Introduction
En 1991, le poète, traducteur et essayiste Claude Esteban (1935-2006) – dont l’œuvre fut de multiples façons engagée auprès des arts plastiques1 – publie aux éditions Flammarion Soleil dans une pièce vide et autres scènes, suite de 47 courtes proses consacrées à autant de tableaux d’Edward Hopper. Douze ans plus tard, les éditions Farrago rééditent le recueil (2003), qu’un bandeau de couverture présente alors comme des « scénographies d’Edward Hopper » : c’est qu’entretemps la cote du peintre américain n’aura cessé de croître. S’il éclaire de sa présence un titre plus poétique qu’explicite aux yeux des non initiés, le nom de l’artiste en couverture joue de cette reconnaissance accrue, pariant sur le fait que le public des « admirateurs » du peintre, « qui sont nombreux » soulignait le poète (Esteban 1991 : 7), ira à la poésie par la médiation de la peinture. La transformation de l’amateur de peinture en lecteur de poésie reproduit en cela la démarche du poète, qui s’en explique dans le texte figurant en quatrième de couverture :
Quelqu’un regarde un tableau. Il aime tellement ce tableau qu’il voudrait, Dieu sait pourquoi, ne plus le contempler seulement, mais se trouver à l’intérieur de la scène, comme un personnage, comme un livre posé sur la table.
Il n’y parvient pas. Alors il se met à regarder tous les autres tableaux de ce peintre, un par un, dans les musées – et le même phénomène se produit. […] L’homme qui regarde comprend qu’il ne pourra jamais habiter chacune de ces images, qu’elles sont là et qu’elles lui échappent. Il décide donc de vivre à côté d’elles avec des mots, des mots qui, peu à peu, se transforment en une histoire, celle du peintre peut-être, la sienne aussi […]. (Esteban 1991 : 4ème de couverture)
L’appel à contributions qui lançait notre journée d’étude soulignait précisément la propension de la peinture de Hopper à convoquer l’écriture :
Qu’en est-il de la multitude de romans, de poèmes, de films et de pièces de théâtre qui tentent de réécrire les tableaux de Hopper alors même que l’artiste présageait le caractère quelque peu futile de telles entreprises : « If you could say it in words there would be no reason to paint » ?
L’esthétique de Hopper est-elle à ce point image du manque qu’elle mène forcément à une pulsion d’écriture ?
Si la remarque de l’artiste suppose qu’un geste artistique ne saurait se substituer à un autre, il suggère simultanément qu’une commune mesure existe entre les arts, une parole cherchant en chacun d’eux à s’in-former. C’est ce « comme-un des arts » (Deguy 1987 : 142) qui justifie que l’on rassemble sous le terme générique d’ « Art » des pratiques dont diffèrent les moyens, et qui explique que le « poïetes grec » soit aussi bien « sculpteur, poète ou peintre », comme le souligne Esteban dans « La poésie, tout comme la peinture », puisque le poïetes « est toujours celui qui recherche une forme d’expression qui veut renouveler la vie » (2001 : 193). Poète comme peintre ont donc à cœur de renouveler la vie, le poète qui parle au regard de la peinture renouvelant la peinture en même temps qu’il renouvelle la vie.
Le fait d’écrire à partir de, ou avec la peinture relève-t-il de la redondance ? La « réécriture » est-elle redite ou recréation ? Si le texte redit, il dit forcément mal : ce que dit le peintre se passe de mots et demeure, à ce titre, intraduisible ; s’il recrée en revanche, le préfixe n’engage pas à la répétition, pour signifier l’acte de création dans l’investissement d’un geste nouveau, d’une reprise dynamique : si « le meilleur compte-rendu d’un tableau pourra être un sonnet ou une élégie2 », constate déjà Baudelaire, c’est qu’un tel « compte-rendu » se hisse lui-même « au-niveau de la création, c’est-à-dire des forces qui la sous-tendent » (Esteban 2001 : 193), soit joue pleinement le jeu de la mimesis entendue auprès d’Aristote comme jeu poïétique de relations entre les différentes formes artistiques, et non comme simple « redoublement des apparences » (Esteban 2001 : 192). De fait, les textes d’Esteban ne font pas retour vers des tableaux dont ils constitueraient a posteriori de pâles hologrammes ; à rebours, ce sont les tableaux de Hopper qui appellent une parole à venir. Nous lirons donc ces proses dans une dynamique prospective et non rétrospective : elles ne participent pas du ressassement mais du renouvellement.
Mon hypothèse est que l’œuvre de l’artiste américain, non seulement encourage une parole dont elle met paradoxalement en scène l’absence, le manque, voire les manquements (non tant parce qu’elle est, peinture, « poésie muette », que parce qu’elle met en scène le silence3), mais encore propose à la poésie une forme qu’elle pratique certes déjà, mais dont elle peine depuis Baudelaire à assumer les paradoxes constitutifs : le poème en prose. Selon moi4, Soleil dans une pièce vide permet au poème en prose d’atteindre un équilibre tel qu’il en devient paradigmatique d’une forme qui aura pourtant toujours refusé de se laisser enclore. Je tiens, de fait, que la peinture de Hopper possède cette faculté de révéler une forme poétique à elle-même, pour donner une leçon de poésie à la poésie même. Néanmoins, le poème en prose de Claude Esteban n’est pas la réplique (affaiblie) des tableaux d’Edward Hopper ; c’est la peinture qui donne son chiffre à la forme poétique par excellence de la modernité. Car ce ne sont pas tant des contenus qu’offre la peinture de l’artiste américain à l’écriture (personnages, paysages, scènes ne demandant qu’à être décrits, mis en récit) qu’une forme : sa toile appelle ‘naturellement’ le poème en prose ; mais un poème en prose inédit, qui doit davantage au Baudelaire des Petits poëmes en prose (dans leur double pente narrative-critique) qu’aux poètes du XXe siècle qui se seront emparés d’une forme plastique entre toutes (Pierre Reverdy et Max Jacob au premier chef, dont la sensibilité picturale ne fut assurément pas étrangère à l’attention qu’ils lui portèrent). Si les textes d’Esteban revendiquent une approche « fidèle » des tableaux contemplés à New York, Boston ou Marseille, le poète précise qu’une telle fidélité est contrebalancée par « un peu d’interprétation » (1991 : 7) : c’est cette « interprétation » de la partition picturale qui donne lieu au poème en prose.
1. Répondre
Dans la lettre-dédicace à Arsène Houssaye, qui ouvre son recueil posthume, Baudelaire rend compte du lien étroit existant entre cette forme nouvelle du poème et la modernité, à l’aune d’un désir de peinture que l’on prendra soin de pas recevoir en termes exclusivement métaphoriques :
C’est en feuilletant […] le fameux Gaspard de la Nuit, d’Aloysius Bertrand […], que l’idée m’est venue de tenter quelque chose d’analogue, et d’appliquer à la description de la vie moderne, ou plutôt d’une vie moderne et plus abstraite, le procédé qu’il avait appliqué à la peinture de la vie ancienne, si étrangement pittoresque.
