Peter Handke – Edward Hopper : quand l’écriture se métamorphose au contact de la peinture

Résumés

Certains écrivains cherchent à saisir dans la peinture un autre regard porté sur le monde susceptible de transformer leur création littéraire en profondeur. Peter Handke, écrivain, poète et scénariste autrichien, décrit une rencontre avec la peinture d’Edward Hopper dans son ouvrage La leçon de la Sainte-Victoire. Cette confrontation va opérer une lente métamorphose du regard, puis transformer l’écriture. Cette expérience n’est pas simplement celle d’un narrateur/écrivain qui écrit sur un grand peintre, c’est une aventure esthétique et littéraire qui éclaire l’énigme Hopper.

Some writers try to grasp a new perception of the world in paintings and apply it to their work as the new pictorial insight can transform their literary creation. Austrian writer Peter Handke describes the discovery of Edward Hopper’s landscapes in his work Die Lehre der Sainte-Victoire (1980). The pictorial space of the houses in Cape Cod trigger a new way of seeing, affecting the narrative itself as they transform the writing process. This experience is not only about an author writing about a great painter, it is an aesthetic and literary adventure which can unravel the Hopper mystery.

Plan

Texte

Peter Handke est de ces écrivains dont l’écriture est marquée par la peinture : son regard n’a cessé de se confronter à l’image picturale pour quérir dans l’espace du peintre une autre perception du monde. Handke se met en dialogue avec la peinture pour saisir une cohésion entre le « dire » et le « voir », les arts plastiques devenant le lieu d’apprentissage du regard. Ecrivain, poète et dramaturge, il a produit une œuvre conséquente, dont La leçon de la Sainte Victoire1, tirée de la tétralogie Lent retour2. Passionné de cinéma, il est aussi scénariste, réalisateur et collabore régulièrement avec Wim Wenders, comme en témoigne l’écriture à quatre mains du film à succès Les Ailes du désir (1987). Notre réflexion se propose de découvrir le peintre Edward Hopper à travers le regard de cet écrivain peu commun. De même, elle entend mettre en évidence l’influence considérable du peintre sur Handke. Hopper en effet va jouer un rôle déterminant dans la construction de l’œuvre handkienne, elle s’impose comme une rencontre esthétique fondamentale pour que l’écriture puisse prendre forme. En quoi les images de Hopper peuvent-elles constituer une étape décisive dans l’aventure esthétique du narrateur mise en scène par Handke ? Il semble pertinent, dans un premier temps, de revenir sur le rapport qu’entretenait Hopper avec la littérature et le cinéma pour mieux saisir le caractère parfois énigmatique de ses toiles. Ces dernières offrent au spectateur un espace de narration à combler et suscitent le désir de raconter, un aspect fondamental qui a suscité l’intérêt de Handke. Nous verrons comment l’écrivain autrichien appréhende la peinture de Hopper à travers l’expérience du narrateur de La leçon de la Sainte-Victoire, et comment les toiles de l’Américain éduquent le regard, une fois mis à l’épreuve de l’écriture.

