 181), Aragon, le personnage, devient, à la faveur d’un décrochage narratif subtil, le narrateur de sa propre histoire (« il l’avait échappé belle. Mais finalement il la préférait comme ça ») (Rondeau 1982 : 181), comme si Rondeau donnait sa plume à Aragon observant Johnny, fantasme suprême de l’écrivain débutant, « fan » de deux idoles, l’un chanteur, l’autre écrivain, croisant ici leurs œuvres et leurs vies.

Le lien qui unit LouisElsa à Johnny est donc un lien fort. Critiques de Johnny Hallyday, Louis Aragon et Elsa Triolet le sont de façon bienveillante et empathique, admirant sa jeunesse, sa beauté, sa fougue, sa sensualité. Pas de mépris surplombant dans leurs écrits, mais au contraire une admiration qui semble authentique, et est pour l’époque courageuse et assez inédite. Bien plus : et Aragon et Triolet voient en Johnny l’esquisse d’un artiste, et surtout la possibilité d’une écriture. Johnny, « persona » sonique qui, dans ses chansons, s’est inventé une vie, est sous leur plume un personnage de roman idéal, au point qu’ils sont devenus tous les trois les personnages d’un autre roman.

Bibliographie

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Bouchardeau, Huguette (2000). Elsa Triolet : écrivain, Paris : Flammarion, 2000.

Bouvard, Philippe, Le Figaro, 24 juin 1963.

Diaz, José-Luis, L'écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l'époque romantique, Paris : Honoré Champion, 2007.

Forest, Philippe (2015), Aragon, Paris : Gallimard, 2015.

François-Denève, Corinne, Johnny Hallyday à 20 ans : l’idole des jeunes, Vauvert : Au Diable Vauvert, 2013.

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Hirschi, Stéphane (éd.), Les Frontières impossibles de la chanson, Valenciennes : Presses universitaires de Valenciennes, 2001.

Juquin, Pierre, Aragon, un destin français, 2 tomes, Paris : La Martinière, 2012-13.

Lantoine, Loïc, Tout est calme, Paris : Warner Music France, Wea, 2006.

Marshall David, Christopher Moore et Kim Barbour, « Persona as method: exploring celebrity and the public self through persona studies », in Celebrity Studies, 2015, 6:3, 288-305.

Piégay-Gros, Nathalie, L’Esthétique d’Aragon, Paris : Sedes, 1997.

Piégay, Nathalie et Josette Pintueles (éd.), Dictionnaire Aragon, Paris : Honoré Champion, 2019.

Rondeau, Daniel, L'âge-déraison : véritable biographie imaginaire de Johnny H., Paris : Le Seuil, 1982.

Santamaria, Yves, Johnny, sociologie d’un rocker, Paris : La Découverte, 2010.

Triolet, Elsa, « Johnny Hallyday à l’Olympia », Les Lettres françaises, n° 1016, du 13 au 29 février 1964.

Notes

1 Nous reprenons ici, pour plus de clarté, le mot-valise inventé par les amis du couple, et que Pierre Juquin (Juquin 2012-13) emploie dans sa biographie de Louis Aragon. Retour au texte

2 La phrase de Terzieff est exactement celle-ci : « Pour moi le théâtre n'est pas ceci OU cela, mais ceci ET cela ». L’acteur l’a prononcée à la Cérémonies des Molières, le 20 avril 2010, quelques mois avant sa mort. Retour au texte

3 Si, comme souvent, le genre satirique est un indicateur fiable des humeurs du temps, rappelons qu’en 2006, avec une belle ironie, le chanteur Loïc Lantoine assurait : « Là où j’me rassure c’est qu’à la télé/Y avait des savants des intellectélés/Qui disaient malgré tout tout ce que je sais/Je n’ai jamais rien vu d’aussi vrai/Et y en ont lu des livres vu des films compliqués/Des académiciens nippés en livrée/Qui disent que c’est charmant du Johnny Hallyday » (« NNY», paroles de Loïc Lantoine, Musique de François Pierron. (Loïc Lantoine, 2006)). Retour au texte

4 Voir le numéro de Stupéfiant ! consacré à Johnny Hallyday, qui consacre une pastille à « Johnny et les intellos », France 2, première diffusion le 6 mars 2018. Retour au texte

5 L’expression de Françoise Giroud, appliquée par la suite au cinéma, avait sous la plume de la journaliste une extension plus large. Elle l’emploie pour la première fois à la une de L’Express le 3 octobre 1957. Retour au texte

6 En 1960, pour le concert de l’Alhambra, Claude Sarraute avait écrit avoir pris « le plaisir fait d'étonnement et d'intérêt mêlés que procure une visite aux chimpanzés du zoo de Vincennes ». L’article paraît dans Le Monde. Retour au texte

