« I can see chinks of light: of a new life. Will there be pain ? » : quête de la vérité absolue dans la poésie de Sylvia Plath

  • “I can see chinks of light: of a new life. Will there be pain?” The Quest for Absolute Truth in the Poetry of Sylvia Plath

Résumés

Cet article analyse le parcours poétique de Sylvia Plath, éminemment puissant par la variété des thématiques liées à l’identité et à l’intime qu’il offre. La passion et la quête de la vérité ont intensément occupé l’esprit et le corps de la poétesse. L’essence même de son travail est une sorte d’imbroglio de sensibilité, d’amour du vers, d’une subjectivité profonde et de sincérité intellectuelle et poétique considérable. Plath offre une préoccupation permanente de la manière dont il faut habiter le monde et son intimité. La perception plathienne selon laquelle l’existence ne peut pas se concevoir sans un rapport quasi mystique à l’imagination et à la vérité suggère que son parcours se pare d’une dimension phénoménologique. On ne peut donc pas limiter l’analyse de son travail à un courant ni réduire sa créativité à une pure vision aliénée de soi que la poétesse ne pouvait conjurer. Dès lors, prendre en compte son engagement pour l’émancipation et en même temps sa fascination pour l’extrême revient à accepter l’idée que la portée de son travail ne peut se saisir qu’en ouvrant sa poésie à d’autres entrées proposées dans cet article.

This article analyzes Sylvia Plath’s poetic journey, an eminently powerful body of work that derives its force from both the variety of identity-related themes it presents and the intimacy it offers. The passion and the pursuit of truth took a steadfast hold of the poet’s body and mind. The essence of her work is a kind of imbroglio of sensitivity, love of verse, deep subjectivity and unparalleled intellectual and poetic sincerity. Plath demonstrates a constant preoccupation with how to be present in the world and how to live out intimacy. Indeed, the Plathian worldview suggests that existence can only be understood through a quasi-mystical relationship to imagination and truth, a vision which imbued her work with a phenomenological dimension. The analysis of her work cannot, therefore, be limited to a single theoretical trend – nor can her creativity be reduced merely to the vision of the alienated self that the poet was unable to ward off. The analysis put forth in this article seeks to account for both Plath’s commitment to the emancipation and her deep-seated fascination with the extreme, and necessarily accepts that the scope of her work cannot be properly understood without offering multiple approaches to her poetry.

Plan

Texte

Introduction

Les femmes étaient sous-représentées dans le champ de la création littéraire en général et de la poésie en particulier jusque dans les années 70, où l’historiographie littéraire et féministe a commencé à identifier les spécificités des écrits féminins, identification motivée par le désir de rendre l’invisible visible et déplacer le marginal au centre. Par la limpidité du langage, la versatilité des images et le pouvoir des métaphores, la poésie a permis à plusieurs poétesses de développer une sémantique de l’intime où le moi féminin se déploie pour attester son besoin de donner voix à l’immanence de ses expériences vécues, en tant que femme, et, en tant que créatrice. C’est ce rapport à l’intime, dénudé de complaisance et nourri tantôt de provocation tantôt de véhémence, qu’une poétesse américaine telle que Sylvia Plath (1932-1963) cherche sans équivoque à exprimer à travers sa poésie : « Dans le tête-à-tête de Plath avec la vérité dépouillée de l’existence, loin des futilités et du divertissement, sa condition et son expérience de femme constituaient le véhicule d’une perception à la fois originale et radicale » (Godi 2007 : 350). D’une part, Sylvia Plath se dresse contre la vision manichéenne et conservatrice du féminin de l’Amérique des années cinquante ; une vision qui a affecté beaucoup de femmes et les a emprisonnées dans des modèles sociaux étouffants. D’autre part, elle investit un champ poétique, s’abreuvant d’une conscience aiguë l’incitant à ‘l’aliénation’ et à ‘la division de soi’, une sorte de traversée inhérente aux aptitudes du ‘moi’ à se penser, à se réfléchir et à agir, à juste titre, selon ‘la phénoménologie de l’action’.

Par l’analyse de quelques poèmes extraits des recueils The Collected Poems et Arbres d’hiver précédé de La Traversée,1 cet article s’arrêtera d’abord sur la dimension intime de la poésie de Sylvia Plath ainsi que sur la diversité des sentiments que son œuvre exprime. Nous montrerons ensuite comment la parole plathienne révèle une quête de la vérité absolue qui n’inaugure pas seulement une ‘écriture de l’intime’ mais propose une véritable ‘pensée poétique de l’intime’. Plath se hisse ainsi à la hauteur des grands poètes qui ont marqué l’histoire de la poésie tels que Hölderlin ou Schelling, poètes de l’« Être » dirait Heidegger.

1. Sylvia Plath : poétique de l’intime par excellence

Nourrie, par le désir de s’affranchir des conventions normatives de la création romanesque et poétique, Sylvia Plath montre son admiration pour un groupe de poètes, notamment ‘le Cercle de Boston’, qu’elle intègre rejoignant des figures poétiques emblématiques telles que Robert Lowell, Anne Sexton, Adrienne Rich et Elisabeth Bishop. Il s’agit de l’atelier d’écriture de Robert Lowell que Plath suit en 1959 à l’Université de Boston. C’est un espace d’émulation poétique où Plath détonne par son talent et sa rigueur technique : « Dès le début de ce cours, se distinguèrent deux poétesses douées, Sylvia Plath et Anne Sexton […] Et par leur talent, elles surpassèrent amplement les autres. »2 (Spivack 2012 : 26) Outre son talent avéré et reconnu par Lowell, Plath construit une poésie où elle est davantage soucieuse de conférer à ses poèmes une technicité exemplaire :

Les poèmes [Le Colosse] ont été parfaitement composés et présentés. Ils arboraient une description subliment minutieuse et vraisemblablement parfaite, mais il était presque impossible d’en saisir les émotions. […] Elle était une étudiante respectueuse de la tradition poétique de l’époque et elle devait s’en affranchir plus tard, de façon étonnante. Mais pas encore. En se freinant elle-même, Plath demeurait très consciencieuse et attentive à cette tradition. (Spivack 2012 : 26)3

L’orientation poétique incarnée par le recueil The Colossus est temporaire : Plath et Sexton vont opter pour une écriture poétique qui témoigne des tréfonds insondables de l’expérience intime et personnelle, la poésie dite ‘confessionnelle’. Aussi représentent-elles la génération de poètes qui s’est affranchie de l’exigence de l’excellence métrique imposée par le canon, pour mettre en avant l’expérience émotive véhiculée par le texte poétique au détriment de la performance purement stylistique. Ils ont œuvré pour que la quête de la vérité en poésie s’apparente à une forme d’ethos de réalisation de soi : « Quel que soit le terme mieux approprié à l’œuvre de Plath, celle-ci partage avec la ‘génération lowellienne’, influencée par les grands poètes modernistes, une spontanéité et une franchise nouvelle. » (Tuhkunen-Couzic 2002 : 33)

C’est dans ce sens que nous étudierons la quête de la vérité absolue dans la poésie plathienne et ses ramifications. Cette quête caractérise le processus créatif complexe de la poétesse, l’incitant à se détacher progressivement de la maîtrise de la forme poétique afin d’en ébranler les conventions stylistiques et métriques :

Prenant leurs distances par rapport à l’impersonnalité eliotienne, au rationalisme académique et la virtuosité métrique de W.H. Auden, grande autorité de l’époque, les auteurs de la nouvelle poésie expérimentale se mirent à déplacer l’accent vers l’expérience émotive procurée par le texte poétique. (Tuhkunen-Couzic 2002 : 33)

Pour cela, nous allons explorer, dans certains poèmes de Sylvia Plath, les stratégies d’écriture qui préfigurent un ‘moi’ en gestation, révélant des sentiments antagonistes – amour, haine, désir, crainte – sans ambages envers tout ce qui entrave la liberté des femmes.

