Robert Galbraith, Career of Evil (2015) — vers une nouvelle figure du détective ?

Résumés

A travers le personnage de Cormoran Strike, JK Rowling, écrivant sous le pseudonyme de Robert Galbraith, se détache de la pratique romanesque qui a marqué la saga des Harry Potter, pour se tourner vers une approche réaliste. Elle revisite également la figure du détective par une redéfinition des frontières du privé et du public et une critique de la communication de masse. Cette critique s’accompagne d’une vision très noire des rapports sociaux, qui constitue une actualisation du discours tenu dans le genre sur ces rapports.

Through the character of Cormoran Strike, JK Rowling, using the pen name of Robert Galbraith, swerves away from her previous novelistic writings exemplified in the Harry Potter series, and adopts a more realistic approach. She also redefines the detective figure through a new representation of the boundaries between the public and the private spheres and articulates a critique of mass communication. This critique goes together with a pessimistic vision of social relationships that updates the generic discourse thereof.

Plan

Texte

Les romans de Robert Galbraith sont connus aujourd’hui par le biais de la légende littéraire et de la célébrité qui s’attachent à l’auteur cachée sous ce pseudonyme, JK Rowling, rendue mondialement populaire grâce à la saga Harry Potter. En 2012, Rowling achève la série des Harry Potter et publie un roman réaliste non policier, Casual Vacancy, traduit sous le titre français Une Place à prendre. Elle décide ensuite de publier une série de romans policiers sous le nom de Robert Galbraith : The Cuckoo’s Calling (2013), The Silk Worm (2014), et Career of Evil (2015).1Il s’agit de romans policiers très durs et se déroulant eux aussi dans une diégèse réaliste, en opposition flagrante avec l’univers merveilleux et marqué par l’enfance dans lequel sont situées les intrigues de la série des Harry Potter, même si cette série comporte également sa part de noirceur. Après la révélation involontaire de sa véritable identité derrière son pseudonyme, dès la publication du premier roman, Rowling continue néanmoins à utiliser le nom de Galbraith pour ses romans policiers. Il semble, à en croire la réaction de l’auteur lors de cette révélation par la presse, et à lire par exemple l’article que Liz Bury a consacré à cette révélation, que l’emploi d’un pseudonyme visait à permettre à Rowling de retrouver une « virginité littéraire » et à repartir sur de nouvelles bases thématiques dans son œuvre, notamment parce que ces trois romans policiers sont écrits dans un style très sombre et sont empreints d’un souci de vraisemblance sociale dans la manière dont ils dépeignent l’Angleterre contemporaine, trait tout à fait nouveau par rapport à ses romans précédents. Cette étude va s’intéresser à la nouvelle écriture de Rowling dans cette partie de son œuvre, pour montrer l’originalité de la figure du détective qui est proposée ici, notamment en lien avec la tradition générique préexistante.

La veine réaliste des romans publiés jusqu’ici (un quatrième volet, Lethal White, est paru en septembre 2018) est à considérer dans le contexte d’une relecture du genre policier opérée par Robert Galbraith (nous n’emploierons plus désormais que ce patronyme pour désigner l’auteur des quatre romans, étant donné qu’il renvoie à un projet esthétique et thématique différent de celui porté par l’auteur Rowling). Cette veine réaliste se rapporte à une thématique — celle du rapport entre le récit et le réel — récurrente dans les différents types de récit policier. Dans le récit policier classique, celui des années 1930 par exemple, que l’on désigne souvent sous le nom de « roman problème » (par exemple chez Boileau et Narcejac), le détective vient restaurer l’ordre brisé par l’irruption du crime et réguler la société : c’est du moins l’interprétation première que l’on peut faire des romans policiers du type de ceux d’Agatha Christie. Une seconde catégorie de récits policiers correspond au roman noir américain, dans lequel le détective joue le rôle d’un témoin des dérèglements sociaux souvent ignorés des autres protagonistes ; dans cette perspective le rôle du détective n’est pas conservateur en soi et il porte un regard critique sur le corps social. Robert Galbraith situe ses romans dans cette dernière lignée marquée par l’investigation des pratiques sociales. Cette investigation s’articule au traitement du récit et à la question d’une nouvelle modalité du récit policier, notamment par le biais d’une réinvention de la figure du détective. Nous examinerons cette figure dans le troisième roman paru, Career of Evil, à travers trois développements successifs portant sur le rôle de l’investigateur dans l’intrigue, sur sa place dans un univers diégétique marqué par la guerre des sexes, et enfin sur le rapport au genre littéraire policier dans son ensemble. Nous tenterons également de garder à l’esprit deux traits principaux, essentiels dans l’écriture de Galbraith, qui sont l’humour et l’horreur. L’humour sert au relâchement comique typique des intrigues à suspense, comme celle que nous allons commenter, et renvoie également à une critique sociale implicite à travers la comparaison entre Cormoran Strike et le fiancé de sa secrétaire, issu d’un milieu bien plus huppé que lui. L’horreur est traitée dans le roman sur un mode réaliste, elle est un marqueur de la nouvelle identité littéraire que Rowling, à travers Galbraith, explore et revendique. Ces deux traits principaux ne constitueront pas le sujet de notre étude, qui se concentrera sur l’évolution de la figure du détective, mais un cadre significatif dans lequel aborder cette évolution.

1. Un nouveau détective — la figure du vétéran

Le détective récurrent créé par Galbraith s’appelle Cormoran Strike. C’est un ancien officier du SIB (Special Investigation Branch) de la police militaire britannique, qui a perdu une jambe en sautant sur une mine en Afghanistan. Son passé militaire revient constamment dans la série, surtout dans Career of Evil, où tous les suspects ou presque sont des personnages que Strike a connus dans sa carrière militaire. Nous trouvons à travers cette particularité une référence à l’actualité géopolitique plus ou moins récente qui apparaît également, de façon frappante, dans la série Sherlock de la BBC (diffusée depuis 2010), où Watson est présenté comme un vétéran de la guerre d’Afghanistan. Dans les romans de Doyle, la rencontre avec le détective se produit lorsque Watson revient en Angleterre, souffrant d’une blessure à l’épaule suite à sa participation à la guerre anglo-afghane de 1879-1880. Cette actualisation des références n’est pas simplement le résultat d’une contemporanéisation de l’intrigue, mais elle suggère également que le contexte colonial hérité du XIXème siècle perdure au début du XXIème siècle, et instaure un lien de continuité entre les thématiques « victoriennes » et celles du récit policier contemporain. Cette continuité se vérifie également au niveau du genre, dans le traitement du personnage.