1. Hopper et la force de l’intrigue : la confluence littérature-cinéma-peinture

Les critiques mettant en avant les liens qu’entretient Hopper avec le cinéma et la littérature ne manquent pas. S’il ne semble pas nécessaire de revenir sur ce point, il convient de rappeler le potentiel narratif de la peinture de l’Américain. Hopper apparait sans conteste comme un plasticien qui « intrigue » plus qu’il ne « raconte ». Parce que ses toiles portent la trace du temps passé dans les salles obscures, le 7ème art n’a cessé, à son tour, de chercher dans la peinture de Hopper un espace où se reloger. On pense en premier lieu à Hitchcock, dont certains cadrages et points de vue reprennent directement des toiles de Hopper. Les décors de Vertigo rappellent les toiles Queensborough Bridge (1913) ou Lighthouse at Two Lights (1929). Les étendues vides, énigmatiques, propres à l’esthétique hitchcockienne renvoient aussi à la tension de certains tableaux de Hopper. À cet égard, Wim Wenders témoigne dans le documentaire La toile blanche d’Edward Hopper (2012) produit par Jean-Pierre Devillers de ce qu’il doit au peintre. Il décrit la découverte de la peinture de Hopper comme un véritable choc esthétique qui va influencer ses créations. Sorti en 2014, le film de Gustav Deutsch, « Shirley », sous-titré « un voyage dans la peinture d’Edward Hopper », entend proposer des micro-fictions qui s’inspirent des tableaux de Hopper pour reconstituer l’image immobile. La réussite de l’entreprise n’est pas à discuter ici mais l’intention du cinéaste est éloquente : il s’agit encore de redonner corps à l’intrigue. Si l’espace pictural de Hopper est si « intrigant », c’est qu’il fut façonné non seulement par le cinéma mais aussi par la littérature. Paru à l’occasion de la première rétrospective Hopper au Grand Palais en octobre 2012, un numéro du magazine L’Express3 consacré au peintre proposait à quelques écrivains contemporains à succès un exercice révélateur. « Six écrivains réinventent Hopper » annonçait la Une du magazine qui invitait les auteurs à créer un court récit à partir d’une toile de l’artiste. S’ils ne l’ont pas réinventé, les six courts récits produits prennent naissance au cœur de l’image dans l’espace énigmatique d’une action laissée en suspens. L’anthologie présentée par Alain Cueff, Relire Hopper, également paru en 2012, propose lui aussi sept nouvelles écrites par des auteurs américains comme Paul Auster ou Norman Mailer. Elles prennent forme également à partir de tableaux de l’artiste, d’une atmosphère générée par une toile en particulier ou sur un thème cher au plasticien. L’œuvre particulière du peintre ne manque pas d’inspirer la littérature et réciproquement, celui-ci n’a cessé de puiser dans la littérature des images mentales d’une grande richesse. Hopper fut un grand lecteur avant même de devenir un grand peintre. Certaines de ses toiles font référence à la poésie, comme Evening Blue (1914) inspiré d’un vers de Rimbaud ou Nighthawks (1942), fruit d’un coup de foudre pour une nouvelle d’Hemingway lue dans Scribner’s Magazine. La littérature déborde des toiles de Hopper de manière figurée, cachée ou métaphorique. Il est vrai que les toiles de Hopper abondent de personnages qui lisent. Ils lisent des supports très divers : romans, journaux, magazines, notes et papiers de toutes sortes. Ils lisent dans toutes les postures et à tous les moments de la journée, toujours absorbés par cette vie intérieure, dans l’immobilité la plus totale. Ces lecteurs restent silencieux, vivement esseulés par l’acte de lire : « Chacun des personnages de Hopper est enfermé dans l’autarcie de son absorption » explique Emmanuel Pernoud (2012 : 45). L’acte de lecture semble redoubler encore cette forme d’autarcie pour nourrir une vie intérieure qui donne force à l’intrigue de la toile.

Evoquer la relation forte entretenue par Hopper avec la littérature, c’est aussi se rappeler qu’il a, très jeune, entretenu des liens particuliers avec le texte puisqu’il a commencé sa carrière en tant qu’illustrateur. Il travaille alors pour les revues Scribner’s Magazine, Everybody’s, ou encore Country Gentleman. Hopper fait partie d’une tradition américaine de peintre illustrateur comme de nombreux artistes américains de son époque, une activité qui va l’occuper vingt-cinq années. Cette activité d’illustrateur révèle de façon très symbolique une proximité du texte et de l’image et préfigure un lien privilégié avec la narration. L’artiste travaille sur deux systèmes sémiotiques bien distincts, d’un côté l’image qui se donne d’emblée à voir, et de l’autre le texte, qui construit l’image mentale au fil de la lecture. L’illustrateur a justement pour mission de dire par l’image sans le temps de la narration, en suggérant. Apprivoiser cette temporalité pour la cristalliser dans l’immédiateté de l’image, peut-être est-ce là tout le travail de l’illustration. Ce processus se retrouve dans toute l’œuvre de Hopper. Associé à la confluence de la littérature et du cinema, il génère un espace narratif à combler qui vient nous chercher, nous happer dans un intervalle à écrire.

