Issu de sa thèse de doctorat dirigé par Claire Parfait à l’Université de Paris 13, l’ouvrage de Michaël Roy sur l’histoire éditoriale, la circulation et la réception des récits d’esclave de 1825 à 1861 répond aux questions suivantes : « Comment virent-[ils] le jour ? à quoi ressemblaient-ils ? Au sein de quels réseaux circulaient-ils, par quels moyens, et quel public pouvaient-ils en conséquence atteindre ? comment furent-ils reçus » (14-15). Comme le sous-titre l’indique, c’est en historien du livre que M. Roy aborde son corpus et l’apport majeur de son approche est effectivement la rectification d’idées reçues sur les récits d’esclaves grâce à des recherches précises, des analyses documentées, fruit de la consultation de nombreuses archives. Il propose trois modèles, correspondant aux trois décennies de la période : le modèle propagandiste (années 30), le modèle artisanal (années 40) et le modèle commercial (années 50). En opposition aux études littéraires, la thèse tord le cou à l’affirmation que les récits d’esclave étaient un outil de propagande sans égal des sociétés abolitionnistes (49-51). La labilité des textes, leur hétérogénéité, leur transformation et recyclage en font effectivement littéralement des textes en fuite, comme leurs auteurs, ou plutôt « itinérants ». Son travail se place au cœur du « tournant matérialiste » (42) pris par les études noires américaines au XXIème siècle pour donner une vision plus hétérogène de leur objet. Michaël Roy concède que les modèles se superposent quelque peu au cours de la période étudiée (57).
Le premier chapitre offre un aperçu de la canonisation des récits d’esclave dans les années 90 selon une perspective historiographique (de la « répression culturelle » à la redécouverte des années 60) et de leur réhabilitation comme source historique (Blassingame, Genovese, Gutman). L’approche par le prisme de la « culture imprimée » plutôt que de la littérature permet de mieux appréhender ces objets parmi des publications telles que les périodiques africains américains. Elle corrige l’idée de leur « extrême popularité » (Gates, Andrews, Foster) en précisant les contours de leur circulation et de leur réception. Les chapitres suivants sont des études de cas qui définissent les procédés éditoriaux précis de récits d’esclave majeurs ou plus confidentiels afin de dresser un tableau aussi complet et exact que possible.
Le second chapitre, consacré à des récits publiés ou diffusés par des associations abolitionnistes, traite du récit de James Williams (1838) publié sous l’égide de l’American Anti-Slavery Society et des récits de Charles Ball, d’Olaudah Equiano et de Chloe Spear, publiés hors de la sphère abolitionniste et intégrés après coup. Il correspond à la période où le mouvement abolitionniste était unifié. Les récits du chapitre trois (Frederick Douglass, William Wells Brown, Henri Bibb, Leonard Black, Sojourner Truth) illustrent une période « emblématique des récits d’esclaves autoédités ou publiés à compte d’auteur » (203). Le schisme de 1840 au sein du mouvement abolitionniste oblige les esclaves à agir en leur nom propre, avec un soutien plus limité des associations. Le chapitre quatre se concentre, après la publication et le succès de Uncle Tom’s Cabin (1852) et le passage de la loi sur les esclaves fugitifs de 1850, sur les récits publiés par des maisons d’éditions commerciales pour réaliser tout d’abord un bénéfice. Le tabou sur la question de l’esclavage est alors en partie tombé. Il traite de Twelve Years a Slave et des récits réincarnés que sont My Bondage, My Freedom, Fifty Years in Chain, ainsi que d’Incidents in the Life of a Slave Girl.