Strike présente ainsi plusieurs points de convergence et de divergence avec la pratique « canonique », classique du récit policier pour ce qui concerne la représentation du détective. Cette pratique a d’abord beaucoup à voir avec une dépersonnalisation de l’investigateur. Celui-ci doit apparaître dans le genre comme une puissance impersonnelle et impartiale du fait de son rôle de justicier mais également de sa proximité avec les forces subversives auxquelles il est confronté dans la société, et qui menacent parfois de la contaminer. C’est pourquoi il doit conserver un statut impersonnel pour ne pas risquer cette contamination. Ce trait générique est parfois étendu à l’ensemble des personnages dans le genre, comme en témoigne la citation suivante du critique Uri Eisenzweig :

La dé-psychologisation du personnage du roman policier s’inscrit ainsi dans une rigoureuse logique textuelle qui veut que le sujet du récit du crime, c’est-à-dire du récit absent, soit lui-même une non-présence ; que le porteur d’un acte mystérieux, c’est-à-dire d’un récit impossible à narrer, soit un non personnage. « Personne n’a volé le diamant », affirme un personnage de La Pierre de lune (1868), de Wilkie Collins. (Eisenzweig 1986 : 68)

Il serait aisé de citer à l’appui de ce trait générique de nombreux passages célèbres du genre ; nous choisirons ici un extrait de la première nouvelle de Doyle mettant en scène Holmes, « A Scandal in Bohemia », dans lequel Holmes est ainsi décrit par Watson :

Aurait-il donc éprouvé à l’égard d’Irène Adler un sentiment voisin de l’amour ? Absolument pas ! Son esprit lucide, froid, admirablement équilibré répugnait à toute émotion en général et à celle de l’amour en particulier. Je tiens Sherlock Holmes pour la machine à observer et à raisonner la plus parfaite qui ait existé sur la planète ; amoureux, il n’aurait plus été le même. Lorsqu’il parlait des choses du cœur, c’était toujours pour les assaisonner d’une pointe de raillerie ou d’un petit rire ironique. Certes, en tant qu’observateur, il les appréciait : n’est-ce pas par le cœur que s’éclairent les mobiles et les actes des créatures humaines ? Mais en tant que logicien professionnel, il les répudiait : dans un tempérament aussi délicat, aussi subtil que le sien, l’irruption d’une passion aurait introduit un élément de désordre dont aurait pu pâtir la rectitude de ses déductions. Il s’épargnait donc les émotions fortes, et il mettait autant de soin à s’en tenir à l’écart qu’à éviter, par exemple de fêler l’une de ses loupes ou de semer des grains de poussière dans un instrument de précision. (Doyle, 211)2

On peut faire le constat, à de nombreuses reprises, que Cormoran Strike a intégré cette nécessité de l’insensibilité, notamment lorsqu’il cherche à se débarrasser de sa secrétaire Robin (dont il est cependant secrètement amoureux) pour la protéger, sans égards pour les réactions de celle-ci.

Galbraith dote cependant Strike d’une histoire personnelle complexe, malgré cette tendance à la dé-psychologisation. Strike est ainsi le fils non reconnu d’une rock star vieillissante, Johnnie Rokebie ; il entretient une relation conflictuelle avec le souvenir de sa mère Léda, décédée d’une overdose, et avec l’ancien petit ami de celle-ci, Jeff Whitaker, qu’il soupçonne d’être responsable d’une série de meurtres mais également de la mort de Léda.

Secoué par les trépidations de la rame, Strike ressentait toujours plus la fatigue, la faim. Il avait très mal au genou et pestait contre la terre entière, mais surtout contre lui-même. Pendant des années, il s’était obstinément tourné vers l’avenir. Pour lui, il n’était pas question de nier le passé mais de refuser toute nostalgie. Pas besoin de retrouver le squat où il avait vécu presque vingt ans plus tôt, d’entendre à nouveau grincer cette boîte aux lettres, ou hurler ce pauvre chat terrifié, pas besoin de revoir sa mère étendue sur le chariot de la morgue, dans sa robe à manches courtes, sa peau livide…

Tu n’es qu’un imbécile, s’invectiva Strike en étudiant le plan du métro pour repérer les changements qui l’attendaient avant d’arriver chez Nick et Ilsa. Ce n’est pas Whittaker qui t’a envoyé cette jambe. Tu cherches simplement un prétexte pour le coincer. (Galbraith 2015 : 85, trad. Florianne Vidal)3

Le nom donné à la mère, Léda, et le fait que le père de Strike n’est jamais mentionné, explicitent la référence mythologique introduite ici par Galbraith : dans le récit mythologique, Léda, fille de Thestios (roi d’Etolie) est séduite par Zeus qui prend la forme d’un cygne, et ses enfants (Hélène, Pollux, Clytemnestre et Castor) viennent au monde dans un œuf. Cette référence serait donc à comprendre comme le signe d’une étrangeté originelle chez Strike, et d’un complexe lié à l’absence du père. Plus précisément, la citation qui précède illustre ce complexe rattaché à la position éthique du héros et à sa fragilité : Strike est partagé entre le devoir et le désir de vengeance, entre l’idéal de justice et une réalité bancale et toujours décevante. Il est la figure d’une masculinité faillée, bien loin de la droiture et des certitudes habituellement attribuées au détective canonique. Cette fragilité est l’incarnation d’un principe de tension au fondement de son identité. Cette tension était déjà présente implicitement chez les détectives des débuts du genre policier (comme Holmes, figure essentiellement névrotique), mais elle affleure ici à la surface du personnage. Par ailleurs, cette tension est aussi le signe ou le reflet de l’inscription de la figure du détective dans une société où les médias jouent un rôle essentiel.

