En 2008, quelques mois seulement après sa consécration à la cérémonie des Goya (l’équivalent espagnol des César) où son film précédent La soledad avait obtenu trois statuettes – ce qui lui a permis pour la première fois d’atteindre une large audience1– Jaime Rosales surprend critique et public avec un nouveau défi : Tiro en la cabeza (Un tir dans la tête)2, un film sans dialogues et sans musique tourné au téléobjectif qui recrée les circonstances d’un attentat non planifié de l’organisation terroriste basque ETA. Nous nous proposons dans les pages qui suivent de nous interroger sur les valeurs esthétiques et éthiques que porte le silence dans cette œuvre singulière qui renouvelle la problématique du silence dans le cinéma sonore3 à travers une modalité spécifique consistant à rendre inaudibles les propos des personnages, un dispositif qui sera maintenu pendant toute la durée du film.
1. Un franc-tireur silencieux
Jaime Rosales, né en 1970, fait partie, aux côtés de José Luis Guerín et d’Albert Serra – sans parler bien sûr de Pedro Almodóvar –, du cercle très restreint des cinéastes espagnols qui sont parvenus à attirer l’attention de la critique internationale. Tous trois ont été récemment mis à l’honneur par le Centre Pompidou qui leur a consacré des rétrospectives intégrales dans le cadre de « Correspondances filmées » avec d’autres figures de l’avant-garde cinématographique contemporaine – José Luis Guerín et Jonas Mekas en 2012, Albert Serra et Lisandro Alonso en 2013, Wang Bing et Jaime Rosales en 2014 –, dans la continuité d’un projet initié par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone (CCCB). Jaime Rosales est en outre un habitué du Festival de Cannes où il a présenté en sélection officielle quatre des cinq longs métrages qu’il a réalisés jusqu’à présent : Las horas del día (Les heures du jour), Prix de la critique de la Quinzaine des réalisateurs en 2003, La soledad en 2007, Sueño y silencio (Rêve et silence) en 2012 et Hermosa juventud (La belle jeunesse) en 2014.
Malgré l’admiration qu’il porte à l’auteur de Julieta, on peut dire, à l’instar de Serge Kaganski (2008), que Jaime Rosales est l’anti-Almodóvar par excellence, il faudrait plutôt chercher ses influences du côté de Bresson et d’Ozu pour l’ascétisme, ou encore de Haneke, tant il semble s’attacher depuis ses débuts à représenter l’irruption de l’horreur dans l’apparente banalité du quotidien, à travers notamment les rapports qu’entretiennent violence et hasard. Toujours à la recherche de nouvelles formes d’énonciation, Jaime Rosales, qu’une critique a qualifié de « franc-tireur silencieux » (Ponga 2008), invente une forme singulière pour chacun de ses films, comme il le reconnait lui-même : « Faire un film, c’est d’abord rechercher une forme qui me stimule et qui soit en osmose avec mon propos. Quand je pense à un film, je pense à une forme » (Centre Pompidou 2014 : 3). Les recherches formelles se renouvellent en effet constamment d’un film à l’autre : déconstruction des codes du thriller dans Las horas del día, l’histoire d’un serial killer bien ordinaire ; recours systématique au split-screen dans La soledad (Terrasa 2011), travail radical sur le cadre, dans une démarche résolument plastique avec la complicité du peintre Miquel Barceló, dont les toiles ouvrent et referment le film, dans Sueño y silencio ; multiplication des écrans dans l’écran et nouveaux moyens de communication (sms, whatsapp, skype) qui font avancer la narration dans Hermosa Juventud.
Avec Tiro en la cabeza, Jaime Rosales nous offre une nouvelle expérimentation formelle : un film sonore mais sans paroles, silencieux mais non muet, car si le spectateur n’entend pas les propos qu’échangent à distance les personnages, il perçoit distinctement les bruits du monde qui les entoure : rumeur de la rue, vacarme de la circulation, brouhaha diffus ; toutes ces scories qui sont habituellement atténuées ou effacées de la bande son pour ne pas parasiter les dialogues prennent ici le dessus sur eux. On entendra donc le silence dans ce film « au sens restreint d’absence de parole, plus que d’absence de sons » (Boutang 2016 : 182), il faudrait encore préciser que ce silence procède de la soustraction d’un élément traditionnellement au centre de l’univers sonore – la voix humaine – opéré par la mise en scène. En ce sens, on pourrait parler de film « sourd », pour reprendre l’adjectif que Michel Chion applique au cinéma pré-parlant (2003 :11), car les personnages sont loin d’être muets ou mutiques, mais si le spectateur les voit distinctement parler, il ne peut entendre leur propos en raison de la mise à distance qui rend inaudibles les parole échangées et le signifiant qu’elles pourraient contenir.
