Le Double jeu de Nick Revill, détective shakespearien

Résumés

La série de romans de détection de Philip Gooden s’inscrit dans la vague d’appropriations shakespeariennes qui a marqué la culture populaire internationale au tournant du vingt-et-unième siècle. Les romans de Gooden ont pour cadre l’Angleterre de Shakespeare et pour héros récurrent un jeune comédien, Nick Revill, entraîné malgré lui dans des enquêtes où il s’agira de confondre divers sinistres criminels. A travers ce choix de détective, Gooden, dans une optique résolument postmoderne, joue avec les codes du genre en démultipliant les niveaux de l’enquête : à l’enquête policière s’ajoutent une enquête herméneutique portant sur le texte shakespearien et une enquête généalogique portant sur la genèse du genre policier. Mais tout en démultipliant les niveaux de l’enquête, l’auteur s’appuie sur la notion d’illusion théâtrale chère à Shakespeare pour saper les fondements réalistes du roman de détection. Plus largement, à l’aide d’effets d’invraisemblance, d’anachronisme et de parodie, Gooden problématise l’idée de ‘quête du vrai’ qui sous-tend non seulement le roman policier mais également la recherche philologique et historique.

Philip Gooden’s detection novels are part of the wave of Shakespearian appropriations that swept through international popular culture at the turn of the twenty-first century. Gooden’s novels are set in Shakespeare’s England, with as their central character a young actor, Nick Revill, who regularly stumbles across murders he has no choice but to clear up. With this choice of a Shakespearean player as his detective, Gooden opts for a resolutely postmodern approach, and plays with the conventions of the detective novel by introducing three parallel levels of investigation, whereby the criminal investigation is supplemented with a hermeneutic investigation into the texts of Shakespeare’s plays and a genealogical investigation into the origins of the detective genre. Yet even as he piles up levels of investigation, the author draws upon the quintessentially Shakespearian notion of theatrical illusion in order to subvert the realistic basis of detective fiction. More generally, and thanks to a subtle balance of unlikelihood, anachronism and parody, Gooden questions the very principle of the “quest for truth” underpinning not just detective fiction but also philological analysis and historical reconstruction.

Plan

Texte

La couverture des romans de détection de Philip Gooden mettant en scène le comédien shakespearien (fictif) Nick Revill désigne ceux-ci par le terme de « Shakespearean Murder Mystery ». Cette association entre le barde anglais et le genre policier n'a rien de nouveau. Depuis ses débuts, le roman policier britannique puise abondamment dans l'œuvre de Shakespeare, comme l'ont par exemple noté Madge Mitton (Mitton 1998 : 47-63), Lisa Hopkins (Hopkins 2018 :1) et Susan Baker (Baker 1995 : 424-48). Jusqu'à la fin du vingtième siècle, cette intertextualité shakespearienne prend essentiellement la forme de citations faites par le détective privé, au point que celles-ci deviennent un cliché du genre. Lorsque Roderick Alleyn, le détective de Ngaio Marsh, se met à citer Hamlet, son ami Lord Gospel l'interrompt : « D’accord, d’accord. Ne commence pas à citer, Rory, on pourrait te prendre pour un détective »1. Un autre motif récurrent est celui du crime commis pendant la représentation d'une pièce de Shakespeare, comme dans Light Thickens, de Ngaio Marsh, ou Hamlet, Revenge ! de Michael Innes.

À la fin des années 80, l'intertextualité shakespearienne pousse le roman policier dans la direction du roman historique, peut-être sous l'impulsion de la série des Frère Cadfael, détective médiéval crée par Ellis Peters en 1977, et du Nom de la Rose d'Umberto Eco, porté à l'écran par Jean-Jacques Annaud en 1986. Ainsi, les romans de détection d'Edward Marston, nom de plume très élisabéthain de Keith Miles, sont présentés en couverture comme : « an Elizabethan Whodunit ». Situés dans l'Angleterre de la fin du seizième siècle, ils ont pour héros un détective élisabéthain, le fictif Nicholas Bracewell, metteur en scène et comédien dans la troupe non moins fictive des Lord Westfield's Men. Dans la collection de Marston, aucune allusion directe n'est faite à Shakespeare, mais le lecteur est néanmoins plongé dans un univers qui ne peut que l'évoquer.

A la fin des années 90, le contexte culturel infléchit de nouveau le cours de l'intertextualité shakespearienne. Les années 90, outre un engouement toujours croissant pour le roman policier, ont vu déferler une vague d'adaptations filmiques des pièces de Shakespeare. Citons le Henry V de Kenneth Branagh2 (1989), My Own Private Idaho, de Gus Van Sant (1991), le Beaucoup de bruit pour rien de Branagh (1993), le Romeo + Juliette de Baz Lurhmann (1996), le Hamlet de Michel Almereyda (2000). En 1997, le Shakespeare’s Globe, reconstitution du Globe shakespearien, ouvre ses portes. Shakespeare in Love, film de John Madden et Tom Stoppard (1998), qui raconte de façon très romancée les débuts de William Shakespeare et la première représentation de Roméo et Juliette, est filmé l'année suivante dans un décor s’inspirant de ce théâtre. Le film contient même une mini-enquête policière, autour du meurtre (véridique) de Christopher Marlowe. Deux ans plus tard, en 2000, Simon Hawke publie A Mystery of Errors, le premier de sa série de romans de détection où l'enquête est menée par Will Shakespeare, auteur élisabéthain, et Simington Smythe, acteur fictif. La même année, Philip Gooden, professeur d’anglais dans un lycée de Bath, publie les deux premiers romans de la série Nick Revill, Sleep of Death et Death of Kings, dont l'esthétique reflète et prolonge celle de la décennie qui vient de s'écouler.

Ces productions des années 90 sont en effet marquées par un postmodernisme autoréflexif et ludique, où le signe prolifère et la reconstruction historique est décrédibilisée par la mise en abyme. Le film Shakespeare in Love, par exemple, offre, par le biais du théâtre élisabéthain, un regard sur les coulisses du cinéma hollywoodien. De même, la série de Philip Gooden regorge de clins d’œil et de prolepses proches de l’anachronisme – voire de réels anachronismes – accompagnés d'un floutage baroque des limites de la réalité et de la fiction, du présent et du passé. Une telle esthétique peut paraître problématique pour le genre policier, qui repose sur la reconstitution objective d'événements passés. Il apparaîtra dans ce qui suit que cette esthétique postmoderne se traduit non pas par la négation de l'enquête mais par la démultiplication de ses codes et de ses niveaux, à travers le prisme du détective à la double casquette. Nick Revill est en effet à la fois comédien (‘a player’) et détective. On verra que l'articulation de ces deux activités place l'enquête sous le signe du jeu, une dimension ludique qui colore la relation entre personnage et lecteur. Une intimité se construit à travers les trois niveaux de l'enquête dans laquelle le détective-narrateur entraîne le lecteur, à savoir l'enquête criminelle, l'enquête herméneutique et l'enquête généalogique.