1.1. L’art d’être femme dans l’Amérique des années 50 : de l’indignation à la colère

Longtemps dociles dans l’Amérique des années d’après-guerre, où elles devaient apprendre ‘l’art d’être femme’, les femmes s’exprimaient en poésie par nécessité, pour s’exonérer d’un trop plein de préjugés qui les opprimait, pour dire ce qu’elles avaient à dire et qu’elles ne pouvaient réprimer. Si elles devaient quelque chose à leur filiation huguenote dans l’Amérique puritaine, c’est bien cette tension interne qui fait que leur pensée, une fois libérée, s’épanche en un jaillissement poétique continu. C’est le cas de Sylvia Plath.

Menée par les historiennes et critiques féministes, l’historiographie des récits et poèmes féminins a montré l’influence que les valeurs culturelles patriarcales ont longtemps exercée sur la création féminine.4 De même, il était nécessaire de reconnaître des spécificités de l’expérience créative féminine non pas pour essentialiser le fait féminin mais plutôt permettre aux femmes de saisir la portée de claudication entre leur vie, leur expérience intime, leur rapport au monde et à la représentation du genre. Jan Montefiore propose ainsi de lire la poésie féminine à partir d’un geste réflexif :

La poésie est principalement du domaine de l'expérience transformée en parole ; les poèmes d'une femme représentent le discours authentique de sa vie et de son être. En lisant ou en écoutant le poème d'une femme, nous partageons l'expérience du poète qui est celle de la souffrance et de la résistance commune à toutes les femmes, et nous entrons dans son esprit. La poésie des femmes est une ressource précieuse de sens à la fois féminin et féministe, et il est essentiel que nous identifions une tradition de la poésie spécifiquement féminine, non pas pour ‘mettre l’accent’ sur des poèmes en particulier, mais surtout pour comprendre les expériences des femmes (y compris celles de l'oppression sexuelle), et à sensibiliser les femmes à la critique de ces expériences. (Montefiore 1987 : 3) [ma traduction]5

Dans une culture dominée par le masculin, Plath – comme auparavant Dickinson – a déployé son talent et son énergie afin d’exprimer sans détour la confusion inhérente à l’identité féminine étant donné que les femmes souffraient des affres de la représentation du modèle féminin. Cette souffrance se traduisait par un nombre important de thérapies qui visaient davantage à souligner ou à révéler la pathologie psychiatrique dont les femmes et poétesses des années 50 semblaient souffrir. Le désir d’émancipation des femmes créatrices de cette génération était plutôt perçu comme une déviance, voire une maladie. Retenons que la psychiatrie ou la psychologie, à cette époque, était empreinte de préjugés et de méfiance envers les femmes, mettant en avant leur difficulté à se conformer aux modèles sociaux. Vouloir s’affirmer dans sa créativité en tant que femme, c’est s’exposer au regard suspicieux d’une critique qui réitère les stéréotypes de la dépression féminine.

La poésie féminine a déconstruit le phallocentrisme pour le remplacer par une perspective gynocentrique, un rejet des symboles canoniques qui rend caduque la vision de l’univocité de la femme : son corps, sa sexualité et de sa place dans la tradition poétique. La poésie représente pour la femme poète ‘l’unité de la conscience avec le verbal’. Ce sont essentiellement les expériences personnelles plurielles et les souffrances camouflées ou sublimées qui s’amalgament dans le creuset de leur texte et orientent l’esthétique de leur poésie. Créer un poème à partir de l’optique du féminin confère à la poésie féminine la légitimité de se délier d’une conception prétendument neutre de la poésie. C’est d’ailleurs ce qu’a dénoncé la poétesse et critique Alicia Ostriker :

Croire que la vraie poésie est asexuée – ce qui est une façon dissimulée de croire que la vraie poésie est masculine – signifie que nous n’avons pas appris à considérer les choix génériques des femmes poètes, de reconnaître la tradition à laquelle elles appartiennent ou de débattre des limites ou des points forts de cette tradition. (Ostriker 1987 : 9) [ma traduction]6

Par ailleurs, le concept de gynocentric poetry élaboré par la critique littéraire féministe des années 70 et 80 aux Etats-Unis inaugure un nouveau genre poétique qui célèbre l’essentialisation de l’expérience féminine, son exclusivité, voire sa centralité et ses paroles, elles-mêmes éclatées et multiples. La gynocritique7 propose, par exemple, comme alternative au masculin une théorie du féminin-maternel, privilégiant la réappropriation du territoire et de l'imaginaire féminins propres à l'expérience du corps sexué et de l'enfantement. Ce faisant, la gynocritique a apporté un nouvel éclairage sur la façon d’aborder les écrits littéraires féminins. Chercher à les analyser, c’est sans doute être voué à démasquer tout le fardeau de la représentation stéréotypée des femmes et de comprendre la nécessité d’exprimer des sentiments controversés, même lorsque ces sentiments cristallisent le désir absolu des poétesses de lutte à mort pour la ‘réalisation de soi’. D’emblée l’expression de la colère, par exemple, ou la rage est une expression poétique qui permet à la femme poète de se purger des principes patriarcaux ancrés dans l’imaginaire culturel collectif en général et dans la littérature en particulier. Le sentiment de la colère se transforme en énergie créatrice et subversive dans les textes de Plath. Jane Marcus souligne l’importance de l’expression de la colère :

La colère n’est pas un anathème dans les arts ; elle est une source primaire d’une énergie créatrice. La colère et l’indignation féroce consument le cœur des femmes poètes et des critiques féminines. Pourquoi ne pas les recracher comme le préconisait Woolf ? (Marcus 1987 : 153) [ma traduction]8