Pendant les deux premiers tiers du film, nous suivons les faits et gestes quotidiens d’un homme ordinaire à travers de longs plans fixes : il se réveille, achète des chewing-gums dans un kiosque à journaux, parle avec une employée de bureau assise derrière son ordinateur, appelle avec son téléphone portable, passe un moment dans un parc en compagnie d’une mère et de son jeune enfant, boit une bière et discute avec un ami dans un bar, attend quelqu’un sur le quai de la gare d’Amara à Saint-Sébastien (ce qui permet de situer l’action au Pays basque4), rencontre ou retrouve une femme à une soirée, fait l’amour, retire de l’argent dans un distributeur, appelle depuis une cabine téléphonique, signe des documents dans ce qui semble être une banque ou une administration (dans le générique de fin on découvrira qu’il s’agit en fait d’un cabinet d’avocats), arpente les rues, regarde des appareils électroniques et écoute des disques à la FNAC, rentre chez lui et se prépare à dîner, puis part le lendemain, après avoir pris son petit-déjeuner, pour une virée en France à bord d’une voiture rouge, en compagnie de deux autres personnes, un homme et une femme. Arrivé à destination, il s’installe dans une maison avec ses compagnons de voyage, y passe la soirée, puis va déjeuner avec eux le lendemain dans une cafétéria. Il est toujours filmé de loin sans qu’aucune parole audible pour le spectateur ne vienne apporter la moindre explication sur son identité ou ses activités. On le voit souvent de dos, ce qui renforce l’impression de traque et de vulnérabilité, le plus souvent derrière des vitres, d'un café, d'un appartement, d’une voiture, d’un train. Le dispositif panoptique renvoie ainsi à des situations très contemporaines de vidéosurveillance ou de voyeurisme et génère chez le spectateur « innocent », qui n’aurait pas été exposé au préalable au paratexte du film, une série d’interrogations. Qui est cet homme à la fois ordinaire et suspect ? Pourquoi est-il surveillé au téléobjectif par un observateur averti de ses moindres mouvements ? La caméra se place-t-elle du point de vue des terroristes espionnant l'une de leurs cibles potentielles, et dans ce cas est-elle le viseur d’où partira le tir ? L’homme que l’on suit pas à pas sera-t-il donc celui qui recevra le tir dans la tête dont il est question dans le titre? Ou est-il au contraire un terroriste pris en filature par la police ? Le film oblige le spectateur à assumer la position d’espion ou de voyeur, mais frustre en même temps sa pulsion scopique en interposant dans son angle de vision des obstacles : les portes ou les fenêtres qui fragmentent le cadre, les bacs à ordures qui cachent en partie le personnage dans la rue, alors que des passants ou des véhicules traversent constamment le champ.
Ce parti pris qui sera maintenu à l’échelle du film exige une participation active du spectateur décontenancé qui doit déchiffrer ce qu’il voit et interpréter les silences. Privé de dialogues explicatifs audibles, il devra tenter de lire sur les lèvres, scruter les visages et les corps, suivre et sonder les regards échangés, à la recherche d’indices. C’est assurément un moyen pour Rosales d’explorer un nouveau langage cinématographique. Est-il aujourd’hui possible de faire un film avec le seul recours aux images ? Grâce à elles seules, Tiro en la cabeza parvient à faire monter la tension, de l'observation quasi contemplative du quotidien du personnage observé jusqu'à l'explosion de violence finale, car cet individu anodin, en apparence inoffensif, se révèle un terroriste de l’ETA capable de tuer de sang-froid. Lorsque le commando auquel il appartient croise par hasard deux jeunes policiers en civil, dans la cafétéria d’une zone commerciale en France, la tension qui se noue dans ce climax dramatique se passe de dialogues, « comme un moment de cinéma chimiquement pur, créant le suspense par le simple agencement des angles de vues, des regards et du montage » (Kaganski 2009). Immédiatement après, le formalisme du film vole en éclats dans l’horreur d’une double exécution à bout portant sur un parking. Le sursaut est d’autant plus brutal qu’éclatent à ce moment les seules paroles audibles du film, une insulte proférée en basque « txakurra », chien, (le terme utilisé par les milieux indépendantistes radicaux pour se référer à la police), répétée deux fois avant les déflagrations qui mettent fin à la vie des jeunes policiers désarmés dans leur voiture.