Cette omniprésence des médias apparaît à travers une caractéristique déterminante pour le détective : la transitivité entre le public et le privé, soit l’impossibilité ou la quasi-impossibilité de sortir d’une hypermédiatisation de la réalité. Ce trait spécifique renvoie à une conception du personnage qui repose nécessairement sur des « emprunts » de l’univers diégétique à l’univers non-fictionnel, comme l’ont montré, entre autres, Vincent Jouve et Umberto Eco dans Lector in fabula.

Le roman n’a pas, à lui seul, les moyens de donner une perception globale du personnage. Les raisons en sont clairement formulées par Umberto Eco dans son analyse des mondes narratifs. L’univers induit par un roman se caractérise, en effet, par une absence d’autonomie dans la mesure où 1/ d’un point de vue formel, le texte ne peut décrire exhaustivement un monde ; 2/ d’un point de vue sémiotique, il est inimaginable a/ d’établir un monde alternatif complet, b/ de décrire comme complet le monde « réel ». Les univers narratifs, incapables de constituer par eux-mêmes des mondes possibles, sont obligés d’emprunter certaines de leurs propriétés au monde de référence du lecteur. Les deux arguments dégagés par Eco (le principe d’économie et l’impossibilité théorique) se révèlent encore plus convaincants s’agissant des individus de l’univers narratif, à savoir les personnages. (Jouve : 25)

Si Strike se voit « cerné » par le discours médiatique, c’est donc en raison de cette fonction que joue le personnage de fiction à mi-chemin entre l’imaginaire et la critique sociale : il révèle l’état de rapports sociaux à travers sa propre position dans le « monde possible » créé par l’auteur. Cette situation se vérifie par exemple lorsque Strike réfléchit à l’impact que vont avoir les événements de l’intrigue sur sa réputation en tant que détective (il vient de recevoir un colis contenant la jambe d’une femme assassinée), et envisage les conséquences de cette hypermédiatisation ainsi que les retournements de situation qu’elle provoque.

Strike se demanda en quoi le fait d’avoir reçu une jambe coupée pouvait affecter le fonctionnement de l’agence qu’il s’était échiné à faire prospérer. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer le pire. Pour mesurer son degré de popularité, il suffisait de chercher sur le Net. Dans peu de temps, quand on taperait Cormoran Strike dans Google, on ne tomberait plus immédiatement sur des articles élogieux vantant ses deux grands succès, mais sur une réalité plus brutale. Aux yeux des internautes, il ne serait plus que le destinataire d’un morceau de corps humain, un homme affligé d’au moins un ennemi mortel. Strike connaissait assez bien le public, du moins la tranche qui constituait sa clientèle, c’est-à-dire la plus timorée, la plus épidermique, la plus inquiète, pour savoir qu’elle ne pouvait faire confiance à un détective privé susceptible de recevoir des colis contenant des jambes coupées. En mettant les choses au mieux, les gens estimeraient que Robin et lui avaient déjà assez de problèmes comme ça ; au pire, qu’ils s’étaient attaqués à trop forte partie et avaient échoué, soit par imprudence, soit par incompétence. (Galbraith 2015 : 45-46)4

Ces retournements de situation sont le signe d’une tension dans la représentation entre des pôles opposés, entre l’aura de célébrité qui s’attache à Strike après ses enquêtes passées et le retour à l’anonymat et à la pauvreté qui caractérisaient le Strike des débuts. C’est donc également une tension entre l’image publique de Strike comme enquêteur hors pair et l’image de lui-même qu’il a intégrée dans sa psyché, avec son statut d’éternel perdant et d’infirme.

Ce sentiment d’éphémère, cette labilité du corps social et des rapports sociaux renvoie également à la fragile barrière entre le personnel et le public, entre l’intimité et un extérieur menaçant. Cette tension entre les deux espaces se vérifie par exemple dans le passage où Robin, la secrétaire de Strike, s’entretient au téléphone avec un personnage qu’elle soupçonne d’être l’assassin (p. 265 dans le texte original), et où elle craint pour sa sécurité. Ici, le rôle social joué par Robin, assistante d’un agent de l’ordre, se craquèle et ne lui permet pas de supporter cette situation sur le plan personnel. Cette ouverture totale et excessive du privé sur le public, de l’intime sur le criminel, renvoie à une tension entre ouverture sur l’autre et danger de cette ouverture. C’est ce qui fait de Strike lui aussi une figure névrotique de l’entre-deux, entre désir d’affronter le crime et désir de protection. Jacques Dubois a déjà remarqué ce trait du détective dans la littérature policière : placé au carrefour de la transgression et de la convention, il joue constamment un rôle de barrière contre le crime mais sa fréquentation des criminels le rend suspect aux yeux du plus grand nombre. L’originalité du roman de Galbraith provient en partie de l’articulation de cette tension avec un discours sur la communication et le constat d’une certaine évolution de la société.

Cette œuvre nous confronte en effet à la faille masculine comme reflet d’une violence sociale et image d’une insuffisance de l’individu face à ce monde social. L’intrigue tourne ainsi autour de l’envoi par un meurtrier en série d’une jambe coupée sur le corps d’une femme assassinée, qui rappelle bien sûr la mutilation qu’a subie Strike au cours de sa carrière dans l’armée. Strike est lui aussi victime de cet amoindrissement corporel, de cette violence criminelle contre le corps de la femme, comme s’il était lui-même, par cette relation, féminisé. C’est un signe de la violence des rapports sociaux dans un monde de compétition généralisée. Le dérèglement social a atteint un tel niveau dans la diégèse que Strike et sa secrétaire Robin, confrontés à des personnages que la victime avait contactés par courriel, rencontrent également une perversion étrange présentée en ces termes scientifiques :

Acrotomophilie (nom fem.) Paraphilie dans laquelle un individu est sexuellement attiré par un partenaire amputé (Galbraith 2015 : 120)5

Il s’agit en réalité de personnes qui se considèrent comme des invalides forcés d’habiter un corps de valide, en une radicalisation et / ou une déformation du discours de tolérance concernant la transsexualité, discours qui est entré dans une période récente dans le champ du politiquement correct, et que cet épisode du roman s’emploie à déconstruire.