Quel est celui de nous qui n’a pas, dans ses jours d’ambition, rêvé le miracle d’une prose poétique, musicale sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience ? C’est surtout de la fréquentation des villes énormes, c’est du croisement de leurs innombrables rapports que naît cet idéal obsédant. (Baudelaire [1869] 1997 : 21-22)
Cet « idéal obsédant », quoiqu’il fût poursuivi par d’autres moyens et à une époque postérieure, est le même qui aimanta l’œuvre de Hopper, pareillement dévouée à « la description d’une vie moderne et plus abstraite ». La question, en effet, est bien celle du « pittoresque », soit de ce qui, de la vie, serait digne d’être peint. Il n’est pas anodin qu’Esteban place en épigraphe de Soleil dans une pièce vide cette phrase de Melville, empruntée à Bartleby l’écrivain : « On pouvait considérer cette vue comme un peu terne et manquant de ce que les paysagistes appellent le pittoresque. » (1991 : 9) S’il est difficile de déterminer laquelle, de la « vue » du peintre ou de l’écrivain, est privée de pittoresque, le poète suggère que la grande peinture n’est pas nécessairement celle s’attachant à ce qui est digne d’être regardé : « Ici, par exemple, il n’y a rien, absolument rien, qui puisse retenir l’attention d’un homme des villes, celui qui veut trouver à coup sûr une note de pittoresque », est-il noté dans « L’étable de Cobb5 » (1991 : 68). Ou encore : « Ce n’est pas assez pittoresque, pas assez exotique. Ce n’est qu’une voie ferrée à l’heure du soleil couchant. » (1991 : 41-42), lit-on dans « Chemin de fer au soleil couchant6 ». Pourtant, « C’est un spectacle assez magnifique, disons-le, qui se renouvelle, quelques instants, chaque soir. » Mais « Personne n’y prête attention. » (1991 : 43) – en dehors de peintre et poète, qui se seront employés à nous donner en partage la « beauté bizarre » (Baudelaire [1863] 1999 : 516) du monde moderne que nous habitons, le « fantastique réel de la vie » (Baudelaire [1863] 1999 : 521) qui est la nôtre : quais de gare, tunnels ferroviaires, halls déserts, chambres d’hôtel, bureaux, distributeurs de café, lits défaits...
En cela, Hopper aura pleinement su voir et exprimer7 la « beauté moderne » (Baudelaire [1846] 1999 : 240) qui obséda Baudelaire sa vie durant, que le poète-critique d’art appela de ses vœux dès le Salon de 1846 pour y revenir dans le texte de 1863 justement intitulé Le Peintre de la vie moderne. « Notre époque », constate-t-il déçu par ces peintres au regard « émoussé » ([1863] 1999 : 521) qui persistent à « représenter sans cesse le passé » ([1846] 1999 : 236), « n’est pas moins féconde que les anciennes en motifs sublimes » ([1846] 1999 : 237) : « Le spectacle de la vie élégante et des milliers d’existences flottantes qui circulent dans les souterrains d’une grande ville » regorge de tableaux dignes d’être peints ; car « il y a des sujets privés, qui sont bien autrement héroïques » que « les sujets publics et officiels » ([1846] 1999 : 239) auxquels s’attachait la peinture ancienne. Or ce sont ces « existences flottantes » que peint Hopper et imagine Esteban à sa suite (ainsi la jeune fille esseulée du « Distributeur de café », l’ouvreuse de « Cinéma à New York », la danseuse de « Girlie Show », les protagonistes des « Oiseaux de nuit », l’homme assis dans le « Bureau dans une petite ville »…8) ; ce sont ces « sujets privés » qui préoccupent le regard de l’artiste et sollicitent l’imagination du poète, comme en témoignent toutes ces chambres dans lesquelles notre regard est invité à plonger, tous ces couples silencieux saisis dans l’intimité d’un quotidien qu’on ne leur envie guère…
Les études consacrées au recueil d’Esteban en soulignent toutes la dimension narrative : à la suite du peintre qui se prêtait au même jeu, il élabore des scénarii, constate Gérard Farasse dans « Le peintre en lettres. Claude Esteban, Edward Hopper » ; Alain Buisine, très critique vis-à-vis de la mise en récit des toiles de Hopper, s’intéresse à des dispositifs narratifs qu’il juge inadéquats, dans sa contribution au collectif Récits/tableaux9 ; Henry Gil analyse de son côté cette « tentation du romanesque » (2010) qui vise à « redoubler la fiction des images par la fantasmagorie d’une histoire » (Esteban 2004 : 161). Et ce sont les expressions « courts récits », « suite de scènes » (Esteban 1991 : 7) ou « scénographies » (Esteban 2004 : 161) auxquelles recourt le poète pour caractériser ses écrits.
Pour autant, ce qui apparaît remarquable dans ces micro-récits est moins la pente narrative que ce qui, précisément, échappe au récit10 dans le poème en prose qui paradoxalement l’autorise. Si Esteban se plaît à imaginer des scénarii (qui empruntent à l’imaginaire cinématographique nord-américain11), l’existence de ses personnages n’acquiert quelque épaisseur qu’à demeurer enclose dans l’espace cadré du tableau :
On sent bien que cet homme n’existe pas en-dehors de ce bureau qui domine, de ses grandes baies, la ville. Il est impossible d’imaginer l’homme au-dehors. Où irait-il ? Il est entré un jour dans ce bureau, peut-être même ne sait-il plus s’il y eut un premier jour, comme dans les récits de la Genèse, et depuis lors il est là, devant la table et la fenêtre. Tout le monde, sans doute, a oublié qu’il y avait là un bureau, avec un homme assis, et un paysage de toitures et de cheminées. La vie se déroule ailleurs, dans d’autres bureaux, derrière celui-ci, ou plus loin, à d’autres étages.12 (1991 : 171)
Avant de caractériser le dialogue qui s’installe entre les poèmes en prose d’Esteban et les peintures de Hopper, il me faut inscrire la démarche du poète dans l’ensemble de ses écrits sur l’art. On repérera trois types d’approche picturale chez Esteban, qui correspondent à autant de formes littéraires13 : une approche critique, qui se déploie dès la fin des années 1960 dans la prose des articles, des essais et des monographies14 ; une approche poétique, que servent des poèmes en vers accompagnant le regard porté sur des œuvres aimées (notamment celle de Joseph Sima, dès 1981) ; enfin, une approche mi-poétique mi-critique plus tardive, que je dirais poïétique, dans l’idée qu’elle cherche à rejoindre le poïein commun à la poésie et à la peinture – les poèmes en prose dédiés aux toiles de Hopper explorant cette autre voie. Le poète résume lui-même son parcours :
Face à la peinture, j’ai toujours éprouvé le besoin d’y apporter [...] une sorte de réponse. [...] j’ai pratiqué les approches critiques, mais on peut toujours craindre [...] qu’il ne s’agisse là d’un cheminement fatalement discursif. […]
J’ai tenté d’autres cheminements et j’ai pensé [...] qu’un poème pouvait se situer dans le sillage d’une œuvre d’art, l’accompagner [...] par une sorte de connivence […].
Bien plus tard, je me suis livré à un autre type d’approche [...]. Ce qui me fascine dans les images peintes et qui me désespère aussi, c’est leur fixité. […] J’aurais voulu que les formes et les figures s’animent dans le tableau et c’est la raison pour laquelle j’ai choisi Edward Hopper. […] (2001 : 194 ; 199)
Soleil dans une pièce vide et autres scènes réalise ainsi la synthèse des deux voies antérieurement empruntées, dont le poète mesure pleinement les risques, discursifs15 comme approximatifs16. Si l’approche critique n’est pas abandonnée au profit exclusif du poème d’accompagnement, de même que ce dernier ne disparaît pas au bénéfice de l’approche poïétique, on peut néanmoins penser que chaque voie amende la précédente (et que la prose critique bénéficie par contrecoup de la dimension poétique17). Dans la table ronde conduite en 1989 autour d’Octavio Paz, le poète et traducteur témoigne :
[Octavio Paz] accompagne l’œuvre de certains artistes, […] non pas d’un commentaire critique […], mais d’une restitution poétique […] Et […] c’est aussi un apport pour l’artiste de savoir que, [...], sur son registre, le poète l’accompagne, [...] fournit une sorte de tableau fait de mots que l’on peut mettre en parallèle, en répons, avec l’œuvre. (1989 : 26)
La « restitution poétique » accompagne autrement que le « commentaire », voire mieux, l’œuvre picturale. On peut toutefois avancer que la symbiose des approches critique et poétique constitue un point d’aboutissement, pour associer la rigueur de l’une à la justesse sensible de l’autre, tout en se débarrassant de leurs défauts potentiels (discursivité critique ; approximation poétique). Or, dans le cas d’Esteban, c’est l’œuvre de Hopper qui ouvre cette troisième voie, rendant possible, au moyen de la prose, l’hybridation de la critique et du poème. Si la peinture, comme pour Baudelaire auprès de Guys ou Delacroix, est ce miroir grâce auquel le (grand) poète devient critique18, elle conduit aussi à renouveler la pratique de la poésie.