1. Jeu de détection : l'enquête criminelle

La série de Philip Gooden est composée de six romans de détection, chacun ayant pour titre une citation de Shakespeare. Les six romans s'intitulent, dans l'ordre, Sleep of Death (Hamlet), Death of Kings (Richard II), The Pale Companion (Songe d'une nuit d'été), Alms for Oblivion (Troilus et Crésside), Mask of Night (Roméo et Juliette), An Honourable Murderer (Othello). L'action se déroule dans le Londres élisabéthain et suit le parcours d'un jeune acteur, Nick Revill, venu de sa campagne du Somerset pour réaliser son rêve de brûler les planches. Ce personnage fictif se fait embaucher par la troupe historique des Lord Chamberlain's Men, dont l'auteur et actionnaire principal n'est autre que William Shakespeare. Les romans suivent la carrière du jeune comédien, ainsi que les enquêtes criminelles dans lesquelles il se trouve impliqué.

Cette double fonction diégétique de comédien et de détective est signalée dès le départ par le jeu de mots contenu dans le nom du personnage, Nick Revill, ou « Master Revill ». Dans l'Angleterre élisabéthaine, le ‘Master of the Revels’ était un haut personnage de la maison royale qui veillait à la bonne conduite des festivités, et en particulier des représentations théâtrales. Son rôle était celui d'un organisateur et d'un censeur. Le mot ‘revel’, festivité, est phonétiquement proche de ‘reveal’3, révéler, renvoyant à l'activité de détection, mais aussi à la fonction pédagogique du théâtre telle qu'on la conçoit à la Renaissance. Dans Hamlet, le rôle de révélateur du théâtre est souligné par le personnage éponyme, qui explique que la fonction du théâtre est : « de tendre pour ainsi dire un miroir à la nature, de montrer à la vertu ses traits, au ridicule son image, et à notre époque et au corps de notre temps sa forme et son effigie »4 (Déprats : 2002 ; toutes les citations de Hamlet sont tirées de cette édition.) L'expression est reprise par Nick dans le premier épisode de la série, Sleep of Death, dont Hamlet est le principal hypotexte (Gooden 2000a : 145). On comprend que le théâtre et la détection sont les deux faces d'une même entreprise de mise au jour d'une vérité cachée.

On ne s'étonnera donc pas que les enquêtes de Nick mobilisent ses talents de comédien, aussi bien sur le plan physique que sur le plan mental. Tout d'abord, contrairement à des armchair detectives (détectives de salon)5 comme Hercule Poirot, Nick Revill est un détective de terrain, qui doit déployer toute son agilité physique à traquer les criminels qu'il souhaite confondre, ou au contraire à leur échapper. Avec ce sens développé du timing propre au comédien, il fonctionne aussi beaucoup à l'instinct, sachant de façon intuitive quand il doit passer à l'action, ou ‘entrer en scène’6. Son métier de comédien lui donne aussi des talents de prestidigitateur. Sa capacité à duper un public lui servira en effet dès sa première enquête, où il confond un voleur grâce à un tour de passe-passe qui consiste à faire passer un cheveu pris sur la tête de sa propre maîtresse pour celui d’une jeune autre femme (Gooden 2000a : 48). Adepte de la contrefaçon, il démêle facilement le vrai du faux, ce qui lui permet de voir à travers les déguisements et de distinguer un cri d'oiseau de son imitation. Il possède aussi la mémoire et la perspicacité nécessaires à l'exercice de sa profession. Habitué à jouer des personnages divers, Nick sait se mettre à la place de l'autre. Il va par exemple, toujours dans Sleep of Death, reconstituer mentalement les gestes de l'assassin en « construisant un autre lui-même »7 (Gooden 2000a : 93). Cette identification avec le criminel, que l'on retrouve aussi chez le Father Brown de Chesterton, a toute sa place lorsque le détective est un acteur professionnel. Outre ses capacités générales de comédien, les rôles qu'il tient développent souvent les capacités dont il a justement besoin à un moment donné de l'enquête. Alors qu'il joue un rôle muet dans Hamlet, Nick se retrouve en situation de devoir reconstituer, à partir de la gestuelle, un dialogue dont il est témoin à distance, alors qu'il n'entend pas ce qui se dit (Gooden 2000a : 118). Ailleurs, il innocente un serviteur muet accusé à tort en lui faisant mimer le vol qu'il n'aurait jamais pu commettre.

Outre les qualités de comédien qu'il déploie, Nick s'inspire des pièces dans lesquelles il joue pour dénouer les fils de l'intrigue. C'est ainsi que dans Sleep of Death, où la troupe monte Hamlet, il va, comme le personnage éponyme de la tragédie shakespearienne, pousser le coupable à se trahir en glissant dans le texte de la pièce quelques vers de sa composition, dans lesquels se trouve reflété le crime du coupable. Cette appropriation de la méthode de Hamlet a d'ailleurs été préparée dans le roman par l'emploi répété de l'expression « my mind's eye » (1.2.185), reprenant le vers où Hamlet affirme avoir vu son père mort dans son œil intérieur. On comprend que Nick et Hamlet partagent la même imagination. Il n'est bien sûr pas surprenant que la pièce qui ouvre la série soit Hamlet, tragédie de la vengeance où le théâtre est l'instrument de la détection du coupable. Dans Hamlet, un fils enquête sur le meurtre de son père et confond le coupable grâce à la représentation d'une pièce-piège, la bien-nommée ‘souricière’, où le meurtre est reproduit sur scène8. Sleep of Death n'est d'ailleurs pas le premier roman policier où le détective s'inspire de ce stratagème. Citons le Sparkling Cyanide d'Agatha Christie, où le criminel est confondu lors d'un repas transformé en reconstitution théâtrale du meurtre qu'il a commis des années plus tôt. Remarquons aussi que le personnage d'Hamlet est l'un des personnages les plus joueurs de Shakespeare : il joue la comédie, joue la folie, accuse ses visiteurs de jouer du pipeau, accuse sa mère, aveuglée par l'amour, de jouer à colin-maillard, joue lui-même à colin-maillard avec les crânes des disparus, et joue bien sûr avec les mots.

