L’objectif de ce numéro de Textes & Contextes n’est pas d’ajouter une nouvelle définition de la stéréotypie, mais de susciter une réflexion centrée sur les stéréotypes en langue et en discours. Cette restriction est motivée par deux considérations : c’est dans la langue que se fixent les stéréotypes et c’est par la stéréotypie que se structurent les discours. C’est pourquoi nous découvrons, à la lecture des différentes contributions, un ensemble d’éléments théoriques dont se dégage une vision de la stéréotypie à la fois partagée et enrichie par les multiples objets faisant l’objet de la structuration stéréotypique. Nous exposerons rapidement un substrat théorique avant de nous focaliser sur les dimensions linguistiques et discursives telles qu’elles sont traitées dans l’ensemble des textes de ce numéro.
Parmi les questions théoriques que soulève la stéréotypie nous retenons celle qui concerne le croisement des éléments à la fois contradictoires et ressemblants dans les conceptions commentées de ce phénomène. Parmi les aspects contradictoires, nous mentionnons l’assimilation de la stéréotypie à des significations réductrices, mais en même temps le fait d’y voir un mécanisme de conceptualisation essentiel dans nos constructions catégorielles. On peut également y voir à la fois une dimension caricaturale qui ne retient des faits que certains aspects saillants, et forcément réducteurs, et un outil de structuration du pensable. R. Amossy (1991) a fourni au début de son ouvrage une très bonne synthèse de ces conceptions contradictoires avant d’en dégager une cohérence théorique tournant autour d’un certain nombre d’éléments définitoires fixés depuis dans la littérature : « [Le stéréotype] catégorise abusivement, simplifie outrageusement et fige tout dans une liste qui momifie bien plus qu’il ne stabilise » (Amossy 1991 : 37) mais ces simplifications inhérentes à « l’élaboration du stéréotype » sont nécessaires « aux processus de conceptualisation les plus ordinaires » (Amossy 1991 : 38). Tout en schématisant, la stéréotypie relève dans la réalité des mécanismes cognitifs qui procèdent pour « “schème”, c’est-à-dire une structure cognitive contenant nos connaissances dans un domaine donné » (S. Penrod 1983 : 178, cité par Amossy 1991 : 29). Nous retrouvons là tous les ingrédients de la catégorisation : devant l’hétérogénéité, la continuité et le caractère diffus du réel, l’homme opère par discontinuité, dans le sens de R. Tom qui présente sa théorie des catastrophes « comme essentiellement accrochée aux discontinuités qualitatives du monde, aux formes, donc », la forme étant « une discontinuité sur un certain fond continu » (1993 : 35). Le stéréotype serait aussi une sorte de forme conceptuelle qui traduit d’une certaine façon notre appropriation des choses et qui, étant une forme partagée par le groupe, constitue une base de connaissances, de savoirs et de croyances servant de socle à la coexistence du groupe et aux échanges entre les individus. Avec la stéréotypie, on n’est pas dans le vrai ou le faux. On est dans le formel, le partagé et le co-signifiant. Si on part du principe que la stéréotypie est une forme de connaissance, on peut l’assimiler à toutes les autres formes du savoir – mythologique, scientifique, idéologique – qui sont conditionnées par les conditions de leur élaboration, le degré de leur évolution et l’usage qui en est fait. Malgré toutes les apparences, les stéréotypes se construisent et se déconstruisent laissant la place à d’autres stéréotypes, même si on sait par ailleurs que les stéréotypes ont la vie dure. Les stéréotypes sont faits pour durer. C’est pourquoi on ne peut pas s’en défaire facilement. Personne n’y échappe : les stéréotypes structurent notre vision de nous-mêmes, des autres et du monde. Leur évolution se fait d’une manière imperceptible et leur présence dans les échanges quotidiens résiste à toutes les vigilances.
L’une des raisons qui préside à cette ubiquité stéréotypique, c’est la fixation des stéréotypes dans la langue. Vu sous cet angle, la stéréotypie serait l’ensemble des croyances partagées fixées dans la langue qui conditionnent à la fois la manière d’appréhender le monde, de penser et de structurer nos discours. C’est cette relation entre stéréotypes, langue et discours que nous essayerons de dégager des différents articles de ce numéro.
