Le parcours poétique de Sinéad Morrissey, née en 1972 à Portadown en Irlande du Nord, a débuté officiellement dans les années 1990 avec l’obtention du prestigieux prix Patrick Kavanagh dont elle reste à ce jour la plus jeune récipiendaire. Ce corpus, qui compte six recueils de poèmes parmi lesquels There Was Fire in Vancouver (1996), The State of the Prisons (2005), Parallax (2013) et On Balance publié en 2017, présente une nette composante autobiographique. La jeune poétesse puise en effet dans ses propres expériences la matière de la plupart de ses poèmes : expérience de la maternité, de la souffrance physique ou psychique, expérience du deuil et de la perte, de l’expatriation, découverte de la sensualité, etc.1 Ses textes poétiques font ainsi la part belle à l’intime féminin et aux sentiments qui en sont les marqueurs principaux avec, comme le remarque Rui Carvalho Homem, « une propension à rendre la réalité de manière picturale et selon une perspective résolument féminine fondée sur des expériences privées et souvent domestiques » (Homem 2012 : 294).2
Je me propose donc d’étudier la diversité des sentiments décrits par Sinéad Morrissey ainsi que les stratégies poétiques – souvent iconiques et intermédiales – qu’elle met en œuvre pour en rendre compte. Une fois cette ‘poétique sentimentale’ définie, je me pencherai sur une dimension particulière de l’œuvre qui repose sur la rencontre de deux cultures – la culture irlandaise, sa culture d’origine, et la culture du Japon, où Morrissey a séjourné deux ans – et m’interrogerai brièvement sur la façon dont les sentiments de la jeune femme et la manière dont ils prennent voix et forme dans les poèmes sont infléchis par cette dualité culturelle.
1. La palette des sentiments
Morrissey nous offre une large palette de sentiments dans ses poèmes couvrant presque tout le spectre des émotions depuis le plus grand bonheur jusqu’au plus profond désespoir.
Les premiers émois de l’amour sont évoqués par exemple dans « Love Song », « You » et « Clothes », trois poèmes formant une sorte de triptyque dans There Was Fire in Vancouver, son tout premier recueil publié en 1996. Cette séquence résume en trois brefs tableaux toute la complexité du sentiment amoureux pour Morrissey. Dans « Love Song », c’est par une célébration des cinq sens (de la vue en particulier) que la poétesse dit les heureux transports des amours naissantes : les verbes de perception se succèdent en effet à l’incipit de chaque strophe (« I see », « I hear », « I taste », « I smell », « I feel ») et conduisent à une fusion synesthésique des sens où l’harmonie d’un chant (« all my senses singing ») joint à un éblouissement du regard (« a bucketful of stars ») balaye un temps toutes les dissonances (« shrieking » remplacé par « singing ») et donne un éclat nouveau au quotidien :
I see light everywhere
Over the bus driver the woman
With her trolley in the street
I see dusk
I hear the clock at four
I hear silence in cupboards
Birdsong
Backwater dawn
I taste drier than flour
I smell the roots of trees
Before I see their arms
Shrieking
On the skyline
I feel diamonds pushed into
The bloodstream
Self-generated, a gift,
Making for the head I feel my head
Thrust into
A bucketful of stars
And all my senses
Singing.3 (Morrissey 1996 : 27 – je souligne)
