Le bouleversement des genres dans la poésie de Charlotte Delbo

  • The Disruption of Genres in the Poetry of Charlotte Delbo

Résumés

Auschwitz et après, de Charlotte Delbo, est une œuvre hybride en trois volumes, écrite entre 1946 et 1971. Récit, poèmes, poèmes en prose et théâtre s'y mêlent dans une liberté de forme qui semble totale. Bien éloignée du récit conventionnel de la déportation de son auteure, cette œuvre saisissante au carrefour des genres montre comment l'expérience concentrationnaire bouleverse les codes du masculin et du féminin. L'article se propose d'étudier le lien entre le bouleversement des codes poétiques et le renouvellement de l'image du féminin, entre genres (littéraires) et genres (rôles sexués) dans l'œuvre en trois volets de Charlotte Delbo.

Auschwitz and after was written by Charlotte Delbo between 1946 and 1971. Far from being a traditional narrative account of Charlotte Delbo's deportation, this masterpiece is made of poems, prose poems, and many other forms, like the dramatic genre. In this article, I would like to measure the place and part played by poetry among other genres and study the link between literary genre and gender. Are several literary genres conveyed with a view to traducing the gender confusion proper to this very specific experience?

Plan

Texte

« Si la poésie ne sert précisément pas à faire ressentir Auschwitz, celle-ci est alors inutile »,1 aurait affirmé Charlotte Delbo en réaction à la déclaration d'Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare » (1949).

Difficile, pour qui se laisse porter par l'intensité de son œuvre, d'aller dans un autre sens que le sien : Charlotte Delbo ponctue sa trilogie Auschwitz et après de nombreux poèmes, et elle n'est pas barbare ; elle nous fait approcher à travers eux le poison d'Auschwitz se distillant dans le tissu frémissant de la chair d'une rescapée qui nous saisit par ses mots d'une rare vigueur.

L'œuvre de Charlotte Delbo repose sur une poétique quasi épidermique, dans laquelle la forme s'adapte perpétuellement au fond sans aucun sens de la contrainte. La toile de mots palpite, elle est vivante. Passant du récit au poème en vers libres, les différentes œuvres de l'auteure manifestent une liberté formelle qui échappe aux classifications strictes. Le récit est au bord du poème en prose, le fragment se mêle à l'emblème : Charlotte Delbo n'écrit pas un recueil, elle est à la fois trop libre et trop connectée symbiotiquement à l'expérience pour l'enfermer dans une forme connue.

C'est sur ces formes vives que nous aimerions conduire notre étude, en posant la question du caractère féminin de l'œuvre. Cette piste mérite en effet d'être suivie. Bien des décennies après Auschwitz, Charlotte Delbo est l'une des seules rescapées dont les écrits sont encore lus. Et si les noms de Levi, Semprun, Wiesel ou Antelme, viennent facilement aux lèvres lorsque l'on aborde les écrits majeurs des rescapés des camps nazis, il n'en va pas de même du côté féminin, où seul le nom de Charlotte Delbo, parfois accompagné de celui de Germaine Tillion, vient spontanément à l’esprit.

Est-il possible d'établir un lien entre genres littéraires et genres féminin et masculin dans les écrits de rescapés ? Nous pensons que la question ne manque pas de pertinence : la détention entretient des rapports très particuliers avec le masculin et le féminin dans la mesure où les détenus hommes et femmes ne sont pas mélangés. L'expérience concentrationnaire est donc une expérience exclusivement féminine ou exclusivement masculine, que ce soit entre les détenu.e.s ou dans la hiérarchie du camp. Dans le même temps que les femmes sont entre elles en raison de leur sexe, elles sont privées de leur féminité : rasées et affamées, leur être femme est strictement réduit à leur sexe. Comment cet entre-soi exclusivement féminin, doublé d'une négation des signes de la féminité, se manifeste-t-elle dans les choix poétiques de l'auteure ? Comment cette donne paradoxale façonne-t-elle une poétique inédite?

Nous nous efforcerons de répondre à ces questions en observant les différents visages que prend la détenue dans les trois œuvres qui composent Auschwitz et après. Après avoir donné un bref aperçu de la présence de la poésie dans l'œuvre si particulière dans laquelle nous ancrons cette étude, nous distinguerons les figures de la rescapée et de la détenue pour en saisir les spécificités.