Le questionnement, d’autant plus lancinant que solitaire, qui traverse l’œuvre prouve à quel point la féminité officielle réclame et exige d’être redéfinie pour que l’être derrière le voile émerge. Dès le premier distique du poème A Birthday Present, l’énonciatrice ironise sur les multiples voiles qui dissimulent son identité en l’empêchant de se réaliser. Le poème s’ouvre ainsi sur une interrogation directe dont on ignore le destinataire. Or, la voix poétique feint de connaître la réponse avec certitude. En effet, la répétition assertive de l’énoncé « I am sure » renforce l’idée que Plath a élaboré préalablement la réponse mais préfère prolonger les questions tout au long de cette partie du poème comme pour inciter le lecteur à débusquer ce qui se cache réellement derrière le voile ou peut-être son voile. Ce procédé est appuyé par l’usage du pronom indéfini « it » qui confère à l’objet recherché une valeur énigmatique certaine. On souligne par ailleurs que le deuxième vers comporte une métonymie « breasts » et l’on ne peut s’empêcher d’avancer que Plath oriente le lecteur afin qu’il puisse opérer une identification directe. La voix poétique distille un autre indice, suggérant subtilement que cette présence mystérieuse est dotée de capacités de perception, celles de regarder et de penser « looking », « thinking ». Cette présence mystérieuse semble poursuivre l’énonciatrice dans sa cuisine, une indication spatiale chargée de sens, lieu par excellence du déploiement des voiles. C’est ainsi que ces voiles évoquent les différents rôles domestiques auxquels les femmes sont reléguées.

What is this, behind this veil, is it ugly, is it beautiful ?
It is shimmering, has it breasts, has it edges ?

I am sure it is unique, I am sure it is what I want
When I am quiet at my cooking I feel it looking, I feel it thinking

« Is this one I am to appear for,
Is this the elect one, the one with black-eye pits and a scar ?

Measuring the flour, cutting off the surplus,
Adhering to rules, to rules, to rules. […] » (CP : 206)9

En relançant les questions et réponses par le discours direct, Plath va donc explicitement contester et rejeter les carcans domestiques. La présence des guillemets rend compte de sa détermination de souligner sa non-acceptation catégorique de ces rôles féminins et établir, de ce fait, une distance vis-à-vis de l’assujettissement domestique des femmes. Roland Barthes explique que l’usage des guillemets permet d’« encadrer » le discours de l’« autre », auquel le sujet ne semble en aucune manière adhérer : « C’est le discours de l’autre en tant que je le vois (je l’entoure de guillemets). Puis, je retourne la scopie sur moi : je vois mon langage en tant qu’il est vu : je le vois tout nu (sans guillemets). » (Barthes 1975 : 164)

Par l’anaphore du mot « lois », l’énonciatrice rappelle que les femmes sont contraintes à assumer le fardeau des diverses lois établies qui les privent de leur propre voix. D’un ton mi-ironique, mi-emphatique, elle ouvre le gouffre béant de la domesticité – le prompt cadeau des lois masculines ? À la soumission perpétrée sur le corps des générations de femmes, l’énonciatrice préfère le salut salvateur et extrême de la mort : « Only let down the veil, the veil, the veil. / If it were death // I would admire the deep gravity of it, its timeless eyes. » (CP : 208)10

Désormais, tenter de briser les chaînes du discours établi prend souvent la forme d’un duel ou d’une fuite en avant. Dans les deux cas l’objet ou le lieu que l’on souhaite atteindre de manière permanente s’avère insaisissable et fuyant. S’érigeant contre toute forme de fixité, le langage poétique fait et défait les réalités. Les mots résonnent, transcendent le réel et ouvrent la voie au basculement de tous les mœurs de la représentation comme le souligne le poème Words :

Axes
After whose stroke the woods rings,
And the echoes!
Echoes traveling
Off from the center like horses.

[…]
Years later I
Encounter them on the road —

Words dry and riderless,
The indefatigable hoof-taps. (CP: 270)11

Les mots côtoient les haches, faisant corps à corps avec la matière organique : le bois. La juxtaposition des « Mots » dans le titre du poème et du terme « Haches » mis en relief dans le premier vers laisse sous-entendre que la poétesse soulève la question du pouvoir du langage comparé à celui du fer. Les mots et leurs échos devront résonner et briser le joug en nous. Le mètre court et la syntaxe simple de ce poème contrastent foncièrement avec l’élan symbolique et métaphorique que suggère le maniement des mots dans ce texte. En effet, l’absence de tout référent désigné, que ce soit un cavalier ou un sujet potentiel, suggère que Plath cherche subversivement à ce que le lecteur s’approprie l’espace et sa signification. Cette idée est d’autant plus connotée par l’emploi du tiret, marque de ponctuation idiosyncratique des poèmes plathiens, après le substantif « chemin ». Quoi de plus symbolique, dès lors, qu’avancer que Plath se plaît à signifier au lecteur que le chemin de l’émancipation est semé d’embûches qu’il conviendrait de faire disparaître à l’aide des haches ! Rappelons, par ailleurs, et comme l’explique David Perkins, qu’Anne Sexton et Plath ont intégré l’image des haches lorsqu’elles s’exerçaient à l’écriture poétique dans l’atelier de Robert Lowell.

Dans ce brimbalement fulgurant et abrasif qui marque l’écriture plathienne, la recherche d’un lieu reste inséparable du thème du double.

1.2. Le miroir plathien entre inquiétude et vérité, réalité et réflexivité

Incarné par l’image du miroir, le thème du double est omniprésent dans la poésie plathienne. Plath doit son émerveillement pour le miroir à son étude de la notion du double dans les romans de Dostoïevski, auxquels elle consacre une thèse intitulée The Magic Mirror où elle avance que :

L’apparition du double est un aspect du désir éternel auquel l’homme aspire afin de résoudre l'énigme de sa propre identité. En cherchant à lire l'énigme de son âme dans ses innombrables manifestations, l’homme se trouve confronté à sa propre et mystérieuse image, une image qu’il affronte avec un mélange de curiosité et de peur. (Plath 1954-55 : 1) [ma traduction]12

Le miroir est une image forte, dualiste dans les poèmes de Plath ; un motif qui permet de répertorier les images féminines, qu’elles soient de mère, de femme enceinte, de femme stérile ou de femme déesse, afin de les interroger. Selon Plath, ces modèles identificatoires féminins ossifient l’imaginaire et par là l’identité des femmes. Ce sont des rôles auxquels l’énonciatrice redoute d’être assimilée dans le poème All the Dead Dears :

From the mercury-backed glass
Mother, grandmother, great-grandmother
Reach hag hands to haul me in,
And an image looms under the fishbond surface
Where the draft father went down
With orange duck-feet winnowing his hair — (CP : 70-71)13

Ce poème évoque la question épineuse d’une transmission de mère en fille, chargée de vécus subjectifs et qui pourrait s’avérer boiteuse à l’image du canard convoqué dans le poème. Selon Plath, chacun de ces rôles renvoie à une identité acquise dans un principe de catégorisation secondaire et donc problématique puisqu’il symbolise un corps fragile, passif et supplicié. Ce corps porte le poids de l’histoire de l’oppression et de sa transmission. Il faut donc le réinventer et lui offrir la possibilité de se redécouvrir. Que veut dire être femme ou se croire femme ? Être femme pour soi ou pour les autres ? Est-ce que être femme est avant tout être mère ? Autant d’apostrophes déchirantes et d’interrogations rutilantes dont les réponses sont souvent inconciliables, des réponses qui tiennent à l’essence même d’une inquiétude ardente :

The womb
Rattles its pod, the moon
Discharges itself from the tree with nowhere to go.