Michaël Roy souligne les difficultés de l’accès à la publication des Africains Américains que les maisons commerciales ne publient pas, ce qui explique le recours à l’autoédition. En l’absence de « presse abolitionniste », les publications sont soutenues par des dons informels individuels plutôt que des associations. Le rôle des îles Britanniques dans la diffusion de ces récits est non négligeable : les Africains Américains qui pouvaient s’y rendre bénéficiaient d’un contexte plus favorable (cf. Douglass [162-172], Brown [180-188]). De plus, à la fragilité de la presse noire, qui publie des romans, s’ajoute la non publication. C’est le cas de The Bondswoman’s Narrative publié en 2002. Pour les antiesclavagistes, les récits ne constituent qu’une partie de leur documentation qui doivent être considérés en fonction du rôle de la diffusion de l’imprimé dans l’activisme de l’époque. Pour le récit de Williams, qui s’est décliné sous forme abrégé, s’est posé le problème de l’authenticité et de la vérité des propos. Sa publication fut suspendue. Le récit de Ball, quant à lui, réimprimé en 1837 sous l’égide de John Taylor, après une première publication par souscription, relève plus de la documentation sur l’esclavage que de la rhétorique abolitionniste. Il fut incorporé, après modification, dans la propagande du mouvement. Comme celui de Ball, les récits d’Equiano et de Spear, dont les auteurs étaient morts lors de leur parution, ne circulaient qu’en vase clos.
Le schisme de 1840 fait que ni l’AASS, ni l’AFASS, ni les associations locales ne peuvent financer des campagnes de propagande : d’autres types de publications et de financement (compte d’auteur) prévalent alors. Les récits d’esclaves côtoient d’autres confessions de marginaux : criminels, mendiants, alcooliques. Les récits de Douglass, Brown, et Truth témoignent de la précarité de la vie itinérante des ex-esclaves, véritable mode de vie, conditionnée pour la plupart par le système des conférences. Prolongement des discours qu’il prononçait, le récit de Douglass ne peut en effet se comprendre que dans sa dimension transatlantique. Les abolitionnistes activèrent pour lui leurs réseaux formels et informels, alors que d’autres récits ne bénéficièrent pas d’un tel traitement. Une analyse comparée de la version originale et de la version expurgée d’une édition ultérieure montre comment le texte se métamorphose au gré des éditeurs. Le récit augmenté, My Bondage, My Freedom, se substitua peu à peu à ce premier texte. Quant à lui, Brown, qui avait une ambition littéraire et qui s’auto-cita abondamment dans ses ouvrages ultérieurs, autofinança son récit dont la promotion et la diffusion se fit dans le cadre restreint de l’activisme réformateur. En somme, la forme du récit d’esclave traduit le contexte immédiat de sa publication, tandis que les planches stéréotypées permettent de s’approprier le processus d’impression. Michaël Roy note chez Brown une pulsion autobiographique puis clôt son chapitre sur les trajectoires contrastées du récit de Bibb, qui circula en partie au sein du réseau abolitionniste, et celui de Black, cantonné à la région dans laquelle il fut publié, et enfin celui de Truth, dont les pratiques sont semblables à celles de Douglass : l’argent de la vente de son livre lui permet d’acheter une maison.
La période suivante, riche en progrès technologiques, voit les éditeurs commerciaux faire des bénéfices de la vente des récits, mais l’exemple d’Incidents d’Harriet Jacobs montre que le récit d’esclave reste jusqu’à la guerre de Sécession un sujet polémique. Les librairies elles-aussi gardent leur distance. C’est l’âge du roman sur l’esclavage « à la Oncle Tom », mais aussi des romans de plantation. Un événement local fortement médiatisé, telle est la genèse de Twelve Years a Slave dont la dimension commerciale se donne à voir dans le paratexte. L’ouvrage fait l’objet d’une campagne promotionnelle mais est déconnecté de la sphère abolitionniste. Ayant rompu avec Garrison, Douglass devient un « auteur » dans le contexte de l’élection présidentielle de 1856. La publication de Fifty Years in Chain de Ball vingt ans après sa première parution prouve que le récit d’esclave résiste à l’épreuve du temps. L’histoire éditoriale d’Incidents, qui eut plus de succès dans les îles Britanniques qu’en Amérique, met au jour les talents littéraires d’Harriet Jacobs, tout autant que les difficultés auxquelles elle fut confrontée en tant que femme.