La fixation des stéréotypes dans la langue se fait au moyen de différents processus dont on retient notamment :
- La structuration du sens des mots, en l’occurrence les noms : partant de Putnam, Vladimir Beliakov considère que la « signification d’un terme […] est […] un stéréotype » et que « le contenu sémantique que les locuteurs associent à un mot reflète deux types d’éléments : les traits de signification classifiant des objets possédant les mêmes caractéristiques, qui forment la partie dénotationnelle du sens de ce mot, et les traits non classifiants, souvent constitutifs d’une qualification, qui relèvent des croyances et des représentations partagées ». C’est à travers la combinatoire de noms listés comme ciel, fumée, feu, chaleur ou caniculeet eauqu’il essaie d’étayer cette hypothèse ;
- Le figement lexical : si on considère les séquences polylexicales comme séquences initialement libres véhiculant des contenus littéraux qui ont fini par se fixer définitivement dans le lexique, on ne voit pas comment on pourrait faire l’économie des stéréotypes. Au contraire, il serait beaucoup plus naturel d’associer figement et stéréotypie : la langue ne serait-elle pas un grand « réceptacle des croyances communes » « Le lexique porte en lui la marque de croyances profondément enracinées » « La phraséologie, les métaphores usées, les métonymies habituelles révèlent beaucoup sur l’imaginaire collectif » (Martin 1987 : 9). Six contributions s’inscrivent dans cette optique : quatreportent sur les séquences figées, les deux autres sur les parémies :
- Les séquences figées offrent un excellent observatoire pour les stéréotypes. On le vérifie dans le cadre d’une seule langue ou dans un cadre plurilingue. L’expression de l’intensité, telle qu’elle se réalise en arabe à travers la structure Nom + Adjectif offre à Faten Hobeika Chakroun l’occasion d’en faire une description à la fois syntaxique et sémantique. Claudia Hegedus-Lambert a choisi les séquences nominales en allemand qui « se caractérisent par la fossilisation de métaphores et de métonymie corporelles » en privilégiant celles qui comportent le nom Hand/main.
- L’approche comparée prend la forme d’une étude contrastive ou s’inscrit dans la perspective de traduction. Dans le premier cas, Marcienne Martin montre que « les stéréotypes sont des locutions figées constituant un ensemble signifiant. Leur transmission transgénérationnelle conforte leur insertion dans le patrimoine culturel du groupe social concerné. Elle l’illustre par un ensemble de séquences figées « géosynonymes » (Lamiroy 2010) en français québécois et français hexagonal. Deux idées fondamentales étayent cette démonstration : « la métaphore comme instance créatrice » et les « mythes fondateurs et temps événementiels [comme] vecteurs de la fonction stéréotypique ». La traduction permet de pointer un certain nombre de caractéristiques linguistiques des séquences figées qui en font un excellent outil littéraire : « par leur nature synthétique et directe, les tournures idiomatiques savent exprimer en peu de mots un concept qui demanderait parfois un long développement ». Leur caractère fixe en fait un terrain privilégié aux jeux de mots. Comment traduire de telles séquences si elles sont porteuses d’une telle densité sémantique et d’un tel potentiel ludique comme l’illustrent les productions littéraires ? C’est ce à quoi tente de répondre Antonella Capra.