My landscape is a hand with no lines,
The roads bunched to a knot,
The knot myself,
[…] (CP : 259)14

Dépossédée de son corps jusqu’à se perdre, l’énonciatrice convoque des images qui divulguent la défaillance à la fois d’un corps ensanglanté, considéré comme un nœud, et d’un être soumis à une certaine chute se cristallisant autour du miroir :

Spiderlike, I spin mirrors,
Loyal to my image,

Uttering nothing but blood —
Taste it, dark red !
And my forest

My funeral (CP : 259)15

Aussitôt la lutte de la poétesse pour renaître se décompose en énigmes, et elle tente de percer le secret de l’univers à travers le ou les miroirs. Le miroir est un motif récurrent dans la poésie plathienne, à partir duquel elle soumet son lecteur ou lectrice à un déchiffrement indélébile sur ses propres perceptions en transformant ainsi son regard sur ce qu’est le monde, ses lois, ses mœurs et ses dogmes. Mais le miroir semble être aussi l’outil qui évoque pour la poétesse la vérité et traduit les questions de temps et de jeunesse qui préoccupent les femmes. En effet, dans les premiers vers du poème Mirror, le miroir est personnifié et se distingue par sa sincérité. Il livre une image vraie et sans concession à sa propriétaire :

I am silver and exact. I have no preconceptions.
Whatever I see I swallow immediately
Just as it is, unmisted by love or dislike.
I am not cruel, only truthful — (CP : 173)16

De plus, la prosopopée que suggère la poétesse dote le miroir d’une puissante présence, ce qui est explicitement exprimé par les phrases assertives : « Now I am a lake. A woman bends over me, / Searching my reaches for what she really is. » (CP : 174)17 Le miroir-lac sonde les émotions de cette femme qui, à l’inverse de Narcisse, semble avoir peur de l’image du temps qui passe que lui renvoie la glace. Si Narcisse incarne la beauté conjuguée à l’orgueil et l’amour de soi menant à la tragédie, alors la femme « Narcisse » inventée par Plath est à la lisière des sentiments tumultueux de peur et de désir de demeurer jeune. Résignée, elle accepte la vérité intime que lui livre son miroir. Il est à noter que l’acceptation de cette vérité est mise en relief par l’emploi des vers plus longs, révélant ainsi le travail de longue haleine de quête existentielle que mène la persona pour elle et pour les autres femmes à travers le miroir :

I am important to her. She comes and goes.
Each morning it is her face that replaces the darkness.
In me she has drowned a young girl, and in me an old woman
Rises toward her day after day, like a terrible fish. (CP : 174)18

Décrite par des mots simples et authentiques, Plath raconte l’histoire de la préoccupation de toutes les femmes avec le miroir, instrument de leur intimité par excellence. En scrutant l’intimement expérimenté, Plath dissèque de la même manière l’intériorité des autres femmes. C’est en ce sens que Plath transpose l’expérience personnelle dans l’universel.

2. Parole plathienne : entre personnel et universel

Plath universalise à partir du moment où elle marque l’expérience poétique de l’empreinte de sa personnalité propre. Le génie de la poétesse est fait du moins pour une part de son opiniâtre fidélité à penser vrai, à agir et s’exprimer selon ses convictions. Universalisation et personnalisation, transcendance et immanence ne sont donc pas antinomiques chez Plath. Ou plutôt leur antinomie se dissout dans le mouvement de création qu’elle détermine. Le parcours poétique plathien se distingue par une histoire riche et édifiante, et c’est la sienne.

Plath ne cherche dans la poésie ni un émonctoire ni une échappatoire mais y recourt uniquement lorsqu’elle est convaincue de son besoin d’écrire afin de porter plus loin sa voix. Il n’en demeure pas moins que son esprit est sans cesse en prise avec une imagination féconde, et c’est cela sa force et sa raison d’être :

Ce que je redoute le plus, je crois, c’est la mort de l’imagination. […] Si je ne bouge pas et si je ne fais rien, le monde continue de battre comme un tambour mal tendu, dépourvu de sens. Il faut bouger, travailler, fabriquer des rêves vers lesquels aller. La pauvreté d’un monde sans rêves est inimaginable tant elle est affreuse. C’est cette folie-là qui est la pire. L’autre, celle avec des visions et des hallucinations, serait un soulagement. (Plath 1999a : 951)19

Son message dénote une telle profondeur, subjugue une telle audience qu’il est à même de bousculer les préjugés et de percer les égoïsmes. C’est pourquoi la vie de Sylvia Plath ‒ pourtant si courte ‒ fut-elle est très intense et toute son œuvre un plaidoyer pour l’émancipation féminine.

2.1. De l’expérience personnelle à la vérité dans la poésie de Sylvia Plath

Prendre une vue panoramique de l’œuvre plathienne, c’est embrasser du même coup d’œil toute sa vie. Cette forte personnalisation contribue à la pluralité protéiforme, voire kaléidoscopique de l’œuvre. Pluralité de forme, mais aussi de fond. Plath alterne les voix et de même les structures syntactiques des poèmes, varie les rythmes et les mètres, nous fait perdre nos repères en ponctuant ses poèmes de tirets et de guillemets. Qu’elle parle des conditions de la création esthétique ou de l’humain, des rôles des femmes, des poncifs du patriarcat, qu’elle traite des sujets relatifs à l’art, à la morale ou même à la politique, Plath ne s’intéresse qu’à un sujet : la vérité de l’être-au-monde dans ses rapports avec la réalité universelle. Complexes, enchevêtrés, ces rapports sont innombrables et entraînent la pensée dans des directions vertigineuses. Mais toutes finalement reviennent au même centre presque métaphysique : la quête de la vérité. L’œuvre plathienne pourrait se définir comme une vaste quête dont l’humain serait le sujet, le monde et la poésie le point de départ ou le premier prétexte, l’intelligence alliée à la sincérité le moyen. Dans un entretien accordé à Peter Orr le 30 octobre 1962 sur les sujets auxquels s’intéresse Sylvia Plath, la poétesse souligne son admiration pour les expériences de l’intime :

P.O. : Est-ce que vos poèmes vous viennent maintenant davantage des livres, plutôt que de votre propre vie ?