Ainsi le sens n’est jamais livré par la parole, le spectateur est invité à le rechercher dans le visible, à entendre par-delà les mots. Le film de Rosales participe d’une tentative de « rétablir les prérogatives de l’image » (Chion 2003 : 155), en lui conférant une force nouvelle qui renoue en quelque sorte avec les postulats sur la « pureté » du médium cinématographique énoncés par les théoriciens avant-gardistes des années 1920 (Boutang 2016 : 185-188). A travers l’effacement des dialogues, il s’agit en effet de renvoyer le cinéma à sa nature essentiellement visuelle, de le débarrasser du carcan des dialogues, du texte, qui conditionnent souvent toute la mise en scène, depuis le scénario jusqu’au montage, en passant par les mouvements de caméra et le jeu des acteurs. Le film redéfinit le rapport entre image et son, prenant ainsi à contrepied toute la tradition voco et verbo-centriste de la narration cinématographique qui, dans un souci d’intelligibilité confère aux dialogues une fonction tout à la fois dramatique, psychologique, informative et affective. En ce sens, avec Tiro en la cabeza Rosales répond de façon radicale à la question que posait Michel Chion, après avoir rappelé la primauté de la voix majoritairement mise en évidence et isolée dans le mixage pour qu’elle se détache distinctement des autres sons : « Qu’est-ce que cela ferait si nous perdions trois mots de ce que dit le héros ? » (2005 : 144). « La force disruptive du silence » qui efface systématiquement toutes les voix dans le film de Rosales va tirer le spectateur de sa confortable position d’observateur distancié et lui « renvoyer un questionnement plutôt qu’une affirmation, ainsi qu’une invitation à interroger son propre regard et sa position même de spectateur témoin » (Boutang / Pavec, 2016 : 14).
2. Dire l’horreur sans les mots
Tiro en la cabeza ne se limite cependant pas à explorer, à travers le silence des mots, un nouveau langage cinématographique, il renouvelle également la représentation du terrorisme à l’écran. Avec l’effet de distanciation produit par le téléobjectif et l’absence de dialogues, il cherche à en éviter tous les écueils : le spectaculaire, l’identification et l’idéologie, au risque de se heurter à l’incompréhension du public et d’une partie de la critique. L’accueil réservé à Tiro en la cabeza fut en effet très mitigé. Dans un dramatique concours de circonstances, le film fut présenté au festival de Saint-Sébastien, la principale manifestation cinématographique espagnole qui se déroule au Pays basque, au lendemain d’un nouvel attentat de l’ETA qui coûta la vie à un militaire à Santoña, en Cantabrie, tout près du lieu de célébration du festival, alors que deux autres voitures piégées explosèrent au Pays basque sans causer de victime. Des spectateurs exaspérés quittèrent bruyamment la salle pendant la projection qui fut suivie de sifflets et d’applaudissements. Lors d’une conférence de presse houleuse (García 2008), Jaime Rosales dut faire face à l’hostilité de plusieurs critiques espagnols qui l’accusèrent de manipulation et lui reprochèrent d’avoir fait un exercice de style froid et prétentieux, une provocation formelle, à partir d’un sujet d’actualité aussi douloureux5. Le film remporta malgré tout le prix FIPRESCI de la critique internationale ; en revanche, Tiro en la cabeza fut en 2008 le seul film espagnol en compétition dont la télévision publique nationale n’acquit pas les droits de diffusion, une décision exceptionnelle et controversée que d’aucuns interprétèrent comme une mesure de rétorsion politique de la part des pouvoirs publics.
On peut rappeler brièvement comment le cinéma espagnol a abordé, au gré de l’évolution du contexte politique et de l’état de l’opinion publique, la question complexe du terrorisme basque, qui a dominé pendant des décennies la politique intérieure du pays et constitué le principal sujet de préoccupation de la société (de Pablo 2010, 2012, 2017, Seguin 2007, Montero, 2017). Dans les premières années de la transition, après la mort du dictateur et l’abrogation de la censure étatique, on assiste tout d’abord à une certaine mythification de la lutte armée nationaliste associée au combat antifranquiste. Les membres de l’ETA apparaissent nimbés de l’auréole romantique du combat contre la dictature, dans des films qui recréent des événements d’un passé récent, comme l’attentat spectaculaire qui coûta la vie, en 1973, à l’amiral Carrero Blanc dans Operación Ogro (Opération Ogre, Gillo Pontecorvo, 1979), dont beaucoup d’Espagnols ne connaissaient jusque-là que la version officielle transmise par les images contrôlées de la télévision et du NO-DO, les actualités cinématographiques du franquisme. La lutte armée contre un régime oppresseur se trouve alors justifiée parce qu’elle servait les attentes démocratiques de la société espagnole.
