1. En guise d’introduction
Le quotidien omniprésent dans l’œuvre de Patrizia Cavalli (Todi, 1947) ne doit pas induire en erreur : il constitue la scène pulsante où prend vie, comme dans un théâtre, ce qui apparaît au regard du poète lors de l’« interruption heureuse du flux du quotidien »1 (Dattilo 2015). Dans la suspension du temps, ses vers montrent une vive tension spéculative et leur principale vocation semble être d’« acquérir une science grâce à tout ce que la science délaisse et ignore »2 (Berardinelli 2006 cité in Berardinelli 2013). Cette étude sur le livret d’opéra Tre risvegli (Trois réveils) tente de suivre – comme le fait Giorgio Agamben – le rythme somnambulique des vers qui refusent les élans élégiaques et qui touchent et palpent « les contours exacts de l’être »3 (Cavalli 2007 : 13).
Outre la propension à la réflexion, la musique a aussi un rôle important dans la vie de la poétesse (Cavalli 2011a), qui apprend le piano, dès son plus jeune âge, et s’intéresse à la musique classique, au jazz, et à l’opéra grâce à la rencontre avec le latiniste et musicologue Franco Serpa. Son amitié avec le parolier Jerry Lieber et la découverte de Glenn Gould témoignent aussi de cet intérêt.
À la fin de ses études universitaires à Rome, Patrizia Cavalli unit le talent musical à la philosophie avec un mémoire sur l’esthétique de la musique. L’époque de l’université est aussi celle où voit le jour son amitié avec Elsa Morante, décisive pour son futur de poétesse. D’après les mots mêmes de Cavalli, Morante lui « assigne un destin » dès le début de leur fréquentation, en l’accueillant au « sein » des poètes, critiques, gens de lettres, artistes et musiciens qui gravitent autour d’elle au début des années soixante-dix du siècle dernier (Cavalli 2008).
En 1974, Morante aide Cavalli à publier son premier recueil dans la Collection blanche de poésie de la prestigieuse maison d’édition Einaudi. La romancière décide et de l’ordre des poèmes et du titre Le mie poesie non cambieranno il mondo,4 d’après un vers tiré du premier poème (Valletti 2006 : 16). Patrizia Cavalli lui dédie ce premier florilège avec ces mots essentiels « a Elsa », différents de ses rares dédicaces successives où, au prénom, elle accole le nom de famille. Neutre, seulement en apparence, comme le remarque Ambra Zorat (2009 : 283), le titre du recueil est toutefois empreint d’une volonté militante sur laquelle réfléchit l’auteure elle-même, qui signale les possibilités de transformations intrinsèques de la parole poétique, indépendamment de toute action politique directe (Cavalli 2011b). En se référant à une poésie qui joue avec l’ingénuité mais revendique en fait une autre vérité (Simonetti 1998 : 3), on pourrait rapprocher ce titre, Le mie poesie non cambieranno il mondo, de celui d’Elsa Morante Il mondo salvato dai ragazzini5 (1968), suivant ce que Goffredo Fofi note à propos de son « aspiration à avoir une incidence sur la réalité avec les moyens de la poésie »6 (Morante 2012 : VI).
2. Tre risvegli : temps et théâtre
Près de quarante ans séparent ce premier recueil (1974) du dernier, Datura (2013), dont fait partie Tre risvegli, une tragicomédie météorologique. Durant ces années à cheval sur deux millénaires, la poésie de Patrizia Cavalli flotte sur le fil des transformations du monde. Dans ses recueils de poésies lyriques,7 le temps est à la fois le temps de la répétition astronomique de Cronos et celui des variations météorologiques d’Uranus, de sorte que ses vers s’écoulent dans l’alternance entre beau et mauvais temps. S’y agitent des passions incompréhensibles, sujettes de façon mécanique aux cruelles épopées atmosphériques d’un ciel qui – comme l’écrit Berardinelli – pèse sur la vie de l’homme, comme l’image d’une « souveraineté naturelle et anhistorique »8 (1990 : 65). Aucune surprise donc quand apparaît le destin humain qui, pris dans les mouvements cycliques des astres et dans les variations momentanées des météores, assume la forme désordonnée d’un « assurdo malloppetto sfatto »9 (Cavalli 2013 : 7). Ce n’est pas par hasard si le deuxième recueil, consacré au ciel, est dédié à sa chatte Okapi Bandierina. Les yeux de l’animal « jamais sentimental » (Cavalli 2007 : 489) évoquent en effet la surface lumineuse du ciel reflétant le paradis terrestre intact et intouchable comme dans ceux des chats d’Elsa Morante (Ceracchini 2013 : 83-84).