Le titre même de l’ouvrage d’Emmanuel Pernoud, Peindre l’attente, nous éclaire sur la force de l’intrigue dans les toiles de Hopper. Qu’attendent ces personnages ? Que lisent-ils ? Que regardent-ils ? Dans un silence immobile qui empêche toute réponse à ces questions, les personnages de Hopper attendent. Pourtant, comme l’évoque avec justesse le réalisateur Wim Wenders, on a l’impression que quelque chose de terrible s’est passé ou va se passer. On est dans « l’entre-deux ». L’historien Alain Cueff a d’ailleurs intitulé son ouvrage sur le peintre, Entractes (2012), pour désigner l’effet mystérieux de ses toiles. L’entracte, ce n’est ni le début ni la fin d’une histoire, c’est communément l’interruption intervenant dans le cours d'une représentation théâtrale, entre la fin d'un acte et le début d'un autre, c’est l’espace laissé libre, c’est l’entre-deux, l’interruption momentanée de l’action. Au sens figuré, c’est le moment de répit dans le cours d’une action, d'une série d'événements.

La création littéraire ou cinématographique, pour ceux qui voudraient créer sur le mode de la transposition, de l’adaptation ou de la convergence, à partir des images de Hopper, prend naissance au creuset de cet entracte, à l’endroit même où le spectateur hésite sur le cours que va prendre l’histoire, déchiré entre différents évènements qui font douter. Il n’est pas pensable de dire que Hopper ne raconte rien, ne transmet rien, il suggère, met en suspens, ouvre la toile au spectateur, le fait douter, travaille chez lui l’angoisse du temps suspendu. À cet égard, il est intéressant de voir Joel Dicker choisir l’œuvre de Hopper Portrait of Orleans (1950) en première de couverture pour illustrer son polar à succès La Vérité sur l’affaire Harry Quebert (2012). Le roman joue sur notre hésitation, sur nos doutes, sur nos allées et venues temporelles entre passé et futur pour tenter de mieux saisir un présent qui nous échappe. La toile de Hopper traduit parfaitement cet effet de lecture singulier qui pousse le lecteur à tenter de saisir l’insaisissable.

Avec Hopper finalement, est-ce la fin ou le début de quelque chose ? S’agit-il d’une attente ou d’une seconde de suspens qui ne demande qu’à être réactivée par le spectateur ? Cette attente qui est celle des personnages est aussi la nôtre, notre attente de spectateur en train d’en découdre avec la toile. Loin d’une contemplation passive, le spectateur participe et reconstitue. Notons que l’entracte, c’est aussi l’intermède, ce petit spectacle qui ne fait pas pleinement partie de la pièce principale et qui se joue entre les actes. Les tableaux de Hopper ressemblent fort à ces petits spectacles immobiles, interrompus, qui semblent se dérouler en aparté, comme des moments suspendus peuplés de personnages peints sur le vif, pris par surprise dans l’immobilité d’un instant suspendu. Tout cela résulte certainement du fait que Hopper entretient une relation particulière avec le récit : la narration apparaît comme un espace à combler proposé au spectateur. Il est maintenant plus aisé de comprendre pourquoi un écrivain cinéaste comme Handke s’est laissé saisir par les toiles du peintre, pourquoi ces images se sont imposées comme des réponses possibles aux hésitations d’un écrivain en quête de forme.

2. Handke-Hopper : quand l’écrivain part sur les traces du peintre

Peter Handke, depuis son premier roman, est en quête de ce que nous pourrions appeler précisément un « mieux voir ». L’écrivain est de ceux qui, tel Yves Bonnefoy, « […] entreprennent des livres avec les peintres pour marquer des proximités, des solidarités, et pour avancer ainsi dans la connaissance de ce qu’eux-mêmes ils sont » (1993 : 77). Pour Handke, la peinture peut offrir les clefs de l’innommable, dans la lignée de cette célèbre citation de Hopper : "If you could say it in words there would be no reason to paint”4. L’écrivain invite le plasticien à s’installer dans son texte pour se mettre à l’écoute et recevoir la leçon du peintre qui pourrait bouleverser l’écriture et inaugurer un nouveau regard porté sur le monde susceptible de transformer l’écriture. Cette démarche hospitalière accueille alors l’artiste pour se frotter à son œuvre dans une volonté de partage, le littérateur « rôde aux limites de l’expérience commune » (Bonnefoy, 1993 : 77). Handke nourrit ce désir de dialoguer au-delà des frontières sémiotiques, dans l’espace de la collaboration, il rôde sur les terres du plasticien pour saisir l’intensité d’un regard, pour ouvrir « L’œil du texte5 » dans la perspective de Liliane Louvel. L’écrivain invite l’image à pénétrer l’ensemble textuel pour éprouver l’écriture, conscient que cette dernière peut trouver dans le regard du peintre une nouvelle façon de se saisir du monde. Tout se situerait ainsi dans cet « apprendre à voir » cher à Rilke (1991 : 23) que Georges Didi-Huberman redéfinit en ces termes : « non pas chercher les mots pour dire ce qu’on voit, mais trouver les mots pour que soit dit et inscrit que nous sommes regardés, ouverts, transformés par ce que nous voyons » (2004 : 7).