1. Le flux poétique dans Auschwitz et après

Auschwitz et après est un ensemble de trois œuvres distinctes. Aucun de nous ne reviendra a été écrit par la rescapée au cours de l'année qui suivit son retour des camps. Charlotte Delbo ne s’est toutefois décidée à publier ce volume que vingt ans plus tard, en 1965, afin de poser un regard rétrospectif sur son œuvre avant qu'elle ne circule. Elle a ensuite écrit Une Connaissance inutile, publié en 1970, suivi un an plus tard du troisième volume de l'ensemble, Mesure de nos jours.2

Aucun de ces volumes n'est à proprement parler un recueil de poésie. Chacun d'eux comporte de véritables poèmes, en vers libres, identifiables par une mise en page spécifique. Le récit, alternant narration et discours, aux paragraphes justifiés, est régulièrement interrompu. Les vers inégaux se succèdent, la ponctuation disparaît, les phrases sont hachées dans des vers commencés par une majuscule et qui forment des strophes. Puis le récit reprend. C'est un peu comme si un recueil de poèmes avait été éparpillé au sol et recueilli par les trois œuvres qui forment l'ensemble de Auschwitz et après. Les poèmes créent une sorte de parcours indépendant dans l'œuvre ; les vers libres sillonnent les trois volumes comme autant de fils qui les tissent entre eux dans une toile indissociable : celle de l'intériorité saisissante.

Il est pourtant possible de dégager une temporalité propre à chacun des trois volumes. Aucun de nous ne reviendra renvoie essentiellement à la déportation des détenues politiques (fait rare) à Auschwitz, ce qui correspond aux premiers temps de la détention (le convoi dit « des 31000 » partit en janvier 1943 à destination d'Auschwitz). Dans le deuxième volume, Une Connaissance inutile, les différents épisodes renvoient à l'amélioration relative des conditions de vie des détenues, qui furent déplacées à Rajsko, puis à Ravensbrück, au début de l'année 1944 pour ce dernier camp. Quant à Mesure de nos jours, le troisième volume de l'ensemble, il recouvre la période qui suivit le retour des rescapées, à court, moyen et plus long terme, pendant laquelle Charlotte Delbo visita d'anciennes codétenues ; elle les fait parler à travers elle de manière rétrospective, dans une étrange immersion dans l'intériorité d'autrui.

Comme nous le voyons, les titres des œuvres sont plus abstraits que concrets. Idée forte, clé de l'intime scriptural, ils supplantent les lieux et les dates. Et si certains poèmes illustrent la thématique du titre au sein de l'une de ces œuvres, celle-ci ne se déroule pas moins au fil des autres volumes. La thématique du non-retour, exprimée dans le titre du premier opus, est ainsi présente sous la forme de bribes poétiques qui accrochent le regard, par une mise en scène textuelle épurée. L'affirmation « Aucun de nous n'aurait dû revenir » (Delbo 1965 : 183) s'affirme seule sur la page blanche qui clôt l'ouvrage. Cette disposition sera celle qu’utilisera René Char pour chacun de ses trente-trois morceaux.3 Mais cette piste centrale, cette obsession du non-retour transgressé, hante également les autres volumes : « Et je suis revenue […] / On revient de là-bas / Et même de plus loin », poursuit Charlotte Delbo dans un poème à la fin du deuxième opus (Delbo 1970 : 179). Tout se passe comme si de petits recueils thématiques avaient été éclatés et insérés dans des volumes en prose bigarrés.

Ainsi cette œuvre en trois volets propose une poétique intrigante et complexe : elle suit un parcours spatial qui renvoie à une chronologie, sous couvert de titres thématiques intemporels. Les formes relaient les thématiques à travers les trois œuvres, transgressant la cohérence à laquelle invite le titre de chacune d'entre elles. Et si la poésie est bien présente, identifiable par une mise en page et une scansion particulière, elle ne manifeste nullement pour autant une stricte bipartition de l'œuvre entre prose et poésie. À l'image des recueils poétiques, des recueils de poèmes en prose sur un même thème semblent avoir explosé pour retomber dans le désordre au sein des volumes cités. « Les hommes », ou encore « Les mannequins », constituent ainsi le titre de différents moments de récit habités par un souffle poétique particulier de sorte que, par leur thème, leur facture, leur concision, leur degré extrême de poéticité, ils semblent bien s'être échappés d'un ensemble de poèmes en prose. Le premier moment narratif intitulé « Les hommes » (il y en aura un autre, disposé symétriquement, dans ce même premier volume), est ainsi scandé par la marche des rangs, créant une rythmique poétique hypnotique, qui immerge le lecteur dans la scène présentée.

Les hommes
Le matin, sur la route des marais, nous croisions des colonnes d'hommes. […] Le kapo, en tête, était gras et botté, chaudement vêtu. Il scandait : Links, Zwei, Drei, Vier. Links. […] Ils ne nous regardaient pas. Nous, nous les regardions. Nous les regardions. Nos mains se serraient de pitié. […] Un matin, nous avons emporté du pain sous nos vestes. Pour les hommes. […] Nous entendons leur pas derrière nous. Drei. Vier. Links. […] Nous sortons notre pain et le leur lançons. Aussitôt, c'est une mêlée. […]
Nous les regardons se battre et nous pleurons.
Le SS hurle, jette son chien sur eux. La colonne se reforme, reprend sa marche. Links. Zwei. Drei.
Ils n'ont pas tourné la tête vers nous (Delbo 1965 : 36).