Lorsque Henry Gil suggère que « la transgénéricité invente un genre nouveau qui utilise des potentialités propres [aux] divers genres » (2010 : 237) que sont le théâtre, le cinéma et roman, il en vient in extremis à mentionner la poésie :
Enfin, ne peut-on penser aussi à la poésie, quand on se rappelle que la tâche la plus noble de celle-ci est d’établir des « correspondances mystérieuses entre les signes du monde », ce que semble viser ici cette prose imprévisible dont la linéarité est constamment déviée ou brisée afin de mieux mettre en signes ces diverses scénographies. (2010 : 237-238)
Il me semble que c’est précisément ce que peut le poème en prose : au regard de l’image, assumer cette « transgénéricité » opérant dans un contexte prioritairement narratif (théâtre, cinéma, roman), tout en permettant au discours poétique de se déployer. Sa plasticité est, de fait, son meilleur atout.
2. Soutenir des paradoxes
Comment, concrètement, la peinture d’Edward Hopper informe-t-elle l’écriture de Claude Esteban19 et, ce faisant, accomplit-elle le devenir du poème en prose ? En lui proposant de soutenir les paradoxes qu’elle-même soutient, qui caractérisent en profondeur sa manière. Je me propose d’énumérer quelques-uns de ces paradoxes constitutifs de l’œuvre peint, que ressaisit le poète dans ses proses, le poème / en prose apparaissant comme la forme idoine pour s’emparer de données paradoxales. Je relève sept paradoxes, qui sont autant de tensions dynamiques modelant en profondeur le geste pictural d’Edward Hopper, dont hérite l’écriture poétique de Claude Esteban par la médiation du poème en prose.
2. 1. Abstraction vs. figuration
Dans Traces, figures, traversées, ultime essai consacré par Esteban à la peinture contemporaine (sa critique s’attachera par la suite à une peinture plus ancienne : Claude Lorrain, Rembrandt, Goya, Velázquez, Murillo, Caravage), le poète revient sur l’inanité du partage entre abstraction et figuration20 qu’il pointait déjà dans son Palazuelo : « L’art n’est pas figuratif ou abstrait : il est médiation de l’être sous les espèces d’une forme » (1980 : 90). Or la peinture figurative de Hopper n’en est pas moins abstraite – et ce triplement :
– Les scènes qu’elle met en lumière ont été extraites/abstraites du cours de la vie, sortes d’arrêts sur image constituant autant de tableaux d’existences à l’état nucléaire.
– Ce que montrent ces peintures sont des personnages et des paysages comme abstraits d’un monde dont ils paraissent exclus.
– Il suffit de débarrasser notre regard du désir mimétique21 pour ne plus voir dans les compositions de Hopper que des déclinaisons de la lumière : la seule histoire que raconte l’artiste, c’est celle de la lumière en effet22, la façon qu’elle a de pénétrer les lieux ou de les éclairer à peine, de toucher les corps, de trahir le moment de la journée ou la saison, mais encore la qualité du regard que nous portons sur le monde.
À cet égard, le choix d’Esteban de faire se répondre la « Jeune fille à sa machine à coudre », au limen, et « Soleil dans une pièce vide », à la clausule23, est significatif : dans les deux cas, la lumière est le personnage principal de ces proses24, qui suggèrent qu’elle seule survit à la mort des êtres. La jeune femme « vieillira plus vite » (1991 : 13) que sa machine à coudre, et n’apparaît qu’après que la lumière qui baigne la pièce a été décrite ; « L’homme est peut-être mort25 » (1991 : 196), dont on imagine qu’il a vécu dans cette maison vide, et son existence putative n’est que le produit de la lumière léchant les murs. En outre, la description de la façon dont la lumière pénètre les lieux n’intervient qu’après un premier moment descriptif ou narratif, comme si l’écriture respectait les mouvements d’un regard d’abord happé par les contenus de l’image, avant que ne se pose à lui la question de la source lumineuse :
[…] Par une croisée qui se découvre sur la droite, la lumière entre de biais [...].. L’angle même de l’ombre portée indique [...] que le soleil n’est plus à son zénith, mais qu’il habite encore l’intimité de la pièce [...].. Dehors, [...] le contraste s’accuse entre cette constance solaire tout abstraite et le parcours des heures sur le mur. […] Sur le mur, le même tableau qu’elle ne voit plus à force de le voir. […] (1991 : 11) Je souligne.
[…] Et ici, une chambre est vide, en effet, comme nue dans la lumière qui pénètre de biais par la fenêtre. [...]. Ceux qui vivaient dans la maison [...] sont partis, [...] et de leur passage ne demeure que cet espace où le soleil réchauffe un peu les murs […].(1991 : 195-196) Je souligne.
Abstraction/extraction de la lumière construisant la scène à elle seule ; personnages « à l’écart du monde », dans « l’intimité » proprement « abstraite » d’une chambre ou d’une pièce désertée ; tableaux que l’on ne voit plus à force de les voir ou parce qu’ils ont disparu : les deux poèmes mettent en abîme le poïein (coudre, peindre, écrire), qui suppose de s’abstraire du monde en même temps qu’on en abstrait un éclat. Notons que les « petits » poèmes en prose, comme les qualifiait de façon ambiguë Baudelaire (brièveté ou médiocrité ?), dont l’audace formelle autorise « une vie moderne et plus abstraite » à être dite, seront appelés par Paul Valéry « petits poèmes abstraits »…
2. 2. Littéralité vs. lyrisme (ou prose vs. poésie)
À première vue, les toiles de Hopper nous livrent des existences ordinaires, aux prises avec leur quotidien, leur solitude, leurs rêves – leur humanité. Chambres, salles de restaurant, de théâtre, de cinéma, bureaux, halls d’hôtels, quais de gare, compartiments de train, maisons en bord de mer… déclinent ces lieux que l’homme moderne habite tant bien que mal, et témoignent, en même temps que d’un être-là, de l’insatiable désir d’ailleurs qui le traverse. Ce désir se rend palpable dans le regard de personnages immobiles scrutant des lointains que la toile nous dérobe – regard se dérobant lui-même au regard du spectateur, butant, on l’imagine, sur les façades des immeubles en vis-à-vis. Contrairement aux lointains figurés par la peinture romantique, ceux de Hopper demeurent dans l’invisible d’intériorités que l’on pressent sans les voir : quand elles ne sont pas faussement absorbées dans le face à face avec les objets transparents du quotidien (tasses de café, journaux, horaires de chemin de fer, pianos, pompes à essence…), elles regardent (l’)ailleurs, dans le hors champ de la toile, sans que nous puissions intercepter un regard26 dont nous échappent intention, objet et intensité. Au vrai, les lointains de Hopper sont plus intérieurs (Henri Michaux) que géographiques27, et les proses d’Esteban en prennent acte. Ainsi en va-t-il des femmes du « Lit défait » ou de « Matin à Cape Cod » :
[30]. Elle regarde devant elle, vers le soleil. Elle ne regarde pas devant elle. Elle regarde au-dedans de sa tristesse. […]. (1991 : 129-131) Je souligne.
[39] Elle regarde par-delà la croisée la lumière qui monte. […] Elle regarde, elle ne voit rien, elle rêve contre le rebord de sa fenêtre. [...]. Elle voudrait être ailleurs, n’importe où.28 (1991 : 163-165) Je souligne.