S.P. : Non, non, je ne dirais pas cela du tout. Je pense que mes poèmes sont immédiatement tirés de mes propres expériences sensorielles et émotionnelles. […] Je crois qu’il faut être capable de contrôler et manier les expériences même les plus terribles, comme la folie, l’épreuve de la torture… ce type d’expérience. […] Je crois que l’expérience personnelle doit être pertinente, et pertinente davantage dans l’ordre des choses qui la dépassent, les choses plus grandes comme Hiroshima, Dachau, etc. (Plath 2011 : 1277-1278)20

Sylvia Plath scande le lien étroit and indéfectible entre sa vie et l’écriture. L’écriture est emblématique de l’idéal de l’émancipation féminine que Plath vénère. Dans l’Amérique conservatrice où l’équilibre familial repose sur le dévouement incommensurable des femmes en tant qu’épouses et mères, Plath a peur de se laisser assujettir par cette vision patriarcale des rôles des femmes au sein de la société. Pour se rassurer, la poétesse revendique sa filiation de circonstance et compare sa vie à celle des écrivaines comme Virginia Woolf :

Je commençais à craindre d’être en train de me laisser joyeusement aller à mon sens pratique et terre à terre. Au lieu d’étudier Locke, par exemple, ou d’écrire, je vais faire un gâteau aux pommes, ou étudier Les joies de la cuisine, que je lis comme un roman remarquable. Et je me disais, holà, attention, tu vas te réfugier dans le domestique, et suffoquer en tombant tête la première dans un bol de pâte à biscuits. Et puis je viens d’ouvrir le merveilleux journal de Virginia Woolf que j’ai acheté samedi avec Ted. […] Elle est merveilleuse. J’ai un peu le sentiment que ma vie est liée à la sienne. (Plath 1999a : 1003)21

2.2. Le moi poétique à travers la transmission et le déplacement

Plath, à l’instar des poétesses, ses contemporaines, cherche à définir perpétuellement son identité à travers sa création : « You ask me why I spend my life writing? / Do I find entertainment / Is it worthwhile? / Above all does it pay? If not, then, is there a reason? / I write only because / There is a voice within me / That will not be still. » (Plath 1975 : 34-35)22

Plath fut possédée du désir exacerbé de se connaître. Consciente d’être souvent dans l’ambivalence, la poétesse s’est efforcée toute sa vie d’atteindre cette harmonie unificatrice, cette lutte constante de l’être avec la finitude qui se cherche à une haute portée implique une sincérité indéniable pour pénétrer dans les abîmes du moi, de comprendre et d’essayer de concilier ses contradictions tout en refusant d’être un être ordinaire. Plath érige la poésie en puissante force empêchant le poète de sombrer dans la banalité du monde terrestre. Par une constellation d’images célestes et un foisonnement métaphorique astucieux, Plath se penche sur le problème de la transmission genrée des valeurs, posant problème davantage pour les filles dans un monde prônant des valeurs patriarcales et scrutant leurs faits et gestes ; une sorte de panoptique qui rend l’assujettissement inévitable et l’exploration de l’identité complexe. Dans le poème Magi, Path adopte un ton ironique qui traduit son acerbe critique envers les érudits de l’abstraction qui, dans le contexte de ce poème, sont désignés par leur apparence métonymique « nez », « œil ». En les comparant à des anges anodins, Plath affiche son mépris à leur égard et les rend responsables de la vision manichéenne du monde, engendrée par leur théorie. Là encore, le tiret placé à la fin du mot « Vrai » renvoie à la volonté de la poétesse de se dresser contre la vérité binaire. D’ailleurs, la petite fille que décrit l’énonciatrice est vouée à vivre dans un monde hostile aux femmes, ne reconnaissant que la suprématie de l’intelligence masculine, incarnée par les « Idées » des grands philosophes idéalistes, garants de l’univocité. Rien ne pourra changer cette réalité, érigée en vérité idéale et figée. La fixité du dogme est symbolisée par la couleur blanche. On remarque ici l’influence d’Emily Dickinson en cette évocation du blanc. Dickinson n’a cessé de porter du blanc comme pour témoigner de sa rupture avec les trépidations du monde terrestre. Le blanc est consubstantiel à sa conviction que seule la vérité du l’ultime voyage compte. Plath semble adhérer à la symbolique du blanc, mais un blanc immaculé, ne reflétant aucune autre réalité ni autre prisme :

The abstracts hover like dull angels :
Nothing so vulgar as a nose or an eye
Bossing the ethereal blanks of their face-ovals.
Their whiteness bears no relation to laundry,
Snow, chalk or suchlike. They’re
The real thing, all right: the Good, the True — (A: 102)23

La poétesse met en évidence la vision sclérosée de l’Un qui domine et à laquelle la petite fille devra faire face : « Six months in the world, and she is able / To rock on all fours like a padded hammock. / For her, the heavy notion of Evil. » (A : 102)24 Allégorie éthique, le poème a une tonalité didactique de mise en garde bien que l’énonciatrice admette la complexité de la transmission aux filles. Le poème s’achève sur le constat d’une réalité amère pour la petite ; l’épanouissement semble compromis : « They want the crib of some lamp-headed Plato. / Let them astound his heart with their merit. / What girl ever flourished in such company ? » (A : 104)25

La poésie plathienne incarne cette capacité à transcrire sans équivoque ce que la poétesse expérimente aussi bien au niveau individuel, amoureux, familial et politique qu’au plan de la création littéraire. Plus exactement, Plath embrasse l’expérience et l’expression poétique d’une manière phénoménologique. En investissant le langage poétique où le dire poétique s’enracine d’abord dans la description intrinsèquement dramaturgique de l’expérience individuelle, intime pour ensuite embrasser une perception immanente du vécu, la poétesse est ainsi engagée dans une recherche de la vérité. Si absolue que soit sa quête, Plath, la femme, la créatrice, l’épouse, la mère l’assume pleinement du fait qu’elle est animée par l’amour de la vérité dans un rapport quasi mystique qui a conduit la poétesse à produire une série de poèmes audacieux où la vie côtoie la mort, l’amour et son envers la haine.

2.3. Passion de l’intime et du monde

Plath manie avec une aisance déconcertante des registres spécifiques et contrastés de l’intime : de la colère d’avoir perdu son père Otto très jeune, le lecteur/trice découvre le bonheur de la jeune poétesse de vivre à côté d’un brillant poète, son mari Ted Hughes, et leurs deux enfants Frieda et Nicholas dans le Devon ; de la joie et la plénitude d’être mère, Plath reconnaît la difficulté d’assumer une telle responsabilité et déplore le manque de temps pour écrire ; de la colère provoquée par la trahison de son mari, la poétesse éprouve le sentiment de la revanche par le talent et le travail ; de son indignation contre le fascisme et les atrocités de l’holocauste ou de Hiroshima, Plath accable les bourreaux et ironise sur leur lâcheté. En outre, elle dépeint dans ses poèmes son rapport apodictique, presque mystique à la mort. En somme, Plath puise son inspiration dans la cruauté du réel pour ne pas dire son réel et développe ainsi une ‘poétique du thanatos’, fondée sur l’exploration de l’intime et son corrélat la passion. C’est un cheminement subjectif, profond qui s’avère certes autosacrificiel, mais dévoile le désir exacerbé de la poétesse de chercher une harmonie, voire une unité dans un autre ailleurs qui sublimerait le chaos de l’existence. C’est dans ce sens là que nous suggérons que certains poèmes de Plath dénotent la pensée pure et les risques d’enlisement qu’elle comporte au sens où l’entend le philosophe danois Søren Kierkegaard, précurseur de l’existentialisme :