La conclusion résume les correctifs. Tout d’abord, les abolitionnistes blancs n’ont pas fait du récit d’esclave « le socle de leur discours » (287). La supposée popularité des récits d’esclave est battue en brèche par la précarité de leurs auteurs et les obstacles auxquels ils durent faire face (289). Enfin, le lectorat des récits d’esclave comprend des Sudistes, des Africains Américains et des enfants, et non seulement des lecteurs blancs du Nord (290).
Si l’apport théorique est remarquable, la méthode imparable, et l’argument convaincant, le procès fait aux approches textuelles minimise le contexte de leur apparition et gauchit la réalité de leurs pratiques. Les années 80 voient la consolidation des études noires américaines ainsi que l’élargissement des objets d’étude précisément à la paralittérature, et notamment l’autobiographie. La modélisation, fruit de l’approche structuraliste, établit le récit d’esclave en tant que « genre » or c’est en filigrane le procès du genre littéraire que l’ouvrage effectue (« caractère figé » [23], « carcan générique » [291]) malgré les démentis (286). Le « genre » est un outil de « bricolage » (Lévi-Strauss) pour le chercheur qui permet de noter des récurrences au sein d’un corpus, mais il ne débouche pas sur une occultation des productions connexes ; il permet le plus souvent d’en rendre compte.
Tout comme les travaux sur les récits d’esclaves les plus commentés (Douglass, Jacobs) canonisent un certain type de texte, in fine « littéraire », l’histoire du livre privilégie cet objet et ce, au détriment d’autres productions. Le prisme de l’histoire orale, l’analyse conjointe des sermons, des discours prononcés lors de meetings, ont aussi leur place dans l’étude des « récits d’esclaves ». Placer la parole de l’esclave, son corps, au centre d’un « discours » qui le concerne au premier chef est un geste radical. La recherche de la « vérité » historique préside à ces démarches scientifiques, études autobiographiques et histoire du livre, qui se complètent et doivent dialoguer. On peut d’ailleurs regretter que l’écrit prenne le pas sur l’oral malgré le contre-exemple éclatant de Sojourner Truth.
Privilégier le lien entre « incarnation » du témoignage avec le livre vendu à l’issue de conférences (chapitre trois) ne fait que renforcer ce qui a été maintes fois souligné : l’oral précède l’écrit, le nourrit, et ce d’autant plus pour une population maintenue dans l’illettrisme (voir les ouvrages sur les prédicatrices itinérantes [Peterson] ou sur l’oralité de l’écriture noire [Jones]). Une étude fine du « lecture circuit » replacerait le livre et ses métamorphoses dans le contexte particulier des réveils religieux évangéliques, des associations de réforme sociale, indissociables du mouvement abolitionniste, problématique abordée lors de l’analyse de la publication du récit de Douglass (147). La présence des ex-esclaves sur scène témoigne de ce que le corps noir ‒ « exposition d’un Nègre » ou « Negro exhibit » (Bennett) ‒ avant même le livre, est aussi matériau de l’« écriture » de l’esclavage (Henderson, Hartman).
Repenser la place des récits d’esclave dans le champ littéraire et politique des États-Unis antebellum (301), revisiter les présupposés : c’est effectivement ce que permet cet ouvrage rigoureux, vigoureux, très bien écrit, et qui fera date dans l’analyse de ces écrits. De fait, Il réhabilite l’« agentivité » (26, 47, 177) des ex-esclaves dans la publication, la vente et la circulation de leurs textes, à l’image de l’effort fait pour authentifier les « auteurs » de ces textes, décidément fugitifs, et démêler la parole de l’esclave de celle du scripteur blanc par les chercheurs en études noires américaines (voir Lejeune sur la notion d’auteur et Jean Fagan Yellin sur Harriet Jacobs).