L'emploi de Hamlet comme modèle est naturellement limité par les contingences de la sérialité. Au cours des épisodes, la troupe de Nick joue plusieurs pièces, et pas seulement des tragédies. Pièces historiques et comédies sont également au programme. Cela implique différentes formes de correspondance entre la pièce cadre – l'hypotexte – et l'enquête. Si le jeu de miroirs inspiré de Hamlet fournit le mode de détection dans Sleep of Death, c’est sur un jeu de mots shakespearien que s’appuie le détective pour résoudre l'énigme de Death of Kings, le deuxième roman de la série, où la troupe monte Twelfth Night (La nuit des rois) et Richard II. Le texte de la pièce historique fournit la clé de l'énigme, avec un jeu de mots bilingue, autour du faux-ami « pardon »9. Nick va s'inspirer de l’existence de ce jeu de mots bilingue dans la pièce qu’il joue pour remarquer que le nom du rebelle Italien « Noti » et celui du courtisan anglais « Nunn » (homophone de « none ») renvoient tous deux au néant, et en conclure que les deux hommes ne font qu’un (Gooden 2000b : 286).

Pour le lecteur, le jeu consiste donc à repérer les différents jeux qui sous-tendent l'activité du détective : jeu d'acteur, jeu de miroir, jeu de mots, jeu d'allusions littéraires. Mais, plus subtilement, il consiste aussi à reconnaître la dimension théâtrale des stratégies narratives du détective. Nick est en effet un narrateur homodiégétique. C'est également un narrateur intrusif, qui interpelle volontiers son lecteur. Tout cela génère un niveau de complicité, voire d'intimité. Cette complicité prend une dimension ludique lorsque les données du théâtre fournissent au narrateur la matière de l'indice ambigu propre à la narration du roman de détection, ce que Roland Barthes appelle « l'équivoque herméneutique », le mélange de vérité et de leurre (Barthes 1970 : 36). Prenons par exemple le passage de Death of Kings où Nick décrit pour la première fois le personnage de Noti :

Ses cheveux bruns, comme des rideaux encadrant son visage, tombaient en boucles anglaises sur ses épaules. […] Il avait une fine petite barbichette et une épaisse moustache proéminente qu'il arborait avec fierté. Ses yeux étaient durs et son nez précis. Son pourpoint, d'où dépassait une collerette bordée de dentelle, était orné de riches broderies, et tout le reste de sa personne avait été taillé dans la même toile délicate10.

Passant rapidement sur des yeux et un nez sans particularités, la description s'attarde sur les accessoires et éléments modifiables, d'ailleurs curieusement dépareillés. Cette insistance sur ce qui, chez le personnage, pourrait s'apparenter à un costume de scène, constitue un indice. Il s'agit de suggérer que, comme on le découvrira à la fin, Noti n'est que l'alter ego d'un autre personnage qui joue donc, lui aussi, un double jeu. Le lecteur, afin de reconnaître l'indice, est amené à adopter un regard de comédien, et donc à faire siennes les déformations professionnelles du narrateur.

Remarquons cependant que la communication d'indices n'est pas toujours prise en charge par le narrateur, mais se situe parfois au niveau de la communication entre auteur implicite et lecteur. Il y a donc un niveau d'ironie dramatique qui s'exerce aux dépens du personnage. Cette ironie peut prendre la forme d'un décalage historique entre les pièces de Shakespeare connues du personnage et celles que connaît le lecteur. Nick n'est en effet pas toujours en mesure de saisir le parallèle entre les pièces de Shakespeare et sa situation, parfois parce que Philip Gooden convoque des pièces non encore écrites au moment de l'action. Le deuxième épisode, Death of Kings, dont l'hypotexte principal est Richard II, est censé se dérouler en 1601. Le roman contient néanmoins une mini-intrigue dont la clé est fournie par Macbeth, pièce qui ne sera écrite et jouée qu'en 1606. Il y a donc un jeu de détection extra-diégétique qui dépasse le personnage et crée une distance ironique entre le lecteur et lui. L'intimité est ici dissociée de la complicité.

Ce type de distanciation ironique est un ressort récurrent de la série, qui permet de mettre en évidence les failles du détective, surtout dans les premiers épisodes où son inexpérience est soulignée. Là aussi, le jeu de scène et les pièces de Shakespeare fournissent des grilles de lecture. On constate par exemple que si le métier d'acteur développe chez Nick des qualités transposables à la détection, il favorise aussi des travers qui, eux, entravent cette activité. Outre une imagination parfois trop fertile et une tendance à privilégier l'action sur la réflexion, Nick souffre d'une vanité d'acteur qui trouble son jugement. Dans Sleep of Death, il soupçonne par exemple William Shakespeare d'être l'assassin, après avoir trouvé les initiales WS gravées sur un arbre sur le lieu du crime. Cependant, dès que l'auteur lui fait un compliment sur son jeu d'acteur, ses soupçons s'évaporent instantanément, et il se fustige de les avoir entretenus. « Comme j'avais été idiot de penser que cet homme si courtois, avec ses doux yeux bruns et son accent rustique puisse porter la marque de Caïn ! »11, s'exclame-t-il (Gooden 2000a : 202). Dans ce même épisode, où la troupe joue à la fois Hamlet et Jules César, l'ambition de Nick mène à l'erreur. Alors qu'il se réjouit à l'idée de jouer le rôle de Cinna, l'un des assassins de César, rôle d'une certaine envergure, il apprend qu'en tant que nouvelle recrue, il jouera non pas Cinna le conjuré, mais Cinna le poète, un rôle minuscule et ingrat. L'erreur ne porte pas à conséquence, sauf si l'on se rappelle que dans Jules César, la confusion entre les deux Cinna mène au lynchage du poète innocent, qu'une foule enragée prend pour l'assassin (4.3.1-37). Ajoutée au fait que Nick vient par ailleurs de confondre Dick Burbage et William Shakespeare, cette méprise augure mal de la carrière de détective du jeune comédien, et annonce un certain nombre d’erreurs à venir.

L'action du détective, avec ses succès et ses erreurs, émane donc directement de son statut de comédien shakespearien. Mais cette dynamique est réversible, et les hésitations du détective renvoient souvent à des ambiguïtés du texte shakespearien. C'est ainsi que l'enquête criminelle se double d'une enquête herméneutique, où le détective se penche sur les mystères du texte shakespearien.