La pensée pure aurait conduit d’un suicide à un autre ; car le suicide est l’unique conséquence existentielle de la pensée pure, si celle-ci ne doit pas se comporter avec l’être humain comme quelque chose de partiel qui conclut à un arrangement avec les personnalités éthique et religieuse qui coexistent en lui, mais si elle doit être tout et le bien suprême. Nous ne faisons pas l’éloge du suicide mais de la passion dans ce qu’on fait. (Kierkegaard 1949 : 245)

Kierkegaard explique que tant que le pensant – en parlant du philosophe grec – était conscient que l’existence, et surtout l’existence en mouvement, l’empêchait d’atteindre l’essence de la vérité, il ne pouvait donc que se soustraire et mettre fin à sa vie : « Afin donc de pouvoir penser en vérité, il se suicidait. » (Kierkegaard 1949 : 245) La passion, c’est ce qui caractérise de prime abord Sylvia Plath et sa poésie témoigne d’une trajectoire de compréhension de la vérité du monde à travers le texte poétique et ses symboles. Parallèlement, elle soumet sa condition corporelle à cette quête. La poésie plathienne réverbère une expérience, une histoire ou une émotion soigneusement corroyée dans sa chair, ses sens et sa mémoire.

La passion pour les arcanes de la pensée, en l’occurrence, pure telle qu’elle est expliquée par le philosophe conduirait le penseur passionné à commettre ce geste irréversible. Notre tentative est d’amorcer une réflexion sur les poèmes plathiens, qui intégrerait aussi la dimension de la mort telle qu’elle est dépeinte dans certains de ses vers. Le thème de la mort, qu’il soit lié à une volonté de délivrance de multiples souffrances qu’a vécues la poétesse – dépressions répétitives, infidélité de la part de son mari, divorce … – ou qu’il soit l’expression de la recherche de la vérité dans son essence, qu’il soit explicite ou en filigrane, traverse la poétique plathienne. Le texte plathien offre donc plusieurs entrées et le topos de la mort permet de poser un regard inversé sur sa perception de la finitude : « Plus elle [Sylvia Plath] écrit sur la mort, plus son imaginaire devient fort et fertile. Cela lui donne une raison devivre. » (Alvarez 2002 : 54) [ma traduction]26

La poétesse inaugure une nouvelle approche de l’intime selon laquelle la poésie transforme l’abject en sublime et le puissant désespoir en verticalité, geste téméraire lui permettant de défier la maladie et la vulnérabilité. Car Plath demeure bel et bien hantée par la puissance de l’imagination salvatrice. Pour autant, le motif de la verticalité jalonne plusieurs poèmes. On y découvre un ‘je’ énoncé, décalé mais résistant, conscient de sa différence mais refusant de succomber à la banalité de l’ordinaire. Il affiche le désir vertigineux de se fondre aux éléments organiques dans un ultime geste éternel. Dans le poème I am vertical, la persona convoque l’organicité de l’univers dans sa beauté et régularité mais admet avec sincérité son incapacité de se conformer à la réalité de l’enracinement : « But I would rather be horizontal / I am not a tree with my root in the soil / Sucking up minerals and motherly love / So that each March I may gleam into leaf » (A : 66).27 La femme verticale ne se leurre pas sur son destin. Déroutante, elle divulgue son désir de fusionner avec l’univers ; une sorte de transcendance qu’elle puise dans la fugacité d’une nuit éclairée par les étoiles. Par la figure de la personnification, la voix poétique établit par analogie des correspondances verticales entre elle et l’univers organique dans lequel elle déambule. Se dessine ainsi en filigrane l’évocation par la poétesse de son repos éternel. Le ton de ce poème est presque monocorde, empreint d’une prise de conscience irrévocable :

Tonight, in the infinitesimal light of the stars,
The trees and flowers have been strewing their cool odors.
I walk among them, but none of them are noticing.
Sometimes I think that when I am sleeping
I must perfectly resemble them —
Thoughts gone dim. It is more natural to me, lying down. (A : 66)28

Plus encore, la verticalité atteste de la capacité de la poétesse d’engager sa conscience dans deux directions différentes. L’une va vers le tissage métaphorique évoquant la présence charnelle à la vie tandis que l’autre s’oriente vers l’acceptation de l’immanence du monde sensible. La verticalité suggère la possibilité de conjurer les deux extrêmes comme le souligne Bachelard :

La verticalité est une dimension humaine si sensible qu’elle permet parfois de distendre une image et de lui donner les deux sens, vers le haut et vers le bas, une étendue considérable. Des images très passagères, très peu insistantes, peuvent parfois nous donner une sorte de conscience de vertige, réanimer en nous un vertige assoupi, engramme profond de l’inconscient. Il n’est pas rare en effet qu’une vie entière ait été marquée par le vertige d’un jour. (Bachelard 1948 : 301)

3. Conclusion

Dans cette recherche de la vérité sur soi et sur les autres par le biais de l’art, il n’y pas chez Plath deux quêtes parallèles mais une seule. Le processus créatif plathien est une synthèse du conscient et de l’inconscient, du dedans et du dehors, du statique et du dynamique, du corps et de l’esprit. Toute sa vie, elle a été animée par l’inquiétude de chercher la vérité, de trouver une portée significative à sa raison d’être en tant que femme, mère et épouse et à l’expérience féminine en général – de sorte que Plath a contribué à l’évolution de la poésie américaine dans le sens où ‘the self’, le sujet, a émergé comme ‘a fit subjet’ (‘un sujet apte’). En célébrant la centralité des expériences féminines et à travers la poésie confessionnelle, Plath a libéré la parole sur le moi féminin dans son âpreté. Elle a examiné les rôles féminins (maternité, mariage…) en criant son indignation et son rejet des carcans.

Si la quête de la vérité absolue est inextricablement liée à la quête du moi authentique, on ne peut que reconnaître à une poétesse telle que Sylvia Plath le talent de livrer une parole forte, une écriture qui ne cesse de s’élaborer dans la tentative de transgresser la vérité du logos. Plath n’a cessé de critiquer les dogmes de la culture patriarcale et de rappeler les violences qu’ont subies les femmes. Ces dénonciations pétries de chair et de sang, Plath les a gravées dans la langue. Déterminée jusqu’au bout, elle s’est évertuée à dénicher des connotations inespérées qui reformuleraient de nouvelles vérités.

Bibliographie

Plath, Sylvia (1954-55). The Magic Mirror. Extract from Sylvia Plath manuscript collection. Bloomington : The Lilly Library, Indiana University.

Plath, Sylvia (1971). Crossing the Water. Ed. Ted Hughes. London : Faber.

Plath, Sylvia (1975). Letters Home : Correspondence 1950-1963. Ed. Schober Plath, Aurelia. New York : Harper & Row.

Plath, Sylvia (1981). The Collected Poems. Ed. Ted Hughes. London : Faber.

The Journals of Sylvia Plath (1982). Ed. Frances McCullough & Ted Hughes. New York : Random House.

Plath, Sylvia (1988). Letters Home : Correspondance 1950-1963. Trad. Sylvie Durastanti. Paris : Éditions des femmes.