Un autre groupe de films tournés principalement dans les années 1980 et 19906, en grande partie sous des gouvernements socialistes, adopte au contraire une approche psychologique centrée sur les conflits individuels vécus par des militants du groupe terroriste en rupture de ban. Ces films décrivent la double difficulté de personnages marginalisés à réintégrer une vie normale et à échapper à l’organisation qui les considère comme des traîtres. On retrouve ainsi la figure du terroriste « repenti » ou désabusé, en phase avec la politique menée à l’époque par le PSOE pour favoriser la réinsertion des membres de l’ETA qui abandonneraient la violence. La lutte armée est présentée comme une voie sans issue et l’organisation comme un engrenage implacable dont il est impossible de sortir vivant. Cela n’empêche d’ailleurs pas une certaine ambiguïté dans la construction des personnages. Le plus grand succès de l’époque, le thriller Días contados (Imanol Uribe, 1994), met en scène un électron libre, un terroriste froid et déterminé mais critique avec la direction de l’organisation, qui finit par s’immoler dans l’attentat qu’il a lui-même planifié, par amour pour une jeune prostituée toxicomane. Ici la violence terroriste n’est qu’un élément narratif spectaculaire ; plus que la problématique politique, c’est la marginalité dans laquelle vivent les personnages qui intéresse le réalisateur. Le film n’apporte ainsi aucune lumière sur les motivations idéologiques du protagoniste qui aurait pu tout aussi bien appartenir à un autre groupe armé ou à une bande mafieuse7. Mais par contraste avec les autres personnages masculins qui l'entourent, tous plus négatifs les uns que les autres (proxénètes, toxicomanes, policiers violents), le film finit par créer une certaine empathie du spectateur pour l’etarra, le membre de l’ETA, paré de toutes les caractéristiques du héros.
L’enlèvement puis l’assassinat par l’ETA d’un jeune conseiller municipal du Parti Populaire au pouvoir, Miguel Ángel Blanco, en juillet 1997, ont suscité, au Pays basque et dans toute l’Espagne, une vague d’indignation sans précédent symbolisée par les mains blanches et le slogan Basta ya (Ça suffit) arborés lors de manifestations massives. Sur les écrans, au tournant des années 2000, la dénonciation sans appel de la violence terroriste devient encore plus explicite en déplaçant l’attention sur les victimes du terrorisme qui étaient restées jusque-là des personnages très secondaires. Dans un premier temps, cela passe principalement par le documentaire avant d’atteindre également la fiction8.
Le film de Jaime Rosales s’éloigne résolument des trois modèles dominants de représentation que nous venons d’évoquer, comme l’avait fait quelques années auparavant, en 2003, et dans un registre radicalement différent, le documentaire controversé de Julio Medem, La pelota vasca. La piel contra la piedra (La Pelote basque. La Peau contre la pierre), un débat polyphonique qui donnait la parole à tous ceux qui voulaient bien la prendre, dans un exercice dialectique jusque-là sans précédent, auquel refusèrent cependant de s’associer le Parti Populaire, l’AVT (la principale association de victimes du terrorisme) et les détenus d’ETA9. À l’opposé de cette démarche centrée sur les mots, qui incluait près d’une centaine de témoignages, Jaime Rosales opte, on l’a vu, pour une fiction toute en silences. Non pas qu’il n’ait rien à dire sur la question, bien au contraire.
Tiro en la cabeza s’inspire d’un fait réel récent : le premier décembre 2007, à Cap Breton dans les Landes, après une rencontre accidentelle, deux jeunes gardes civils étaient abattus de sang-froid sur le parking d’une zone commerciale par un commando de l'ETA. C’est ce caractère non prémédité, ne répondant à aucune logique, qui a fortement impressionné Jaime Rosales, comme il l’a révélé lui-même : « cela m’a énormément perturbé, ça ne ressemblait pas aux autres attentats, en réalité ce n’était pas un attentat mais une rencontre fortuite, évitable, et en même temps terrifiante »10 (Belinchón 2008). Il écrit le scénario en une semaine, puis tourne le film dans l’urgence, en quinze jours, avec une équipe technique réduite au strict minimum et des acteurs non professionnels.