2. Jeux littéraires : l'enquête herméneutique

Le détective se double d'un critique littéraire. D'abord au sens propre. Au niveau diégétique, Nick est souvent dans la position du critique littéraire. Dans Sleep of Death (p.128), puis dans Death of Kings (p.34), des collègues le sollicitent pour donner son avis respectivement sur un sonnet (très mauvais), puis sur une pièce (plagiée) de leur composition (ou pas). Shakespeare, lui, déjà établi et reconnu, ne sollicite l'avis de personne, mais cela n'empêche pas les comédiens de commenter les pièces en coulisses. Dans le deuxième épisode, où la troupe monte Richard II et Twelfth Night (La Nuit des rois), un jeune apprenti ricane grassement de l'homosexualité supposée du personnage d'Antonio, ami fidèle de Sébastien, frère de l’héroïne de la deuxième pièce (Gooden 2000b : 178). En rapportant ce propos, Nick ouvre le cercle intime de la troupe, pour englober le lecteur et toute la communauté des spectateurs et critiques de la pièce à travers les âges. Ce spectateur global est d'ailleurs représenté dans la diégèse à plusieurs reprises, notamment sous la forme de Nell, la prostituée à qui Nick raconte les pièces, souvent dans le feu de l'action, et Master Branwell, le logeur lubrique, qui consent à Nick une remise sur son loyer en échange du récit des turpitudes réelles ou supposées qui se déroulent en coulisses du théâtre du Globe.

La fonction de critique littéraire de Nick est également indiquée de façon méta-textuelle, notamment lorsqu'on le voit aux prises avec un texte à déchiffrer. Dans Death of Kings, par exemple, il trouve sur le cadavre d'un homme assassiné une lettre qui lui est adressée, signée Némo, l'alias de l'intermédiaire qui l'a chargé d'une mission pour le compte du ‘Privy Council’, cercle rapproché de la reine. Voici comment il s'assure de l'authenticité de la lettre :

Est-ce-que ce bout de papier, trouvé dans la main d'un mort, provenait véritablement de Némo ? Voilà bien la seule question à laquelle j'étais en mesure de répondre avec un certain degré de certitude. C'était sans doute de lui : le ton, mi-enjoué, mi-menaçant (cette allusion à une ‘besogne sur une malle’) semblait typique de cet homme.12

On a ici une mise en abyme de l'activité d'analyse stylistique des chercheurs spécialisés dans l'attribution de la paternité des textes élisabéthains. En particulier, ce type d'analyse est invoqué lorsqu'il s'agit de déterminer l'authenticité d'une œuvre attribuée à Shakespeare, comme lors de la récente polémique autour de la pièce Double Falsehood, qui serait peut-être Cardenio, la pièce perdue de Shakespeare13. Au-delà de cet aspect philologique, la fictionnalisation de la figure du ‘Shakespeare scholar’, du chercheur shakespearien, prend aussi la forme d'allusions à différents courants de la critique littéraire. Avec la question de l'homosexualité d'Antonio, on a possiblement une allusion à la ‘Queer Theory’, liée à la théorie du genre. A ceci s'ajoutent des clins d'œil à l'école psychanalytique, au structuralisme, au ‘New Historicism’ de Stephen Greenblatt. Pour illustrer ce dernier point, rappelons le moment où Nick affirme avoir « façonné un autre lui-même » pour se mettre à la place du criminel. L'expression renvoie au titre du texte fondateur du ‘New Historicism’, Renaissance Self-Fashioning (Greenblatt 2012). Ces allusions métafictionnelles donnent aux analyses du détective une portée littéraire. Lorsque, par exemple, dans Death of Kings, Nick remarque la récurrence de la figure du double dans l'enquête qu'il mène, il ébauche une analyse structuraliste de Twelfth Night, l'une des pièces-cadre de l'épisode (Gooden 2000b : 247), qui met en scène des jumeaux. De même, lorsqu'il se demande, dans Sleep of Death, si tous les fils ne souhaitent pas quelque part la mort de leur père (Gooden 2000a : 266), il ne fait que relayer la lecture psychanalytique d'Hamlet proposée par Sigmund Freud et Ernest Jones, qui interprètent l'hésitation d'Hamlet à la lumière du complexe d'Œdipe (Jones 1967).

Ces allusions à la théorie littéraire signalent que l'intrigue principale se double d'une critique du texte shakespearien. En particulier, les dialogues entre Nick et le personnage de Shakespeare sont assimilables à l'interaction entre une œuvre et son public. Dans les livres de Gooden, Shakespeare est un personnage discret, assez effacé, ce qui transcrit le fait que dans la réalité extradiégétique on ne connaisse pas grand-chose de lui, hormis ses textes. Il s'adonne néanmoins, lors de ses conversations avec Nick, à des jeux de mots généralement atroces14, que le jeune acteur ne supporte que parce qu'il respecte énormément Shakespeare. Ce motif récurrent du jeu de mots est une façon pour le narrateur d'établir une complicité avec le lecteur, qui en toute probabilité, aura lui aussi souffert de ces jeux de mots fastidieux, parfois filés sur plusieurs minutes ou pages de dialogue, que l'on retrouve dans toutes les scènes comiques du théâtre de Shakespeare. Citons par exemple Love's Labour's Lost (Peines d'amour perdues), où un jeu de mots multilingue faisant intervenir des oies et des envois, incompréhensible sans notes de bas de page, se déploie laborieusement sur trois pages de texte. En attribuant à un contemporain de Shakespeare la tolérance peinée qui est aussi celle du lecteur ou du spectateur moderne, l'auteur crée une illusion de proximité avec l'époque élisabéthaine, suggérant que si nous n'aimons pas les jeux de mots de Shakespeare, ce n'est pas parce que sa langue et sa culture nous sont devenus étrangers, mais bien parce que ces jeux de mots sont abominables.

