Paru aux éditions Lambert-Lucas dans la collection Linguistique et Sociolinguistique, cet ouvrage, d’essence traductologique, présente un intérêt indéniable aux yeux du spécialiste mais également, de façon transdisciplinaire, pour quiconque s’intéresse au corps. Le titre de l’ouvrage est donc en adéquation totale avec son contenu. Composé de dix-sept chapitres regroupés en cinq parties de tailles inégales (cinq pour la partie II contre deux pour la partie V), il est le fruit de deux journées d’études internationales tenues en étroite collaboration franco-hispanique. Les langues de l’ouvrage sont l’anglais (dix articles) et le français cependant. Cette présence majoritaire de l’anglais devrait valoir à l’ouvrage la diffusion internationale qu’il mérite. En effet, les co-directrices ont su s’assurer la collaboration d’experts garantissant une haute tenue scientifique. Les contributions émanent majoritairement d’enseignants-chercheurs versés en traductologie et qui sont, le plus souvent, praticiens.
Le trio éditorial peut être félicité pour le soin apporté aux finitions de l’ouvrage, lesquelles, on ne le sait que trop, reposent en grande partie sur les épaules des coordinateurs et des directeurs de collection. Solange Hibbs, Adriana Şerban et Nathalie Vincent-Arnaud ont su relever en grande partie les défis afférents à l’exercice qui consiste à regrouper des communications et articles sous la forme d’un livre et il convient de rendre hommage à ce travail invisible et si prenant. L’harmonisation de la présentation, la rareté des coquilles (concentrées dans certains articles), l’index des noms cités, qui permet une navigation pratique à l’intérieur de l’ouvrage, ainsi que l’introduction qui coule d’une seule venue (faisant oublier qu’elle fut rédigée à six mains), sont les indices efficaces de cette collaboration. L’index permet de pallier l’absence de bibliographie générale commune à tous les auteurs, difficile à réaliser, tout en permettant d’embrasser d’un seul regard l’ensemble des travaux qui ont servi de base aux différentes contributions. Le petit hiatus dans la numérotation des chapitres qui nous gratifie de deux chapitres 5 est à remettre aux pieds de l’éditeur.
Agencer des articles de nature différente au sein d’un recueil constitue souvent un défi et l’on hésite habituellement entre le chronologique et le thématique. Ici le chronologique n’aurait pas vraiment eu sa place du fait du caractère théorique et très contemporain de nombre d’articles. Le choix qu’il a bien fallu opérer a été de faire écho au titre de l’ouvrage et de continuer à filer la métaphore corporelle à l’origine du projet. Ceci donne à l’ensemble une allure poétique et inspirée, avec en point final une partie résolument créative avec la traduction de trois poèmes de Lotte Kramer par Nathalie Vincent-Arnaud et la contribution de Mª Carmen África Vidal Claramonte « Before, During, After (Translating the Body) », qui relève du creative writing.
L’ordre dans lequel se succèdent les chapitres est bien senti. Ainsi Nicole Côté ouvre le bal avec « Translating Bodies in Motion: Which Bodies, from Where? », qui précise que la problématique du corps est surtout et avant tout celui de la femme. Il aurait d’ailleurs pu, tant il donne le ton à l’ouvrage dans son ensemble, servir d’introduction et le mot des co-directrices aurait pu alors servir d’avant-propos. Le second chapitre, « Disembodied Voices: Translation as an Uncanny Act » de Daisy Connon passe presque naturellement du corps à une approche plus psychanalytique avec cette notion freudienne mise à l’honneur dans le titre, bien que, dans son domaine d’origine même, le psychanalyste autrichien soit désormais cité comme figure historique davantage que pour le caractère opératoire de ses concepts. Il y a là un effet d’inertie. Le troisième chapitre, « Corps et auto-traduction » de Nayrouz Chapin, vient illustrer et compléter ce qui a été dit dans les deux premiers à travers l’étude d’un cas d’auto-traduction chez un auteur espagnol s’exprimant le plus souvent en français.
On arrêtera là un égrenage des articles qui reviendrait à paraphraser la table des matières, contentons-nous de dire que l’ensemble a bel et bien été pensé et que cette collection d’articles a pris la forme d’un livre formé d’autant de chapitres.