« You », le premier élément de ce trio poétique, présente en revanche des sentiments beaucoup plus contrastés. Constitué de deux quatrains, l’un au passé, l’autre au présent, ce poème oppose deux moments de la relation amoureuse : l’avant et l’après de la déclaration. Avant d’exprimer leur flamme, les amants s’observent de loin, se jaugent et s’évitent astucieusement à l’image des crabes qui s’enfouissent volontiers dans le sable, s’échappent opportunément avec la marée, se déplacent et regardent de biais. Morrissey s’amuse de ce petit jeu amoureux et de ces contretemps savamment orchestrés qu’elle reproduit dans la première section du poème en théâtralisant la séparation puis la fusion du « I » et du « you » : le « you » est certes mis en exergue mais omis dans la première phrase, rejeté dans le titre, puis séparé du « I » par la césure appuyée du deuxième vers avant d’être uni à lui dans le « we » du vers 3 :
Never looked me in the eye for weeks on end,
Or if you did, I was elsewhere
And you did it sideways. We were
Two fast crabs digging into the sand.4 (Morrissey 1996 : 26)
Mais dès lors que la fusion est opérée et que plus aucune barrière ne la sépare de l’être aimé (« Now there are no holds barred »), la poétesse change symptomatiquement de ton : elle exprime son désir de conserver sa liberté et de préserver son intimité.5 Les étreintes, tout comme le regard de l’autre, sont soudain redoutés : « Painfully, / Sometimes. The urgency you need to defy / Modesty! ». Ce conflit de sentiments – la peur de se perdre soi-même faisant barrage à l’attirance pour l’être aimé – est rendu par un décrochement dans le schéma des rimes (le deuxième quatrain rimant cdec en rupture avec les rimes parfaitement embrassées du premier quatrain) et par la mise en relief des termes d’un conflit intérieur, « painfully », « defy » et « scrutiny » donnant à entendre l’envahissement indu de l’autre et le mal-être qu’il engendre :
Now there are no holds barred. Painfully,
Sometimes. The urgency you need to defy
Modesty! Meanwhile I’ve slipped out with the tide,
Astonished at how I return such scrutiny.6 (Morrissey 1996 : 26)
« Clothes », le dernier élément du triptyque, exprime avec encore plus de force cette déchirure intime. Ce poème dit en effet la révulsion de Morrissey pour la nudité et la proximité des corps, sa phobie de perdre son identité dans le peau à peau avec l’autre. Se dénuder à la fois physiquement et psychologiquement dans l’intimité de la relation amoureuse revient pour elle à « s’exposer » au double sens du terme, c’est-à-dire à « se dévoiler » mais aussi à « se mettre en danger ». Les vêtements apparaissent donc comme une protection nécessaire face à ce dévoilement et à cette menace certaine. La privation de vêtements est vécue comme l’expérience d’une vulnérabilité extrême et conduit à redouter d’être assimilée à l’autre, engloutie par lui : « Once [clothes] come undone, there’s no stopping the undoing / Of all that keeps us us and not we » (Morrissey 1996 : 28).7 On notera ici la répétition du verbe « to undo » dont la polysémie permet d’associer « déshabillage », « défaite » et « anéantissement » ; on notera aussi un jeu subtil sur les deux formes du pronom personnel « nous », le nous sujet (« we ») menaçant l’intégrité du nous objet (« us ») répété dans la formule « keeps us us » comme pour mieux souligner la volonté de la jeune femme de préserver son identité. Il s’agit coûte que coûte d’esquiver le contact charnel et l’étreinte amoureuse, par crainte d’un effacement de la limite entre soi et l’autre. La passion amoureuse et le lâcher-prise que toute passion induit sont la seule force capable de vaincre cette réticence et cette méfiance profonde mais sa victoire est brève et incomplète. Lorsqu’elle n’est plus agie par elle, la poétesse retrouve avec bonheur l’armure protectrice de ses vêtements dont elle égraine volontiers la liste en insistant sur leurs qualités de résistance :
Contact [shrinks] back to wherever it sprang from.