« […] Moi, je suis obligée de dire que j’ai été blessée à la colonne vertébrale. Si les gens apprenaient que je suis transcapacitaire, ils ne comprendraient pas. Et ne parlons pas des préjugés qui existent au sein du corps médical. C’est absolument inimaginable. J’ai changé deux fois de généraliste ; ils me tannaient pour que j’aille consulter un putain de psychiatre. Non, Kelsey n’avait jamais pu se confier à personne, la pauvre petite chérie. Elle n’avait personne vers qui se tourner. On ne la comprenait pas. C’est pour ça qu’elle s’est adressée à nous – et à vous, bien sûr », dit-elle à Strike avec un petit sourire condescendant, manière de souligner le fait que, contrairement à elle, il avait ignoré l’appel au secours de Kelsey. « Vous n’êtes pas le seul, remarquez. Une fois que les gens ont obtenu ce qu’ils voulaient, ils ont tendance à s’éloigner de notre communauté. Nous en sommes bien conscients – et nous le comprenons – mais ce serait tellement enrichissant s’ils restaient pour nous expliquer ce que ça fait de vivre dans un corps qui leur convient. » (Galbraith 2015 : 438)6

Le détective, lui-même handicapé, devient une image médiane entre refus de ce discours généralisé de victimisation sociale et reflet de la faille masculine dans le corps social, car en tant qu’invalide il se voit attribuer une identité proche de ce discours (malgré lui). Il est un vétéran invalide qui souhaite sortir de ce statut mais son environnement social et l’intrigue le ramènent constamment à ce statut. Le roman porte ainsi un discours critique sur l’assujettissement des personnages dans un cadre social. Il est temps à présent de se demander si l’on observe un mouvement similaire dans les rapports hommes / femmes au sein du roman, et dans les rapports interpersonnels du détective.

2. Le détective et la guerre des sexes

L’articulation entre le genre policier et les rapports entre personnages féminins et masculins — autrement dit, les différentes acceptions du « genre » — conduit à suggérer un autre modèle de définition de la figure du détective, dans la lignée des rapports sociaux que nous avons présentés précédemment. Il s’agit ici d’évaluer la spécificité des thématiques développées dans le roman au sujet de ce rapport entre genre policier et représentation des rapports hommes-femmes. Selon une perspective issue des théories du genre, incarnées en particulier par Judith Butler, il importe d’aborder les processus de domination ou d’opposition entre les sexes de façon dynamique, en insistant notamment sur la diversité et la malléabilité de leurs manifestations.

Beauvoir et Irigaray divergent clairement sur la question des structures fondamentales par lesquelles l’asymétrie de genre est reproduite. Beauvoir se tourne vers la réciprocité manquée d’une dialectique asymétrique, tandis que Irigaray suggère que la dialectique est elle-même l’élaboration monologique d’une économie masculiniste de la signification. Irigaray élargit incontestablement la portée de la critique féministe en dévoilant les structures épistémologiques, ontologiques et logiques d’une économie masculiniste de la signification, mais la force de son analyse se trouve justement limitée par sa portée globalisante. Est-il possible d’identifier une économie masculiniste monolithique et monologique traversant la diversité des contextes culturels et historiques dans lesquels apparait la différence sexuelle ? L’incapacité à reconnaître les processus culturels spécifiques de l’oppression de genre elle-même n’est-elle pas une forme d’impérialisme épistémologique ? (Butler, p. 78)

Ce sont ces interrogations que nous allons privilégier en premier lieu dans l’étude des relations entre les sexes, du point de vue de l’évolution de la figure du détective. Il faut tout d’abord rappeler la spécificité du genre policier dans son ensemble sur ce chapitre. Le modèle prédominant est celui d’une désexualisation du détective, dans le droit fil de la dé-psychologisation déjà remarquée par Eisenzweig. Les travaux de Marc Lits et de Benoit Tadié notamment ont confirmé la prééminence de ce modèle, dans lequel le détective est censé être un personnage purement rationnel, centré sur la déduction et imperméable aux émotions. Pas d’intrigue sentimentale donc dans le « roman problème », en tout cas pas concernant le détective (les autres personnages, eux, ne s’en privent généralement pas). Dans la variante du roman noir, cependant, les rapports genrés passent par le stéréotype de la femme fatale, figure du danger qui interdit toute sexualité « normalisée » au détective. Si le modèle du roman noir met bien en scène de façon récurrente la figure de la femme fatale, c’est pour marquer du sceau de l’impossible toute tentative de réalisation du désir amoureux. La matrice en l’espèce s’incarnerait peut-être avec Le Faucon maltais de Dashiell Hammett (1930), récit dans lequel le détective Sam Spade doit dénoncer à la police la femme dont il est épris, Brigid O’Shaughnessy, coupable de plusieurs meurtres. Dans cette variante « noire » du genre policier, la corruption sociale généralisée empêche également toute sincérité dans les rapports amoureux et assigne à l’investigateur une position d’observateur, non d’acteur, dans la manipulation permise par ces rapports. En d’autres termes, le détective est témoin des rapports de domination ou de manipulation entre hommes et femmes, mais il n’y participe pas. Le point commun entre les deux déclinaisons du genre est donc le relatif détachement du détective envers les rapports genrés. Qu’en est-il dans le roman de Galbraith qui nous intéresse ?