Dans son ouvrage La leçon de la Sainte-Victoire, qui fait référence au motif préféré de Paul Cézanne, le personnage de Handke ne prend pas directement la direction de la montagne pour recevoir la leçon du maître, il chemine lentement vers l’espace cézannien et fait d’autres rencontres. D’autres peintres vont à leurs dépens participer à ce que nous pourrions aisément nommer une rééducation du regard. Au détour d’un chemin escarpé durant l’ascension de la montagne Sainte-Victoire, le narrateur se rappelle soudain les tableaux de Hopper qui sont inscrits en lui depuis longtemps. Le dialogue littérature-peinture s’opère et va mettre en place une réflexion profonde sur le pouvoir de représentation du langage. C’est cette rencontre et ses conséquences au sein du récit qui nous intéressent ici. Comment expliquer cette résurgence brutale alors que l’écrivain est venu sur cette montagne, sur le motif de Cézanne, pour apprendre à voir avec les yeux d’un peintre ?

Dans le numéro hors-série de Télérama consacré à Hopper en octobre 2012, les critiques d’art Peter Schjeldahl et Alain Cueff poursuivent leur réflexion sur le sens fondamental de l’adjectif « hopperesque » qui désigne idéalement l’effet des images du peintre sans qu’il ne soit possible de l’expliciter plus précisément. « Hopperesque », c’est l’effet sidérant des toiles du maître, « l’aperçu soudain qui se grave dans la mémoire comme la marque d’un fer brûlant » explique Alain Cueff (25). Ce qui se révèle louche, gênant, qualifié tantôt d’angoissant, de mystérieux, d’énigmatique, de mélancolique ou de fascinant chez Hopper, c’est cette tension entre « le voyeurisme et le détachement », entre « cette fascination excitée et une distance réticente » (25). En effet, « comme les maisons » ajoute Cueff, « les gens sont saisis dans l’acte de voir » (26). Ils regardent dehors ou en eux-mêmes mais jamais vers nous. Il est vrai que les tableaux de Hopper fonctionnent comme des fenêtres inversées : « un tableau de Hopper est une fenêtre inversée. On ne regarde pas à travers elle. C’est elle qui dirige sur nous un regard cyclopéen qui fascine et transperce » (26) affirme Peter Schjeldahl. Finalement, c’est ce mouvement du regard qui interpelle l’écrivain Handke : son regard a été happé, il y a bien des années, par les motifs d’Edward Hopper, précisément les maisons de Cape Cod dans la région du Massachusetts où il passe tous ses étés. Cette fulgurance visuelle est restée ancrée dans la mémoire de l’écrivain qui entend en saisir l’effet. Dans La leçon de la Sainte-Victoire, le narrateur ne suit pas seulement la trace de Paul Cézanne, il est saisi par le souvenir des toiles de Hopper qui ont le pouvoir de transformer le regard du personnage écrivain en quête de forme. La question de l’espace occupe une part essentielle dans l’œuvre de Handke. Marcheur et voyageur, l’écrivain se situe dans la perspective de Merleau-Ponty, conscient que la sensation géographique est la clef d’une autre préhension du monde : « Le monde visible et celui de mes projets moteurs sont des parties totales du même Être. […] Tous mes déplacements par principe figurent dans un coin de mon paysage, sont reportés sur la carte du visible » (Merleau-Ponty, 1964 : 42). Ainsi, avant de se rendre en Provence, sur le motif si cher à Cézanne, le protagoniste du roman de Handke se rend dans l’espace du peintre américain et le décrit ainsi, hésitant entre espace réel, et espace de la représentation :