And I’m begging for it all, coat, hat, gloves, scarf –
Shoes shod in iron, and a waterproof.8 (Morrissey 1996 : 28 – je souligne)
Dans d’autres poèmes, la poétesse évoque l’amour maternel, synonyme pour elle d’une affection profonde mais inquiète. Dans « Lighthouse », extrait du recueil Parallax (2013), elle s’émeut ainsi du dialogue sibyllin qui se tisse entre son fils en mal de sommeil et le phare hiératique qui veille sur l’entrée du Belfast Lough (Morrissey 2013 : 51). Dans « Through the Square Window », poème éponyme de son quatrième opus, l’enfance côtoie la mort dans une vision fantasmagorique où une horde de défunts étranges font une apparition furtive aux fenêtres de la poétesse tandis que son enfant dort paisiblement dans son berceau (Morrissey 2009 : 32). Le poème « Baltimore » (publié dans le volume Parallax) joue quant à lui sur des associations auditives pour décrire les tourments maternels. Constitué d’une phrase unique s’étirant sur 25 vers, ce poème évoque tous les bruits du quotidien dans lesquels la poétesse croit percevoir l’appel de ses enfants, un appel imaginaire peut-être, mais un appel de détresse qui avive son instinct maternel : « In other noises, I hear my children crying – / […] a ghost cry, one I’ve made up, but heard, / that has me climbing the stairs, pausing / in the hall, listening, listening hard » (Morrissey 2013 : 12).9 Qu’il s’agisse de rires de gosses jouant en bas dans la rue ou de bruits perçus à travers une cloison ; de cris entendus dans la série The Wire ou du grésillement qui sépare deux stations de radio sur la bande FM ; ou encore du silence dense qui envahit le palier à l’étage, tous ces bruits disent la fragilité et le mystère de l’enfance mais avant tout l’angoisse de Morrissey de manquer à ses enfants ou d’être privée d’eux : « listening, listening hard, / […] the air / of the landing thick with something missed » (Morrissey 2013 : 12).10
Cette conscience aiguë de la fragilité de l’enfance et du lien maternel, cette angoisse de la perte, trouvent en fait leur origine dans une douleur vécue et exprimée de façon poignante dans « Stitches » et « Absences Also » : la mort prématurée d’un enfant. « Stitches » dépeint la joie pétillante de la femme enceinte, la profusion de paroles qui se tissent autour de l’enfant à naître comme une couverture imaginaire, puis le verdict brutal d’une échographie présentant soudain un écran noir (Morrissey 2002 : 28). Loin des effusions d’une mater dolorosa classique, Morrissey évoque pudiquement la souffrance suscitée par la perte de l’enfant : la folie qui fut la sienne de croire à cet avènement et la douleur résultant de sa déchirante désillusion sont suggérées par une brisure momentanée du schéma des rimes : aabb ccde ffgg. Elles sont également inscrites dans la polysémie du mot « stitch » qui sous-tend métaphoriquement le poème : s’il désigne un point de couture ou un point de suture, ce terme indique également un « point de côté », c’est-à-dire la douleur abdominale aiguë que l’on peut ressentir à l’effort ou au moment d’une fausse couche. Mais « stitch » apparaît aussi dans l’expression « to be in stitches » qui signifie être « mort de rire » et dans « to stitch up » qui veut dire « trahir », deux acceptions qui, on l’entend, résonnent tragiquement avec le contenu du poème. « Absences Also » évoque la même réalité (la perte prématurée d’un enfant) mais d’une manière différente (Morrissey 2005 : 40). La disparition ne s’inscrit pas seulement dans les mots (« missing children », « dead ») mais aussi dans la forme du poème qui présente une béance centrale et constitue ainsi un trompe-l’œil poétique : alors que l’on voit de prime abord deux tercets se faisant face, on réalise – après un instant d’hésitation – qu’il s’agit d’un tercet unique dont chaque vers est troué, faillé. Outre le titre énigmatique et présentant un jeu de fausse symétrie (A-A, 3 syllabes – 2 syllabes, assonance en [s]), ce « poème-calligramme » joue donc sur la continuité-discontinuité pour dire la blessure intime d’une mère :
Take shape take sup. See
our lives seep up with missing children
like awareness of the dead among the overly sensitive.11
(Morrissey 2005 : 40)