Les rapports de genre se manifestent essentiellement à travers la relation entre Cormoran Strike et sa secrétaire Robin Ellacott, qui joue aussi le plus souvent un rôle d’assistante dans les enquêtes. Elle brûle du désir de s’impliquer réellement dans ces enquêtes mais Strike tente de l’en dissuader pour la protéger. On retrouve là un stéréotype de la fiction policière, car le personnage de la secrétaire du détective est récurrent dans le genre, surtout dans le roman noir, au point que Léo Malet, en France, a détourné cette figure — qui était souvent celle de la « potiche » — pour en faire un personnage plus intéressant, celui d’Hélène, qui dans son cycle des Nouveaux Mystères de Paris, n’hésite pas à tenir tête à son patron le détective Nestor Burma. Robin chez Galbraith est issue d’un remaniement similaire du stéréotype : elle a été engagée par Strike comme simple intérimaire (« temp ») mais a su se rendre indispensable, même si le détective n’a guère les moyens de lui verser un salaire décent. Robin est fiancée à Matthew Cunliffe, qui travaille dans la City et lui reproche sans cesse de travailler pour Strike. Dans Career of Evil, on apprend que Robin a été violée lors de sa première année à l’université, traumatisme qui l’a empêchée de mener à bien son projet de devenir profiler, psychologue spécialisée dans les investigations criminelles. Le lien entre ce portrait de Robin et l’intrigue du roman est assez clair car la révélation du viol de Robin renvoie aux résonances intimes que les meurtres de femmes sur lesquels Strike enquête éveillent chez elle, et donc reprend la thématique de l’impact du public (l’enquête) sur le privé (l’histoire personnelle des protagonistes). Là où le roman est plus novateur, c’est dans l’ambiguïté des rapports entre Strike et Robin. Dès que les relations entre Matthew (son fiancé) et Robin, ou entre Strike et Elin (sa petite amie) se dégradent, ils sont tentés de réellement tomber amoureux l’un de l’autre, mais aucun des deux ne souhaite réellement franchir le pas. Cette relation contrariée s’inscrit donc dans un contexte de tension morale et d’interdit à deux titres : d’abord parce que Robin reste fiancée à Matthew, et donc que toute « aventure » avec Strike serait une infidélité envers son fiancé ; ensuite parce que, dans le contexte générique, toute implication sentimentale du détective, surtout dans le cadre professionnel, est vouée à l’échec, notamment parce que le détective, conduit par son métier à être témoin de la fausseté des rapports sociaux et des liens amoureux, ne croit plus à la possibilité de l’amour. C’est ce qui ressort de la citation suivante :

Il n’était pas homme à se bercer de pieux mensonges. Il aurait pu se raconter que Robin représentait pour lui les joies simples de l’amitié et Elin les plaisirs plus tortueux de la relation amoureuse. Mais il savait que la vérité était plus complexe, surtout depuis que Robin avait retiré sa bague de saphir. A la minute où ils s’étaient rencontrés, il avait mesuré la menace que Robin allait faire peser sur sa tranquillité d’esprit, mais il n’était pas question de compromettre la meilleure relation de boulot qu’il ait connue de toute sa vie. Non, ce serait du sabotage, ni plus ni moins, surtout après ces années de passion destructrice, après ces mois de sacrifices et les obstacles qu’il avait surmontés pour créer son agence. (Galbraith 2015 : 223-224)7

Comment interpréter cette configuration ? Il s’agit tout d’abord d’une innovation relative chez Galbraith : dans le genre policier classique, le détective n’est pas « sexualisé » alors que c’est ici le cas, même si cette déclinaison des rapports amoureux se déroule sous l’angle de l’impossibilité. Ensuite, cette impossibilité de la relation amoureuse renvoie à la thématique de la défaillance masculine, mais aussi à une problématique sociale de redéfinition des rapports genrés. Strike est le seul homme désirable pour Robin car il est le seul qui ne cherche pas à la contraindre. C’est aussi ce qui ressort de l’interaction entre rôles genrés et discours sur les barrières sociales.

Le roman met ainsi en scène les rapports genrés à l’intérieur du cadre social. Ces rapports mettent en évidence le discours infantilisant et culpabilisateur de Matthew envers Robin, notamment au sujet de son salaire, qui est inférieur à ce que lui-même gagne.

Robin s’interrogea. Matthew se plaignait sans cesse qu’ils n’avaient pas de voiture, ce qu’il mettait sur le compte du peu d’argent qu’elle gagnait. Il devenait vert de jalousie chaque fois qu’il voyait l’A3 Cabriolet du mari de sa sœur. Robin savait que la vieille Land Rover cabossée qui empestait le chien mouillé et les bottes en caoutchouc ne l’enthousiasmerait pas autant, mais dans le salon, la nuit dernière, à une heure du matin, Matthew lui avait dressé la liste des salaires supposés de leurs contemporains et, avec un bel effet de manche, avait conclu que Robin figurait tout en bas du classement. Dans un sursaut de méchanceté, elle s’imagina répondre à son fiancé : « Mais nous avons la Land Rover, Matt, plus besoin d’économiser pour se payer une Audi! » (Galbraith 2015 : 111 )8

Ce qui pousse Robin à développer une relation (platonique) avec Strike, c’est qu’il représente une possible sortie de ce modèle masculin soit contraignant et infantilisant (dans le cas de Matthew), soit criminel (les meurtres en série de femmes). Strike permet ainsi à Robin de combiner une sécurité affective lui permettant la reconnaissance de sa propre liberté et l’exploration de zones sombres en dehors de son milieu social d’origine (le Yorkshire, région rurale d’Angleterre). Strike serait ainsi un moyen terme entre un Matthew surprotecteur, infantilisant, et une masculinité criminelle, mais également entre l’affect et le rationnel, le personnel et le professionnel, entre également le désir de vengeance (le viol) et la soif de justice (les meurtres). Le détective comme figure médiane dans la tension entre des pôles opposés, qui coexistent dans le monde social, offre un modèle typique du genre policier dans son ensemble, qui fait souvent de ses détectives des personnages névrotiques déterminés par cette tension entre des principes contradictoires. Ainsi de Sherlock Holmes, à la fois conservateur et excentrique, ou de Poirot, défenseur de l’ordre social britannique auquel, en tant que Belge, il est étranger. Cette rencontre des contraires chez le détective, cette position médiane entre des pôles opposés, si elle se vérifie dans Career of Evil, pose en définitive la question de l’originalité de l’œuvre dans un cadre générique.