Mais les paysages de Hopper sont moins rêves-menace qu’abandon-réalité. On peut les retrouver sur place dans la lumière diurne convenable ; et lorsqu'il y a quelques années j'allai à Cape Cod qui m'attirait déjà depuis longtemps et que j'y allai sur la trace de ses tableaux, pour la première fois, sur cette langue de terre, je me sentis dans le domaine d'un artiste. Les tournants, les montées et les descentes des dunes, je pourrais maintenant les retracer. Les détails, souvent tout autres que ceux peints par Edward Hopper, se trouvent dans le souvenir à gauche ou à droite comme sur une toile. Au centre d’une telle image, après coup, l’épi d’un roseau piqué dans la glace épaisse d’un étang fait un tout avec une boite de conserve, à côté. [...] enfin, surtout, les maisons de bois, cachées dans les forêts de pins de Cape Cod/Massachusetts du peintre américain Edward Hopper, avec des noms tels que Rue et Maisons ou Rue et Arbres. (39)

Le narrateur est fasciné par ces images qu'il nomme ici « abandons-réalité » (38) et qu’il oppose d’ailleurs distinctement à celles des surréalistes qu’il nomme « rêves-menaces » (39). Il est peu aisé de définir ce que Handke entend par « abandon-réalité » mais il semble qu’il pointe précisément du doigt l’abandon des personnages de Hopper, leur solitude énigmatique, sorte de désistement de la pensée pris dans une absorption proche de l’autarcie. Cet abandon prend forme dans la réalité d’un paysage, la devanture d’une porte, l’embrasure d’une fenêtre. Des personnages sont abandonnés dans leurs pensées ou leur lecture, parfois pris au piège par une architecture picturale précise, géométrique qui donne finalement une sorte de surréalité à l’espace du tableau. Le personnage handkien est particulièrement attiré par des représentations de la nature et les paysages de Hopper . Mais s'agit-il vraiment de paysages ?

Les toiles Cape Cod Morning (1950) ou Cape Cod Evening (1939) transmettent l'idée d'un lieu, sont construites comme des paysages, sans pour autant faire figurer tous les éléments de la nature. Les personnages qui apparaissent aux fenêtres des maisons, dans les jardins, semblent entrer en relation les uns avec les autres, mais leur histoire reste cachée et énigmatique, il n'y a pas d'action pour la soutenir. En effet, la peinture semble purgée de toute sa dimension narrative qui se trouve ailleurs, comme en suspens, et le cadre de la toile maintient seulement le théâtre de la narration.

3. Handke – Hopper : rencontre dans l’espace du peintre

Avec Peter Handke, nous voici au cœur même de cet entracte, sorte d’intermède qui laisse se déployer l'imaginaire du spectateur. Les productions du peintre mettent en suspens l'aventure d'un protagoniste ou un paysage à découvrir, et l’intérêt avoué de Hopper pour le hors champ ne peut qu’exalter cet effet. L’écrivain va s’engouffrer dans cet espace laissé libre. Le motif récurrent des maisons de bois de Cape Cod cachées dans les pins s'impose comme le point de départ d'un voyage, comme le viatique visuel d'une aventure esthétique. Visiter le lieu peint par l'artiste, c’est aussi explorer la toile du peintre pour donner vie à l’espace de la représentation. Cette investigation géographique s’avère forte de sens puisqu'elle met à jour une confusion entre espace représenté dans le cadre du tableau et espace réel. Le personnage de La leçon de la Sainte-Victoire, en arrivant à Cape Cod, perçoit d’ailleurs un décalage entre l’image plastique et son supposé référent. Des fragments de paysages manquent au puzzle du tableau, « les détails, souvent tout autres que ceux peints par Edward Hopper, se trouvent dans le souvenir à gauche ou à droite comme sur une toile » (39) explique le narrateur. Ces paroles font étrangement écho à celles du peintre qui explique son intention d’indiquer que le tableau peut se continuer sur la droite, sur la gauche et en profondeur.6 C’est dans le paysage même de Cape Cod que le narrateur écrivain de Handke vient recueillir ces détails du hors champ.