Plath, Sylvia (1999a). Journaux 1950-1962. Ed. Frances McCullough & Ted Hughes. Trad. Christine Savinel. Paris : Gallimard.

Plath, Sylvia (1999b). Arbres d’hiver précédé de La Traversée. Édition bilingue. Trad. Françoise Morvan et Valérie Rouzeau. Paris : Gallimard.

Plath, Sylvia (2011). Œuvres : poèmes, roman, nouvelles, contes, essais, journaux. Édition établie et présentée par Patricia Godi ; annotée par Patricia Godi et Patrick Reumaux. Paris : Gallimard.

Alvarez, Al (2002). The Savage God : A Study of Suicide, London : Bloomsbury Publishing.

Bachelard, Gaston (1948). La terre et les rêveries de la volonté. Paris : Librairie José Corti.

Barthes, Roland (1975). Roland Barthes par Roland Barthes, Paris : Seuil.

Bennet, Paula (1986). My Life a Loaded Gun : Dickinson, Plath, Rich and Female Creativity. Urban-Chicago : University of Illinois Press.

Brisac, Geneviève (2002). La marche du cavalier, Paris : Editions de l’Olivier.

Friedan, Betty (1963). The Feminine Mystique. New York : Penguin.

Godi, Patricia (2007). Sylvia Plath : mourir pour vivre. Croissy-Beaubourg : Éd. Aden.

Godi, Patricia (2016). Anne Sexton, poète de la vie. Paris : L’Harmattan.

Kierkegaard, Søren (1949). Postscriptum aux miettes philosophiques. Traduit du danois par Paul Petit, Paris : Gallimard.

Marcus, Jane (1987). Art and Anger : Reading Like a Woman, Colombus : Ohio State University Press.

Montefiore, Jan (1987). Feminism and Poetry : Language, Experience, Identity in Women's Writing. London : Pandora Press.

Ostriker, Alicia Suskin (1987). Stealing the Language : The Emergence of Women’s Poetry in America. London : The Women’s Press.

Paul, Alexander (1999). Rough Magic : A Biography of Sylvia Plath. New York : Da Copo Press.

Perkins, David (2001). A History of Modern Poetry. Cambridge, Massachusetts : Havard University Press.

Rich, Adrienne (1979). « When We Dead Awaken », in : On Lies Secrets and Silence : Selected Prose: 1966-1978. New York: WW Norton& Company.

Showalter, Elaine (1985). The New Feminist Criticism : Essays on Women, Literature and Theory. New York : Pantheon.

Sparks, Patricia Meyer (1979). The Female Imagination (1975). New York : Knopp.

The Poet Speaks (1966) : Interviews with Contemporary Poets Conducted by Hilary Morrish, Peter Orr, John Press and Ian Scott-Kilvery. London : Routledge.

Spivack, Kathleen (2012). With Robert Lowell & His Circle : Sylvia Plath, Anne Sexton, Elizabeth Bishop, Stanley Kunitz, and others. Boston : Northeastern University press.

Tuhkunen-Couzic, Taïna (2002). Sylvia Plath : Une écriture embryonnaire, Paris : L’Harmattan.

Wagner, Martin (1997). Sylvia Plath : The Critical Heritage. London & New York : Routledge.

Notes

1 Les titres en anglais sont Crossing the Water et Winter Trees, deux recueils considérés par les critiques comme une sorte de transition entre The Colossus et les tout derniers poèmes (pour la plupart regroupés dans Ariel). Ils seront cités à partir de l’édition bilingue Arbres d’hiver précédé de La Traversée, présentée par Sylvie Doizelet dans sa préface à la traduction du recueil Arbres d’hiver et publiée par les Éditions Gallimard en 1999. D’autres poèmes seront cités à partir des éditions anglaises parues chez Harper & Row et Faber et dans l’édition française des Œuvres publiée chez Gallimard en 2011 (voir références bibliographiques). Les titres des recueils cités seront, dans cette étude, indiqués par leurs initiales : Crossing the Water (CTW), Winter Trees (WT), The Collected Poems (CP), Arbres d’hiver précédé de La Traversée (A), Œuvres). Retour au texte

2 « Outstanding in that early class were two gifted poets, Sylvia Plath and Anne Sexton […]. And in their gifts, they far surpassed the others » (Spivack 2012 : 26). Retour au texte

3 « They [The Colussus] poems were perfectly constructed and presented. Seemingly flawless, they held beautiful, precise description, but it was almost impossible to enter into the emotions […] She was a dutiful student of the poetic tradition of the time, and she was to break out of it in surprising ways later. But not yet. She was watchful and very careful, holding herself back. » (Spivack 2012 : 26) Retour au texte

4 Des écrivaines comme Geneviève Brisac ont désormais posé la question épistémique de ‘l’intériorisation’ des normes patriarcales dans la création littéraire. Brisac fait partie des auteures qui ont déplacé cette question et l’ont située à l’échelle de la reconnaissance de leur talent car cela n’a pas toujours été le cas à travers l’histoire : « Les femmes écrivaines ont en commun peu de choses, sinon d’être constamment sur la défensive, si peu confiantes, et si peu au centre d’elles-mêmes. Parias conscientes, ou parvenues, obligées de réaffirmer leur allégeance, leur appartenance à une écriture qui n’aurait pas de genre, elles sont victimes de disparitions inexpliquées, d’invisibilité paradoxale, de promotions caudines variées. “J’affirme, écrit Christa Wolf dans Cassandre, que chaque femme qui, dans notre aire culturelle, s’est aventurée dans les institutions marquées par les représentations masculines – la littérature et l’esthétique en font partie –, a dû éprouver le désir d’autoanéantissement.” » (Brisac 2002 : 12) Retour au texte

5 « Poetry is primarily the stuff of experience rendered into speech; a woman’s poems are the authentic speech of her life and being. In reading or listening to a woman’s poem, we share the poet’s experience, which is the experience of suffering and resistance common to all women, and we enter into her mind. Women’s poetry is a huge resource of both female and feminist meaning, and it is crucial that we identify a tradition of specifically female poetry, not in order to ‘place’ particular poems, but so as to understand female experiences (including sexual oppression). » (Montefiore 1987 : 3) Retour au texte

6 « The belief that true poetry is genderless – which is a disguised form of believing that true poetry is masculine – means that we have not learned to see women poets generically, to recognize the tradition they belong to, or discuss either the limitation or the strengths of that tradition. » (Ostriker 1987 : 9) Retour au texte

7 Ce terme est inventé par la critique féministe américaine Elaine Showalter. Showalter insiste sur l’importance d’étudier les écrits littéraires des femmes selon la perspective qui intègre la spécificité des expériences féminines. Retour au texte

8 « Anger is not an anathema in the arts ; it is a primary source of creative energy. Rage and savage indignation sear the hearts of female poets and female critics. Why not spit it out as Wolf said ? » (Marcus 1987 : 153) Retour au texte