3. Une autre pratique du genre policier

Cette originalité apparaît pourtant bel et bien, dans la redéfinition que propose Galbraith de la dimension psychologique du récit policier. Cette dimension est manifeste dans les rapports entre Strike et Robin. Elle a toujours existé dans le genre, bien sûr, et si nous pensons à des auteurs canoniques comme Georges Simenon, ou plus récents comme Arnaldur Indridason, la dimension psychologique liée au personnage du détective s’articule souvent à sa vie privée, qui fait toujours peu ou prou l’objet d’une description, en dehors ou au-delà de l’enquête. Ce qui fait en partie l’originalité de la démarche de Galbraith, c’est que l’enquête et ses soubresauts influent maintenant directement sur la vie privée du détective et notamment sur son degré d’intimité avec Robin. Cette imbrication du privé et du public pouvait se lire dès les prémices du genre, à travers les rapports entre Holmes et Watson chez Doyle, par exemple, qui nous permettent d’approcher l’intimité du détective par le récit de son colocataire, et donc de dévoiler la part cachée de son génie — pensons ainsi à son addiction à la cocaïne. Mais n’oublions pas non plus, comme l’écrit Eisenzweig, que la fonction narrative watsonienne est avant tout de justifier le mystère qui habite la figure du détective, notamment parce que ce détective apparaît incompréhensible à la perception (limitée) du narrateur chez Doyle : « […] ce n’est qu’en parlant de Holmes sans le comprendre qu’on peut le créer » (Eisenzweig, p. 6). C’est un rapport bien différent, cependant, qui prévaut entre Robin et Strike, car la fonction de « barrière » avec la subjectivité du détective, fonction incarnée par Watson et typique du roman à énigme, n’existe plus chez Galbraith, qui écrit sur un mode proche du roman à suspense. Prenons cet exemple où Strike retrouve Robin à l’hôpital et s’en veut terriblement de l’avoir menée là.

Strike attendit dans le couloir où s’alignaient cinq autres boxes pareillement délimités par des rideaux. Les semelles en caoutchouc des infirmiers crissaient sur le lino gris. Dieu, comme il détestait les hôpitaux ; dès qu’il en sentait l’odeur – cette propreté règlementaire associée à ces imperceptibles relents de chair en décomposition –, il se retrouvait à Selly Oak, l’établissement où il avait passé de longs mois après avoir perdu sa jambe.

Qu’avait-il fait ? Il l’avait laissée travailler tout en sachant que ce salaud la pistait. Elle aurait pu mourir. Elle aurait dû être morte. Les infirmiers en blouse bleue allaient et venaient devant lui. Derrière le rideau, Robin étouffa un cri de douleur. Strike grinça des dents. (Galbraith 2015 : 514-515)9

Career of Evil conjoindrait donc la présence d’un pôle narratif duel, partagé entre Robin et Strike, évoquant le modèle doylien, et une pratique plus « ouverte » de cette narration, qui n’est plus confiné au point de vue du narrateur watsonien — le roman est écrit à la troisième personne et la focalisation est le plus souvent variable. Cette position intermédiaire du roman à suspense a été déjà définie par Boileau et Narcejac, mais ce qui est plus spécifique à Galbraith dans le passage cité est cette résonance de l’enquête publique dans les rapports privés des personnages, qui est le signe d’une ouverture dans cette société où les barrières tombent constamment entre les catégories du réel : le privé se mêle au public, le passé (militaire) réinvestit le présent, et le roman met en scène cette transitivité entre catégories comme une manière de porter un jugement sur l’état des relations sociales. C’est donc un élément qui porte à la fois sur les rapports entre les personnages et sur la société dans laquelle ils évoluent.

D’autre part, la spécificité de l’écriture de Galbraith se manifeste aussi dans la manière dont est traité et repris (avec une certaine distance) le schéma générique. Les rapports entre Robin et Strike sont ainsi une version remaniée, parfois parodique, des rapports classiques entre la secrétaire du détective et son employeur. Nous retrouvons plusieurs clichés détournés : Strike surprotège Robin, il est incapable de la payer correctement, il l’embauche comme intérimaire sur un malentendu entre eux (l’agence a envoyé Robin chez Strike par erreur car Strike ne cherchait pas de secrétaire, mais il l’a gardée pour se faire pardonner de l’avoir bousculée jusqu’à presque la faire tomber dans la cage d’escalier lors de leur première rencontre, qui s’est déroulée juste après la séparation et l’altercation entre Strike et Charlotte, son ancienne fiancée pour qui il nourrissait une passion mêlée de haine). Nous retrouvons bien ici un jeu implicite sur la figure de la secrétaire potiche, sur la femme-objet, et le stéréotype est à la fois évoqué par le roman et rejeté dans l’intrigue puisque Robin est tout sauf une simple secrétaire. Ce jeu sur les stéréotypes génériques motive également la comparaison des meurtres et des démembrements sur lesquels enquête Strike avec ceux commis en 1888 par Jack l’Éventreur. Dans le roman de Galbraith, la presse établit cette comparaison en utilisant une formule proche de celle qui fut utilisée au XIXème siècle pour désigner ces meurtres (« the Whitechapel murders »). Cette comparaison suggère que le roman de Galbraith propose bien une relecture du genre policier, qui s’oriente dans deux directions. Tout d’abord, cette comparaison est le signe de l’actualité toujours présente de la victimisation des femmes ; par ailleurs elle met en évidence le point commun qu’est l’influence des médias dans les représentations de ces crimes, influence omniprésente en 2015 en raison de la saturation du réel par les réseaux médiatiques. Enfin, autre exemple de la relecture du genre, Strike serait également une version parodique de l’investigateur, devenu invalide. C’est une manière de déplacer une figure classique là où elle n’a jamais été pensée : le détective comme vétéran, figure sacrificielle d’une société qui lui fait porter ses fautes et jouer le rôle de témoin de ses dysfonctionnements. Cette image du détective comme témoin des défauts de la société est caractéristique du roman noir mais par son handicap Strike porte ici physiquement la marque de cette fonction expiatoire du détective, ce qui lui confère un rôle assez différent. C’est également ce qui radicalise la critique sociale portée par le texte.