- Les parémies, en tant que séquences figées phrastiques, servent elles aussi de vecteurs stéréotypiques : elles sont abordées dans leur relation au discours. Sylvie Fournié-Chaboche privilégie « les différentes modalités de l’incorporation de la parémie dans le discours ». Son objectif est « d’observer notamment [le] mouvement dialectique [qui s’établit] entre discours libre et parémie, la parémie servant à justifier le discours, lequel sert également à justifier l’emploi de la parémie, laquelle va parfois venir jusqu’à se substituer au discours ». Un corpus littéraire, l’œuvre de l’écrivain espagnol Javier Tomeo, lui a servi de corpus. C’est dans l’œuvre d’un émissaire égyptien que Yomna Safwat Salem a choisi de traiter de la parole proverbiale. En tant qu’« énoncés stéréotypés », les proverbes se prêtent dans ce contexte à une analyse pragmatique. Elle montre entre autres que « les proverbes en tant qu’actes illocutoires assument différentes fonctions dans le discours […] : illustrer, conclure, affirmer, étayer, résumer, critiquer, ironiser, justifier, argumenter… »
Le discours est également le lieu où se construisent les désignations et les constructions stéréotypiques. Cela concerne aussi bien l’étranger, le noir, l’islam, l’occident, etc. « La collection des traits stéréotypiques ne suffit à expliquer l’efficacité de la stéréotypie dans ses aspects discriminatoires et injonctifs », nous dit Françoise Dufour. À partir d’un corpus de textes coloniaux du xviiie au xxe siècle, elle montre que « le stéréotype [du noir] est construit par inversion de la figure d’un « type » normatif de citoyen blanc, “civilisé ”, “avancé ”, “éclairé”… ». À travers sa démonstration, elle défend l’idée qu’ « au-delà des seules formes lexicales stigmatisantes et généralisantes qui heurtent le sens, la construction cursive du stéréotype dans la linéarité du texte est régie par un schéma prédicatif régulateur des occurrences linguistiques ». Vincent Capt, Jérôme Jacquin, et Stéphanie Pahud s’intéressent au discours politique, celui de l’Union démocratique du centre (parti Suisse nationaliste). Ils analysent particulièrement deux aspects : le mode de désignation des étrangers et la dimension argumentative des traits qui leur sont attribués. Dans la même perspective, Ida Hekmat attire l’attention sur l’historisation comme moyen de construction identitaire ; ce qui « permet la stéréotypisation de soi et de l’autre ». Le stéréotype peut également structurer la totalité d’un discours. Séverine Equoy Hutin le montre à travers l’analyse de la lettre commerciale de Vente par correspondance. Reprenant Amossy pour qui le stéréotype , en tant qu’ « image collective figée, qu’on peut décrire en attribuant un ensemble de prédicats à un thème » (2000 :40) constitue le soubassement de tout discours à visée persuasive (Amossy et Heschberg- Pierrot 1997 : 105), elle montre comment « la lettre commerciale accueille, façonne et exploite des représentations collectives familières et des croyances partagées au service d’une visée argumentative […] ».
Langue et discours servent ainsi de véhicules aux stéréotypes ; ils fournissent à la stéréotypie et les mécanismes et la matière sans pour autant s’y dissoudre. La langue et le discours sont de leur côté également stéréotypés. Cet effet de miroir a été scruté par Aude Rebotier, Françoise Favart, Vincent Veiselle et Amanda Edmonds. Chacun l’a appliqué à un objet linguistique particulier : les temps narratifs en français, le registre populaire, la caractérisation langagière des personnages et les questions stéréotypées. Aude Rebotier, en exploitant un corpus portant sur les emplois des verbes naître et mourir, montre que « chaque temps peut […] être défini par des structures syntaxiques stéréotypiques qui lui sont propres […] ». Françoise Favart illustre la construction stéréotypique à travers l’analyse de « la représentation de l’oralité populaire dans les romans français de la seconde moitié du xxe siècle ». Elle aboutit à la conclusion qu’il s’agit d’un artefact et que « la langue populaire telle qu’elle est représentée est […] un leurre basé sur l’utilisation de stéréotypes sociolinguistiques ». Les mêmes stéréotypes langagiers servent d’outil d’investigation à Vincent Veiselle pour faire dégager les traits langagiers qui caractérisent les personnages. Pour lui, « ces stéréotypes semblent particulièrement dépendre d’ancrages dans des genres du discours […] ». Avec Amanda Edmonds, il s’agit de l’acte de langage du questionnement : « […] un locuteur non-natif reste souvent repérable […] par sa manière de formuler ses propos, des manières de dire qui ne correspondent pas nécessairement aux expressions jugées « naturelles » par les locuteurs natifs de sa nouvelle langue ».
Qu’il soit véhiculé par la langue et le discours ou qu’il les transcende, le stéréotype s’impose comme un outil cognitif par lequel on procède pour s’approprier l’univers à travers les catégories qu’on construit. Ces catégories qui nous servent de repères dans notre évolution dans la vie laissent, à travers les mécanismes de dénomination et de désignation, des traces dans la langue et dans le discours. Le figement, les mécanismes tropiques et les constructions discursives se présentent comme des outils privilégiés pour exprimer et conserver les stéréotypes partagés par la communauté linguistique. Même si les stéréotypes nous paraissent parfois faux, décalés, incongrus et même scandaleux, on ne peut pas s’en défaire. Ils sont inscrits dans les mots, un peu malgré nous. La meilleure attitude, l’attitude la plus sage, c’est d’essayer de comprendre comment ce processus cognitif fonctionne et de déjouer ses pièges, avec une touche de sérieux et d’humour. Ce que ce numéro a tenté de réaliser.