7 Cet article, intitulé « Salut les copains », est paru dans Le Monde du 6 et 7 juillet 1963. Retour au texte

8 Selon Daniel Rondeau : « dans les années 1960, en pleine période d’imprécation rock, passant par Sète, il avait reçu de Georges Brassens la lettre suivante : “Mon cher Johnny, la vie n’est pas toujours facile. La gloire vous tombe dessus comme une douche froide, mais c’est bien le lot du succès, je t’embrasse très fort, ton ami Georges”. Le lendemain, au milieu de son show et entre deux plaintes fiévreuses, il avait chanté “La chasse aux papillons” ». https://www.parismatch.com/Culture/Musique/Johnny-Hallyday-ses-chansons-forment-la-bande-son-de-nos-vies-1424807, consulté le 1er juillet 2019. Retour au texte

9 « En 1963 j'ai écrit une nouvelle intitulée « Le mentir vrai ». Blanche ou l'oubli part de là. […] Son titre, dans sa formule paradoxale, constitue une excellente définition du roman réaliste que je défends. Il répondait au mot d'ordre qui avait été lancé : "Écrivez la vérité." Comme si on pouvait écrire la vérité dans un temps où l'histoire est agitée de tant de bouleversements que les historiens eux-mêmes ne peuvent pas l'appréhender. Alors, le romancier ! » dit Aragon dans « Il n'y a pas de solution de continuité dans mon œuvre », Le Monde, 13 septembre 1967, p. 4. Retour au texte

10 Par « scénographie auctoriale », José-Luis Diaz entend la « posture » de l’écrivain, distincte de l’auteur réel et de l’auteur textuel (le nom sur la couverture). La scénographie auctoriale est une construction par l’auteur de sa représentation en tant qu’écrivain. Les analyses de Diaz portent sur l’époque romantique mais nul doute que l’idée de « posture » ou d’« écrivain imaginaire » aurait du sens pour Louis Aragon. Le terme de « scénographie auctoriale » est d’ailleurs utilisé, en lien avec le « mentir-vrai », dans la thèse que Okri Pascal Tossou a soutenue à Limoges en 2007. Le mentir-vrai de Johnny est l’élaboration de son « chanteur-imaginaire » : il nous semble que la notion de scénographie auctoriale rend plus justice au rapprochement qu’opère Santamaria avec Aragon, pour qui le « mentir-vrai » sert dans la fiction à l’élaboration d’une vérité (qu’on chercherait quand même sans doute en vain dans l’œuvre de Johnny – peut-on d’ailleurs parler d’œuvre le concernant ?) Retour au texte

11 Les études sur la « persona » commencent à être extrêmement documentées dans le champ académique anglo-saxon. P. David Marshall, Christopher Moore et Kim Barbour définissent leur objet comme « a study in the production, dissemination and exchange of public identity » (Marschall 2015) donnez aussi une traduction française. Nous empruntons l’expression « sonic persona » à Rachel Haworth, et à sa communication « You’ll need a good companion for this part of the ride: Navigating Bruce Springsteen’s sonic persona in the Born to Run audiobook » à l’International Persona Studies Conference, 26 juin 2019. Retour au texte

12 En 2012, précisément, ce qui explique que Juquin (Juquin 2012-13) n’en parle pas, au contraire de Forest. Retour au texte

13 C’est aussi un topos de la presse sur Johnny. Dans Candide, le 13 juin 1963, Yvan Audouard, dans un article intitulé « la tristesse d’une idole » écrit : « j’imagine très bien, dans cinquante ans ou plus, une vieille dame très avare et très bien-pensante retirée dans son château sur la Côte d’Azur et dont on dirait que jadis elle s’appelait Birgitte Bardot. Je ne vois pas Johnny Hallyday en noble vieillard… Son destin est sur les genoux des dieux » Retour au texte

14 Jeune, blonde et belle, Bardot est, comme on peut le voir ci-dessus, souvent comparée à Johnny. Les lettres françaises lui consacrent un certain nombre d’articles en 1959. Retour au texte

15 On trouve ce programme sur un des nombreux sites consacré au chanteur : http://www.amourdurocknroll.fr/pages/johnny_hallyday_programme_olympia_1965.html Retour au texte

16 Hernani était également mentionné dans l’article d’Elsa Triolet, qui rappelait que la pièce avait été sifflée, mais au XIXe siècle. Le concert de la Place de la Nation avait réactivé la bataille entre jeunes et « croulants ». Retour au texte

17 Cette référence aux dieux, aux idoles, est fréquente à l’époque depuis l’article de Violette Morin, « Les Olympiens », paru en 1963, qui assimilait les super vedettes aux dieux du nouvel Olympe. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Corinne François-Denève, « Johnny : l’idole de Louis et d’Elsa », Textes et contextes [En ligne], 15-1 | 2020, publié le 15 juin 2020 et consulté le 24 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2608

Auteur

Corinne François-Denève

Maîtresse de conférences, Centre Pluridisciplinaire Textes et Cultures, EA 4178, Université de Bourgogne/UFR Lettres-Philosophie, 4 boulevard Gabriel, 21 000 Dijon, France

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