Se refusant à l’analyse politique ou psychologique, le film sans dialogues de Jaime Rosales ne cherche pas à trouver des explications ou à asséner des vérités, mais au contraire à faire ressortir l’incompréhensible, à épaissir le mystère du monstre tapi au cœur de la banalité, à révéler la dérangeante normalité d'un assassin, comme il l’avait déjà montré à travers le serial-killer débonnaire de Las horas del día. Cet homme que l’on a suivi à distance dans ses moindres faits et gestes quotidiens, on va le voir subitement basculer sous nos yeux, sans aucun signe avant-coureur, du statut d'individu ordinaire à celui de tueur sanguinaire capable d’abattre froidement deux hommes à bout portant d’un tir dans la tête, après un simple regard échangé dans une cafétéria. En ce sens, Tiro en la cabeza ôte le masque du terroriste invisible, auquel nous avait habitué l’ETA dans les spectaculaires images destinées aux médias où elle se mettait elle-même en scène, pour exposer au grand jour une banale humanité qui constituerait finalement son véritable masque (Martí-Olivella 2016 : 256). Si on ne peut donc nier son humaine condition, comme s’attache à le souligner le film en s’attardant longuement sur sa routine quotidienne, en le montrant uniquement de l’extérieur et sans que le spectateur n’ait accès à ses paroles ou à ses pensées, ce terroriste privé de langage et filmé de loin à la manière d’un documentaire animalier est également ramené à sa condition bestiale. C’est ce que suggèrent les plans à la cafétéria dans la dernière partie du film, sur lesquels n’apparait qu’un de ses yeux, à la manière d’un cyclope (Martí-Olivella 2016 : 268), monstre mythologique dont il existe aussi un avatar dans la tradition basque : Tartalo, l’ogre à un seul œil dévoreur d’hommes. Cet œil, on va le voir progressivement occuper le centre du cadre dans un plan où « c’est à la fois la haine irrationnelle de l’autre, la peur et la frustration d’un conflit s’enlisant dans une incompréhension mutuelle qui se cristallisent » (Lester 2009 : 403).
Cette dualité qui intéresse en premier chef le cinéaste est soulignée précédemment dans le film par les images d’animaux promenés dans une manifestation d’agriculteurs puis transformés en barquettes de viande dans un supermarché, aperçues brièvement sur les téléviseurs d’un magasin d’électronique, et plus tard par l’insulte aboyée qui animalise l’ennemi avant l’exécution, ou par la fuite des terroristes après l’attentat, dans la forêt, où ils abandonnent ligotée à un arbre la femme qu’ils ont prise en otage, alors que jusque-là l’action s’était déroulée dans un cadre urbain ou périurbain.
Le film centre son propos sur le caractère incompréhensible de l'acte terroriste. Ce que disent les personnages dès lors importe peu. S’il n’y a pas d’explication, pas de paroles, c’est parce que le terrorisme échappe au questionnement logique, à la psychologie, à tout ce qui explique un comportement d'humain. Par l’effacement des mots, le film désactive toute possibilité de discours idéologique, puisque selon les propres mots du réalisateur, « si l’idéologie rend intelligible quelque chose d’absurde c’est que l’idéologie est absurde » 11 (Fotogramas 2008). A cet égard, le premier et le dernier plans de Tiro en la cabeza sont particulièrement significatifs. Le film s’ouvre sur l’immensité insondable de la mer qui occupe tout le cadre, dans une brève séquence qui ne présente pas de continuité diégétique avec les suivantes et se clôt sur un sentier forestier qui ne mène nulle part, d’où toute présence humaine a disparu après la fuite des terroristes.
Tiro en la cabeza, à travers l’absence de paroles, tente donc de renouveler le regard du spectateur en sortant de la logique verbo-centrée qui a dominé à la fois le cinéma narratif et le débat sur le terrorisme, un phénomène impossible à appréhender par la rhétorique des mots. On rappellera qu’Alain Cavalier, autre franc-tireur silencieux, avait fait avant Jaime Rosales un usage similaire du silence des mots pour dire l’indicible horreur de la torture et de la répression dans Libera me (1993).
Tout comme l’observation distanciée de la banalité quotidienne vient affirmer le refus de faire du terrorisme un spectacle et la volonté d’annuler toute tentation d’identification, le silence, à travers la mise à distance de la voix, permet de dépasser les lectures idéologiques ou psychologiques afin d’accéder à une réflexion métaphysique sur la nature humaine, une préoccupation centrale dans l’œuvre du cinéaste. Tout en montrant l’impossibilité de « parler » du terrorisme au cinéma, celui-ci souligne par la même occasion le dialogue de sourds dans lequel s’était enlisé le conflit basque, qui a causé la mort de plus de 800 personnes au cours des 40 dernières années. Une situation débloquée par l’annonce, le 20 octobre 2011, par l’ETA de sa décision de faire taire les armes, ouvrant ainsi une nouvelle étape historique au Pays basque, qui a elle-même donné lieu à de nouveaux modèles de représentation.