Ce passage isolé, morceau de récit errant sur une page blanche, crée un moment narratif autonome, rendu sensoriel, exacerbé, mécanique du pas des hommes qui tranche avec la logique émotionnelle des femmes, ce moment du premier volume a beaucoup du poème en prose.

L'incipit de l'œuvre est d'ailleurs éloquent en ce sens. Récit symbolique animé de ruptures syntaxiques inattendues, il joue son rôle annonciateur du bouleversement des formes à l'œuvre dans les volumes de Charlotte Delbo : Auschwitz et après ne sera pas un récit comme les autres. Ainsi, ce texte qui s'étend sur dix pages porte un titre intrigant, qui renvoie, pour ceux qui connaissent la capitale, à la topographie parisienne. « Rue de l'arrivée, rue du départ » reprend le nom des rues autour de la gare Montparnasse. Ce titre sert en fait de métaphore saisissante pour exprimer la déportation sans retour de tant de juifs gazés dès leur arrivée sur la rampe d'Auschwitz : à Auschwitz, pas de « rue du départ ». Le voyage est à sens unique vers la mort. D'entrée, dès lors, le ‘récit’ se place dans une perspective éminemment poétique, faite de superpositions et de symboles. Il se distingue clairement en cela des nombreux récits très connus qui, au début de l'œuvre, campent une chronologie claire et une contextualisation ordonnée. « J'avais été fait prisonnier par la Milice fasciste le 13 décembre 1943 », explique par exemple Primo Levi dans la première phrase de Si c'est un homme (Levi 2012 : 11).

Si l'incipit de l'œuvre de Charlotte Delbo affirme d'emblée un fort degré de poéticité, il demeure pendant les premières pages un récit. Cependant, dès la deuxième page, une énumération induit une mise en page plus proche du poème : chaque phrase constitue une unité qui induit un passage à la ligne anaphorique. Puis, la narration se rompt, comme elle pourrait le faire dans un ensemble de vers libres. L’évocation de l'arrivée des déportés à Auschwitz est ponctuée de ruptures, comme si la prose se calquait sur le souffle de l'écrivaine:

Ils arrivent après des jours et après des nuits
ayant traversé des pays entiers
[…]
Et quand ils arrivent
ils croient qu'ils sont arrivés
en enfer. (Delbo 1965 : 10)

Suspension de la ponctuation, ruptures syntaxiques reproduisant le mouvement dramatique de la prise de conscience, la prose du récit bascule dès la deuxième page dans la poésie. Quelques pages plus loin, un moment de prose dense est de même interrompu par une suffocation que l'on ressent d'autant plus fort que la forme narrative ne la laissait nullement présager : « Il y a ceux qui avaient voyagé dix-huit jours qui étaient devenus fous et s'étaient entretués dans le wagon et / ceux qui avaient été étouffés pendant le voyage tant ils étaient serrés » (Delbo 1965 : 15). Le blanc laissé sur la page, qui interrompt la prose dense du flux du souvenir, épouse les formes du choc, de la conscience retardée, et fait surgir la poésie dans le récit. L'incipit de l'œuvre revêt ainsi un rôle d'art poétique en acte : il annonce une forme épidermique qui ne renoncera à l'aide d'aucune forme ni d'aucun genre pour parvenir à dire, à rendre compte du choc et de l'indicible.

La poésie est là. Et elle n'est nullement domptée par une alternance cloisonnée entre prose et poèmes. Ce récit, parmi les seuls témoignages féminins majeurs que le temps a conservés pour les lecteurs d'aujourd'hui, est également le seul à présenter une prose polygénérique aussi libre. Nous ne dirons pas qu'il est libre et poétique parce que féminin. Mais nous explorerons plus avant les liens entre les spécificités de cette prose organique et les visages ambigus du féminin propres à l'expérience racontée.

2. La rescapée

L'œuvre de Charlotte Delbo est violente. Pas seulement parce qu'elle montre des événements terribles. L'œuvre est parfois cruelle, agressive envers qui la lit. Apostrophé.es, nous nous voyons renvoyer en pleine figure notre manque de connaissances, notre incapacité à comprendre, notre petit confort qui tient à distance des vérités profondes, alors que nous avons pourtant fait la démarche de prendre le livre entre les mains et de sortir d'une inertie prudente.

