Emeline Jouve, Avignon 1968 & Le Living Theatre, mémoires d’une révolution

Référence(s) :

Emeline Jouve, Avignon 1968 & Le Living Theatre, mémoires d’une révolution, Montpellier, Deuxième Epoque, « Linéaris », 2018, 230 p. ISBN 978-2-3776-9036-7

Plan

Texte

De mai 68 à la recherche d’un théâtre révolutionnaire, retour sur les péripéties du Living Theater lors de la XXIIème édition du Festival d’Avignon

Emeline Jouve, reprenant le constat de Gilles Deleuze et Félix Guattari qui, en 1984 « constataient que les événements de Mai 68 avaient été largement ignorés par la société française » (p.9), met en avant l’invisibilité de la révolution avignonnaise de Juillet 1968 dans l’histoire culturelle. C’est ce manque que Avignon 1968 & le Living Theatre souhaite – en partie – combler, en s’intéressant plus particulièrement au Living Theater qui, selon l’autrice « semble avoir cristallisé beaucoup de ces tensions » (p.9)

Le Living theatre est une troupe américaine de théâtre anarchiste fondée par Julian Beck et Judith Malina en 1947. A la recherche d’un théâtre libre, cette communauté se crée en opposition au théâtre bourgeois de Broadway, avant de s’exiler en Europe et d’y travailler à l’expérimentation d’un théâtre révolutionnaire, défendant les valeurs libertaires de la troupe : suppression de toute forme d’autorité et d’oppression, défense de l’autogestion, de la vie en communauté, de la liberté individuelle, de la non-violence et de l’amour libre.

E. Jouve rappelle que, n’en déplaise à l’histoire officielle, qui ne leur laisse que (très) peu de place, les mémoires des acteurs.rices et spectateurs.rices de ces événements restent vives. Ainsi, l’autrice décide-t-elle de recourir à cette mémoire collective, pleine de souvenirs individuels, personnels, paradoxaux, pour rétablir la complexité des faits. En réactivant ces souvenirs, elle entend aussi éclairer les crises contemporaines, qu’elles soient politiques (2003 et 2014 à la suite des mouvements intermittents) ou esthétiques (2005, à la suite de la programmation de Jan Fabre). En effet, il y a une résonnance entre les critiques du Festival comme « société du spectacle1 » ou du Living Theater comme « obscène » et les débats actuels du monde de la culture, regroupés sous l’égide des tensions entre art et politique et art et poétique (p. 10). Enfin, l’un des objectifs de cet ouvrage est notamment de ne pas prendre parti et de dépasser les clivages pro-Living/anti-Living ou pro-Vilar/anti-Vilar.

Afin que les entretiens qui constituent la deuxième partie de cet ouvrage intitulée « Mémoire(s)/Chronique de spectateurs » soient plus clairs, E. Jouve propose des repères historiques, en revenant de manière succincte et dénuée d’analyse sur les événements précédant et constitutifs de Juillet 1968. Cette version simplifiée de l’histoire présente factuellement et chronologiquement les événements, de la création du Festival d’Avignon à la clôture de l’édition de 1968, en passant par la création et les évolutions politiques et esthétiques du Living Théâtre, les manifestations de Mai 68, la mise en place de cette XXIIème édition, ses péripéties et son dénouement. Notons que la démarche est clairement présentée et les ressources utilisées apparaissent au fur et à mesure du développement, ce qui clarifie le propos de l’autrice et évacue les interrogations d’ordre chronologique.

E. Jouve, à travers les écrits de témoins ou d’acteurs de la XXIIème édition du Festival d’Avignon, livre les perceptions, « multiples et personnelles » de cette révolution (ou non révolution) avignonnaise dans la deuxième partie de son ouvrage, intitulée « Mémoire(s)/Chroniques de spect-acteurs ». Ces témoins, au nombre de vingt-deux, étaient des participant.e.s au festival (Hans Echnaton Schano, Jack Ralite, Jean-Jacques Lebel, Pascal Ory), des spectateurs ou spectatrices (Philippa Wehle, Robert Millet, Claude Eveno, Laure Adler, Bernard Bloch, Serge Pey, Michel Mathieu, Jean-Marie Piemme), habitant.e.s d’Avignon (Christian Bourgeois, Jean-Marc Peytavin, Ghislaine Thomas, Ernest Pignon-Ernest, Jean-Marie Lamblard) ou encore des journalistes (Edmond Volponi, Lucien Attoun), représentant.e.s institutionnel.le.s ou membres de l’organisation du festival d’Avignon (Melly Puaux, Jena-Guy Lecat, Sonia Debeauvais). Ils et elles livrent ici leur témoignage et sont tour à tour développés : les événements précédant Juillet 68 ; l’arrivée anticipée des comédien.ne.s du Living à Avignon début mai ; la participation de Julian Beck et Judith Malina à la prise de l’Odéon ; la censure de La Paillasse aux seins nus de Gelas et la contestation du Living Theater ; les représentations de Paradise Now, dont la première et sa réception ; les manifestations faisant suite à chaque représentation de Paradise Now ; la contestation, par des spectateurs.rices et Julian Beck, de la fermeture des portes du théâtre à ceux n’ayant pas acheté leur billet ; selon certain.e.s, l’hypocrisie du Living Theater et chez d’autres, son authenticité tant artistique que politique ; la vision du théâtre, de l’anarchisme et de la révolution pour le Living Theatre ; les attaques des groupuscules d’extrême droite, le mauvais traitement fait par les habitants des membres du Living Theatre et la défense de ces derniers par des communistes et des étudiant.e.s ; le traitement infligé par les contestataires – et selon certain.e.s par le Living Theatre – à Jean Vilar ; l’effervescence des débats et des oppositions ; la déclaration de départ de Julian Beck ; les désaccords financiers avec la mairie et les organisateurs.rices du festival ; l’expulsion du Living Theatre par les C.R.S. ; le film documentaire Être libre réalisé après le festival ; et tant d’autres péripéties qui ont marqué de manières plus ou moins durables et vives les esprits des participant.e.s de cette XXIIème édition du Festival d’Avignon.