Dans la palette des sentiments explorés par Morrissey, on retrouve aussi la question de la culpabilité et du pardon. Dans « Forgiveness », la jeune poétesse décrit ainsi le désir d’être pardonné et le sentiment d’abandon qui résulte de l’absence de réponse à sa demande de pardon (Morrissey 2005 : 42). Opérant le même rapprochement que Susan Sontag dans La Maladie comme métaphore, Morrissey construit son poème sur une équivalence : si le cancer ronge et détruit intimement l’être, de même l’asymétrie des sentiments et le refus de pardon sont proprement « mortels ».12 La structure de ce poème de 10 vers, organisés en distiques rimés, coïncide parfaitement avec son contenu. La séparation essentielle des êtres, leur solipsisme et leur désaccord fondamental sont en effet rendus par l’agrammaticalité et le morcellement structurel des quatre premières phrases du poème dont le sujet grammatical n’est autre que le mot-titre « Forgiveness » maintenu aux confins du texte poétique : « Forgiveness / Comes afterwards. […] Relies on two. […] Is indivisible. […] Is desired and disbelieved equally » (Morrissey 2005 : 42).13 De même, le poème présente une césure centrale sous la forme d’une longue parenthèse dans laquelle la poétesse se soustrait à la réalité pour s’imaginer atteinte d’un double cancer de la rétine et de l’estomac. Dans les limites de cette parenthèse imaginaire, le tableau monstrueux d’un corps en décomposition, aveugle et crachant du sang, se dessine alors en rupture avec l’atmosphère harmonieuse et paisible de l’après-midi d’été décrite par ailleurs.14 Or, tout comme sa demande de pardon dans la réalité, l’annonce de sa mort imminente et certaine dans l’imaginaire se heurte au silence et à l’indifférence affichée de son interlocuteur. Le pardon apparaît donc aussi inaccessible qu’une guérison miraculeuse et ne peut être envisagé que sous la forme d’un improbable oxymore : « menopausal pregnancy », livrant la poétesse à un insupportable sentiment d’abandon dans le vers final : « I hope that sooner or later, this side of the divide, or afterwards, it happens » (Morrissey 2005 : 42).15 Tout comme « Absences Also », « Forgiveness » fait figure de poème-calligramme par l’entremise d’une discrète mais significative variation de mise en forme : le double espacement des vers (unique dans l’ensemble des recueils de Morrissey) figure la séparation physique et psychique des êtres et souligne la détresse d’être ainsi dédaignée.
Une dernière catégorie de sentiments figure dans l’œuvre de Morrissey, non plus orientés vers l’autre mais centrés sur le moi, sur la perception de sa propre identité ou de sa fragile humanité et qui suscitent tour à tour angoisse, doute et désespoir. Dans « Shadows », extrait du volume Parallax, le doute existentiel nait de l’observation que Morrissey fait de son ombre projetée sur le quai d’une gare. Dans ce poème, l’effet de parallaxe qui sert de fil conducteur à tout le recueil s’entend au sens étymologique du terme, celui du grec parallassein qui signifie « changer » ou « modifier ». L’ombre de la jeune femme métamorphosée par la lumière rasante d’un matin d’hiver l’amène à reconsidérer sa corporalité en même temps que son identité. Le poème se compose de huit quatrains non rimés qui se divisent en deux parties très distinctes : une longue section descriptive délimitée par la répétition de « My shadow » (vers 1 et vers 24), suivie d’une strophe excédentaire dans laquelle la poétesse s’adresse à son ombre comme à une autre : « Lady other, Lady mine » (vers 25). La difformité inattendue de son ombre (« all legs no torso ») amène tout d’abord Morrissey à éprouver une intime étrangeté – une « inquiétante étrangeté » aurait dit Freud – en contraste avec la sereine familiarité du quotidien.16 Son corps paraît plus fragile notamment parce que l’image projetée sur le quai est totalement disloquée : « My shadow displaced at the waist is taking a bow » (Morrissey 2013 : 13).17 En outre, comme rien ne semble distinguer son ombre de celle des objets alentour (caisses, rayonnages et autres poubelles), comme elle est une ombre parmi les innombrables ombres (ainsi que souligné par le titre au pluriel), la jeune femme voit son humanité soudain battue en brèche : la ligne de partage entre l’humain et le non-humain parait tout à coup bien ténue. Enfin, la transformation attendue de son ombre avec l’évolution de la lumière du jour contribue à vider son corps de toute substance et à en souligner l’incroyable impermanence : « Lady other, Lady mine, if I stood here all morning / I’d watch you retracting back like drowning soap » (Morrissey 2013 : 13).18