L’auteure exprime souvent cette suspension festive du temps dans la métaphore du théâtre qui très tôt « détermine le sens profond de son imagination poétique »10 selon Emanuele Trevi (2013). La poésie de Patrizia Cavalli imite d’ailleurs très bien le spectacle du théâtre et son rituel qui se répète. Elle rejoue le répertoire – comme l’écrit Giorgio Agamben dans la préface au recueil Mes poèmes ne changeront pas le monde – des « scènes implacables de son ‘toujours ouvert théâtre’ » (Cavalli 2007 : 12) : les places et les rues des villes où ont lieu flâneries et éclairs d’amour ; les divans et les lits des appartements privés où alternent maux de tête et sommeil. Dans une épigramme de l’ouvrage Sempre aperto teatro, le théâtre est en effet le lieu où s’accumule le retard, suspension du temps par excellence :
La scena è mia, questo teatro è mio,
io sono la platea, sono il foyer,
ho questo ben di dio, è tutto mio,
così lo voglio, vuoto,
e vuoto sia. Pieno del mio ritardo.11 (Cavalli 1999 : 59)
En expérimentant et l’écriture dramatique et sa présence sur scène, Patrizia Cavalli donne corps à cette métaphore, profondément enracinée dans sa poésie. Elle écrit trois pièces radiophoniques12 et traduit pour le théâtre13 principalement Shakespeare, Molière et Wilde,14 avec des « mots pensés et construits pour être dits »15 (Arrigoni 2015), comme le rapporte un maître du théâtre italien, Carlo Cecchi. L’union entre activité de traductrice et passion pour l’opéra, de Mozart en particulier, partagée avec Elsa Morante, permet à la poétesse d’offrir au théâtre lyrique une étonnante traduction rythmique de Carmen de Bizet dans la version de Peter Brook16, restée jusqu’à aujourd’hui inédite.
Sur scène, Patrizia Cavalli donne vie à de très beaux exemples de théâtre poétique (Trevi 2013). Enrico Palandri écrit qu’en l’entendant lire on est saisi par l’envie d’être emporté avec Dante et les âmes du Purgatoire, « à entendre Casella qui entonne amor, che nella mente mi ragiona »17 (2001 : 29, c’est moi qui souligne). La poétesse a interprété deux films18 et a écrit aussi des textes de chansons mises en musiques par Diana Tejera, figurant dans le recueil musical Al cuore fa bene far le scale19(2012), dont elle chante certains morceaux durant les spectacles (Cavalli 2015).
3. Genèse et vie du texte
C’est donc tout naturellement, en 2009, que Patrizia Cavalli est appelée pour composer le livret d’un opéra pour le Music Theatre Transparant d’Anvers (Cavalli 2013 : 116). Elle écrit alors Tre risvegli. Annoncé pour les 12 et 13 mars de la saison 2010 – sous le titre anglais de Three Awakenings, ayant pour compositrice Annelies Van Parys, pour metteuse en scène Catherine Petrick et, pour interprètes, des chanteurs lyriques – le drame n’est pourtant pas représenté. Il est remplacé par An index of memories, une adaptation de fragments de Sapho par la même Annelies Van Parys.20 Presque sept ans après sa composition, Tre risvegli est à nouveau annoncé dans le programme du Festival de Spolète en Ombrie, pour les 25 et 26 juin 2016, avec la mise en scène de Mario Martone et la musique de Silvia Colasanti, dont l’exécution est confiée à un ensemble à cordes. Il est précisé sur le site internet présentant le festival que le texte du livret, contrairement à ce qui était prévu par le théâtre belge, n’est pas chanté mais joué par des acteurs. Comme le drame se développe en trois jours et trois nuits, musique et paroles se séparent, mettant en scène respectivement le sommeil et les réveils. Le rôle du « Coro dei sintomi » (Chœur des symptômes), un des trois personnages du drame, est interprété par la poétesse en personne (Festival dei Due Mondi 2016).