Plus qu'un simple commentaire esthétique, c'est aussi une herméneutique qui se déploie grâce à l'enquête criminelle. Celle-ci permet en effet d'aborder un certain nombre d'aspects problématiques des pièces de Shakespeare, ce qu'en anglais on appelle des ‘crux’. Une des questions non résolues de Hamlet est par exemple celle de la complicité de Gertrude, la mère d'Hamlet, dans le meurtre de son mari. Lorsqu' Hamlet accuse sa mère, en lui demandant si le meurtre du conseiller qu'il vient de commettre est pire que de tuer un roi, Gertrude se contente de répéter « tuer un roi ? »15 (3.4.30), ce que l'on peut interpréter comme la réaction étonnée d'une innocente, ou l'évitement d'une coupable. La série de Gooden prend cette question à bras-le-corps. C'est là que l'on note que la base de la sérialité est ici plus complexe qu'il n'y paraît au premier abord. Le schéma d'une pièce par roman est notamment subverti par la récurrence de Hamlet, qui apparaît sous une forme ou une autre dans chacun des romans qui composent la série. La question de la culpabilité de la veuve et mère y revient systématiquement. Le séquençage des épisodes permet alors de proposer plusieurs interprétations de la pièce de Shakespeare, à travers différents degrés de culpabilité. Dans The Pale Companion (Gooden 2003a), la veuve est parfaitement innocente. Dans Alms for Oblivion (Gooden 2003b), elle est complètement coupable, et a même expédié plusieurs maris dans l’au-delà. Dans Sleep of Death, la question reste en suspens16. Lorsque Nick demande au fils de la veuve, qui occupe donc la position familiale de Hamlet, s'il pense que sa mère était au courant du meurtre de son père, le jeune homme a cette réponse curieuse : « peut-être qu'elle savait sans savoir »17. Notons qu'avec ces variations sur un thème nous avons affaire à une forme ludique de l'herméneutique littéraire. Si l'on se réfère à certains des critères du jeu établis par Roger Caillois (1967 : 35-40), on remarque que ces déclinaisons de la culpabilité de Gertrude mènent à un résultat imprévisible, et qu'elles sont improductives. La démultiplication du personnage de Gertrude au fil des épisodes empêche en effet la formulation d'une interprétation définitive. Mais ici, comme dans toute l'activité herméneutique de Nick, la dimension ludique est également assurée par le caractère anachronique des théories invoquées. Lorsque le fils de la veuve affirme que sa mère « savait sans savoir », Nick avoue ne pas comprendre ce qu'il veut dire. En effet, les notions freudiennes d'inconscient et de refoulement n'existent pas en tant que telles à l'époque élisabéthaine. Au cœur de l'idée de « savoir sans savoir » se trouve bien sûr l'intuition, concept-clé du roman policier, et l'un des chaînons de la reconstruction pseudo-historique par laquelle Nick va placer Shakespeare à l'origine de ce genre populaire.

3. L'enquête généalogique ou quête des origines

Dans le troisième épisode, The Pale Companion, la troupe des Lord Chamberlain's Men part en tournée à Salisbury. Un jour, Nick se retrouve devant le monument de Stonehenge, qui lui inspire les pensées suivantes :

De loin, ces piliers et ces pierres plates étaient déjà impressionnants, en partie de par leur étrangeté et le mystère de leurs origines, en partie de par la façon dont ils se dressaient sur fond d'un vaste ciel. De près, ils étaient effrayants comme les dents de Dieu. […] Je frissonnai légèrement, en pensant à nouveau à cette puissante race qui avait certainement joué un rôle dans le découpage et la taille de ces puissantes pierres, à moins que ce ne fût l'œuvre de la magie de Merlin. Dans un endroit pareil, il est plus facile de croire à la magie.18

La fascination exercée par ce monument anglais thématise la question des origines. Cette thématisation est renforcée par la figure récurrente du père disparu. A l'instar d'Hamlet, Nick est hanté par le souvenir de son père mort de la peste alors que lui-même était absent. Tout au long de la série, le héros ne cesse de revivre le jour où, à son retour d'une audition, il a cherché ses parents dans tout le village dévasté par la peste. Cette quête du père l'a finalement mené à Londres, où il a trouvé un père de substitution en la personne de William Shakespeare. C'est en effet Shakespeare qui a cru en lui et lui a donné sa chance, c'est Shakespeare qui arrive toujours avec de bons conseils à point nommé, c'est enfin Shakespeare, grâce à son art oratoire, qui sauve la vie du jeune homme, aux prises avec un batelier qu'il a offensé en le traitant de pléonaste (Gooden 2000a, Sleep of Death : 17-20).

Cette représentation de Shakespeare comme père du détective prend assez facilement une dimension allégorique grâce à l'intertextualité et à la mise en abyme du genre policier. L'intertextualité prend la forme d'allusions à des figures fondatrices du roman policier comme Sherlock Holmes et son comparse le docteur Watson. The Pale Companion se livre par exemple à un pastiche de la rencontre entre Holmes et Watson lorsque Nick rencontre un magistrat de Salisbury, Adam Fielding, qui, à partir des plus faibles indices, devine d'où il vient, ce qu'il fait, à quoi il pensait pendant son trajet, etc. (Gooden 2003a : 18-20). On est là dans le registre ludique du burlesque, puisque contrairement à Watson qui souffre d’une blessure de guerre lorsqu'il rencontre Holmes, Nick est blessé parce qu'il vient de se faire rosser par des villageois qu'il avait insultés en les traitant de ploucs. L'allusion aux héros de Conan Doyle peut prendre des formes plus subtiles. Dans Sleep of Death, Nick boit dans une taverne en compagnie d'un ancien de la troupe, le fictif Robert Mink, qui cherche à l'épater en lui parlant de tous les auteurs dramatiques qu'il a connus : « Ah, oui, Greene, Je m'en souviens … et George Peele …. Kit Marlowe … et Tom Nashe, Tom Lodge, Thomas Watson. Thomas, c'est un prénom qui convient bien à un auteur, n'est-ce-pas ? Ils s'appelaient tous comme ça. Thomas Kyd, lui aussi. »19 L'auteur propose ici à son lecteur une petite partie de ‘cherchez l'intrus’. Tous les noms cités sont bien ceux de dramaturges élisabéthains, sauf Thomas Watson, qui était poète. Il s'agit ici de glisser un clin d’œil au Watson de Doyle, et par la même occasion, de présenter une mise en abyme du jeu de détection, qui consiste effectivement à chercher l'intrus, le coupable parmi les innocents. En dehors de ces allusions inter et méta-textuelles, c'est aussi à travers l'enquête elle-même que les conventions du genre policier sont évoquées. Dans Death of Kings, par exemple, May, la logeuse de Nick, l'intercepte un soir parce qu'elle a quelque chose d'important à lui dire. Nick est épuisé et lui répond qu'ils en parleront un autre jour. Nous sommes ici dans la convention évoquée par George N. Dove, selon laquelle « toute personne souhaitant prendre rendez-vous avec le détective dans le but de communiquer des renseignements vitaux sera sans doute assassinée avant que le rendez-vous ne puisse avoir lieu » (Dove 1997 : 5)20. Effectivement, Nick retrouvera May noyée dans son chaudron avant d'avoir pu lui reparler (242).