Cette réflexion sur sa fragilité physique et psychique trahit une angoisse existentielle profonde, une peur viscérale de disparaître à l’instar des dissidents sur les photos des régimes soviétiques successifs, la hantise de ne pas ou de plus être, à la manière d’un décor de théâtre plongé dans l’obscurité ou d’une flaque de sang dans un film en noir et blanc. Mais cette réflexion recèle et révèle aussi des sentiments jusque-là soigneusement enfouis. Morrissey laisse en effet poindre l’inavouable, son attirance pour le néant et son désir de mort qu’elle réalise par l’entremise de son ombre. Elle se voit virtuellement allongée en travers des voies de chemin de fer au-delà de la ligne jaune qui fait symboliquement office de garde-fou au bord du quai : « my head has lain itself down / across the tracks, the way it wanted to / all those years ago » (Morrissey 2013 : 13).19 « Driving Alone on a Snowy Evening », rédigé en hommage à Robert Frost et qui fait expressément référence à la tentation du suicide, vient confirmer cet arrière-fond constant de désespoir qui pousse Morrissey à envisager de précipiter sa fin : « There is no reason that I know to go on […] The seduction of stopping obliterates fear » (Morrissey 2005 : 43).20 « Fur », poème ekphrastique inspiré par la contemplation du chef-d’œuvre de Hans Holbein « Les Ambassadeurs », illustre encore cette hésitation paradoxale entre fascination morbide et angoisse existentielle.21 S’emparant du message crypté du tableau – un portrait en vanité dont la clé se trouve dans l’anamorphose du premier plan – Morrissey dresse en effet la liste de tous les périls susceptibles d’engendrer la perte de ces puissants émissaires. Dans l’énumération par ordre de gravité décroissant de toutes les maladies susceptibles de les mener à leur fin, on ressent la terreur de la jeune femme en même temps que son inexplicable attirance. Au-delà du crâne déformé par la perspective anamorphique, elle traque en effet avec jouissance tous les indices picturaux de la chute des ambassadeurs : la corde brisée du luth, l’ombre portée de l’anamorphose sur les objets alentour et le couvre-chef du diplomate de gauche élégamment ou funestement porté de guingois :
Too obvious a touch
to set the white skull straight. Better
to paint it as something other: driftwood
up-ended by magic from the right-hand side
of the tesserae carpet; to let it hang
like an improbable boomerang just under
the clutch of pipes, the lute with the broken
string, still casting a shadow…
For there is bewitchery in those brown beards yet –
in the (slightly) rakish tilt of the saucer hat
of the ambassador on the left.22 (Morrissey 2013: 23)
2. Une ‘poétique sentimentale’
On le voit, à travers ce bref tour d’horizon, la palette des sentiments et des émotions est large dans l’œuvre poétique de Morrissey et conduit à une ‘poétique sentimentale’ riche et aux modalités de représentation variées. Cette poétique sentimentale propre à la jeune poétesse repose sur la brièveté des formes, rarement canoniques, toujours renouvelées et parfois expérimentales.23 Elle passe par un cisèlement de la syntaxe pour atteindre l’épure, par un jeu sur les brisures (entre deux vers ou à la césure), les saillies et surtout les creux et les silences (mots manquants, mots en contrechamp, mots se ramifiant au gré de leur polysémie). Elle consiste en des glissements successifs de l’intériorité pétrie d’affectivité vers le monde tangible et vice versa. Elle pratique enfin une forme d’imagisme en faisant la part belle aux détails, en travaillant la touche (au sens pictural du terme) pour qu’apparaisse ensuite le tableau d’ensemble, en juxtaposant à la manière d’un idéogramme des éléments concrets pour donner à appréhender des sentiments beaucoup plus abstraits.