Alors que Tre risvegli connaît de telles aventures au théâtre, depuis 2013, il vit dans le corpus poétique de Patrizia Cavalli, au cœur du recueil Datura (Trevi, 2013 ; Zorat 2015), sans musique et dans la perspective cavallienne du « théâtre des mots » (Rueff 2004 : 332). Plusieurs observations sur la présence du livret dans ce florilège peuvent être formulées. Concernant le rapport étroit entre motif du théâtre et conception du temps dans la poésie de Patrizia Cavalli, je signale l’écho entretenu entre Tre risvegli et Datura : tous deux partagent la vision d’un temps suspendu. Dans le livret, le cadre est une vision rêveuse au réveil qui pendant trois journées interrompt le déroulement du temps quotidien. Dans le recueil, c’est le titre même qui renvoie à la vision et à la suspension du temps :21 le mot ‘datura’ est aussi bien le nom d’une plante aux fleurs contenant une substance hallucinogène, utilisée par les chamanes22 dans leurs rituels pour provoquer des visions, que le participe futur latin du verbe ‘donner’, ce qui signifie que la durée du temps présent est suspendue en raison de l’aspect imminent du verbe, ‘datura’ voulant dire ‘sur le point de donner’.
4. Le drame « tragicomique-diagnostique »
Fidèle à l’esprit solennel du jeu de son inspiration poétique, Patrizia Cavalli écrit un poème pour le théâtre en un acte et trois scènes, qui peut être qualifié de « tragicomique-diagnostique », d’après l’adjectif forgé par l’auteure pour définir l’ensemble de sa poésie (Valletti 2006). Dans ce livret, alternant comique et tragique, à la façon des poèmes médiévaux (Bonvicini 2013), une enquête est menée sur la physiologie de l’amour grâce à une expérience qui explore, comme l’écrit Berardinelli sur la quatrième de couverture du recueil Datura, la « physique de la matière et de l’immatériel »23 (Cavalli 2013).
« Innamorata » (Amoureuse) est le nom attribué par antonomase au personnage principal. Au début du livret des symptômes physiques et psychologiques s’emparent de la protagoniste face à la beauté de la lumière. Les symptômes sont ainsi semblables à ceux de l’amour et en même temps à ceux du mal de tête qu’elle ressent tout d’un coup, ayant l’impression de souffrir désespérément de l’absence d’une femme à aimer et d’une lancinante douleur dans le cerveau. Pendant le drame, dans le flux de la pensée du sujet féminin se succèdent des moments de prise de conscience de l’origine céleste de son mal et d’autres d’abandon aux spasmes de l’amour et de la migraine, où résonnent et les tons de la tragédie, et ceux de la comédie. Comme douloureuse confirmation de l’inconsistance de son sentiment, amour et mal s’éloignent lorsque l’obscurité arrive avec les nuages, et la femme retrouve sa lucidité joyeuse.
En accord avec cette atmosphère de conte philosophique et à l’exemple du prénom « Innamorata », les noms des autres personnages sont eux aussi des allégories : « Messaggero » (Messager) et « Coro dei sintomi » (Chœur des symptômes). Messagero annonce les variations météorologiques, comme si elles étaient des guerres et des paix se déroulant sous la voûte céleste. Le Coro, comprenant la personnification de trois symptômes, annonce, quant à lui, comme mal de tête et mal d’amour les affections hormonales à l’intérieur du corps de la femme, déchaînées par les bulletins météorologiques de Messagero. Puisque l’amour, comme l’explique l’auteure dans un entretien, « a toujours une explication physiologique, c’est un théâtre des esprits gouvernés par le dieu ‘hormonal’ »24 (Bonvicini 2013), les symptômes du Coro, inspirés des feux follets médiévaux, ont le rôle de responsables de la passion d’Innamorata. Comme des feux follets, les symptômes du Coro parlent et se livrent à des interprétations ; de ce point de vue, ils ressemblent plutôt à des symptômes psychanalytiques que médicaux. Un parallèle s’impose avec la réflexion de Lacan sur les symptômes. Il soutient que les uns appartiennent à la sphère métaphorique du langage et de l’interprétation et que les autres relèvent du signe (Di Giaccia 1998 : 30-32). Innamorata est tragiquement consciente de cela : au pic de sa souffrance, s’adressant aux choristes, elle affirme : « mimano l’amore »25 (Cavalli 2013 : 61). Dans cette sorte de petit traité, l’histoire amoureuse n’est, par son inconsistance, qu’un prétexte, car la raison de ce texte poétique est le moment de la prise de conscience qui intervient grâce à la représentation simultanée des sensations et de l’imagination d’Inammorata. L’amour ne relève en effet que d’une phénoménologie mise en scène par la psyché, provoquée par le ‘dieu hormonal’, un automate biologique mis en marche par les conditions atmosphériques du ciel.