C’est parfois aussi en creux que la série évoque le roman de détection classique. A plusieurs reprises, l'auteur implicite nous rappelle que nous sommes au début du dix-septième siècle, et donc que la règle du jeu ne peut pas être tout à fait la même. Dans Sleep of Death, par exemple, Nick interroge le serviteur qui a découvert le corps sans vie de son maître. Celui-ci explique qu'ayant remarqué une trace de salive sur le visage de la victime, il l'a essuyé avec un pan de sa chemise (Gooden 2000a : 8). Il demande au jeune détective s'il a bien fait. Nick le rassure en lui disant qu'il a bien agi. En revanche, le lecteur habitué du roman policier aura sans doute bondi dans son fauteuil en hurlant qu'il ne faut jamais toucher au corps de la victime, oubliant qu’au 17ème siècle il n’existait aucune analyse des lieux de crime. De même, dans Death of Kings, Nick soupçonne l'épouse d'un de ses collègues, avec laquelle il entretient une relation adultère, d'avoir voulu l'empoisonner en lui donnant une potion soi-disant médicinale. Il souhaite la confondre, mais se dit qu'il n'a absolument aucun moyen de prouver que c'est bien elle qui lui a donné la fiole contenant la potion (Gooden 2000b : 151). Là encore, le lecteur ne peut s'empêcher de penser aux empreintes digitales laissées par la jeune femme, bien que leur analyse n’existât pas à cette époque. Grâce à ces clins d'œil, à travers lesquels l'auteur montre qu'il se garde bien d'avoir recours à des anachronismes, l'écart temporel entre le théâtre élisabéthain et le roman policier est souligné, ce qui permet d'introduire la notion d'histoire littéraire, et de préparer l'évocation d'une continuité entre le théâtre de Shakespeare et le roman de détection classique.

Cette continuité est suggérée de plusieurs manières. L'une consiste à mettre en évidence des ressemblances entre les méthodes conventionnelles du détective classique et certains motifs des intrigues shakespeariennes. Dans The Pale Companion, c'est le topos de la traque qui fait le lien. Fielding, le prototype de Holmes, y apprend à Nick comment pister un suspect dans la forêt, en observant les empreintes qu'il laisse dans le sol (Gooden 2003a : 107-108). Le motif du pistage est amplifié par des allusions au Scarabé d'or d'Edgar Poe, qui tourne autour d'une chasse au trésor et du déchiffrage d'une mystérieuse carte. Il n'est pas fortuit que la pièce représentée à ce moment-là soit Le Songe d'une nuit d'été, où de jeunes fugitifs passent leur temps à se chercher dans la forêt, sont eux-mêmes traqués par un père furieux qui est également chasseur, et sont le jouet de fées espiègles qui les lancent sur de fausses pistes en imitant les voix des uns et des autres. Ces voix individualisées que l'on suit pour retrouver la trace du fugitif ne seraient-elle pas l'ancêtre des traces de pas si omniprésentes dans le roman policier ? Le jeu de piste du détective se double alors d'un jeu de piste littéraire qui permettrait de remonter directement du roman policier à Shakespeare.

Mais c'est aussi la dimension plus strictement rationnelle de la détection romanesque que l'auteur implicite semble attribuer à Shakespeare, là aussi de façon quelque peu détournée. En particulier, les spéculations métaphysiques de Hamlet servent de modèle à l'émission d'hypothèses, étape indispensable à toute investigation scientifique ou criminelle. Dans la célèbre tirade d'Hamlet, « to be or not to be » (3.1.67), le héros, tenté par le suicide, s'interroge sur la présence de rêves dans l'au-delà : « to sleep, perchance to dream » (3.1.65) (« dormir, rêver peut-être »). Dans l'enquête que mène Nick sur l'assassinat de Sir William Eliot, dans Sleep of Death, la formule devient « to sleep, perhaps to dream » (Gooden 2000a : 92), et n'est plus qu'une spéculation sur l'état de somnolence de la victime au moment du meurtre. La suggestion d'une filiation entre le questionnement métaphysique du héros shakespearien et le raisonnement scientifique du détective s'accompagne ici d'une dimension parodique, d'ailleurs caractéristique de l'ensemble de la collection.

Au-delà du raisonnement logique, la filiation shakespearienne telle qu'elle apparaît chez Philip Gooden concerne également la dimension psychologique de la détection. Le roman policier, depuis la fin du dix-neuvième siècle, est marqué par la psychanalyse et la conscience de niveaux cognitifs intermédiaires. Le détective moderne, une fois qu'il a tous les éléments en main, arrive à la vérité par paliers. Il faut un cheminement, comme une quête intérieure, pour que toutes les pièces du puzzle s'assemblent et que la vérité éclate en lui, dans toute sa splendeur. C'est le mécanisme du ‘insight’, de la compréhension subite21, née d'une lente remontée à la surface de savoirs enfouis, d'une coalescence d'éléments dispersés. Entre temps, le détective sent que tel ou tel élément est important, mais sans encore bien comprendre pourquoi. Nous avons un exemple de ce processus dans The Pale Companion, lorsque Nick réagit à une faute d'orthographe de son amie Nell, qui va lui permettre de comprendre qu'un autre écrit a également été falsifié : « quelque chose me titillait »22. Cet état de semi-compréhension peut être rapproché de celui de Gertrude qui ‘sait sans savoir’ comme on l'a vu plus haut, ou de celui d'Hamlet qui a l'intuition de la culpabilité de son oncle avant d'en avoir la preuve : (« Ô mon âme prophétique !»)23 (1.5.40), dit-il lorsque le fantôme de son père l'informe de l'identité du coupable.

Outre le processus de déduction, ce sont aussi des styles d’écriture propres au roman policier que le jeu des parallélismes fait remonter à Shakespeare. Voyons par exemple ce que fait Gooden des deux passages shakespeariens que voici, tirés respectivement de Hamlet et de Cymbeline. Dans le premier, Hamlet vient de tuer Polonius, le conseiller du roi. Quand le roi donne à ses valets l'ordre d'aller chercher le corps, Hamlet indique qu'ils n'ont pas besoin de se presser en lançant : « Il y restera jusqu’à votre arrivée »24 . Voyons aussi cette élégie de Cymbeline prononcée par deux chasseurs pour un jeune garçon (en fait une jeune fille déguisée) qu'ils ont recueilli et qu'ils croient mort.

« Va, ne crains plus la canicule
Ni l’hiver au furieux sabbat !
Achevée ta tâche ici-bas,
Tu repars avec ton pécule.
Tel le ramoneur, jeunesse riche et fière
Doit faire retour à la poussière.
[…]
Ne crains plus l’éclat de l’orage
Ni le terrible feu du ciel !
Pour toi, l’envie n’a plus de fiel,
Joies et chagrins sont d’un autre âge
Jeunes amants, tous, demain comme hier,
A ta suite finissent en poussière.
Que nul spirite ne te harcèle ! »25 (Cymbelin, 4.2.259-77 ; Bourgy 2002).