Gérard Farasse remarque : « Beaucoup de personnages se tiennent face à une croisée, et regardent. Comme si Hopper les chargeait de représenter le spectateur jetant un coup d’œil par la vitre du tableau et souhaitait attirer son attention, moins sur ce dernier que sur l’exercice même du regard. » Et d’en conclure : « Hopper préfère montrer celui qui voit plutôt que ce qui est vu. Il peint l’œil. Non seulement celui de ses personnages mais aussi et surtout celui de qui contemple ses tableaux que ces frustrations multipliées conduisent à s’interroger sur ce que c’est que voir. » (2010 : 207-208) Or il me semble que ce que nous, spectateurs, voyons, est de l’ordre du littéral, tandis que le regard des personnages a, lui, quelque chose de lyrique dans l’élan qui le porte, l’espérance, même sourde, qui motive son attention. « [T]ressaillement », « point qui les troue », « point de fuite » : c’est en ces termes qu’Yves Bonnefoy analyse « la seconde manière » du peintre, qui campe tel personnage « soudain étranger à son lieu, à ses intérêts habituels », nous invitant à prendre « brusquement recul, devant la vie et nous-mêmes », de sorte que « nous percevons tout, un instant, comme au travers d’une épaisse vitre » ([1989] 1995 : 242). Cet instant silencieux où l’être tressaille, que capte la scène, ne s’attache que ponctuellement à des « indications symboliques » (id.) (ainsi le doigt de la femme se posant sur le piano, dans Room in New York, 1932) : la plupart du temps, le tressaillement n’est signifié que par cette échappée du regard des personnages.
Pour reprendre en le déformant un titre de Didi Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992), je résumerais ainsi, quant à Hopper : Ceux que nous voyons, ceux qui ne nous regardent pas. L’hypothèse est que cette tension créée par des regards qui ne se croisent pas (personnages vs. spectateurs) peut être lue à l’aune de la tension entre lyrisme et littéralité (voire entre poésie et prose) qui traverse le champ poétique contemporain. Néanmoins, il ne s’agit pas d’opposer radicalement le regard littéral du spectateur (‘prosaïque’) au regard lyrique du personnage (‘poétique’), puisqu’aussi bien le spectateur reconnaît son propre désir d’ailleurs dans celui qu’il regarde tandis que le personnage ne nous point que parce qu’il se sait pris dans une littéralité à laquelle il tente de se soustraire. Aussi le poème en prose apparaît-il comme la forme la plus appropriée pour ressaisir ces tensions (regard du spectateur/littéralité/prose vs. regard du personnage/lyrisme/poésie), dans la mesure où il ne fait rien d’autre que proposer au poème un espace intenable – le poème naissant, précisément, de cet inconfort.
2. 3. Discours vs. récit
La distinction entre « discours » et « récit » énoncée par Benveniste me permet de formuler un troisième paradoxe. En effet, la peinture de Hopper assume simultanément discours et récit, « je » et « il », présent (de la toile) et passé (recomposé par le récit). Or les textes d’Esteban, parce qu’ils sont à la fois poèmes et récits, s’emparent admirablement de cette double posture énonciative. Le discours serait celui, intérieur, des personnages, relais de celui du peintre, que s’approprie à son tour le spectateur : ce discours sans parole est ainsi celui d’un « je » paradoxalement défait de ses prérogatives de sujet, en lequel tout homme est susceptible de se reconnaître. Lorsque Bonnefoy note que Hopper « s’est refusé, passés les premiers tâtonnements, à l’art du portrait, sauf pour de rares évocations de Jo [...] dans les rôles les plus divers » ([1989] 1995 : 240), il ressort que l’effacement délibéré des traits singuliers va dans le sens d’un impersonnel que tous les « je » sont invités à investir.
Qui parle, dans les toiles de Hopper ? Qui raconte ? Il semble que peintre, personnages et spectateurs parlent et racontent tour à tour, assumant le « je » du discours en même temps que le « il/elle » du récit. Or cette double posture énonciative se résout chez Esteban dans le recours systématique au « on29 » : pronom personnel de troisième personne, il est susceptible de signifier la première, de même qu’il hésite entre singulier et pluriel. Soleil dans une pièce vide joue de ces ambiguïtés, qui inclut et exclut tour à tour son locuteur ; interne, externe, singulier, pluriel, il incarne l’homme, cet impersonnel universel. Je relève quelques incipits, qui soulignent l’ambiguïté de la posture énonciative :
C’est un phare comme on en voit beaucoup sur la côte […] On ne voit pas la mer, on ne verra jamais la mer.30 (1991 : 23)
On croit peut-être que, chaque soir, les maisons se referment sur elles-mêmes comme des huîtres. Et que ceux qui les habitent peuvent enfin oublier leurs soucis [...]. On a tort.31 (1991 : 29)
La scène est trop vaste pour qu’on l’embrasse d’un seul regard. Il s’agit d’un salon de thé ; ou peut-être d’un restaurant, chinois bien sûr, puisque par-delà les grandes baies on peut lire l’enseigne [...].32 (1991 : 37)
2. 4. Narration vs. description
Les toiles de Hopper décrivent et racontent en même temps : plus justement, c’est parce qu’elles ne racontent que ce qu’elles décrivent que place est faite à l’imagination du spectateur. Elles n’imposent rien, pour accueillir en les mettant en scène des lieux, des existences, que nous pouvons à notre tour habiter, incarner, faire vivre. Dès lors, il n’y a pas lieu de distinguer entre décrire et raconter.
Henry Gil remarque qu’à l’inverse du roman, le descriptif, dans les récits qu’Esteban consacre à Hopper, est battu en brèche par le narratif ; mais un narratif « à peine esquissé, qui bifurque souvent » (2014 : 227). Il en conclut que, « contrairement au roman où le descriptif s’insère dans le narratif pour l’étayer ou l’expliquer, ici, c’est le narratif qui s’insère au sein du descriptif pour justifier celui-ci. » (2014 : 229) C’est un fait que la narration (littéraire), s’attachant à la description première (picturale), le narratif procède du descriptif ; un narratif par ailleurs soumis à une forme poétique autorisant tous les courts circuits… J’irais jusqu’à poser l’équivalence (relative à certains passages) : description = narration. Il est en effet souvent délicat de faire le départ entre ce qui relève de l’énumération descriptive et ce qui participe de la succession d’actions : le regard du poète met en mouvement ce qu’il voit, animant avec des mots s’inscrivant dans la successivité les éléments fixés sur la toile ; cela est d’autant plus évident dès lors que l’on respecte le vœu d’Esteban de lire « [s]es lignes sans chercher à reconnaître précisément telle ou telle image » (1991 : 7). Dans la mesure où l’image ne surimpose pas ses signes à ceux que nous découvrons, où s’arrête la description, où commence la narration ? Pour exemple, la clausule d’un texte répondant à un paysage désert :
[…] Ici, sur le quai blanc [...], on ne sait rien. On distingue juste la partie arrière d’un wagon. [...]. Le quai n’en finit pas d’être désert. [...] La lumière est crue, implacable, contre le chariot [...]. Un chariot vide [...] qu’un manœuvre peut tirer à lui seul et amener le long d’un fourgon. Mais il n’y a personne [...] pour signifier que cette gare n’est pas tout à fait morte et qu’on va s’affairer bientôt, se quereller entre hommes, crier qu’il faut faire vite pour que le train parte à l’heure [...].33 (1991 : 112-113)
La description s’épaissit de narrations possibles : celle procédant du rythme des éléments successivement convoqués, mais encore celle naissant de l’insertion d’une durée : le présent de la description ne se révèle qu’à l’aune d’un passé imaginé (« on a chargé longtemps de la houille… ») ou d’un futur projeté (« on va s’affairer bientôt… »). Mais c’est principalement la présence humaine supposée (le manœuvre que l’on imagine tirer le chariot vide ; les hommes que l’on aimerait voir apparaître ; les personnifications : le wagon qui crie, a vieilli…) qui charge la description de tout un poids narratif. En présence des hommes, un récit se rend possible ; les hommes absents, reste sa possibilité, qui hante la description.