5. Le ‘théâtre scientifique’
Le décor choisi pour cet acte unique représente une chambre au milieu de laquelle trône le lit d’Innamorata. La lumière du ciel qui génère l’action vient de côté, depuis une estrade à degrés où se trouve Messagero, comme apparaissant à une fenêtre. Dans cette mise en scène, les trois personnages donnent vie à des entrecroisements complexes qui se dissolvent dans un final sur fond musical de rap et de jazz (Cavalli 2013 : 67).
Ces entrecroisements s’organisent en deux registres lyriques, en vers et en prose. La partie en vers relate l’histoire du personnage principal, rythmée par la double voix d’Innamorata et du Coro. Dans une entrevue accordée à Alessandro Bottelli (2012), la poétesse explique qu’avec le temps, un ciel invisible a été ajouté au ciel naturel. Le jeu théâtral est devenu plus complexe par l’apparition de ce corps mental où se passent d’horribles conflits spéculaires de ceux de la voute céleste. Dans les vers intervient alors fréquemment un « Je » qui est à la fois le personnage principal sur scène et la scène elle-même, comme dans l’épigramme déjà mentionnée de Sempre aperto teatro : « Tale scena è mia, questo teatro è mio / io sono la platea, sono il foyer »26 (Cavalli 1999 : 59).
Tout au long du livret, le dédoublement de l’histoire repose sur l’écart entre deux langues, celle d’Innamorata et celle du Coro, qui alternent, produisant des effets comiques et douloureux. D’un côté, Innamorata se tracasse pour comprendre les mystérieuses sensations qui frappent son corps, tandis que les bulletins de Messagero lui font écho. De l’autre, le ressassement du Coro désigne ses tourments comme symptômes d’altérations psychiques et physiques, donnant voix à un contrepoint provenant du corps de la femme. Sur scène, le phrasé simultané des deux langues fait vivre un théâtre scientifique imaginaire, où le spectateur jouit de la stupeur face à la vision insaisissable du même phénomène interprété simultanément par le drame sentimental d’Innamorata et le « drame moléculaire » du Coro, comme la poétesse l’appelle (Bonvicini 2013).
Le Coro est absent de la partie en prose et cette absence semble replacer Innamorata et les annonces de Messagero au niveau de l’opacité qui caractérise le quotidien. Quand les nuages obscurcissent enfin la lumière, amour et souffrances s’évanouissent. Le Coro encercle Messagero et la voix d’Innamorata résonne seule sur scène.
6. « Un sogno dormito in piedi »
Le livret couvre un arc temporel de trois journées, divisé en trois scènes, appelées Primo, Secondo et Terzo risveglio (Premier, Deuxième et Troisième réveil). Les trois nuits sont confiées à l’orchestre seul, disposé en fond de scène, qui représente le « sommeil », à la fois « corpo sonoro »27et « amalgama del sonno »28 (Cavalli 2013 : 43). Lors du prélude et des deux interludes, Innamorata et le Coro, assis au sein de l’orchestre, sont plongés dans le sommeil pour se réveiller et entrer sur scène dès que la partie instrumentale se tait.