Ces deux textes semblent avoir inspiré le passage suivant, tiré de Death of Kings, où le narrateur réagit à la découverte d'un cadavre dans sa chambre : « Il pouvait rester là pour l'instant. Il n'était pas pressé de partir. Il ne prendrait pas froid, n'aurait pas faim, n'aurait pas soif (toujours quelque chose à prendre en compte, avec Nat), n'aurait plus jamais besoin de rien. Il ne risquait plus rien. » 26 L'association de l'humour macabre et cynique de Hamlet et du lyrisme élégiaque du poème de Cymbeline aboutit ici au ton désabusé du détective ‘hard-boiled’. Ce style serait donc lui aussi à porter au crédit de Shakespeare. Cette idée d'une filiation entre le théâtre élisabéthain et le roman noir n'est d'ailleurs pas nouvelle, Raymond Chandler ayant donné à son détective le nom de Philip Marlowe, en hommage à Christopher Marlowe, contemporain de Shakespeare.

Mais au-delà des divers effets de ressemblance et de parallélisme, c'est à travers la mise en abyme de la narration elle-même que les romans suggèrent une filiation entre Shakespeare et le roman policier. Nick et ses collègues, les membres de la troupe, sont tous des conteurs, qui inventent de nouvelles formes de narration. Dans The Pale Companion, le comédien Lawrence Savage fait à Nick le triste récit de son enfance. Mais la répétition commence et Lawrence doit interrompre son récit, ce qui laisse son auditeur sur sa faim et l'agace fortement car son ami s'est arrêté au moment le plus palpitant de l'histoire. Nick fulmine : « Je fus un instant contrarié, le soupçonnant presque de s'être interrompu précisément à cet endroit-là de son récit pour me rendre encore plus impatient de connaître la suite. »27

Il semblerait que Lawrence vienne d'inventer le roman-feuilleton, anticipant par exemple les Mystères de Paris d'Eugène Sue. Par la même occasion, il invente le suspense, concept narratif indispensable au roman d'aventure comme au roman policier. Mais c'est peut-être Nick lui-même qui représente le chaînon manquant entre Shakespeare et le roman de détection. Dans Sleep of Death, il explique au lecteur le mode de narration qu'il a choisi d'adopter :

Je vais maintenant raconter la première de mes découvertes. De même, j'indiquerai ici et là, au fil de mon récit, toutes les autres choses que j'ai découvertes à l'intérieur (et à l'extérieur) de la maison de Lady Alice. Je les présenterai avec justesse, en suivant l'ordre des événements ou l'ordre de ma découverte de ceux-ci. Bien que je sache maintenant ce qu'il s'est vraiment passé, je n'anticiperai pas sur ma découverte finale de l'étrange vérité à travers des allusions voilées qui laisseraient deviner la fin.28

Le contrat de narration qu'établit ici Nick avec son lecteur est celui du roman de détection, où le narrateur doit fournir tous les indices nécessaires à son lecteur, sans dévoiler la fin, afin que celui-ci ait une chance de trouver lui-même la solution. C'est la règle du jeu, et la règle du genre. Le lien à Shakespeare apparaît dans la décision de renoncer à l'une des techniques rhétoriques préférées du dramaturge élisabéthain, qui joue de la prolepse allusive, ou ‘foreshadowing’ dans toutes ses pièces. Avec ce programme, Nick donne donc l'impression qu'il vient d'inventer le roman policier, en modifiant simplement une donnée de la représentation shakespearienne.

Cette suggestion d'une filiation directe entre Shakespeare et le roman policier est bien sûr fallacieuse. L'idée d'une histoire littéraire détachée de l'histoire tout court ressemble à un jeu de simulacres à la Baudrillard, ou à la Montaigne, où le texte renvoie au texte et à rien d'autre. Ce jeu fait fi de toutes les évolutions scientifiques, historiques et sociales qui ont permis l'éclosion du genre, notamment le développement de la méthode scientifique, de la psychanalyse, et de la police judiciaire. En entraînant le lecteur dans ce jeu de miroirs littéraire, Nick l'invite dans un monde qui a les contours rassurants d'une bibliothèque, ou d'un théâtre circulaire.

Dans la collection des Nick Revill, le va-et-vient entre genre policier et théâtre de Shakespeare exacerbe donc la dimension ludique propre au genre. C'est sans doute cette dimension ludique de la série qui en représente l'aspect le plus abouti : les énigmes ne sont pas toujours bien ficelées, les lectures de Shakespeare proposées n'ont rien de révolutionnaire, et la filiation proposée entre Shakespeare et le roman policier est volontairement fantaisiste. C'est donc bien dans le jeu de ces différents niveaux d'enquête que ces romans se distinguent.

Le jeu favorise un sentiment d'intimité avec le narrateur. Le degré de cette intimité dépendra sans doute du degré de proximité entre le lecteur réel et le lecteur implicite. Le lecteur implicite peut peut-être s'imaginer comme un des ‘bons élèves’ de Gooden, ou toute personne anglophone et anglophile possédant une certaine culture littéraire et férue de romans policiers, ce qui représente tout de même un contingent non négligeable. Cependant, si le jeu semble favoriser l'intimité entre spectateur et personnage, il favorise aussi l'éclatement de ce dernier, la voix de Nick étant souvent transcendée par une voix auctoriale ironique. L'intimité créée par ces jeux serait peut-être autant avec l'auteur implicite qu'avec le personnage.

Quoi qu'il en soit, les jeux mis en œuvre dans la collection des Nick Revill doivent sans doute leur existence au développement de la sémiotique des années 70 et 80. Les romans de Gooden peuvent de ce fait être rapprochés de ceux d'Umberto Eco ou d'Arturo Perez-Reverte. Eco, comme Gooden, a rendu hommage à Conan Doyle en nommant le frère détective du Nom de la rose « Guillaume de Baskerville ». Quant à Perez-Reverte, il met lui aussi le jeu au cœur de roman policier en calquant l’énigme de son Tableau du maître flamand sur une partie d’échecs. Il est un peu tôt pour dire si cette forme de connotativité foisonnante s'épuise, mais il semble que pour ce qui est du roman policier historique anglais, on revienne à des formes plus classiques de caractérisation, avec par exemple Matthew Shardlake, le héros et narrateur des romans de C.J. Sansom, qui reste circonscrit dans un espace-temps bien précis et présente une certaine cohérence de personnage.

Bibliographie

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Shakespeare, William, Cymbelin, trad. V. Bourgy, dans William Shakespeare, Oeuvres Complètes (édition bilingue), Tragicomédies 1, Paris : Robert Laffont, 2002.