Mais ce qui unit dans leur diversité tous les poèmes étudiés ici et plus généralement l’ensemble du corpus morrissien, c’est la manière particulière dont ils abordent les sentiments – jamais de front, mais de manière résolument oblique ou indirecte, comme si la poétesse avait le souci de la retenue dans l’expression de ses émotions ainsi que le souligne Gerard Smyth :
dans son cinquième opus Parallax, couronné par le prix T.S. Eliot, Morrissey parfait ses qualités distinctives – en particulier la retenue nécessaire à tout poème réussi. […] l’élément qui définit probablement le mieux la voix de Morrissey c’est [sa] mesure. […] Une lucidité pénétrante, un talent pour la langue, une rigueur refusant le compromis, le tout conjugué à un instinct aiguisé à repérer tout ce qui vaut d’être mis en poème, voilà ce qui fait de Morrissey un bon poète, mais un poète qui sait que le poème doit s’arrêter là où ‘le silence est le seul garant de l’honnêteté’.24 (Smyth 2014)
Soucieuse de ne jamais franchir la frontière de l’impudeur mais soucieuse aussi de la franchise et de l’authenticité avec laquelle elle s’exprime, Morrissey approche en effet systématiquement les sentiments de biais, les cadrant et les re-cadrant sans cesse, jouant à l’envie des images, de la transposition ou de l’analogie : elle use, on l’a vu, de la métaphore comme dans « Love Song » (l’émoi des amours naissantes transcrit sous forme de synesthésie) ou « You » (la « danse » des crabes pour dire la parade amoureuse) ; elle joue sur la polysémie des mots comme dans « Stitches » ; elle travaille la disposition et l’iconicité potentielle de ses textes comme dans « Absences Also » ou « Forgiveness » ; elle a recours à l’ekphrasis comme dans « Fur ». Le titre choisi pour son avant-dernier recueil de poèmes illustre à cet égard parfaitement cette pratique poétique, la « parallaxe » renvoyant à un phénomène optique où l’on accède à une réalité cachée de manière indirecte à la faveur d’une illusion d’optique, à savoir un décalage entre deux images qui ne se superposent pas tout à fait.
3. Indirection et interculturalité
Or cette propension à l’indirection et à la retenue semble être le reflet de la combinaison de deux cultures chez Morrissey – sa culture irlandaise et la culture japonaise, dont la découverte a pratiquement coïncidé avec la composition de son deuxième recueil de poèmes, Between Here and There en 2002. Cette conjugaison de deux cultures ne s’est pas faite sans douleur. Sinéad Morrissey rend compte d’un choc émotionnel majeur qui lui fit perdre momentanément sa voix. Pendant près de 3 ans, frappée d’une forme de mutisme, elle fut incapable d’écrire un seul vers et ce n’est qu’à son retour à Belfast que, progressivement, laborieusement, elle s’est remise à écrire mais d’une manière différente, sa voix métamorphosée par ce séjour en terre étrangère : « Ce fut une expérience traumatisante. […] j’étais paniquée à l’idée de ne plus pouvoir écrire un vers. […] Après cette interruption de trois ans, ma manière d’écrire a été totalement transformée. […] Je me suis sentie totalement étrangère et totalement dépassée au Japon. J’avais besoin de me ré-ancrer ».25 (Delap 2013) Morrissey décrit aussi poétiquement cette expérience traumatique mais source de transformation dans l’épigramme de Between Here and There :
My voice slipped overboard and made it ashore
the day I fished on the Sea of Japan.
Sometimes I picture its lonely sojourn
along the coast of Honshu, facing the Chinese frontier.