Dans ce cadre circonscrit par l’alternance de parties musicales et de discours poétique, le livret n’a pas de développement proprement chronologique, mais la répétition musique-parole change de couleur émotive. De réveil en réveil elle suit les variations d’intensité lumineuse, de l’éclat à l’obscurité, allant de la dissonance à la berceuse extatique et de la souffrance à la joie. L’évolution des réveils est provoquée en fait par les changements météorologiques de la Haute et de la Basse Pression, tandis que le tempo devient la mesure du sentir d’Innamorata, tout d’abord l’adagio accompagnant la vision puis « l’ariosa cadenza della vita »29 (Cavalli 1992 : 218) rythmant la sortie du drame.
Le dédoublement des voix et le développement météorologique des réveils réalisent, dans l’espace et dans le temps du livret, de mystérieuses perspectives piranésiennes semblables à celles des songes. Dans ses annotations, Caroline Petrick, metteuse en scène de la représentation belge, qui ne fut jamais jouée, appelle ces trois réveils « trois visions d’un rêve »,30 comme pour dire que chaque réveil du poème correspond au commencement d’une journée semblable à un « sogno dormito in piedi »,31 expression reprise de Jean Cocteau pour définir le cinéma (cité par Corridore 2013 : 88).
Une preuve ultérieure du cadre onirique de ces réveils est constituée par une scène du Primo risveglio qui contient en germe l’ensemble du drame moléculaire de ce livret (Cavalli 2013 : 51-53). Parlant de ce qui lui arrive, le matin, en se réveillant après une nuit agitée, Innamorata raconte une vision qui a lieu dans son corps. Elle y est voix narrative, spectatrice, espace et actrice ; et c’est précisément ainsi que Jung décrit le fonctionnement des rêves : « le rêve est un théâtre où celui qui rêve est à la fois scène, acteur, souffleur, metteur en scène, auteur, public et critique »32 (cité par Corridore 2013 : 83).
Sans prétendre affronter ici le nœud complexe de la connaissance liée à la relation entre réveil et rêve, il est opportun toutefois d’y réfléchir brièvement. Selon Fausto Curi, qui cite la réflexion de Walter Benjamin sur le « savoir non-encore-conscient de ce qui a été et dont son extraction à la surface a la structure d’un réveil »33 (1991 : 1), le XIXe siècle, marque le passage d’une condition mythique de la littérature à un seuil critique et interprétatif (1991 : 42-44). Mais le rêve n’en est pas pour autant banni, plutôt refondé, à la suite de Rimbaud, en une sorte de veille inquiète, d’étude et d’autoscopie. Le cadre onirique n’enlève donc pas aux trois réveils leur instance de connaissance propre à la modernité. Au contraire, cette image du réveil, en tant que vision inquiète d’une vision de rêve, peut être associée à d’intéressantes réflexions lacaniennes.
Catherine Millot, psychanalyste et élève de Lacan, rapporte en effet une pensée du maître sur le « réveil », qui précise cette catégorie en termes de « rêve de réveil » et conclut : « Ce désir de réveil n’est autre que le rêve de se noyer dans le savoir absolu, dont il n’y a pas trace » (Millot 2016 : 68). Parce que le rêve les yeux ouverts évoque le rêve d’un tel naufrage, dans le ‘théâtre scientifique’ de Tre risvegli, la poésie transforme l’absence de l’aimée en un moment où l’on peut toucher « ce qui échappe, non la vérité, mais la chose telle qu’elle est, alors qu’elle se forme et se transforme »34 (Berardinelli 2013).
7. Sens et sentiment
Dans le corpus poétique de Patrizia Cavalli, l’expérience de l’amour se nourrit de l’absence de l’aimée, selon la tradition poétique de l’amor de lonh et comme dans la poésie de Guido Cavalcanti, dont le travail sur la sensibilité et la physiologie ressemble le plus à celui de Patrizia Cavalli (Dattilo 2015). L’histoire amoureuse de Tre risvegli est elle aussi marquée par l’absence, accentuée par le fait que l’aimée apparaît à travers la lumière comme une absence fantomatique, le fruit de l’imagination d’Innamorata.