Que faut-il penser de cet « épi d’un roseau piqué dans la glace épaisse d’un étang qui fait un tout avec une boite de conserve » (39), une image qui s’inscrit au centre de la vision de l’espace de Cape Cod, la résurgence d’un souvenir étonnant, sorte d’harmonie inattendue et inquiétante entre deux éléments que tout oppose. Le champ du visible dépasse alors le cadre de la toile, la peinture devient une œuvre ouverte qui se lit en profondeur et appelle le regard. L’investigation de l’espace artistique par le corps va engendrer un effet que la formule de Merleau-Ponty peut éclairer : l’image plastique devient par le regard le « dedans du dehors et le dehors du dedans » (23). La marche de l'homme dans l’espace pictural de Hopper semble indispensable pour donner forme à l’image plastique, pour la matérialiser dans le regard ; il s’agit de recueillir la sensation géographique et son pouvoir esthétique. La marche sur les terres de l’artiste américain va conduire le narrateur-auteur vers une lente métamorphose au contact de la nature :

Arrivé là sans intentions j'en partis convaincu d'avoir, là dehors, dans le métier d'un peintre et les formes de la Nouvelle-Angleterre, fait les préparatifs d'un guide de voyage [...] La nuit, j'avais vu parmi les pins l'éclat des maisons de bois non pas abandonnées mais qui figuraient bien plutôt une habitation que j'avais depuis longtemps désirée : j'y avais trouvé la demeure du héros d'une histoire qui restait à écrire. (39)

Écriture et image envisagent une conciliation dans cet espace où se parle une « langue de terre », un langage brut à modeler. Le « guide de voyage » s'impose ainsi comme le symbole d'un lien étroit, parfois intime, entre écriture et espace. Écrire « les formes de la Nouvelle-Angleterre », c'est décrypter la toile du peintre, avoir vécu les chemins escarpés par l'effort du corps tout entier. La découverte fondamentale de cette seconde étape de l'initiation se trouve dans l'une de ces maisons de bois de Cape Cod. Ces « maisons de bois » sont un motif récurrent, les découvrir dans l’espace réel les prive soudain d’une surréalité qu’elles possédaient dans l’espace de la représentation. La maison de bois, habitation tant désirée, devient l'objet de tous les possibles, le point de départ d'une « histoire à écrire », une véritable aventure littéraire. Elle existe d’ailleurs depuis longtemps dans le regard de l'écrivain venu la chercher sur les terres du peintre. Déjà, dans le premier volet de la tétralogie Lent Retour (1982), le narrateur nommé alors Sorger habite une maison « dans une forêt de pins sur une bande côtière plate de l'océan pacifique » (83), qui ressemble étrangement aux maisons de Cape Cod. « Entre la mer et les maisons, il n'y avait plus de route, rien que des buissons et des dunes basses couvertes d'herbe » (83) explique Sorger, « vues de là toutes les maisons paraissaient déjà au profond de la forêt, chacune avec son accès propre qui contournait les arbres en courbes compliquées » (83).

La maison dans laquelle vivait le personnage narrateur dans le grand nord ressemble déjà étrangement aux maisons de Cape Cod peintes par Hopper. Le motif du peintre s’est inscrit dans le regard de l’auteur et de son personnage depuis le commencement et c’est dans l’espace Cézanne, lieu où le regard sera rééduqué, que Hopper s’érige en maître dans l’espace du maitre provençal. C’est dans l’espace d’un peintre que l’écrivain pourra trouver cette pureté de la langue chère à Bonnefoy : « la pureté dans la langue, c’est donc aussi l’intensité du regard, et avoir eu la chance d’aimer le monde » (1993 : 60). Alors qu’on parle de Hopper comme d’un peintre littéraire qui ouvre le théâtre du tableau à la narration, Handke décrit un mouvement inverse qui pourra le rapprocher de la peinture, du regard intense de l’artiste.

Sorger, tel un double de Handke, continue son ascension de la montagne Sainte-Victoire. Hopper va initier un parcours qui le mène sur les traces de Courbet, puis de Paul Cézanne. Il s’agit de faire la liaison entre « écriture, regard et être » et c’est en adoptant le regard du peintre que cela se fera. L’écriture doit parvenir à cette confluence. Au terme du roman, de cette nouvelle initiatique proche du conte philosophique dont la qualification importe finalement bien peu, Handke a conquis, grâce à l’étape déterminante de la rencontre avec Hopper, une autre façon de percevoir le monde qui a marqué toute son œuvre. Des toiles de Hopper, l’écrivain semble avoir apprivoisé le mécanisme d’une sorte de « fonction narrative de la description », telle que la définit notamment l’analyste Laurent Jenny :

[La fonction narrative de la description] renvoie à une économie narrative nouvelle où les places respectives de la narration et de la description se trouvent inversées : ce n'est plus la narration qui domine et sert de cadre à des descriptions, c'est la description qui envahit l'espace narratif et nous suggère un récit7.