9 « Qu’est-ce que c’est, sous ce voile, quelque chose de laid, quelque chose de beau ? / Cela miroite : cela a-t-il des seins, des contours // Je suis sure que c’est unique, sûre que c’est exactement ce que je veux. / Tranquille affairée dans ma cuisine, je sens cela qui m’observe, cela qui pense // ‘Est-ce pour elle que je suis là, à elle que je dois apparaître, elle / L’élue, cette femme aux cernes noirs sous les yeux, à la cicatrice ? // Celle-là qui mesure la farine, retranche l’excédent de pâte / Et se conforme aux lois, aux lois, aux lois. […]’  ». (Œ : 176) Retour au texte

10 « Une seule chose : baisse donc enfin ce voile, ce voile, ce voile. / Et si c’est la mort // J’en admirerai la gravité profonde, l’œil perpétuel. » (Œ : 178) Retour au texte

11 « Haches / Qui cognent et font sonner le bois, / Retentir les échos ! / Echos partis / Gagner les lointains comme des chevaux. / [ …] Après des années je / les retrouve sur le chemin — // Secs, sans cavalier, les mots / Et leur galop infatigable. » (Œ : 353) Retour au texte

12 « Theappearance of the double is an aspect of man’s eternal desire to solve the enigma of his own identity. By seeking to read the riddle of his soul in its myriad manifestations, man is brought face to face with his own mysterious image ; an image which he confronts with mingles of curiosity and fear. » (Plath 1954-55 : 1) Retour au texte

13 « Derrière le verre enduit de mercure / Mère, grand-mère, arrière-grand-mère / Tendent de mains de mégère pour me traîner là / Et une image rôde sous la surface de l’étang / Où a disparu le père dément, cheveux vannés / Par les palmes orange des canards — » (Œ : 229). Retour au texte

14 « La matrice / secoue sa cosse, la lune / Echappe à l’arbre et part à la dérive. // Mon paysage est une main sans lignes, / Tous les chemins s’y nouent, / Je suis le nœud serré […] » (Œ : 345) Retour au texte

15 « Femme araignée, je trame des miroirs / Qui sont à mon image // Et qui n’expriment que du sang — / Goûtez-le, rouge, encré de noir ! / Et ma forêt ! / Mon deuil » (Œ : 345) Retour au texte

16 « Je suis d’argent et exact. Je n’ai pas de préjugés. / Tout ce que je vois je l’avale immédiatement, / Tel quel, jamais voilé par l’amour ou l’aversion. / Je ne suis pas cruel, sincère seulement. » (Œ : 135) Retour au texte

17 « Maintenant je suis un lac. Une femme se penche au-dessus de moi, / Sondant mon étendue pour y trouver ce qu’elle est vraiment. » (Œ : 135) Retour au texte

18 « Je compte beaucoup pour elle. Elle va et vient. / Chaque matin c’est son visage qui remplace l’obscurité. / En moi elle a noyé une jeune fille, et en moi une vieille femme / Se jette sur elle jour après jour, comme un horrible poisson. » (Œ : 135-137) Retour au texte

19 « What I fear most, I think, is the death of the imagination. When the sky outside is merely pink, and the rooftops merely black : that photographic mind which paradoxically tells the truth, but the worthless truth, about the world. It is that synthesizing spirit, that “shaping” force, which prolifically sprouts and makes up its own worlds with more inventiveness than God which I desire. » (Plath 1982 : 260). Retour au texte

20 « ORR: Do your poems tend now to come out of books rather than out of your own life? Retour au texte

PLATH: No, no: I would not say that at all. I think my poems immediately come out of the sensuous and emotional experiences I have. […] I believe that one should be able to control and manipulate experiences, even the most terrific, like madness, being tortured, this sort of experience, and one should be able to manipulate these experiences with an informed and an intelligent mind […] I believe it should be relevant, and relevant to the larger things, the bigger things such as Hiroshima and Dachau and so on. » (The Poet Speaks 1966 : 169)

21 « I was getting worried about becoming too happily stodgily practical: instead of studying Locke, for instance, or writing. I go make an apple pie, or study The Joy of Cooking, reading it like a rare novel. Whoa, I said to myself. You will escape into domesticity and stifle yourself by falling headfirst into a bowl of cookie batter. And just now the blessed diary of Virginia Woolf which I bought with a battery of her novels Saturday with Ted. Bless her. I feel my life linked to her. » (Plath 1982 : 152) Retour au texte

22 « Vous me demandez pourquoi / Je passe ma vie à écrire ? / Si j’y trouve du plaisir ? / Si ça en vaut la peine ? Et, par-dessus tout, si c’est payant ? / Sinon, quelle peut en être la raison ? / J’écris pour une seule raison : Il y en moi une voix / Qui refuse de se laisser réduire au silence. » (Plath 1988 : 44-45) Retour au texte

23 « Les Idées flottent comme des banals anges : / Rien d’aussi vulgaire qu’un nez ou un œil / Bosselant les espaces éthérés de l’ovale de leur figure / Leur blancheur n’a aucun rapport avec celle de linge, / De la neige, de la craie ni rien de la sorte. Elles sont / Authentiques, sûres : le Bien, le Vrai — » (A : 103) Retour au texte

24 « Au monde depuis six mois, elle est déjà capable / De se balancer à quatre pattes tel un amas ouaté. / Pour elle, l’accablante notion du Mal » (A : 103) Retour au texte

25 « Il leur faut le berceau de quelque Platon guidé par un astre. / Qu’elles confondent donc son cœur de leur mérite. / Quelle petite fille s’est jamais épanouie en telle compagnie ? » (A : 105) Retour au texte

26 « The more she wrote about death, the stronger and more fertile her imaginative world became. And this gave her everything to live for. » (Alvarez 2002 : 54) Retour au texte

27 « Mais je voudrais être horizontale. / Je ne suis pas un arbre dont les racines en terre / Absorbent les minéraux et l’amour maternel / Pour qu’à chaque mois de mars je brille de toutes mes feuilles » (A : 67). Retour au texte

28 « Ce soir, dans la lumière infinitésimale des étoiles, / Les arbres et les fleurs ont répondu leur fraîche odeur. / Je marche parmi eux, mais aucun d’eux n’y prête attention. / Parfois je pense que lorsque je suis endormie / Je dois leur ressembler à la perfection —  / Pensées devenues vagues / Ce sera plus naturel pour moi, de reposer. » (A : 67) Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Hanane Boutenbat, « « I can see chinks of light: of a new life. Will there be pain ? » : quête de la vérité absolue dans la poésie de Sylvia Plath », Textes et contextes [En ligne], 13-1 | 2018, publié le 06 décembre 2018 et consulté le 07 décembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1851

Auteur

Hanane Boutenbat

Docteure en langues, littératures et civilisations des pays anglophones, membre de l’équipe Transferts critiques anglophones (TransCrit – EA 1569) et du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS – UMR 8238), Université Paris 8, 2 Rue de la liberté 93526 Saint-Denis, hboutenbat2001 [at] gmail.com

Droits d'auteur

Licence CC BY 4.0