La beauté paradisiaque de la lumière, évoquant une donna gentile,35 guette le personnage depuis l’extérieur de la chambre et est le point de départ de l’histoire de l’amour tragi-comique. Rappelant la vision lumineuse de l’aimée qui, dans les vers de Cavalcanti, réveille les pensées de l’amant « Voi che per gli occhi mi passaste il cuore / e destaste la mente che dormia »36 (1986 : 46), la merveille de la lumière réveille les désirs d’Innamorata qui veut résister : « Fuori neanche guardo. / Io so cosa c’è fuori. »37 (Cavalli 2013 : 44). Il est toutefois impossible de retenir le désir du ciel. En effet, dans les mots de Messagero, la lumière « vibra di sé »38 et ce qu’elle touche « s’inebria all’aria lustra »39 (Cavalli 2013 : 44), belle comme la donna gentile qui ‘fait trembler de ‘luminosité l’air’, « fa tremare di chiaritate l’aere »40 dans un autre vers célèbre de Cavalcanti (1986 : 44).
Derrière ce début sublime, la rengaine décasyllabique du Coro interprète le désir contrarié de la femme par le truchement de variations de tension sanguine :41
Perché il corpo è uno stagno deserto
da cui sale alla nuca una nebbia
che separa la testa dal corpo
l’una e l’altro non più in compagnia
corpo e testa hanno nostalgia.42 (Cavalli 2013 : 44)
Dans ces vers, l’expression « stagno deserto »43, en tant qu’attribut métaphorique du corps, et la rime « compagnia-nostalgia »44 décrivent une sorte de vertige chez la femme. L’adjectif « deserto »45, utilisé ailleurs par Patrizia Cavalli pour la tête et le corps menacés par l’air lumineux et accompagné de l’image de la nostalgie entre la chair et l’esprit, renvoie au corps privé de pensée et vidé de sa détermination subjective.
Non plus « témoin d’elle–même »46 (Berardinelli 1982) et suspendue dans les vagues hauteurs de l’air, Innamorata se dissout dans la communion mystique avec le battement de la substance lumineuse du monde : « [s]ono lassù ormai nella centrifuga »47 (Cavalli 2013 : 44). Cette sensation de communion avec la voûte céleste suscite dans la poésie le désir charnel de nourriture, qui lui impose un brusque changement de registre. Devenue « tutta di burro liscio emulsionato »48 dans la baratte des hauteurs vertigineuses du ciel (Cavalli 2013 : 44), Innamorata s’étale comme du beurre sur une personne appelée « toi » qui est un pain qui ne s’imbibe pas d’elle : « mi spalmo su di te, tu pane duro / che non s’intride e graffia il mio palato »49 (Cavalli 2013 : 44). Or, dans la poésie de Patrizia Cavalli, la matière avec laquelle on désire s’unir n’est pas exactement l’objet aimé mais quelque chose qui habite aussi en nous-mêmes (Dattilo 2015). La griffure du pain dur, qui refuse à Innamorata l’objet désiré, exprime donc la souffrance de la femme qui se sent exclue par le « tu » et aussi exclue d’elle-même, condamnée à renoncer à une union paradisiaque avec la substance du monde. En retombant sur terre, son corps se brise alors en de nombreux morceaux.
