Fabulation et connaissance. Aux fondements de la fiction pombienne
Comme le titre et le sous-titre de l’essai d’Anne Lenquette l’indiquent, l’ambition de ce livre est double. Il a comme point de départ l’œuvre d’Álvaro Pombo (Santander, 1939), l’un des plus insignes romanciers espagnols contemporains. Mais, en même temps, il aspire à une mise en perspective théorique supérieure, autour de la question du lien possible entre « savoir » et « fiction » dans l’Espagne contemporaine postfranquiste (xxe et xxie siècles). Ainsi, l’œuvre d’Álvaro Pombo se trouve au centre d’une réflexion construite au moyen d’une analyse fouillée et d’une argumentation étoffée. Cependant, c’est bien aux origines de la fiction et au goût du jeu littéraire et réflexif que l’auteure nous ramène, en mettant au jour les fondements d’une œuvre exemplaire, qui se place, d’après elle, dans un entre-deux, entre fiction et non-fiction.
Anne Lenquette s’interroge ainsi tant sur l’impensé de la littérature que sur sa feintise, en disséquant notamment des textes qu’elle éclaire d’un nouveau jour, tout particulièrement El parecido (1979), El hijo adoptivo (1984), El metro de platino iridiado (1990), Telepena de Celia Cecilia Villalobo (1995) ou Donde las mujeres (1996). L’apport pour ces romans, et plus globalement pour la production narrative de l’académicien espagnol de 1977 à 20011, est inestimable, tant son interprétation s’avère féconde et originale. Il est important de signaler qu’une grande partie de ces romans sont connus du lectorat français, notamment sous la plume de traducteurs émérites comme André Gabastou, André Rougon, Denise Laroutis et Nelly Lhermillier, qui ont permis leur diffusion au-delà des Pyrénées.
Rares sont les ouvrages critiques d’une telle envergure écrits sur Álvaro Pombo. Après le livre de Wesley J. Weaver sur le cycle de la substance (2003) et quelques volumes collectifs, comme celui intitulé Álvaro Pombo issu du Grand Séminaire de Neuchâtel à l’initiative d’Irene Andres-Suárez (2007) ou, dernièrement, La gracia irremediable (2013) s’attachant à souligner la « poétique d’un style », Anne Lenquette se distingue en proposant une monographie extrêmement précise, analytique et réflexive sur le romanesque et ses possibles. Percer à jour les fondements les plus complexes de la fiction pombienne était une véritable gageure, un défi que cet essai littéraire a brillamment su relever, notamment dans sa cartographie du style pombien que l’auteure préfère présenter comme une série de « brouillages » syntaxique, sonore et sémantique (p. 231-293). C’est pourtant sur un style bien particulier que repose l’édifice pombien, une couleur qui ressortit à la fois au monde représenté, aux mots et à la littérature, triade que l’on retrouve dans les trois parties du livre que nous offre aujourd’hui Anne Lenquette. S’appuyant sur une connaissance approfondie tant de la théorie littéraire, de la critique et de la rhétorique, que des sciences sociales, voire de la psychologie ou de la psychanalyse, elle explore pas à pas les principaux « problèmes » pombiens qui structurent graduellement son étude divisée en trois parties : la dyade antinomique réalité vs irréalité (le rapport au monde), les paradoxes de la parole (les mots et l’oralité) et la recherche insoluble de sens (le style et l’intertextualité).
La première partie propose une approche conceptuelle du socle commun aux romans d’Álvaro Pombo : une réalité kaléidoscopique composée de facettes que chaque regard saisit à sa manière. En parallèle de ce postulat implicite contre le réel monolithique, se placent les gradients ou degrés de fictionnalité, la fiction étant le corollaire naturel, tout en étant son simple opposé, de la réalité. En effet, le socle de tout l’édifice narratif repose sur une antilogie présente dès El parecido (1979) : « lo contrario presente en cada cosa » (« chaque chose contenant son contraire »). La proximité entre la vérité et le mensonge induit la relativité de toute vérité. D’autres dyades tout aussi troublantes et suggestives, dans un rapport d’analogie répétée, renvoient à la nature duelle des signes, et probablement de la littérature, se situant entre plaisir sensible et intellect. Rien de surprenant alors à ce que la réalité puisse être décomposée et analysée sur un plan sensoriel et un autre psychique. Cette première partie consacrée aux « Visages et masques du réel dans la fiction pombienne » aborde également la question plus large de la perception et de sa retranscription, avec des échos puissants avec la phénoménologie, dont la pensée a influencé la vision philosophique de l’auteur. Découlant de ce relativisme, l’effet de l’œuvre pombienne est celui d’un « déclencheur de doute actif » (p. 126).