Seul endroit où le bât blesse un peu, les titres de parties. La récurrence du mot « corps » (et non de celui de traduction d’ailleurs) est un peu superflue étant donné le titre de l’ouvrage. Ce système d’échos instauré par les intertitres présente le désavantage de masquer un fait essentiel. L’on a sous les yeux à la fois un livre et une sorte de handbook intelligent qui pourra, par exemple, être utilement placé entre les mains d’étudiants de Master spécialisés en traduction. En effet, les chapitres balaient un grand nombre de domaines tels que l’auto-traduction, la censure, le féminisme et la plupart reposent sur une bibliographie fournie dans le domaine de la traductologie. Par exemple, la partie III, intitulée « Corps, pourvoir et violence » regroupe trois articles d’approche résolument féministe si bien que son titre eût pu être différent et désigner directement ce dont il s’agit. Cependant, les co-directrices n’ont peut-être pas voulu s’en tenir à un handbook, même intelligent, et cette partie fait ce que l’ouvrage dans son ensemble nous incite à faire, elle désincarne en partie la traduction, refusant de la laisser s’enfermer dans le seul passage d’un texte à l’autre pour s’ériger en outil d’investigation, voire d’introspection, si bien que, paraissant centrée sur le corps davantage que sur la traduction, ce troisième temps nous propose un voyage hors du corps traductionnel ou traductif généralement accepté. C’est ainsi que deux de ses contributions, celle de Arunima Dey, « A Site of Trauma and Memory » et celle d’Irene Rodríguez Arcos, « Women’s Magazines and Symbolic Violence » reposent sur l’acceptation large et commode du terme anglais translation qui permet de prendre en compte tout déplacement, symbolique ou autre, ce que rechigne à faire son homologue français, résolument terre-à-terre. Le chapitre de Dey traite d’un roman relatant un épisode spécifique de l’histoire de l’Inde moderne sans étude contrastive de deux versions en langues différentes pas plus qu’il ne se penche sur la présence de langues diverses au sein du texte (ou à peine). Rodriguez s’appuie sur le concept avancé par Edwin Gentzler de post-translation, qui, noyé dans la cohorte des composés en post-, n’a sans doute pas rencontré toute la fortune qu’il méritait, mais qui se trouve ici fort bien utilisé. La cohérence de cette partie III avec l’ensemble s’inscrit dans l’analogie entre corps de la femme et traduction de sentiments et d’émotions. Elle confirme que le corps est tout autant au cœur des préoccupations de cet ouvrage que la traduction, ce que posait déjà le premier chapitre de l’ouvrage signé Nicole Côté. Ainsi cet ouvrage ne saurait être négligé par ceux qui s’intéressent à la thématique du corps. Dans ce même esprit qui consiste à repousser les frontières, on saluera la présence des contributions sur l’interprétariat de conférence, les interprètes et traducteurs LSF ou encore le sous-titrage, respectivement de Solange Hibbs, Florence Encrevé et Adriana Şerban. Ces trois contributions, menées avec rigueur, constituent de remarquables partages d’expérience dans ces domaines spécialisés.
Dans « Interroger le devenir du corps dans les traductions françaises de The Rainbow de D.H. Lawrence » Aïcha Louzir s’appuie sur un substrat traductologique assez fin, si l’on en croit la bibliographie, tout en présentant des remarques qui ne seront pas sans intérêt pour les lawrenciens.
Les lecteurs curieux d’auto-traduction, et dont l’appétit aura déjà été aiguisé par la lecture de « Corps et auto-traduction » dans la première partie, consulteront avec fruit les chapitres d’Elisa Hatzidaki « La psyché s’auto-traduisant » et de Lily Robert-Foley « The Monstrosity of the Body in Translation ». Le premier attire notre attention sur un cas relativement inédit d’auto-traduction entre grec moderne et français, le second revisite Samuel Beckett tout en offrant un point théorique intéressant sur Henri Meschonnic.
La contribution d’Adrienn Gulyás « Corps du traducteur, corps traduit : censure et autocensure dans les traductions hongroises de Gargantua de François Rabelais » dresse, avec méthode, le panorama du devenir de ce classique en langue hongroise au siècle passé. Il s’agit en cela d’une contribution originale qui fait œuvre utile.
La palette de langues offerte par cet ouvrage est riche d’une contribution sur le théâtre japonais signée Yoshiko Takebe « Translating the Physicality of Western Texts », sujet si pointu qu’il oblige l’auteur à de nombreuses auto-citations. C’est un peu à regret que l’on y constate l’absence d’éléments théoriques japonais. Si l’article traite de la traduction de Samuel Beckett vers le japonais et son adaptation au théâtre, il ne dit rien que ce que serait une inflexion japonaise des théories de la traduction, ou des contributions de l’archipel au débat mondial, et, si d’aventure elles en étaient absentes, pourquoi.
Avec « Remembering Nature, Translating the Senses Wordsworth, Thomas and Heaney » Jessica Stephens revisite, de façon oblique, la question de l’intraduisible en poésie. Elle rejoint, en partie, les interrogations soulevées dans « Somatic Experiences in Song Translation: Brel’s “La chanson des vieux amants” in Polish » de Marta Każmierczak.
En résumé, un ouvrage dont on ne peut que recommander la lecture et dans lequel l’on pourra se plonger afin d’y piocher les informations utiles à ses recherches précises, parfaire sa vision de ce qu’est la traductologie aujourd’hui et/ou s’adonner à une réflexion sur le corps.