Avec la Canzone del mal di testa50divisée en deux parties, le Coro interprète le déni d’union paradisiaque à coup de lumière sur le flux sanguin et humoral de la femme (Cavalli 2013 : 45-46). Dans la première partie, dont le lexique s’inspire du réalisme de l’Enfer de Dante, le Coro chante la souffrance du cerveau pour le cœur qui a perdu la mesure de ses battements : « la pompa per la quale il sangue gira / perde di colpo la sua giusta forza / […] La parte primordiale / […] ora protagonista si approfitta. / Memoria consapevole e pensiero / restano inermi / […] il corpo / non ha scorza […] diventa una minestra. / […] comincia il mal di testa ».51 Dans la seconde partie, un air sentimental, les symptômes du Coro, revêtus des habits de Tosca,52 « si danno all’arte e inventano l’amore »53 (Cavalli 2013 : 53), en chantant la souffrance de l’esprit à cause de l’altération du flux hormonal :
[…]
sento il profumo
inseguo la sua traccia
raggiungo il troppo
ma il troppo non mi abbraccia.54 (Cavalli 2013 : 46)
Chanté par le Coro à la première personne, comme s’il s’agissait de la voix d’Innamorata, donc avec une voix de fausset – cas unique dans le livret –, cet air exprime l’affection sentimentale de la femme et le désir nié de l’embrassement avec « il troppo »55. Confirmant ce qui est en train de se passer dans sa biologie psychique, Innamorata entonne immédiatement l’air Se lei venisse qui (Si elle venait ici, Cavalli 2013 : 46), une lamentation au rythme ondulé pour l’absence de ces bras dont le balancement lui ferait retrouver la mesure :
Se lei venisse qui,
ora, da me
se mi chiudesse
nelle sue braccia scure,
se mi prendesse
nella sua risacca,
riavrei quella che sono
– limite dolce
solido corpo intero !56 (Cavalli 2013 : 46)
La première séquence s’achève sur un trio composé d’Innamorata, du Coro et de Messagero. Innamorata et Messaggero chantent en solo leurs propres vers, mais tous entonnent à l’unisson le finale de la Canzone (Cavalli 2013 : 47-48). Par effet miroir, en clôture du livret, Innamorata interprète en solo ce finale (Cavalli 2013 : 66), tandis que Messagero et le Coro se joignent subrepticement à elle dans les derniers vers, délaissant un instant le silence auquel elle les avait réduits. Le geste impertinent des deux personnages semble rappeler que l’apaisement de la femme n’est que provisoire : lors de la prochaine belle journée se répétera le drame moléculaire, le drame sentimental se répétera aussi vu que le dieu hormonal « è un imitatore, si ricopia »57 (Cavalli 2013 : 51) et « le symptôme persiste dans la répétition »58 (Di Giacca 1998 : 33). L’embrassement, seulement désiré à la première exécution du finale de la Canzone, maintenant se réalise. Le désir n’est, en effet, plus du ‘trop’, mais du ‘tout’ : « tutto ora mi abbraccia »59 (Cavalli 2013 : 66).
Ce retour à la mesure prépare la sortie de scène d’Innamorata sur les vers « quante dolcezze, / sparse nella piazza »60 (Cavalli 2013 : 66), où résonne l’air des rencontres sur la place du Don Juan de Mozart (Zorat 2009 : 294). Dans le trio du début du livret, le finale de la Canzone théâtralise les dramatis personae d’Innamorata, égarée dans la beauté de la lumière, alors que le solo en clôture du drame célèbre sa libération du fantôme de l’amour et ses retrouvailles avec les limites corporelles de son ‘moi’ dans l’étreinte des nuages à la fin du Secondo risveglio :
Venite rovine e nubifragi
riempite questo vuoto
che il cielo si faccia materia
e si unisca alla terra,
pesante, nero,
coltre nera mi stringa61 [...] (Cavalli 2013 : 64)
8. En conclusion : « L’ariosa cadenza della vita »
De même que naît pour Innamorata, substance attirée par le ciel, l’amour pour le corps absent de l’aimée, de même l’attirance pour le ciel fait naître dans le livret la mesure et la vertu poétique donnant corps et limite à l’absence et au désir. Considérant les nuances polysémiques d’ « aria »62, « cedevole »63 et « nuvole »64 dans le corpus poétique de Patrizia Cavalli, il semble que, dans Tre risvegli, l’absence d’amour se transfigure et se consume en parole poétique (Dattilo 2015), précisément sur le lit d’Innamorata, fait d’une « materia cedevole e annuvolata »65 (Cavalli 2013 : 43).
Dans la poésie lyrique de Patrizia Cavalli, le lexique se référant à l’air,66 avec les expressions « arioso », « petit air » et « brise », est employé fréquemment aussi bien pour l’air-atmosphère que pour l’air-musique.67 L’air du ciel auquel Innamorata s’abandonne est tout autant l’objet d’un amour sacré parfois heureux, parfois douloureux, que le vide où le « Je » abandonne sa forme singulière pour être traversé par les formes. Dans Datura, certaines particules sans consistance – amour dissout ou souffles de mots – attirées par le vide sont à la recherche de leur substance erratique dans le ciel (Cavalli 2013 : 83).