La deuxième partie d'un poème du premier volume nous apostrophe sans ménagement :

[…] O vous qui savez
saviez-vous que les jambes sont plus vulnérables que les yeux
les nerfs plus durs que les os
[…] Saviez-vous […] qu'il n'y a qu'un mot pour l'épouvante
qu'un mot pour l'angoisse
l'horreur pas de frontière
Le saviez-vous
Vous qui savez. (Delbo 1965 : 22)

Faisant suite à une énumération accusatrice de « O vous qui savez », cette fin de poème laisse le lecteur impuissant face à la douleur abyssale que manifeste le poème, mais également par le refus de communication que traduisent certains vers : le lecteur ne sait rien, à tel point qu'il ne sert à rien de lui expliquer. Quel est le seul mot de l'épouvante, et celui de l'angoisse ? Auschwitz ? Nous devons le déduire. Nous sommes comme accusé.es de ne pouvoir comprendre Charlotte Delbo, faute d'un référent qu'elle délivre violemment, par à coups brutaux que nous devons saisir sans nous formaliser des blessures qu'il nous inflige…

Si l'auteure nous renvoie à notre méconnaissance profonde d'éléments terribles et cruciaux, elle entreprend parfois de nous y former, par la manière forte, sans compassion, comme c'est par exemple le cas dans cet éprouvant fragment : « Un cadavre. L'œil gauche mangé par un rat. L'autre ouvert avec sa frange de cils. // Essayez de regarder, essayez pour voir. » (Delbo 1965 : 137).

Le lecteur est ainsi durement initié, avec provocation. Comme si Charlotte Delbo lui reprochait sa curiosité, le mettait au défi de l'assumer.

Alors que certains auteurs rescapés se montrent prévenants envers le lecteur néophyte, Charlotte Delbo ne le ménage nullement. Dans Si c'est un homme, Primo Levi adopte ainsi une attitude assez différente. Tantôt il laisse volontairement le lecteur dans l'ignorance protectrice de celui qui n'a pas connu les camps, tantôt il préserve ceux qui les ont vécus du regard extérieur. Ainsi, lorsqu'il raconte la veille du transport vers Auschwitz, Primo Levi évoque les attitudes extrêmes qui hantèrent la dernière nuit avant la déportation : nuit de débauche pour les uns, de « désespoir » ou de « folie collective » pour d'autres, la veille du départ fut inimaginable pour qui ne l'a pas vécue. Le choix de Levi est alors de « taire le souvenir » de cette nuit, créant une ligne de démarcation consciente dans sa narration entre ce qui peut et ce qui ne peut pas être transmis (Levi 2012 : 17). Quelques pages plus loin, alors qu'il raconte comment il dut quitter une amie très proche lorsque le train ouvrit ses portes au camp, il note également : « Nous nous dîmes alors, en cette heure décisive, des choses qui ne se disent pas entre les vivants » (Levi 2012 : 21). Le choix de Levi est celui du discours narrativisé qui tait certaines choses, qui affirme les faits sans les transmettre lorsque le néophyte doit en être préservé ou n'est pas en mesure de les comprendre. Delbo fait au contraire celui d’une forme d'impulsion révélatrice, dans laquelle elle met au défi qui veut voir de regarder la réalité dans ce qu'elle eut de plus pétrifiant : elle nous jette la Gorgone au regard. Le voile de la narration se déchire, la bribe et le fragment font irruption dans l'œuvre comme pour nous prendre à part, nous mettre face au désastre, nous imposer sa contemplation jusqu'à ce que nos yeux et nos cœurs saignent. La poésie prend le relai du récit ; non une poésie apaisée qui chante, mais une forme écorchée, peuplée d'Erinyes qui nous poursuivent et nous enserrent dans la scansion des vers sans cesse répétés « Le saviez-vous, vous qui savez ? »

Charlotte Delbo ne ménage pas son lecteur. Elle le blesse. Pourtant, jamais on n’a envie de refermer cette œuvre. Jamais on ne se braque. Cette violence n'est pas qu'un rejet, elle est également un appel infini au lien humain, de celle qui croit qu'il n'est plus possible. Ce rejet apparent a ainsi l'effet surprenant de nous attacher à l'éthos de cette auteure qui souffre et s'épanche, dans la violence, d'une peur de n'être pas comprise. Et nous pousse à toujours plus d'implication, d'empathie, de volonté de comprendre. Ce texte est vivant. Nous suivons la fluctuation des états d'âme mouvants d'une rescapée blessée, d'une personne meurtrie et belle, intelligente et si humaine, une Béatrice qui s'exprime avec les cris d'une Melpomène, et que nous suivons de notre plein gré en Enfer, sans jamais lui lâcher la main.

Et parfois, la rescapée a confiance. Elle s'épanche. Nous fait le don de son intériorité souffrante. Et vient le chant. La poésie se fait élégiaque, Melpomène prend la lyre, et c'est le chant orphique de la déploration de la perte.

Je lui disais mon jeune arbre
Il était beau comme un pin
La première fois que je le vis
Sa peau était si douce
la première fois que je l'étreignis
et toutes les autres fois si douce […] (Delbo 1970 : 18)

Le souvenir de Georges Dudach parcourt ainsi les recueils. C'est avec lui que Charlotte Delbo s'est engagée dans la Résistance. Et le jeune homme, comme tant d'autres, fut fusillé au Mont Valérien en mai 1942.