Par ailleurs, Claude Esteban ne propose jamais, dans cette tension description vs. narration, le même enchaînement : pour être au service d’une œuvre picturale qui le précède et le justifie, le texte doit demeurer fidèle à l’aventure du regard qui l’a engendré. La description peut s’amorcer dès la première ligne ou n’intervenir qu’à la fin du texte, qui paraît se refuser à toute ekphrasis ; la narration naître de la description ou se révéler autonome ; l’interprétation, la réflexion, la mise en abîme prendre le pas sur la réalité du tableau34. Ainsi le début de « Girlie Show » :
Ceux qui vont à des spectacles de ce genre doivent aimer les femmes nues. Tous les hommes ou presque aiment les femmes. Mais ceux-là sont d’une espèce un peu différente. S’approcher d’une femme, l’embrasser, puis la déshabiller, lui faire l’amour dans un lit, c’est quelque chose qui les offusque. Non, je m’exprime mal. C’est plutôt quelque chose de trop réel, de trop tangible, et qu’ils veulent différer indéfiniment. C’est un acte, et ils préfèrent vivre dans l’imaginaire. Mais il leur faut, malgré tout, des images pour bâtir leurs rêves. Même les poètes en ont besoin. Ces hommes-là sont des poètes à leur façon, des poètes qui n’écrivent pas, mais qui vivent intensément leurs rêves. (1991 : 107)
Esteban établit un parallèle entre les spectateurs dont n’apparaissent que quatre têtes à peine visibles au bas de la toile et les spectateurs que nous sommes, avec lui : la mise en abîme (littérale) met en exergue notre besoin d’images, et valide l’entreprise du poète. Ce dernier poursuit, justifiant son choix de garder comme titre35 au poème celui du tableau à défaut de le traduire :
Quelques-uns, à New York, dans les années quarante, appellent cela girlie show. C’est une expression difficile à traduire. Elle est très éloquente en américain. On pourrait peut-être risquer « spectacle de filles » ou bien « filles sur scène », mais on se rend compte que ce n’est pas du tout satisfaisant. Quand on change de langue, tout devient compliqué. On pourrait dire « filles à l’étalage », mais la formule est vraiment trop vulgaire, et surtout elle ne rend pas le sens de girlie show, le sens exact. Il faudrait écrire, comme sur une pancarte de cirque : « Ici on vous montre des filles », mais encore une fois la tournure est mauvaise, elle est aguicheuse, sans plus. Gardons girlie show. (1991 : 107-108)
Le poète évoque à l’évidence son propre travail de traduction, non seulement des titres de tableaux en titres de poèmes, mais plus largement des images en mots. Lorsqu’il note « Quand on change de langue, tout devient compliqué », le référent autobiographique affleure36 en même temps que se formule la difficulté de l’entreprise de traduction des peintures de Hopper en textes qui y répondent justement. Ainsi la tension description vs. narration ménage-t-elle une réflexion méta-poétique qui fait de ces poèmes-fictions des poèmes simultanément critiques.
2. 5. Spatialité vs. temporalité
Si les toiles de Hopper proposent un espace à notre appréhension visuelle, ce qu’elles figurent appelle une temporalité, comme si du temps, en elles cristallisé, ne demandait qu’à réintégrer le flux d’une chronologie momentanément suspendue, ‘le temps du tableau’. J’évoquais en introduction la plasticité du poème en prose, dont la diversité des actualisations peine à construire un archétype : relativement long dans le recueil d’Esteban, il se présente d’un seul tenant, l’absence de paragraphes lui conférant une compacité qui contribue à le faire tenir face à la puissance de sidération de la peinture de Hopper. Je tiens qu’il s’agit également de composer avec un espace pictural que le regard embrasse synthétiquement tandis que l’écriture se dilue dans l’analyse ; le bloc formé par la prose est le biais par lequel un art du temps se rapproche d’un art de l’espace : tu t’imposes à moi dans l’instant d’un regard englobant ; je m’impose à toi par la densité de présence de ma parole qui, comme toi, sature l’espace. Cette tension donne sa pleine mesure à la remarque de Wim Wenders : « On a toujours l’impression chez Hopper que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer. » L’affirmation rejoint ces deux phrases d’Esteban prélevées à « Western Motel » : « Quelque chose pourrait survenir, on ne sait quoi. » / « Tout est terrible37. » (1991 : 179-180) Claude Esteban s’en explique dans le texte confié à Paroles aux confins :
Cette peinture m’a séduit parce que les images de Hopper ont l’air d’être saisies à l’instant, un instant qui ne bougera jamais plus mais qu’il suffirait de prolonger, même une seconde, pour que cette femme assise mette ses chaussures, pour que cet homme ouvre la fenêtre, pour qu’un train arrive sur un quai complètement désert. Par un autre procédé j’ai voulu, devant ces arrêts sur image, les faire bouger à ma façon. (2001 : 199)
Souhaiter animer des images fixes : le désir d’écriture rencontre ici le désir cinématographique. Dès lors, c’est dans la brèche ouverte par le conditionnel d’un ‘il suffirait’ que s’engouffre le poème d’Esteban. Le choix de la prose trouve ici sa justification : ce ne peut être que grâce à un « discours qui va de l’avant » que l’écriture se dote des moyens d’accompagner l’espace pictural par la mise en mouvement d’une épaisseur temporelle que l’incessant retour sur soi du vers serait inapte à générer. Si elle concerne la prose critique des essais, la remarque de Laura Legros demeure valable pour les textes dédiés à Hopper : « La spécificité de la prose », écrit-elle, « tient […] à cette capacité d’explorer dans sa durée propre la temporalité complexe de la peinture. » (2010 : 173) Cependant, le tour de force opéré par Soleil dans une pièce vide consiste à cumuler l’expérience de la durée introduite par la prose avec la dimension épiphanique du poème. Alors que Laura Legros détermine les qualités de la prose critique des essais en les distinguant de celles de la poésie, il appert que les 47 poèmes en prose consacrés à Hopper, maintenant ensemble prose et poésie, assument la double expérience de l’instant et de la durée, de l’apparition et de son explication :
[L]a prose se révèle apte à asseoir le regard dans la durée, au-delà de la seule expérience esthétique. Corps ductile, elle ne se propose pas de cristalliser l’apparition – comme pourrait le faire le poème –, mais d’en franchir le seuil pour accéder au temps interne de l’œuvre. Il revient à la poésie d’exprimer la conjoncture38 et à la prose de l’expliquer, soit d’en déplier la temporalité latente en vue de retrouver dans la peinture ce que Claude Esteban appelle le « travail du visible ». (Legros 2010 : 170)
Introduisant du temps dans la peinture39, le poète offre à l’espace pictural ce qui lui faisait défaut ; toutefois, fidèle à ce que la peinture n’est pas (un art du temps), le poème en prose ne trahit pas son référent : le temps (imaginé, esquissé, contrarié, hypothétique…) qu’il construit à chaque fois différemment40 donne à percevoir la qualité d’imminence que rendent perceptible les toiles de Hopper. Le poème en prose, en effet, ne consacre pas une durée : il la rend possible. Ainsi les poèmes emploient-ils toutes les ruses de la conjugaison et les subtilités du vocabulaire pour dire, non le temps, mais sa possibilité : récurrence du conditionnel, du futur proche, d’un futur comme empêché dans sa possibilité, recours au futur antérieur, à l’hypothèse, présence saturante des modaux (« peut-être », « sans doute »…), mention des habitudes, du vieillissement des corps, référence au moment de la journée ou à la saison grâce à la qualité de la lumière, à l’époque grâce à la date du tableau ou des marqueurs sociétaux (telle forme de chapeau, telle architecture)…
Je livre un exemple prélevé à la clausule du poème, cumulant les procédés ; le présent y réapparaît systématiquement aux dernières phrases, comme s’il fallait que les dérives temporelles rejoignent in fine l’instant à jamais suspendu de la toile :