Notes

1 « ‘Yes, yes, yes. Don’t quote now, Roderick, or someone may think you’re a detective’ » (cité dans Hopkins, p.1; ma traduction). Toutes les traductions de Gooden sont également de moi. Retour au texte

2 Branagh mettra plus tard ses talents d’acteur shakespearien au service des romans de Henning Mankell, romancier et dramaturge suédois, en incarnant le commissaire Wallander. Retour au texte

3 On peut penser aussi à « devil », avec l’idée de poursuite du mal. Retour au texte

4 « to hold, as t'were, the mirror up to nature : to show virtue her own feature, scorn her own image, and the very age and body of the time his form and pressure. » (3.2.21-24). Retour au texte

5 Le terme renvoie au type de détective qui résout l’enquête par la pensée. Retour au texte

6 « I acted by instinct » (Gooden 2000 : p.254). « To act », en anglais, signifie à la fois « agir » et « jouer la comédie ». Shakespeare jouait déjà sur ces deux sens. Retour au texte

7 « I fashioned another self » Retour au texte

8 Dans « Narration and Staging in Hamlet and its Afternovels », Laurie Osborne suggère que le stratagème de Nick renvoie à la question du rapport d’antériorité entre narration et représentation scénique dans le Hamlet de Shakespeare. Retour au texte

9 « To pardon » signifie « gracier » en anglais. Retour au texte

10 « His dark hair was worn in love-locks, hanging down like curtains on either side of his face and coming to rest in a curl on each shoulder. […] He had a little pencil-beard but a luxuriant mustache which stuck out cockily. His eyes were hard and his nose exact. His doublet was richly embroidered, with a lace-edged ruffle peeping out, and all the rest of him was cut out of the same fine cloth » (Gooden, Death of Kings, 2000b :123). Retour au texte

11 « How ridiculous that I could think that this civil gentleman, with his kindly brown eyes and slight country burr, was branded with the mark of Cain ! » Retour au texte

12 « Was this scrap of paper, found in a dead man's hand, really from Nemo ? This was about the only point that I was able to answer with a degree of assurance. Probably it was his ; the tone, half jocular, half threatening (that reference to “trunk-work”), seemed typical of the man. » (Gooden 2000b: 160) Le mot « trunk-work » est tiré d’une scène du Conte d’hiver de Shakespeare dans laquelle un berger s’adonne à des spéculations grivoises quant à l’origine de l’enfant abandonné qu’il vient de trouver. Ma traduction du terme est empruntée à Jean-Michel Déprats (Déprats 2001). Retour au texte

13 Voir par exemple Roger Chartier, Cardenio entre Cervantes et Shakespeare (2011). Retour au texte

14 Dans Alms for Oblivion, Shakespeare accompagne par exemple la formule « to wit, to woo », traduisible par « c’est à dire, pour faire la cour » de petits cris et de battements de bras pour évoquer le hululement de la chouette, transcrit par les mêmes mots en anglais (p.108). Retour au texte

15 « As kill a king ? » Retour au texte

16 Sur la question de la prolifération des récits dans Gooden et des différents éclairages qu’ils jettent sur le meurtre du père de Hamlet dans la pièce de Shakespeare, voir aussi Osborne (2007 :129). Retour au texte

17 « She may have known and not known » (Gooden 2000a : 307) Retour au texte

18 « From a distance, the pillars and cross-pieces were imposing enough, partly on account of their strangeness and the mystery of their origins, partly on account of the way they stood up against the large sky. Close to, they were as alarming as God's teeth. […] I shivered slightly, to think once again of the mighty race which must surely have had a hand in the cutting and shaping of these mighty stones, unless Merlin's magic had done it all. In such a spot, it is easier to believe in magic. » (Gooden 2003a : 242-4) Retour au texte

19 « Oh, yes, Greene, I remember.... and George Peele … Kit Marlowe …. and Tom Nashe, Tom Lodge, Thomas Watson. Thomas is a good name for an author, is it not ? That's what they were all called. Thomas. Thomas Kyd, him as well » (Gooden 2000a :123). Retour au texte

20 « One of the most useful recurrent conventions of the tale of detection […] is the one which we will call the death warrant, in which anybody who makes an appointment with a detective for the purpose of delivering vital information will probably be murdered before the appointment can be kept ». Retour au texte

21 On pense au « Bon sang ! Mais c’est bien sûr ! », formule récurrente du commissaire Bourrel dans les Cinq dernières minutes, série policière française créée en 1958. Retour au texte

22 « something snagged in my mind » (Gooden 2003a : 264) Retour au texte

23 « O my prophetic soul! » Retour au texte

24 « He will stay till you come » (4.3.36) Retour au texte

25 « Fear no more the heat of the sun Retour au texte

Or the furious winter's rages

Thou thy worldly task has done

Home art gone and ta'en thy wages

Golden girls and lads all must

As Chimney-sweepers, come to dust.

[...]

Fear no more the lightning flash

Nor the all-dreaded thunder stone

Fear not slander, censure rash

Thou has finished joy and moan :

All lovers young, all lovers must

Consign to thee and come to dust.

No exorciser harm thee ! […] »

26 « Well, he could rest in that spot for a while. He was in no hurry to move. He wouldn't get cold, he wouldn't get hungry, wouldn't get thirsty (always the real consideration with Nat), wouldn't get anything ever again. He was beyond harm. » (Gooden 2000b : 156) Retour au texte

27 « I was momentarily annoyed, almost suspecting him of deliberately pausing at this point in his narrative to make me more eager to hear the rest of it » (Gooden 2003a :139) Retour au texte

28 « I will [now] recount the first of my discoveries. In the same way I will set down at intervals in the rest of this narrative the other things that I discovered inside – and outside - Lady Alice's house. I will produce them accurately and keeping to the sequence in which they occurred or in which I found out about them. Though I now know what really happened, I will not anticipate my discovery of the final, strange truth by hinting at or foreshadowing the end. » (Gooden 2000a : 77-78) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Claire Guéron, « Le Double jeu de Nick Revill, détective shakespearien », Textes et contextes [En ligne], 14-1 | 2019, publié le 26 juin 2019 et consulté le 28 mars 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=2386

Auteur

Claire Guéron

Maître de Conférences, Centre Interlangues Texte, Image, Langage (EA 4182), UFR Langues et Communication, Université Bourgogne Franche-Comté, 4 boulevard Gabriel, BP 17270, 21072 Dijon Cedex – claire.gueron [at] u-bourgogne.fr

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