Je lui ai dit
que tu es beau.
Il était beau de sa mort à chaque seconde plus visible.
C'est vrai que cela rend beau, la mort.
Avez-vous remarqué
comme ils sont
les morts, ces temps-ci, comme ils sont jeunes et musclés
les cadavres de cette année.
Elle rajeunit tous les jours
la mort
cette année (Delbo 1970 : 155)

La mort rajeunit. Quelle image plus frappante pour exprimer le scandale de l'exécution de tant de jeunes hommes pleins de sève et de courage ? La mort n'est plus, en 1942, le fait des vieillards qui meurent dans leur lit d'une fatigue de vivre. La mort s'est mise à manger les vivants qui ne voulaient que vivre et faire vivre leurs idées, la fougue de leurs vingt ans, leur volonté de vivre libres.

Contemplation de la mort, déploration de la perte, les vers, libres comme l’étaient Delbo et Dudach face à la cause qu'ils ont embrassée, chantent des thèmes ancestraux. Orphiques, avons-nous dit. Mais le contexte bouleverse la donne, ce n'est pas l'homme qui prend la lyre, et celle qui s'en saisit n'a rien d'une figure traditionnelle d'une femme en poésie : elle est au combat comme son homme, engagée comme il l'est. C'est elle qui chante le corps de l'autre, sa « peau douce », sans se soucier de s'approprier une imagerie qui, pendant des siècles fut celle des hommes louant les femmes. Eurydice a pris la place d'Orphée, et cette Eurydice est une Amazone : la poésie de Delbo est le lieu de nouvelles métamorphoses qui bouleversent les conventions poétiques, dans le fond comme dans la forme.

Charlotte Delbo s'affranchit des codes du masculin et de féminin comme elle s'est affranchie de ceux du récit. Si elle a chanté la douceur de la peau de son amour perdu, elle n'hésitera pas à affirmer son désir pour un homme qu'elle ne connaît pas, à la fin du dernier volume de son œuvre :

L'inconnu qui venait vers moi
Etait
après tant d'années
le premier homme que j'avais envie d'embrasser (Delbo 1971 : 200).

Nous sommes bien des années après Auschwitz. Ce poème, assez déconnecté des autres textes et poèmes de l'œuvre, sonne comme une confidence. Nous connaissons Charlotte Delbo. Elle nous a jeté aux visages les images atroces qui la hantaient, et que nous lui demandions de nous livrer. Nous connaissons son passé amoureux, sa détresse face à la mort de l'être aimé. Elle peut se confier à nous sur ses désirs. Nous sommes au terme d'un parcours commun à travers trois volumes. Ce sont les lèvres de l'inconnu qui ont éveillé son désir. Il n'y a plus de codes, il n'y a plus de genres, que ces derniers soient littéraires ou sexués.

Il me parlait
je ne l'écoutais pas
je regardais ses lèvres
j'avais envie de l'embrasser. (Delbo 1971 : 200)

Seul poème qui s'ouvre vers autre chose que la détresse et le souvenir, poème tourné vers l'après, dans cette quête de l'homme inconnu dont elle a regardé les lèvres, dans une ville qui, ce jour-là, lui « appartient ».

Le corps des hommes est chanté. Pour en faire revivre la saveur, ou parce qu'ils redonnent un peu de goût à la vie, qu'ils reconnectent au monde. Si cette poésie peut paraître le symétrique d'une poésie masculine pluriséculaire, elle l'est surtout de celle qui s'accompagne d'une certaine mystique. Le corps masculin est objet de désir, et de désir de vie. Cet élan ouvre la gangue de l'imagerie traditionnelle selon laquelle la femme serait associée à la vie parce qu'elle est susceptible de la porter en son sein. Le corps masculin est fait pour vivre, et il fait vivre. Il est le goût de la vie et l'une de ses raisons.

Le corps des femmes est là aussi. Charlotte Delbo en chante la beauté trahie, dans une sorte de blason inversé qui tient aussi d'une vanité revisitée.

Yvonne Picard est morte
qui avait de si jolis seins.
Yvonne Blech est morte
qui avait les yeux en amande
et des mains qui disaient si bien.
Mounette est morte
qui avait un si joli teint
une bouche toute gourmande
et un rire argentin.
Aurore est morte
qui avait des yeux couleur de mauve. (Delbo 1970 : 49).

Le poème s'apparente à une forme inédite de blason par cumul, qui se mue se faisant en hommage aux disparues citées une à une. Offrant un saisissant contre-pieds de l'Hélène de Zeuxis, pour laquelle le peintre choisit de peindre ce qu'il y avait de plus beau chez différentes femmes pour saisir la beauté parfaite de l'Achéenne, le poème immortalise ce que les victimes du camp avaient de mémorable. La mort apparaît ainsi comme un immense gâchis, un scandale semblable à celui évoqué dans le poème qui déplore que la mort rajeunisse, monstre qui se nourrit de jeunesse et de beauté. Ce qui pourrait ainsi apparaître comme la vanité portée à son comble – le souvenir du vivant désirable sous forme de cadavre – révèle en fait le paroxysme de l'insupportable : ce qui aurait dû vivre est mort, ce qui aurait pu encore longtemps enchanter le regard a péri.