On préfère regarder dehors, même si la nuit est tombée. On distingue parfois, très vite, des maisons éclairées dans la campagne. On pourrait y vivre. Ce sont des fermes en bois, avec des clôtures blanches. On y élèverait des chevaux. Un homme va entrer dans le compartiment. C’est le contrôleur. Il a un uniforme et une casquette. C’est un Noir. On lui demandera l’heure à laquelle le train doit arriver à la gare où l’on va descendre. On demandera aussi s’il y a du retard. L’homme répondra poliment. Il dira que tout va bien. Il se permettra de demander à la jeune femme si elle désire un autre magazine. Il y en a quelques-uns de disponibles ce soir. Il y a très peu de voyageurs. Beaucoup de gens, maintenant, se déplacement en automobile. Elle dira qu’elle adore le train. L’homme sourira. Elle consulte sa montre, elle garde ses jambes croisées. Elle a encore un peu de temps devant elle. Son chapeau lui va bien sur ses cheveux blonds. Elle a des joues rebondies, presque enfantines.41 (1991 : 88-89)
2. 6. Universel vs. particulier
Edward Hopper peint la classe moyenne américaine des années 1930-60 : paysages urbains et ruraux de la côte Est, scènes campant le quotidien des petite et moyenne bourgeoisies inscrivent sa peinture dans un lieu, un moment, une société. Pour autant, ce triple marquage spatial, temporel et social finit, non seulement par se confondre avec une certaine idée de l’Amérique débordant le contexte de son apparition et de ses figurations (c’est, pour l’Européen, tout l’imaginaire de l’Amérique moderne qui s’appréhende, bien au-delà des années 1950, de New York et de la classe moyenne : « Aucun autre artiste n’a peut-être autant capté l’imaginaire de l’Amérique qu’Edward Hopper », affirme Deborah Lyons, [1997] 2012 : 11), mais surtout les particularités de cet ancrage spatio-temporel et social tendent à s’effacer dans le regard du contemplateur, pour laisser place à un questionnement existentiel transcendant toute considération contextuelle. Si Hopper nous donne l’Amérique, il nous donne, à travers elle, l’humain : seul, silencieux, mélancolique. Les poèmes en prose d’Esteban sont en cela fidèles à leur ‘modèle’, qui ne reconnaissent le référent américain que pour nous confronter à nous-mêmes. La confidence suivante ouvre le recueil :
Je ne connais pas les États-Unis d’Amérique. Comme tant d’autres Européens, je n’ai fait que les traverser. J’ai vu des aéroports, des campus qui se ressemblent, des avenues de marbre et de verre entre lesquelles je me perdais. Je n’ai rien vu. J’ai essayé, un jour, d’en savoir davantage. J’ai regardé, longtemps, des peintures d’Edward Hopper. (1991 : 7)
Ce n’est pas la confrontation physique avec un territoire qui donne à voir l’Amérique, mais une œuvre, des images42. Et il est vrai que les textes de Soleil dans une pièce vide sont nombreux qui insistent sur le référent américain, convoqué à hauteur d’une visibilité picturale dont rendent prioritairement compte les paysages. Paysages urbains, dans « Par-dessus les toits » :
Même aux États-Unis d’Amérique, posséder une cheminée de ce type n’a rien de répréhensible, c’est plutôt un signe de réussite, et ceux qui n’ont pas réussi dans les affaires, mais qui, par hasard ou par héritage, ont une telle cheminée chez eux, participent, sans le savoir, de ce bonheur réservé aux plus remarquables de leurs concitoyens.43 (1991 : 75-76)
Paysages ruraux, encore :
C’est un endroit protégé. Il n’a pas souffert du changement qui dénature, un peu partout, le paysage. On n’y construit pas de ces maisons horribles, qu’on achète sur plan, et qui défigure Cape Cod, par exemple. Des villas avec des façades grotesques, affligeantes, comme celles où vivent les artistes de cinéma et les nouveaux riches, en Californie. Ici, tout a gardé le sens de la mesure, de l’équilibre, de la proportion, la vieille Amérique, en somme, celle qui ne peut pas mourir.44 (1991 : 35)
Néanmoins, l’imaginaire américain n’aurait pas sollicité de si remarquable façon le poète s’il n’était subsumé par un questionnement ontologique qui, peu ou prou, résonne en chacun de nous. Évoquant ces « alliés substantiels » (Char) que furent, aux yeux du poète, les peintres Luis Fernandez ou Fermin Aguayo qui incarnèrent la condition de l’artiste moderne, Laura Legros remarque que le poète « trac[e] à ces peintres une conduite d’inquiétude » (2010 : 168) : or cet être in-quiet, qui mieux que Hopper le figure-t-il ? Ce qui rapproche Claude Esteban d’Edward Hopper est, de fait, une semblable sensibilité : peintre et poète partagent la même inquiétude maîtrisée, presque sereine, qui affleure et interroge l’être, sans relâche. Si l’écrivain s’avoue fasciné par la peinture de l’artiste américain, il ne l’est probablement autant que parce qu’elle est tout entière traversée, par delà l’apparente sagesse de ses lignes et la maîtrise de ses couleurs, de perspectives déstabilisantes, de paysages désolés, de regards perdus, de paroles tues, de gestes inaboutis. Hopper montre ces trous de l’être où s’absente la parole – et quelle meilleure leçon pour la poésie ?
Dans « L’impatience et l’obscur », préface au catalogue consacré à Aguayo en 1974 reprise dans Traces, figures, traversées, Claude Esteban évoque en ces termes la peinture de son « allié » :
Je songe ainsi à cet homme qui traverse [...] l’embrasure étroite d’un tableau, et qui nous tourne le dos, qui nous écarte de lui plus qu’il ne s’éloigne. Certes, il est davantage qu’une silhouette entrevue, mais il est moins qu’une personne – la suggestion plutôt, matérielle et morale à la fois, que l’espace, l’incertitude, la dispersion haineuse des apparences vont bientôt le circonscrire, l’entamer, l’anéantir. Car tous ces visages, dont on remarquera sans doute qu’aucun d’entre eux ne nous regarde, ces visages, ces yeux absents, fixent au-delà de nous [...] un lieu qui les appelle et les aimante – un lieu qui est, peut-être, l’absence de tout lieu. [...]. ([1974] 1985 : 97)
Comment ne pas établir un parallèle avec ce « lieu » absent qui « aimante » la peinture de Hopper, happe au loin les regards perdus de ses figures – « moins [que des] personne[s] », il est vrai (ainsi la récurrence du « on » chez Esteban et l’effacement des traits singuliers chez Hopper) ? Cette « absence de tout lieu », pour angoissante qu’elle paraisse, est néanmoins aussi ce qui fait appel d’air et, avec lui, peinture/poésie. Si le tressaillement est signe d’une angoisse, il est également ce par quoi advient la parole, en ce « lieu hors de tout lieu » qui est celui-là même de la poésie, selon l’expression titrant un essai majeur d’Esteban. Aussi, l’ancrage réaliste de l’œuvre de Hopper45 n’est-il qu’un leurre donné en pâture aux apparences ; Claude Esteban ne s’y est pas trompé, qui fait des personnages ‘hopperiens’ les proies d’un questionnement que la fixité des images n’a de cesse de reconduire :
Il lit, ou plutôt il fait semblant de lire, il se raccroche à la page comme s’il ne voulait pas voir ce qui se passe autour de lui, ce qui risque de se passer si seulement il lève les yeux. On dirait qu’il a peur de savoir, d’apprendre ce qu’il sait déjà, et lire le journal est un moyen commode de gagner quelques minutes avant de se trouver face à face avec ce qui, fatalement, doit survenir. [...]46 (1991 : 71-72)
Il suffit de se réveiller à l’aube, de quitter son lit, d’observer le soleil à travers cette véranda, au milieu des herbes. Sans hâte, paisiblement. Mais la femme n’agit pas ainsi. Elle est pressée, elle est impatiente. Elle a le corps penché, ses mains s’agrippent au rebord de la fenêtre. Elle veut tout voir, tout saisir. Elle a des yeux qui interrogent. [...]47 (1991 : 163)
La chance du poème en prose est d’autoriser une micro-narration (une « lexie », en termes barthésiens) qui, tout en ouvrant des possibles narratifs, demeure autosuffisante : il court le risque du récit tout en le préservant de la dilution narrative grâce à la densité, au rythme et à l’auto-télie de ce qui fait en lui poème.