La puissance du narratif tend à faire du lecteur pombien un herméneute investi par le « doute actif », effectivement à l’œuvre dans chaque roman d’Álvaro Pombo. Ces histoires racontées au travers d’une polyphonie de voix dialoguant entre elles – mais aussi avec le narrateur et le lecteur – présentent une musicalité, une prosodie qui rappelle la méthode suivie par l’auteur qui dicte ses textes. Les réflexions du narrateur et des personnages peuvent par un jeu de miroir conduire le lecteur à des cogitations similaires. C’est ce qui se produit dans cet essai littéraire où Anne Lenquette passe progressivement de critique littéraire à lectrice herméneute sous l’effet de son sujet d’étude. Les « romans de l’écriture » sont ceux qui interrogent le plus l’auteure de cet essai qui dissèque ses implications métalittéraires et philosophiques. La lecture proposée dans la deuxième partie des Romans d’Álvaro Pombo creuse la fonction initiatique et heuristique des mots, permettant une « prise de conscience » voire une « métamorphose » des personnages (p. 163). La recherche d’un sens latent derrière les apparences et autres reflets découle de l’importance de thématiques ou de motifs, comme la fuite, le refoulement et le travestissement, qui introduisent un échange actif avec le lecteur.
Finalement, les différents brouillages issus des dualités et paradoxes traversant l’œuvre d’Álvaro Pombo s’expliquent par un style bien particulier dont Anne Lenquette a trouvé les clés. La troisième partie de l’essai renvoie à l’expressivité à la fois poétique et orale d’un texte qui abolit tout bornage du sens. Le premier brouillage observé est celui de la syntaxe avec des mécanismes de temporisation qui obligent à « déployer une activité herméneutique » (p. 234). Ces procédés dilatoires (énumérations, deux points, tirets ou parenthèses) sont extrêmement fréquents. Cette écriture de la réticence avec une certaine discontinuité typographie et rythmique conduisent à une instabilité sémantique qui éloigne le texte du descriptif et le rapproche du « décryptif », mot emprunté à Ph. Hamon. Cette recherche de sens connaît également une interférence sonore, qui mime les répétitions ou réitérations mentionnées pour la syntaxe et, au-delà, un brouillage sémantique soumis à la sagacité du lecteur.
La démonstration s’achève naturellement sur la démultiplication du sens pour un lecteur averti, grâce au jeu intertextuel de quelques références pertinentes, trois autres textes de nature et genre différents qui dessinent finalement le profil de l’auteur : « à la fois philosophe, romancier et enfant dans l’âme » (p. 322). C’est dans ce jeu référentiel et autoréférentiel que la virtuosité d’Álvaro Pombo est la plus éclatante, permettant au lecteur de participer à la création romanesque.
Cette relation du lecteur aux « romans d’Álvaro Pombo », qui lui deviennent familiers, ne peut se soustraire au foisonnement de sens et de perspectives que chaque roman introduit par un certain nombre de références, souvent philosophiques ou littéraires. Cette union des discours entre philosophie et littérature, entre théorie et illustration, entre universel et particulier débouche sur une variabilité interprétative. D’ailleurs, la multiplicité des lectures qu’induit l’œuvre pombienne se matérialise dans la diversité des critiques littéraires dont elle a fait l’objet. Pour ma part, j’ai souvent insisté sur la préoccupation éthique qui oriente la réflexion se trouvant dans les romans d’Álvaro Pombo, mais c’est la dimension religieuse qui intéresse Javier Casanova Monge – auteur d’une thèse sur sa poétique du Bien et du Mal –, et pour d’autres encore, par exemple Alfredo Martínez Expósito, c’est le caractère queer qui prime. Anne Lenquette offre sa propre vision, essentiellement métalittéraire, en révélant au passage, s’il était nécessaire, la place dans la littérature que mérite Álvaro Pombo.
La conclusion de l’essai est extrêmement suggestive, car elle s’aventure dans la production ultime de l’auteur, celle du xxie siècle et offre un prolongement à cette analyse littéraire par une mise en perspective globale de ses préoccupations principales : la connaissance, l’identité et l’existence au sein de la société. En montrant la triple visée de l’œuvre pombienne, à la fois éthique, aléthique et métaphysique, Anne Lenquette parvient finalement à clore son essai sur les enjeux philosophiques d’une œuvre marquée par la différence et la distinction. La fin du volume complète cette étude par une bibliographie exhaustive, ainsi qu’un index des personnes et des notions. Il manque simplement un index des œuvres, qui aurait pu permettre de réunir de manière transversale d’autres essais virtuels portant spécifiquement sur chacun des romans soumis à examen.
En refermant cet essai, l’image que l’on garde de son auteure est celle d’une lectrice idéale des romans d’Álvaro Pombo. Elle réussit à transmettre l’expérience littéraire d’une œuvre complexe qu’elle « déconstruit » avec une volonté farouche de, sinon tout comprendre, du moins mieux appréhender les règles du jeu que les romans pombiens instaurent. Les savoirs qu’elle met en lumière sont multiples, sur la littérature, sur la perception de soi et des autres, sur le déchiffrement du monde. Au terme de cette démonstration, l’ensemble de l’œuvre de l’auteur semble animée par une même force, en dépit des variations introduites au fil du temps. En somme, c’est un ouvrage de référence sur la production narrative d’Álvaro Pombo qui éclaire d’un nouveau jour une œuvre que l’on ne lira plus de la même manière.