And then I’ll picture its return –
eager, weather-worn, homesick, confessional,
burdened with presents from being away
and bringing me everything under the sun.26
(Morrissey 2002 : 9 – je souligne)
Ainsi, au terme d’un long silence, la voix et la langue de Morrissey se sont métamorphosées et des différences notables apparaissent si l’on confronte son premier recueil et les recueils postérieurs à Between Here and There : rejet de l’hyperbole si tant est que Morrissey ait jamais vraiment eu recours à l’hyperbole, concision et minimalisme dans la formulation, jeu de double-entendre entre signification première et signification sous-jacente, attention portée à des détails concrets plutôt qu’aux émotions et sentiments auxquels ils sont intimement associés, travail sur l’iconicité et la picturalité des textes avec multiplication des poèmes calligrammes, variations de perspectives et jeux de rapprochement-distanciation inattendus, richesse des images, ou encore esthétisation au sens d’une quête constante de la beauté formelle et d’un regard constamment esthétique sur les choses.27 Ainsi, Morrissey glisse résolument du déclaratif au suggestif, de l’explicite à l’implicite, du littéral au figuré, de la diction ou du ‘dire’ à la représentation, des mots aux signes, du discours à l’image comme si elle avait ‘orientalisé’ son style et infléchi sa langue poétique de sorte qu’elle ressemble à la langue japonaise dont elle sait les potentialités pour l’avoir étudiée et pratiquée : « le sens [en japonais] surgit par flash, plutôt que de manière linéaire. Cette langue est tellement plus complexe, belle et multidimensionnelle que l’anglais ». Evoquant les caractères kanji utilisés pour écrire le japonais, elle ajoute : « Cette langue est si dense, si carrée, si tangible parce qu’elle possède au moins trois dimensions alors que nous n’en avons tout au plus que deux » (De Angelis 2012 : 150).28 Ainsi, comme elle le suggère dans « To Imagine an Alphabet », son écriture renouvelée « trans-crit », « trans-pose », « trans-forme » plutôt qu’elle ne décrit ; elle figure plutôt qu’elle ne dit, « diminuant la rondeur originale des choses » pour n’en conserver que la trace signifiante :
Too far back to imagine
It all was dissolved
Under soft black strokes
Of a Chinese brush
Diminishing the fatness
Of original things […]
There are stories in skeletons
And after the three fluid
Lines that are Mountain, the four
That are Fire, Ice as a stroke
On the left side of Water –
Problem is Tree in a Box […]
A mind is inside the lines.29 (Morrissey 2002 : 54)
C’est ce modus scribendi qui fait toute l’originalité et la valeur de l’œuvre de Morrissey : ses poèmes riches par les thématiques qu’ils abordent et par leur ancrage dans la culture nord-irlandaise valent aussi par leur langue qui puise à la source de deux traditions sans opter pour le « here » ou le « there » mais plutôt pour la fécondité de l’entre-deux et de l’interculturalité.
4. Conclusion
Dans un court article suivant la publication de The State of the Prisons, George Shirtes insiste sur « la capacité [de Sinéad Morrissey] à rendre de façon précise et parfaitement juste les émotions et [sur] le don qu’elle possède pour créer de la texture à la fois sonore et visuelle. La beauté de ses poèmes courts est émouvante, compacte et cependant aérienne » (Shirtes 2005 : 95).30 Comme j’ai essayé ici de le montrer, la poésie de Morrissey est en effet d’une grande modernité, conjuguant une certaine forme de dépouillement, un idéal minimaliste avec un goût pour les effets visuels et la profusion des images ; travaillant sans relâche les mots pour leur donner tous leurs sens ; jouant sur les sons, les silences et le rythme ; s’ancrant dans l’intime et le plus personnel pour atteindre des invariants universels. La poésie de Morrissey présente plusieurs facettes dont l’une d’entre elles, et non des moindres, est la peinture des sentiments. Jamais sentimentaux et encore moins sentimentalistes, toujours dans la justesse et la retenue, dans l’authentique et le ressenti, ses textes poétiques tendent au lecteur un miroir ni flatteur ni déformant sur ce que cela signifie pour chacun de nous d’aimer, de détester, d’envier, de souffrir, de craindre ou de s’enthousiasmer.