2. 7. Visible vs. invisible
Qu’elle ressortisse à une logique implacable ou relève de l’aporie, la remarque suivante n’en demeure pas moins fondamentale dans l’appréhension de la peinture de Hopper : le visible suppose l’invisible. Non tant l’invisible précédant ou entourant la toile (invisible d’ordre temporel ou spatial redevable d’une logique visuelle élémentaire) que celui qui l’habite : soit l’invisible du visible. Car ce que donne à voir Hopper, peintre que les historiens de l’art qualifient pourtant de « réaliste » voire de « naturaliste », n’est pas le visible mais l’invisible. Parodiant la formule fameuse de Klee, je dirais que sa peinture ne reproduit pas le visible : elle rend visible l’invisible – lointains invisibles orientant le regard perdu ou transparent des personnages ; pensées invisibles de ces hommes et femmes silencieux ; espaces qu’un cadrage étrange et des plans rapprochés cachent en partie à notre regard (non seulement Hopper cadre de façon à montrer plusieurs espaces contigus dont certains demeurent tronqués48, mais encore il place son spectateur tout près des figures dont il partage conséquemment l’espace, le privant de toute perspective) ; invisible extérieur depuis l’intérieur, intérieur depuis l’extérieur ainsi qu’en témoignent toutes ces fenêtres ouvertes sur la nuit (Hotel Room, Compartment C car 293, Office at Night…) et réciproquement ces intérieurs entourés de nuit (Night Windows, Rooms for Tourists, Nighthawks…).
Or le poème en prose permet à Claude Esteban d’approfondir cette tension entre visible et invisible : d’une part, parce que la fiction fait exister l’invisible, à la lettre en l’imaginant (que la composition picturale le présuppose ou qu’il soit redevable à l’écrivain) ; d’autre part, parce que le caractère abstrait de la forme poétique autorise le visible à être bordé d’invisible et troué de non-savoir. Aussi le geste d’Esteban consiste-t-il, simultanément, à décrire minutieusement et à ‘flouter’ ses scènes. Travail de floutage (récurrence des modaux, recours fréquent au conditionnel, aux suppositions, digressions temporelles ou réflexives tenant la scène à distance…) qui ont pour paradoxal effet d’épaissir le donné-à-voir : le sfumato que met en place le poète fait de la peinture de Hopper le lieu d’une interrogation existentielle qui déborde le cadre étroit de la toile, élevant ses figures à la dignité de héros tragiques.
L’invisible est d’abord relatif, dans le recueil, au cadrage et à la composition des toiles auxquelles il fait écho ; il revient au spectateur de deviner ce qu’il ne peut voir. Pour autant, il ne s’agit pas d’inventer, mais de créer du volume à partir du visible, soit de sauter par le regard de la deuxième à la troisième dimension :
Sur la façade, de part et d’autre des deux vitrines, montent quatre colonnettes graciles. Certes, la dernière sur la droite n’apparaît pas, mais la construction est si résolument symétrique qu’on est en droit de le supposer.49 (1991 : 154)
Par la grande baie de la façade latérale, on aperçoit l’homme de profil. Seuls sa tête et son buste sont visibles, le reste du corps est caché par la table, une table assez longue en bois sombre. On devine toutefois que l’homme est d’une taille relativement haute.50 (1991 : 170)
L’invisible apparaît également fréquemment, dans ces proses, comme ce qui manque à la scène ; le conditionnel y prend alors en charge le désir de l’écrivain-spectateur de voir apparaître des figures, qui viendraient apporter de la vie, du bruit, à ce qui demeure désert, désespérément silencieux :
Les bêtes sont à l’étable, et ces petites notes blanches et rousses qui ponctueraient la scène, comme dans les tableaux flamands, font défaut, cruellement. On aimerait voir des vaches dans le paysage. On entendrait les clochettes en cuivre tinter. On apercevrait peut-être une jeune fille avec un seau, une paysanne qui reviendrait à la ferme, avec un seau plein de lait, lorsque le soir tombe. On ne voit rien de tout cela.51 (1991 : 70) Je souligne.
On aimerait que quelqu’un apparaisse sur le quai. Que des locomotives lancent leurs panaches de vapeur dans l’air tout neuf, dans le matin qui se lève. Qu’il y ait du bruit, des chuintements, des éclairs, des chariots que l’on pousse très vite vers des wagons, avant que le train ne reparte. Mais il n’y a rien de tout cela […].52 (1991 : 111) Je souligne.
Cependant, l’invisible ne saurait se réduire ni à ce que l’on ne peut voir parce que cela échappe à notre champ de vision, ni à ce que l’on estime manquer à la scène. Il participe aussi de ce que l’on ne peut ou ne veut pas imaginer – l’in-imaginable étant, par définition, l’invisible même :
Le lit doit se trouver dans la partie gauche de la chambre, mais il n’apparaît pas. Il serait inutile dans la scène, il serait incongru. On n’imagine pas la nuit, une lampe de chevet, deux corps couchés côte à côte. On ne peut rien imaginer.53 (1991 : 168)
On sent bien que cet homme n’existe pas en-dehors de ce bureau qui domine, de ses grandes baies, la ville. Il est impossible d’imaginer l’homme au-dehors. Où irait-il ?54 (1991 : 171)
Néanmoins, c’est prioritairement le hors-cadre (spatial, temporel) que développent – au sens photographique – les poèmes de Soleil dans une pièce vide. Comme si les scènes que nous avions sous les yeux n’étaient que des cristallisations momentanées du visible, résultant d’histoires longues et complexes dont nous peinons à remonter le cours ; des scènes qui, comme celles où se déploie l’action de la tragédie classique, apparaissent contiguës à des espaces invisibles mais actifs, qu’elles jouxtent dangereusement : la peinture de Hopper est de toutes parts bordée d’invisible, un invisible que cherche à apprivoiser la fiction. Aussi Alain Buisine reproche-t-il à l’écrivain de peupler sa peinture de personnages qui n’y figurent pas, de doter ceux que nous voyons d’une intériorité psychologique, de bouleverser l’uchronie picturale par l’insertion de la diachronie, de mettre en mouvement la tension contenue dans des scènes figées, d’expliquer des situations qui n’appellent aucun commentaire – bref, le critique tient grief au poète de rendre visible un invisible auto-suffisant. Je ne partage pas cet avis, dont je comprends cependant les motifs : Esteban ajoute des couches d’invisible à l’invisible qui hante déjà la peinture de Hopper. Loin de résorber son mystère, il l’épaissit. Jamais, du reste, le poète ne nous impose ni ne se satisfait complètement de sa vision ; il nous propose un point de vue, d’imagination, et s’il l’explique, c’est au sens (étymologique) où il le déplie comme l’on déplie un tissu : pour le déployer. Ce que nous voyons ne nous suffit pas : nous en parlons, nous l’écrivons. Pour autant, détruisons-nous ce qui fait le charme (chant, poème) de la peinture parce que nous en faisons quelque autre chose ?
Les passés qu’invente le poète à des paysages sans histoires, les peuplant d’existences issues d’une rêverie habitée par l’imaginaire culturel américain (« Maison près de la voie ferrée », « Deux puritains55 »), où affleure également le référent autobiographique (« Un phare sur la colline56 ») ; les pièces attenantes à la scène dont il imagine le décor (« Cette maison est laide, […] avec des meubles absurdes, des poupées et des coussins roses sur le lit57. » 1991 : 147-148), antichambres qu’il associe au passage des personnages avant qu’ils n’entrent en scène (« C’est un homme qui soigne son apparence. C’est le patron. Il a dû accrocher la veste de son complet à un cintre, quelque part, dans l’entrée ou dans une autre pièce, pour ne pas la froisser et pour être plus à son aise et s’expliquer avec ses deux partenaires58. » 1991 : 159) ou qui mettent en exergue, par contiguïté, un lieu dont est soulignée l’abstraction (« La vie se déroule ailleurs, dans d’autres bureaux, derrière celui-ci, ou plus loin, à d’autres étages59. » 1991 : 171) : toutes ces mises en perspective spatio-temporelles donnent à voir un invisible qui, s’il est le fruit de l’imagination d’un poète peuplant de ses fantaisies les « tunnels » obscurs de la peinture de Hopper, accompagne notre propre regard dans ces « trou[s] noir[s] qui vien[nen]t60 » (1991 : 142) à notre rencontre.