Cet ouvrage n’a pas d’ambition d’exhaustivité – tous les témoins n’ont pas pu ou désiré témoigner. La méthodologie d’entretien est développée. Les témoignages ont été recueillis de visu ou, exceptionnellement, par téléphone. Ils sont dans l’ouvrage présentés dans l’ordre chronologique dans lequel ils ont été menés pour ne pas induire une hiérarchisation. Les entretiens furent semi-directifs, et durèrent entre une demi-heure et une journée. Ils sont présentés après un travail de réécriture de la transcription brute, « afin de rendre chaque témoignage fluide à la lecture » (p. 12) et d’effacer au maximum la présence du chercheur.e. Lorsque celle-ci était importante et directrice de l’entretien, le choix d’une transcription en questions-réponses a été fait. Enfin, l’autrice indique que chaque transcription a fait l’objet d’une relecture par les témoins, apportant parfois de légères modifications. Deux d’entre eux ont soumis un texte inspiré par la rencontre.

La troisième partie de ce recueil est constituée de photographies d’archives des événements de Juillet 1968 et notamment de représentations du Living Theatre.

Enfin, la dernière partie de l’ouvrage, intitulée « Héritage(s) : récits de re-créateurs » s’intéresse aux fictionnalisations contemporaines de Juillet 1968. Elle revient donc sur la réactualisation de ces événements passés et de leurs ambitions, et présente l’importance et les potentialités de ce pan d’histoire à se régénérer. Nous découvrons ainsi, grâce au témoignage de Brad Burgess, actuel directeur artistique de la troupe, les ambitions contemporaines du Living Theatre et la complexité à aujourd’hui rejouer Paradise Now. Jacques Théphany, gendre de Jean Vilar revient sur l’exposition organisée par la Maison Jean Vilar en 2008, pour les quarante ans de 1968, et l’édition d’un numéro « spécial 1968 » des Cahiers de la Maison Jena Vilar qu’il a coordonné. Denis Guénoun présente son spectacle de 2012 Mai, juin, juillet grâce auquel il convoque l’intérêt politique, selon lui, de la répétition d’événements analogues entre la prise de l’Odéon de Mai et la révolution d’Avignon de Juillet 68, « la seconde étant la conséquence de l’échec de l’autre » (p. 192). L’artiste revient sur la commande qui lui a été passée, les matériaux historiques, ouvrages et témoignages utilisés pour écrire la pièce et ses difficultés. Olivier Py, quant à lui, présente la création L’Enigme Vilar, proposée en 2006 à la Cour d’Honneur à la demande d’Hortense Archambault et de Vincent Baudriller pour l’anniversaire de la soixantième édition du festival. Le metteur en scène évoque cette création et la symbolique des couleurs bleue, blanche et rouge pour Jean Vilar, les archives dépouillées pour l’écriture du spectacle, et les nouvelles facettes de l’homme de théâtre qu’il découvre à travers ce travail. Enfin, il donne son avis sur le festival d’Avignon et son évolution. Nous découvrons aussi le travail de Stanislas Nordey, Living !, avec les élèves sortant de la promotion du Théâtre National de Bretagne de 2012. L’artiste développe sa découverte des travaux du Living, les interrogations qu’il se pose quant à la relation entre les artistes et l’institution, le travail avec les élèves autour des textes du Living et la difficulté de l’assemblage des propositions de ses jeunes comédien.ne.s pour en fait un spectacle construit. Finalement, cette quatrième et dernière partie se termine sur le témoignage de Philippe Caubère, qui crée, en 2001, la deuxième partie de L’homme qui danse, dont le deuxième épisode s’intitulait « Avignon » et convoquait les événements de Juillet 1968. Il revient notamment sur cette création à travers la narration de sa propre expérience de Juillet 68 et de son lien émotionnel avec le Living Theatre.

L’ouvrage rappelle qu’il y a plusieurs vérités à Juillet 68, plusieurs lectures et plusieurs réactivations possibles de ces événements. E. Jouve laisse ainsi le choix au lecteur ou à la lectrice de se faire sa propre opinion sur cette rencontre entre J. Vilar et le Living Theatre dans le cadre du festival d’Avignon. L’importance de cet ouvrage dans l’histoire théâtrale n’est pas à démontrer : il participe de la recherche d’un pan oublié de l’histoire du théâtre à propos de la révolution de Juillet 1968 mais aussi de l’influence du théâtre radical américain sur l’esthétique française.

Notes

1 Selon l’expression de Guy Debord, qui l’utilise dans son ouvrage du même nom en 1967. Retour au texte

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Référence électronique

Camille Mayer, « Emeline Jouve, Avignon 1968 & Le Living Theatre, mémoires d’une révolution », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2160

Auteur

Camille Mayer

Doctorante contractuelle, Université Paris 8 Vincennes/Saint-Denis, EDESTA (EA1573), camille.mayer [@] hotmail.fr

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