C’est ainsi que Hopper, qui est paradoxalement l’un des peintres prétendument littéraires les plus silencieux de l’histoire des arts, vient enseigner le silence à un "littérateur". La grande métamorphose apprise de Hopper, c’est une nouvelle place donnée à la description dans l’écriture, une description qui envahit l'espace narratif et nous suggère un récit, et non l’inverse. C’est la fenêtre inversée des toiles de Hopper. Ce sont les éléments disposés sur la toile qui suggèrent un avant et un après et laissent le récit se délier dans l’intermède. Privilégier la description pour engendrer le récit, c’est s’initier à un autre rapport au temps qui est un élément fondamental de la peinture de Hopper.

La leçon reçue par le personnage écrivain de Peter Handke, qui n’est autre que son double, sera nécessairement complétée par Courbet puis par Cézanne. En effet, la distance que Hopper prend par rapport à son sujet ne permettra pas à l’écrivain de saisir pleinement le regard porté par le peintre sur le monde. Sorger aura besoin de scènes de la vie simple liées à la vie paysanne du XIXe siècle. Il lui sera nécessaire de se confronter au réalisme cher à Courbet qui ne s'interpose plus entre le réel, le référent et la représentation plastique qu'il en donne. Le peintre ne parle plus de lui ou d’un autre, il propose de regarder, d’entrer dans la contemplation, sans espace laissé libre à remplir. Il faudra donc au narrateur de Handke attendre la confrontation avec les portraits de Cézanne, l’expérience visuelle de L’Homme aux bras croisés (1899) pour saisir l’esthétique définie par le peintre : « Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la Nature » (37). Telle est la posture que Handke partage avec Cézanne, les sensations cénesthésique et kinesthésique priment dans l’acte de création. L’apprentissage du narrateur dans La Leçon de la Sainte-Victoire va dans le sens de cette approche, décrite par Fillipp Fimiani, où « l’esthétique est d’abord une esthésique, une science de la sensation et du sentir au-delà des œuvres d’art » (2009 : 4).

Dans cet ouvrage de Peter Handke, l’écriture est au purgatoire dans le domaine de la peinture, un purgatoire qui a besoin de l’œuvre de Hopper, étape cruciale dans l’initiation du regard. La Leçon de la Sainte-Victoire, c’est la rencontre de deux regards sur la toile, une rencontre littérature-peinture tout à fait originale, voire marginale, qui va heurter puis marquer le regard de Handke. C’est au fil de ses rencontres artistiques que s’expérimente une science des sensations. Cette expérience du sensible modifie l’écriture qui tente à son tour de « rencontrer dans les mots ce surcroît de l’aspect sensible, sensoriel, par quoi la signification se dissipe dans la présence », comme le décrit Bonnefoy (1977 : 76). La formule de Paul Klee, dans cette démarche, prend ainsi tout son sens : « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible » (1998 : 34).

Références cinématographiques et picturales

  • Les Ailes du désir. (Der Himmel über Berlin). Wim Wenders. 1997. France-Allemagne. 128 minutes.
  • Vertigo. (Sueurs froides). Alfred Hitchcock. 1958. Etats-Unis. 123 minutes.
  • Queensborough Bridge. Edward Hopper. 1913. Huile sur toile, 65,7 x 96,8 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
  • The Lighthouse at Two Lights. Edward Hopper. 1929. Huile sur toile, 74,9 x 109,9 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.
  • La toile blanche d’Edward Hopper. Jean-Pierre Devillers. France. 2012. 52 minutes.
  • Soir bleu. Edward Hopper. 1914. Huile sur toile, 91,8 × 182,7 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
  • Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
  • Cape Cod Morning. Edward Hopper. 1950. Huile sur toile, 87 x 101.9 cm. Smithsonian Institution, Washington D.C.
  • Cape Cod Evening. Edward Hopper. 1939. Huile sur toile, 76,8 x 102,2 cm. National Gallery of Art, Washington.

Bibliographie

Bonnefoy, Yves, Écrits sur l’art et livres avec les artistes, Paris : Flammarion, ABM, 1993.