Conclusion
Qu’apporte la dimension poétique du poème en prose aux micro-récits composant Soleil dans une pièce vide ? Elle assourdit le récit, de même qu’une forme de surdité assourdit le visible, chez Hopper. Car tout n’est pas dicible, racontable – et même préhensible ; approcher le Réel ne se peut qu’à accepter détours, approximations, sfumatos. Voir n’est pas savoir ; a contrario, voir oblige à accepter que nous ne savons pas. Écrire dans les traces de la peinture, par conséquent, reconduit l’ignorance en la creusant :
[La rue] qui apparaît ici n’a rien d’extraordinaire, et cependant, si on voulait la décrire, si on voulait seulement rendre compte de ce qu’elle est, il faudrait des pages et des pages d’écriture, et encore sans être sûr d’avoir vraiment tout dit. On aura raconté, rien de plus. On aura accumulé de petites notations, à la suite les unes des autres. Mais le principal, l’identité de la rue, nous aura échappé. Disons donc seulement, pour faire semblant de nous en approcher, que le ciel est bleu pâle au-dessus des façades.61 (1991 : 46)
Que font les poèmes d’Esteban si ce n’est s’attacher à faire semblant de s’approcher de la peinture de Hopper ? Pour se savoir vouée à l’échec (« Mais après avoir dit tout cela, noté cela, on sent bien qu’on demeure au seuil de l’énigme » (1991 : 48), la démarche n’en aboutit pas moins à 47 récits-poèmes qui, en dépit des allégations du poète, cernent probablement mieux qu’un savant commentaire l’univers hopperien.
47 tableaux, 47 textes : autant de stations poétiques sur le chemin de la peinture de Hopper, qui finissent par « se transform[er] en une histoire » (1991 : 4ème de couverture) dont on peine à distinguer les traits du personnage principal : peintre ou poète ? À qui, donc, appartient la peinture ? C’est la question que l’on est en droit de se poser à la lecture de ces récits, où affleure par endroits le référent autobiographique, comme si le poète réalisait dans ces discrets indices son souhait premier d’entrer dans la toile « par un petit bout » (Esteban 2001 : 200) pour en devenir un personnage – ou « un livre » (Esteban 1991 : 4ème de couverture) ; où certains personnages campés par le peintre apparaissent comme autant d’allégories de l’écrivain : la jeune couturière, au limen, figure du rhapsode entamant son ouvrage62 ; l’employé de bureau, réincarnation redoublée (et transmédiale63) de Bartleby le scribe, qui « n’écrit pas », « n’a peut-être jamais écrit une ligne » et « préfère ne jamais commencer64 » (1991 : 173) ; le peintre absent dont le poète imagine qu’il a vécu là, dans cette pièce ensoleillée désormais vidée de ses habitants, sur laquelle se clôt significativement le recueil éponyme.
Hopper a confié, à propos de Sun in an empty room : « I am after me » (Bonnefoy [1989] 1995 : 250). À la suite du peintre, entretenant le même paradoxe, le poète est « après lui » alors même qu’il cherche à s’effacer, comme si l’effacement (« poser la plume et s’effacer » sont les derniers mots de la quatrième de couverture signée de ses initiales) était la condition d’accès à soi-même.
Avant d’en venir au sujet de la table ronde autour d’Octavio Paz, « Poésie et Peinture », Esteban éprouve le besoin de s’arrêter sur la question de la traduction ; je cite une partie de son propos, qui entre en résonance étroite avec les poèmes en prose dédiés à Hopper – qu’il a peut-être déjà commencé à écrire à cette date :
[…] je voudrais insister sur un autre élément qui d’ailleurs peut se relier très simplement à la réflexion d’Octavio Paz sur les arts plastiques, qui est celui que j’appellerais, au sens le plus large du terme, le rôle de la traduction – non pas simplement que je veuille le limiter à la traduction d’un poème d’une langue à l’autre, […] mais du processus profond de la traduction, c’est-à-dire le passage des signes d’un registre à l’autre, d’une langue à l’autre, qu’il s’agisse de la traduction de poésie, ou de la traduction de signes plastiques dans une langue. (1989 : 17)
Le poète poursuit en ces termes, développant à partir du mot « translation », qu’il entend depuis l’anglais mais surtout en son « sens géométrique », sa vision de la traduction auprès de Paz ; or il apparaît que les proses de Soleil dans une pièce vide ont tout à voir avec elle, la traduction s’apparentant à un acte d’amour [mes italiques entre crochets] :
[…] Octavio Paz a cette définition, que je trouve merveilleuse et un peu étonnante : [...] « pour moi la traduction est à la fois amour et pédagogie », c’est-à-dire, amour, le besoin de s’enrichir et d’enrichir sa propre langue par le truchement d’une langue étrangère à cette langue [i.e. le poème en prose, grâce à la peinture de Hopper], et pédagogie, c’est-à-dire une manière d’offrir à ceux de la même tribu, au sens de Mallarmé, quelque chose dans leur langue qui jusqu’alors ne leur appartenait pas [i.e. la peinture, pour la poésie] […]. (1989 : 17)
Dans son essai sur le graveur et sculpteur espagnol Eduardo Chillida (1924-2002), qui précède de quelque vingt ans ses textes dédiées à Edward Hopper (1972/1991), Claude Esteban écrit : « [L]’anecdote est peut-être cet instant métaphorique où le discontinu du quotidien s’accorde avec le cheminement secret d’une âme – et cristallise tout à coup ce que l’on pourrait nommer une fable. » (1972 : 9) Lisant cela, comment ne pas songer aux toiles du peintre américain comme à leur écho poétique ? Fables à leur manière, en effet, que ces peintures et ces poèmes en prose – mais fables modernes, qui ne nous délivrent aucune morale pour nous laisser seuls face à la beauté tragique de l’humaine condition.
Références picturales
- Cobb's Barns and Distant Houses. Edward Hopper. v. 1930. Huile sur toile, 73,3 x 109,2 cm. Whitney Museum of American art, New York.
- Railroad Sunset. Edward Hopper. 1929. Huile sur toile, 74,5 x 122,2 cm. Whitney Museum of American Art, New York.
- Automat. Edward Hopper. 1927. Huile sur toile, 69,9 x 90,5 cm. Des Moines art center, Iowa.
- New York Movie. Edward Hopper. 1939. Huile sur toile, 81,9 x 101,9 cm. MOMA, New York.
- Girly Show. Edward Hopper. 1941. Huile sur toile, 81,3 x 96,5 cm. Collection privée.
- Nighthawks. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 84,1 x 152,4 cm. The Art Institute of Chicago, Chicago.
- Office in a Small City. Edward Hopper. 1953. Huile sur toile, 71,7 x 101,6 cm. The Metropolitan Museum of art, New York.
- Sun in an Empty Room. Edward Hopper. 1963. Huile sur toile, 73 x 100 cm. Collection privée.
- Room in New York. Edward Hopper. 1932. Huile sur toile, 73,5 x 91,5 cm. Sheldon Memorial Art Gallery, Lincoln.
- Western Motel. Edward Hopper. 1957. Huile sur toile, 77,8 x 128,3 cm. Yale University Art gallery, New Haven.
- Cape Cod Morning. Edward Hopper. 1950. Huile sur toile, 87 x 101.9 cm. Smithsonian Institution, Washington D.C.
- Lighthouse Hill. Edward Hopper. 1927. Huile sur toile, 71.8 x 100.3 cm. Dallas Museum of Art, Dallas.
- Dawn in Pennsylvania. Edward Hopper. 1942. Huile sur toile, 62,2 x 112,4 cm. Terra Museum of American Art, Chicago.
- Compartment C, car 293. Edward Hopper. 1938. Huile sur toile, 50,8 x 45,7 cm. Collection privée.
- Two Puritans. Edward Hopper. 1945. Huile sur toile, 76,2 x 101,6 cm. Collection privée.
- Approaching a City. Edward Hopper. 1946. Huile sur toile, 68,9 x 91,4 cm. The Phillips Collection, Washington D.C.
- Early Sunday Morning. Edward Hopper, 1930. Huile sur toile, 89,4 x 153 cm. Whitney Museum of American Art, New York.