La poésie a dans ces œuvres quelque chose de total. Elle est cette forme souple qui s'adapte aux émotions abruptes d'une rescapée qui a perdu l'homme qu'elle aime. Elle se plie aux urgences d'un dire farouche, d'un appel à l'empathie qui se fait presque par la violence, aux révélations indicibles qui briseraient la prose. Et au souvenir dans lequel les polarités du féminin et du masculin s'inversent. Nous sommes les compagnons de Charlotte Delbo. Sa poésie nous entraîne dans ce qui nous apparaît une relation profonde où nous sommes happés par une intériorité complexe qui vibre en nous. C'est en approfondissant l'image de la détenue que nous souhaitons conduire plus loin cette analyse. Quel est l'éthos de la femme dans le camp, et comment celui-ci se traduit-il dans les formes dont Charlotte Delbo use avec tant de talent ?

3. La détenue

Le camp est un univers unisexe. Les femmes sont avec les femmes, les hommes sont avec les hommes. Les femmes sont surveillées par des femmes. Pourtant, c'est également dans ce monde à part que les femmes sont niées. Maigres et rasées, elles sont radicalement déféminisées. Elles travaillent comme des hommes. C'est au balancement entre femme totale et femme niée que nous nous attacherons désormais, pour mesurer l'impact de cette donne hapaxique sur le flux poétique de l'auteure.

3.1. La femme niée

Femmes indépendantes, engagées, belles ou laides, en tout cas distinctes les unes des autres comme l'est tout individu unique qui peuple cette terre, les femmes du convoi des 31000 connaissent un sort qui les rend indissociables jusque dans les traits de leur visage.

[Il y avait] seulement des vitrines
où j'aurais bien aimé me reconnaître
dans les rangs qui glissaient sur les vitres.
Je levai un bras
mais toutes voulaient se reconnaître
toutes levaient le bras
et aucune n'a su qui elle était. (Delbo 1965 : 141)

En rangs, les détenues sont confrontées à leur reflet. Mais aucune ne parvient à se reconnaître. La syllepse du dernier vers cité est particulièrement frappante : ne pas pouvoir se distinguer des autres, c'est perdre son identité jusqu'à ne plus savoir qui l'on est. Femmes indissociables à la pose identique, les détenues rencontrent ici une image clé de la poétique de Charlotte Delbo, celle des mannequins, ces mannequins qu'elle regardait, enfant, avec son père, et qui se font supports d'une méditation sur l'identité perdue des femmes du camp. Petite, elle assiste au déchargement d'un camion de mannequins :

J'avais souvent vu des mannequins dans la vitrine, avec leur robe, leurs souliers, leurs perruques, leur bras plié dans un geste maniéré. Je n'avais jamais pensé qu'ils existaient nus, sans cheveux. Le découvrir me donnait le même malaise que de voir un mort pour la première fois. (Delbo 1965 : 30).

Vêtements et cheveux sont symboles de vie, même pour les figures inanimés des mannequins des Nouvelles Galeries. Vitrine, corps semblables et sans cheveux, les détenues sont des mannequins. Des mortes, en quelque sorte. La prose livre ici une clé de lecture pour une écriture poétique dont on ne saurait, sans cela, déceler le double fond. La complexité de cette œuvre en trois volets ouvre les portes de la poésie, la rend plus libre car elle parle un langage dont les signes sont décodés ailleurs.

La femme n'est pas que niée dans son être. Elle l'est également dans sa filiation. Féminine notamment.

Ma mère
c'était des mains un visage
Ils ont mis nos mères nues devant nous
Ici les mères ne sont plus mères à leurs enfants. (Delbo 1965 : 23)

Déréliction du camp qui dévoile l'intimité des mères et les arrache ce faisant aux secrets de la filiation. Objets des nazis, les mères réifiées ne sont plus un ancrage, témoin de la verticalité des générations. La détenue est seule, dépouillée de ses vêtements, coupée de ses racines.