Bonnefoy, Yves, Le Nuage rouge, Essais sur la poétique, Paris : Éd du Mercure de France, 1977.

Cueff, Alain, (ed.) Entractes, Paris : Flammarion, 2012.

Cézanne, Paul, (recueil collectif), éd P. M. Doran, Conversations avec Cézanne, Paris : Ed. Macula, 1978.

Eliot, Alexandre, « The Silent Witness », in: Time, 24 décembre 1956, p. 28-39.

Fimiani, Filippo, « Simulations incorporées et tropismes empathiques. Notes sur la neuro- esthétique », Images Re-vues, article mis en ligne le 01 juin 2009 [consulté en avril 2019] : http://imagesrevues.revues.org/426, p. 4.

Handke, Peter, La Leçon de la Sainte-Victoire, Die Lehre der Sainte-Victoire, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, nouvelle traduction, Paris : Éd. Gallimard, 1991, coll. « Folio bilingue » n°18, (1980).

Handke, Peter, Lent Retour, trad. Georges-Arthur Goldschmidt, Paris : Éd. Gallimard, 1982 (1979) / Langsame Heimkehr, Suhrkamp Verlag, 1979.

Jenny, Laurent, Méthodes et problèmes, la description, en ligne, [consulté en décembre 2017] : http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/deintegr.html#desommar

Levin, Gail, Edward Hopper: An Intimate Biography, New York : Rizzoli, 1995.

Merleau-Ponty, Maurice, L'Œil et l'esprit, Paris : Éd. Gallimard, 1964.

Pernoud, Emmanuel, Peindre l’attente, Paris : Ed. Citadelles & Mazenod, 2012.

Edward Hopper au Grand Palais, Télérama, Hors-série, 4 octobre 2012.

Notes

1 Peter Handke, Die Lehre der Sainte-Victoire, La Leçon de la Sainte-Victoire, trad. G.A Goldschmidt, Paris : Éd. Gallimard, 1991, coll. « Folio bilingue » n°18 (1980). Retour au texte

2 La tétralogie Langsame Heimkehr est constituée des quatre romans suivants : Langsame Heimkehr, Die Lehre der Sainte-Victoire, Kindergeschichte, Über die Dörfer / Lent Retour, La Leçon de la Sainte-Victoire, Histoire d’enfant, Par les villages. Le narrateur de Lent Retour est nommé Sorger et si des similitudes indiquent pourtant une continuité. la narration de La leçon de la Sainte-Victoire se fait à la 1e personne sans mention du même prénom. Retour au texte

3 L’Express, numéro du 10 octobre 2012. Retour au texte

4 Propos d’Edward Hopper recueilli par Alexander Eliot dans “The Silent Witness”, Time, 24 décembre 1956, p. 38. Retour au texte

5 Reprise volontaire du titre de l’ouvrage de Liliane Louvel, L'Œil du texte. Texte et image dans la littérature de langue anglaise. Toulouse : Presses Universitaires du Mirail, 1998. Nous renvoyons aussi, pour mieux saisir la référence, à la lecture de Texte/image, Images à lire, textes à voir, Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2002, du même auteur. Retour au texte

6 Hopper affirme à propos de Manhattan Bridge Loop (1939) : “the very long horizontal shape of this picture …is an effort to give a sensation of a great lateral extent{…} and to make one conscious of the spaces and elements beyond the limits of the scene itself.” In: Gail Levin, Edward Hopper: An Intimate Biography, New York : Rizzoli, 1995, 215. Retour au texte

7 Professeur de Littérature Générale et Comparée à l’université de Genève, romancier et essayiste, Laurent Jenny propose une brève histoire de la description dont nous reprenons les grandes lignes pour les besoins de l’explication : Méthodes et problèmes, la description, 2004, en ligne, [consulté en décembre 2017] : http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/description/deintegr.html#desommar Retour au texte

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Référence électronique

Alexandra Masini-Beausire, « Peter Handke – Edward Hopper : quand l’écriture se métamorphose au contact de la peinture », Textes et contextes [En ligne], 14-2 | 2019, publié le 19 décembre 2019 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2531

Auteur

Alexandra Masini-Beausire

Professeur certifiée de lettres modernes, Docteur en Littérature Générale et Comparée, Université de Paris III Sorbonne, SFLGC (Société Française de Littérature Générale et Comparée)

Droits d'auteur

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