La critique en question concerne en majeure partie la société de consommation. C’est une thématique qui est très manifeste dans The Cuckoo’s Calling, dont l’intrigue traite du meurtre de Lula Landry, top-modèle noire (adoptée par une famille britannique blanche) à la recherche de ses origines. Lula Landry est le symbole de la complexité de l’identité ethno-raciale, mais elle renvoie également au thème de la communication de masse car elle est intégrée dans cette fiction comme le type même de l’attirance exercée sur les masses par un destin largement imaginaire (la success story de la jeune femme noire en Europe). L’intrigue elle-même porte donc une critique du discours médiatique qui déforme la réalité de l’histoire des sujets et les force à correspondre à une représentation stéréotypée. Cette critique prend dans Career of Evil une forme spécifique. L’impact d’une représentation prédéterminée (et médiatisée) de la réalité apparaît à travers le fait que le reste humain envoyé à Strike est accompagné d’une note adressée à Robin, et reprenant un texte de la chanson « Mistress of the Salmon Salt », du groupe Blue Oyster Cult.

Une moisson de bras et de jambes, de cous
Tournés comme des cygnes comme pour respirer ou pour prier.
(cité dans Galbraith 2015 : 28)10

Cette citation (et d’autres du même groupe, qui ne cessent de revenir dans le roman) a un sens : elle était tatouée sur le corps de la mère de Strike, elle traite de la mutilation, et semble faire irruption directement dans la réalité, de façon performative, comme si elle commandait la réalité. Comme si cette fiction issue de la culture pop rock et de la société de consommation modelait le destin du corps des femmes. Le roman nous appelle ainsi à une distance salutaire avec ce discours et cette représentation prédéterminée et « utilitariste », consommatrice du corps d’autrui, en tant qu’elle est associée à une culture de masse. Nous retrouvons donc ici le signe d’une déclinaison spécifique du genre policier et de la figure du détective chez Galbraith : cette thématique de l’exploitation des corps — et la critique sociale qui lui est associée — est non seulement traitée dans l’intrigue mais elle apparaît également chez Cormoran Strike, à travers son infirmité et son statut de vétéran.

Conclusion

Nous avons constaté dans cette étude que le roman de Robert Galbraith s’attache à redéfinir la figure du détective de trois manières : par une révision du statut de Strike, personnage « faillé », invalide, portant les défaites sociales du monde qui l’entoure ; par une mise en scène des conflits entre hommes et femmes dans lesquels le détective est malgré lui impliqué ; enfin par une variation générique de l’écriture du genre policier, reposant en grande partie sur une pratique narrative nouvelle et sur une critique thématique des phénomènes de médiatisation. Cette présentation du roman Career of Evil s’est concentrée principalement sur la figure du détective, mais les thématiques abordées par Robert Galbraith constituent aussi en elles-mêmes une spécificité de l’auteur. Par exemple, le thème de l’écriture est traité de façon réflexive dans The Silkworm, dans une perspective très critique envers la possibilité d’une prédominance de la fiction sur la réalité. C’est ce que nous avons vu concernant la critique de la médiatisation dans Career of Evil. Cette réflexivité constitue l’un des traits caractéristiques du genre, au sens où le récit policier dans son ensemble s’emploie à questionner notre compréhension du monde et le rapport entre réalité et représentation fictionnelle.

[L]’une des thématiques essentielles de la fiction policière postmoderne [est] la manière dont les objets matériels, les événements et les actions déployées dans le monde réel, dont nous pensons qu’ils ont une existence indépendamment des mots que nous utilisons pour nous y rapporter, se voient attribuer un sens par les récits dans lesquels ils apparaissent comme des « faits ».11

La portée épistémologique du genre est donc manifeste, en tant qu’il interroge l’impact de nos représentations sur notre perception de la réalité, qui ne semble plus exister en dehors de ces représentations. Le roman Career of Evil semble illustrer très clairement ce questionnement sur la représentation à travers une mise en avant réflexive des modalités de la représentation. Le texte alterne en effet les points de vue du tueur anonyme dans certains chapitres avec les points de vue de Cormoran Strike et de Robin ; il intègre également une multiplicité de graphies pour retranscrire les différentes sources de l’enquête : sites internet, textos, notes manuscrites, etc. Cette multiplicité de catégories du narratif vient souvent contredire la prétention à l’hégémonie d’une hyper-communication généralisée et nous rappelle que la persistance du crime au cœur de la société signifie aussi la complexité des rapports intersubjectifs dans leurs perversions et leurs violences possibles, rapports qui ne se résolvent pas dans un pur idéal d’ouverture communicationnelle. Cette structure exprime ainsi une disjonction des perspectives au-delà d’un idéal de transparence dans la communication. Par sa position médiane entre le public et le privé, et par sa volonté de préserver autrui, la figure du détective, Cormoran Strike, est également porteuse de cet idéal.

Bury, Liz, « JK Rowling tells story of alter ego Robert Galbraith », The Guardian, 24 Juillet 2013, https://www.theguardian.com/books/2013/jul/24/jk-rowling-robert-galbraith-harry-potter

Boileau, Thomas / Thomas Narcejac, Une Machine à lire — Le Roman policier, [1964], Paris : Denoël, 2001.

Butler, Judith, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [1990].

Doyle, Arthur Conan, Sherlock Holmes, vol. 1, Paris : Robert Laffont, 1987.

Doyle, Arthur Conan, The Penguin Complete Sherlock Holmes, “A Scandal in Bohemia” [1891], Harmondsworth: Penguin, 1981.

Dubois, Jacques, Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, 1992.

Eco, Umberto, Lector in fabula, Paris, Grasset, 1985.

Eisenzweig, Uri, Le Récit impossible, Paris : Bourgois, 1986.

Galbraith, Robert, Career of Evil, London : Sphere, 2015.

Galbraith, Robert, La Carrière du Mal, traduction par Florianne Vidal, Paris : Grasset, 2016.

Jouve, Vincent, L’Effet-personnage dans le roman, Paris, PUF, 1998.

Lits, Marc, Pour lire le Roman policier, Paris : De Boeck Supérieur, 1994.