Comble de la négation, la mort, territoire que les détenues ont exploré même lorsqu'elles ont survécu, à tel point qu'elles ne reviendront jamais totalement parmi les vivants. « Aucun de nous ne reviendra », annonçait le premier opus dans un paradoxe proche du koan : car si l’œuvre existe, elle témoigne nécessairement d'un retour, que niait d'emblée le premier seuil de l'œuvre. « Et je suis revenue » (Delbo 1970 : 179), affirme le premier vers de l'avant dernier poème du second volume. Mais cette affirmation se délite au fil des vers, et, dès la deuxième strophe, un doute sans appel s'impose : « dites-moi suis-je revenue / de l'autre monde ? Pour moi / je suis encore là-bas / et je meurs / là-bas ». Le poème tente de percer l'inconcevable dualité de celle qui revient de l'enfer. La réalité décrite par Delbo est proche en effet de l'hypothèse des « multivers », cette théorie scientifique qui postule la coexistence simultanée de plusieurs univers dans lesquels nos doubles évolueraient en parallèle de notre propre vie, qui n'est pas exempte d'une portée mystique. Tout se passe comme si le fil de la vie se dédoublait pour suivre son cours dans deux univers parallèles : celui du monde libre, et celui du camp, celui où l'on vit, et celui où l'on meurt. La femme vivante vit également, voire meurt également, dans le monde asexué du camp, dans la sphère désexuée de l'au-delà.

D'autres rescapés rapporteront une même sensation. Jorge Semprun,dans L'Écriture ou la vie évoque ainsi la fraternité avec les morts, desquels il se sent plus proche que des vivants qui l'entourent (Semprun 2001 : 160). « Car la mort n'est pas une chose que nous aurions frôlée […] Nous l'avons vécue… Nous ne sommes pas des rescapés, mais des revenants […]. Nous aurons vécu l'expérience de la mort comme une expérience collective, fraternelle de surcroît », explique Jorge Semprun (2001 : 121) au Lieutenant Rosenfeld, quelques jours après l'arrivée des Américains à Buchenwald, en avril 1945. « Je ne suis pas vivante. Je suis morte à Auschwitz et personne ne le voit » (Delbo 1971 : 66), affirme Mado, à qui Charlotte Delbo donne voix dans Mesure de nos jours. Alexandrin libéré entêtant, l'affirmation prêtée à Mado peuple de figures familières le monde parallèle mortifère dans lequel continue de mourir Charlotte Delbo.

Sans mère, sans visage, sans vie, la détenue est ainsi trois fois niée, dans son être au monde, sa féminité, et dans sa vie-même en tant qu'humain. Elle est pourtant, à travers le camp, rendue à une féminité profonde, et profondément renouvelée, dans son rapport aux hommes et à ses compagnes.

3.2. La femme totale

« Celui qui partage le pain ». L'origine du mot « copain », et sa déclinaison en « compagnon » sont bien connus. Les compagnons des romans de chevalerie sont ceux qui font route ensemble et rompent ensemble le pain. Le partage du pain a une valeur humaine profonde. Valeur mystique aussi : lorsqu'il partage le pain, le Christ dit partager son corps. Historique ou mystique, l'union que scelle le pain est souvent masculine. Sa valeur surdéterminée dans l'espace exclusivement féminin des camps où furent déportées Charlotte Delbo et ses compagnes4ne saurait laisser indifférent.

Dans le camp, le pain est rendu à sa valeur initiale. Il est le sens même du mot nourriture. De lui dépend la vie. De lui dépend la mort. Il EST la Vie. « L'apparition du morceau de pain, c'est l'apparition d'un certain futur assuré. La consommation du pain, c'est celle même de la vie : on se rejette dans le risque, le vide, la fragilité de chaque seconde », écrit Robert Antelme (2011: 94). Des textes sublimes jalonnent les récits de rescapés. Un peu plus loin, ce même auteur consacre au pain l'un des passages les plus somptueux de son œuvre. Sa tranche de pain est « Plus qu'un joyau, une chose vivante, une joie », qui transforme sa bouche en « grotte de parfum » dans lequel « la langue, le palais étaient débordés » ; « une caverne » dans laquelle « la nourriture se promenait » (Antelme 2011 : 118). Le pain, dans le récit antelmien comme dans d'autres, est cependant une expérience rigoureusement individuelle. Le pain ne se partage pas. Il se conserve jalousement. Il se vole aux aveugles et aux morts. Il est symbole de survie individuelle. Pourtant, le terme qu'utilise Antelme tout au long de son récit pour désigner les autres détenus n'est pas anodin. « Copain ». Même anonymes, les détenus qui subissent le même sort sont des « copains ». Ils vivent une expérience semblable. Ils sont duplicables. Chez Antelme, les détenus ne sont pas solidaires. Ce qui les unit est leur caractère interchangeable dans la force collective qui va prouver, historiquement, philosophiquement, que les nazis ont tort. Mais le détenu, chez Antelme, est profondément seul. La solidarité est selon lui la marque que l'oppression n'est pas totale. Lorsque c'est le cas, alors le lien avec l'autre risque de se fondre totalement dans la volonté de survivre de l'être seul. « L'oppression totale, la misère totale risquent de rejeter chacun dans une quasi-solitude. […] L'esprit de solidarité [est] encore l'expression d'une certaine santé qui reste aux opprimés. [L]a conscience des détenus politiques avait bien des chances de devenir ici une conscience solitaire », écrit ainsi Robert Antelme (2011 : 143). Paradoxalement, les « copains » partagent tout sauf le pain. Ils vivent une expérience duplicable qui les unit, mais se coupent d'un lien profond, étymologique et mystique : celui contenu dans le geste du partage du pain. Partage impossible dans le camp, où l'on vole le pain des aveugles et des morts ? Non, le récit de Charlotte Delbo nous conduit au cœur de cette mystique du partage revisitée au féminin. C’est le partage du pain, symbole fort de la solidarité entre femmes, qui rend aux détenues la féminité dont la déshumanisation du camp les avait privées, faisant d’elles des ‘femmes totales’.