Souvent lié à l’air, l’adjectif « cedevole » indique justement l’aptitude à la suspension de la singularité du « Je ». Dans La guardiana (« La gardienne », 2005), une enfant, par la grâce de son jeune âge, est capable d’une harmonie ‘malléable’ et peut donc écouter l’apparition du son enfermé dans la matière si bien qu’elle peut ouvrir par effraction des portes avec quelques fils de fer tordus. Ces fils de fer tordus, devenus par la suite des mots – explique le je lyrique – permettent à l’enfant d’apprendre la poésie (Cavalli 2006 : 112).
Confirmant ces observations, la poétesse explique que, pour elle, il existe un lien entre l’air, l’inspiration poétique et le mal à la tête (Cavalli 2011b ; Ginzburg 2002 : 26). Lors de belles matinées limpides, avant que n’arrive le mal de tête, comme l’aura qui précède de peu la migraine, elle se surprend à chantonner pour elle-même des lieder et des airs d’opéra qui naissent de cette malléabilité face à l’air et à sa joie.
Pendant le Secondo risveglio, les nuages commencent à remplir le ciel d’images, de rythmes et de sensations, tandis qu’Innamorata est encore aux prises avec son implacable physiologie des sentiments. Dans son regard, ces nuages – « symbole poétique général »68 comme le souligne Gadda (cité in Bertoni 2002) – sont « Quelle grassone che giocano ai delfini! »69 (Cavalli 2013 : 58). Si dans Tessere è umano, « grassona » (la grosse) (Cavalli 2013 : 94) constitue la trame, dans Trois réveils, les nuages sont la trame, la forme et la substance du ciel changeant sans cesse dans l’air, un corps baissé qui embrasse, le pain dur transformé en couverture moelleuse qui fait « il corpo e il pensiero, / arresi l’uno all’altro, intimi amici »70 (Cavalli 2006 : 126).
Dans le final, qui s’ouvre sur un cri joyeux comme au début d’un jeu : « Uno due e tre, pronti ? Via ! »71 (Cavalli 2013 : 67), alors qu’elle est sur le point de s’en aller, Innamorata, tour à tour parlant et chantant, énumère un à un les habits dont elle revêt son corps redevenu entier. Ces derniers vers du livret sont entrecoupés de ceux d’Emily Dickinson se référant à une image qui évoque une espèce d’anorexie mystique. Alors que la souffrance, par l’absence de l’aimée, naît dans l’esprit d’Innamorata quand le pain se refuse à son palais, les vers « Begone – my tooth has grown ; And dine / without / Like god »72 (1997 : 1287) résonnent comme une grimace hautaine de la poésie face aux constructions merveilleuses de l’esprit.
Le livret se clôt à la façon d’un ‘jeu’ d’enfants. Pour Patrizia Cavalli, dans le jeu comme dans la poésie, réside la grâce qui suspend le temps et « soustrait le sujet au non-sens du monde »73 (Zorat 2009 : 283) en mettant une limite au mal « qui se gonfle de l’irréalité »74 (Bonvicini 2013).
Le sentiment le plus fort qui traverse la poésie cavallienne est « le sentiment de s’exhiber qui est quelque chose de fort différent de la confession humaniste ou de Pétrarque »75 (Trevi, 2013). Dans Tre risvegli l’expression de l’amour n’est donc que l’occasion de mettre en scène, sur la page, cette profonde urgence poétique enracinée dans l’œuvre entière de cette auteure. La dramaturgie du livret donne explicitement corps au théâtre des mots, qui représente l’exhibition de la vaine recherche du vrai à travers le dévoilement tragi-comique de la fiction amoureuse. L’acte unique n’accorde rien au « Je » lyrique traditionnel, protagoniste ‘sincère’ de la confession amoureuse. Il met en scène, au contraire, la phénoménologie biologique de l’amour, reflétant la phénoménologie textuelle, qui consiste en « une infatigable imagination raisonnante »76 (Cresta, 2012). L’amour, qui ‘raisonne’ sans cesse dans l’esprit d’Innamorata, libère son « moi » de la singularité, de façon que celui-ci apparaît sur la surface de l’écriture, comme sur la scène d’un théâtre, où jouent en même temps la psyché et les sensations du corps frappées par la splendeur de la lumière.