Rzepka, Charles J., Detective Fiction, Cambridge, Polity, 2005.

Tadié, Benoît, Le Polar américain, la modernité et le mal (1920-1960), Paris : PUF, 2006.

Notes

1 Ces romans sont traduits en français chez Grasset sous les titres suivants : L’Appel du coucou, Le Ver à soie, La Carrière du Mal. Retour au texte

2 It was not that he felt any emotion akin to love for Irene Adler. All emotions, and that one particularly, were abhorrent to his cold, precise but admirably balanced mind. He was, I take it, the most perfect reasoning and observing machine that the world has seen, but as a lover he would have placed himself in a false position. He never spoke of the softer passions, save with a gibe and a sneer. They were admirable things for the observer – excellent for drawing the veil from men’s motives and actions. But for the trained reasoner to admit such intrusions into his own delicate and finely adjusted temperament was to introduce a distracting factor which might throw a doubt upon all his mental results. Grit in a sensitive instrument, or a crack in one of his own high-power lenses, would not be more disturbing than a strong emotion in a nature such as his. (Doyle 1891 : 161) Retour au texte

3 Tired and increasingly hungry, swaying with the train, his knee aching, Strike felt low and aggrieved, mainly at himself. For years he had turned his face resolutely towards the future. The past was unalterable: he did not deny what had happened, but there was no need to wallow in it, no need to go seeking out the squat of nearly two decades ago, to recall the rattling of that letter box, to re-live the screams of the terrified cat, the sight of his mother in the undertaker’s, pale and waxen in her bell-sleeved dress… Retour au texte

You’re a fucking idiot, Strike told himself angrily as he scanned the Tube map, trying to work out how many changes he would have to make to get to Nick and Ilsa’s. Whittaker never sent the leg. You’re just looking for an excuse to get at him. (61-62)

4 How, Strike wondered, would the sending of the leg affect the business he had been working so hard to build up? He could not help feeling that the consequences were likely to be serious. Internet searches were a cruel barometer of status. Some time soon, Googling Cormoran Strike would not return to the top of the page glowing encomiums on his two most famous and successful cases, but the brutal fact that he was a man in receipt of a body part, a man who had at least one very nasty enemy. Strike was sure he understood the public well enough, or at least the insecure, frightened and angry section of it that was the private investigator’s bread and butter, to know they were unlikely to be drawn to a business that received severed legs in the post. At best, new clients would assume that he and Robin had troubles enough of their own; at worst, that they had, through recklessness of ineptitude, got into something way over their heads. (28-29) Retour au texte

5 Acrotomophilia (noun) Retour au texte

A paraphilia in which sexual gratification is derived from fantasies or acts involving an amputee (91)

6 “[…] I have to say it’s a back injury. If they knew I’m transabled they’d never understand. And don’t get me started on the prejudice from the medical profession, which is absolutely unbelievable. I’ve changed GPs twice; I wasn’t going to put up with being offered bloody psychiatric help again. No, Kelsey told us she’d never been able to tell anyone, poor little love. She had nobody to turn to. Nobody understood. That’s why she reached out to us and to you, of course,” she told Strike, smiling with a little condescension because, unlike her, he had ignored Kelsey’s appeal. “You’re not alone, mind. Once people have achieved what they’re after they tend to leave the community. We get it – we understand – but it would mean a lot of people hung around just to describe what it feels like to finally be in the body you’re meant to be in.” (355) Retour au texte

7 He was not a man who told himself comfortable lies. He might have argued that Robin represented the ease of friendship; Elin, the pitfalls and pleasures of a sexual relationship. He knew that the truth was more complicated, and certainly made more so by the fact that the sapphire ring had vanished from Robin’s finger. He had known, almost from the moment they had met, that Robin represented a threat to his peace of mind, but endangering the best working relationship of his life would be an act of wilful self-sabotage that he, after years of a destructive on-off relationship, after the hard graft and sacrifice that had gone into building his business, could not and would not let happen. (176) Retour au texte

8 Robin chewed her scone, thinking. Matthew moaned constantly about their lack of a car, a deficiency he attributed to her low salary. His sister’s husband A3 Cabriolet caused him almost physical pangs of envy. Robin knew he would feel very differently about a battered old Land Rover with its permanent smell of bad dog and wellington boots, but at one o’clock that morning in the family sitting room, Matthew had listed his estimates of the salary of all their contemporaries, concluding with a flourish that Robin’s pay lay right at the bottom of the league table. With a sudden spurt of malice, she imagined herself telling her fiancé, “But we’ve got the Land Rover, Matt, there’s no point trying to save for an Audi now!”  (84) Retour au texte

9 He paced a little outside the cubicle. Five other curtained beds hid their secrets along the side ward. The nurses’ rubber soles squeaked on the highly polished grey floor. God, how he hated hospitals: the smell of them, the institutional cleanliness underlaid with that faint whiff of human decomposition, immediately transported him back to those long months in Selly Oak after his leg had been blown off. Retour au texte

What had he done? What had he done? He had let her work, knowing the bastard had her in his sights. She could have died. She should have died. Nurses rustled past in their blue scrubs. Behind the curtain, Robin gave a small gasp of pain and Strike ground his teeth. (418)

10 A harvest of limbs, of arms, of legs, of necks Retour au texte

That turn like swans as if to gasp or pray (14)

11 […] one of postmodern detection’s themes [is] the way in which material objects, events, and actions in the world, which we take to have an existence preceding and apart from the words we use to describe them, are assigned their meanings by the very narratives within which they are made to appear as “facts”. (Rzepka, p. 234, nous traduisons) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Christophe Gelly, « Robert Galbraith, Career of Evil (2015) — vers une nouvelle figure du détective ? », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 26 juin 2019 et consulté le 23 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2393

Auteur

Christophe Gelly

Professeur, CELIS - Centre de Recherches sur les Littératures et la Sociopoétique (EA 4280), Université de Clermont Auvergne, Maison des Sciences de l’Homme, 4 rue Ledru, 63057 Clermont-Ferrand Cedex 1 – cgelly [at] yahoo.fr

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