Dans l'œuvre de Charlotte Delbo, les femmes sont des compagnes à proprement parler. Entre elles, et malgré les conditions extrêmes, le pain se partage. Dans le langage, le mot « compagne » renvoie au sens élargi de « compagnon ». Coupé de son étymologie, il désigne celle qui fait route – au sens métaphorique de « dans la vie » – aux côtés d'un homme. La compagne est la femme qui partage la vie de l'homme. Delbo brise cette tradition. Les détenues partagent le pain. Elles sont les « compagnes » les unes des autres (Delbo 1970 : 15). Comme aux origines étymologiques du terme pourtant réservé aux hommes, aux chevaliers de la chanson de geste et des premiers romans. En dépassant leur destin singulier, les codétenues scellent dans l'univers féminin un pacte de réappropriation d'un mot réservé pendant des siècles à une sphère radicalement masculine. Le pain se partage dans le récit de femmes là où les limites du partage masculin sont franchies dans le récit de Robert Antelme. Observons le passage ci-dessous, dans lequel Charlotte Delbo est interpellée par ses compagnes alors qu'elle regagne la baraque :

« – Qu'est-ce que tu as fait de ton pain ?
– Tu as encore acheté une cigarette ?
– Je ne l'aurais pas fumée toute seule. Non, j'ai acheté un livre. »
J'ai tiré Le Misanthrope de ma poitrine.
« Alors, tu vas nous le lire? »
Chacune a coupé une tranche de son pain pour me faire une ration. (Delbo 1970 : 120).

Don, contredon. Aucune concertation n'est nécessaire. L'une des détenues a acheté un livre pour toutes en donnant son pain, chacune donne un morceau du sien. L'échange de la ration de pain et du livre est également riche de sens. Le pain est en effet une monnaie d'échange bien connue, vouée à créer plus de vie. Ainsi, dans Si c'est un Homme, Primo Levi et Alberto montent une combine fructueuse dont ils proposent le résultat au Blockältester « pour la somme folle de dix rations de pain » (Levi 2012 : 230). Donner son pain pour obtenir un livre, c'est ainsi considérer implicitement que les nourritures de l'esprit sont aussi importantes que les nourritures du corps, ce qui peut sembler une folie dans l'état de faiblesse dans lequel se trouvent les détenues. L'accord tacite des « compagnes », qui donnent chacune une partie de leur pain, conforte cette folle certitude. Celle-ci aura un devenir remarquable, puisqu'elle donnera aux détenues l'énergie considérable de monter la pièce au sein du camp. Se divertir d'un quotidien de privation a autant de valeur que de s'efforcer de conserver son pain pour une survie solitaire.

Femmes solidaires, hommes solitaires ? D'autres passages du récit de Charlotte Delbo confirment cette donne. Les hommes luttent pour leur survie individuelle là où les femmes organisent une survie collective. La scène du don de pain aux hommes est en ce sens extrêmement frappante. Les femmes leur apportent du pain qu'elles ont mis en commun, et les hommes se battent entre eux pour se l'approprier (Delbo 1965 : 34-36). Les femmes y sont renvoyées au paroxysme du ‘care’ : femmes totales, elles transcendent la donne des genres tout en l'incarnant parfois dans une plénitude inédite, surdéterminée par le contexte.

Pièce de théâtre, roman de chevalerie. C'est au niveau métalinguistique que cette féminité absolue qui transcende les genres trouve à s'exprimer. Différents genres littéraires sont conviés pour être dépassés dans une forme nouvelle et vivante. Quant aux éléments traditionnellement assimilés au genre masculin ou au genre féminin, ils sont bouleversés, et recomposés dans une donne nouvelle. Genres littéraires et codes genrés sont mis au service d'une forme nouvelle de la déconstruction et de la reconstruction qui ne font qu'exprimer la liberté profonde de Charlotte Delbo.

4. Conclusion

Aucun de nous ne reviendra. Le titre paradoxal de la première des trois œuvres place d'emblée la forme hybride de ces volumes sous le signe de la poésie puisqu’il rappelle un vers du poème d’Apollinaire « La Maison des morts ». « Aucun de nous ne reviendra » est en effet un vers de ce poème dans lequel, un temps, les morts reviennent à la vie. L'œuvre de Charlotte Delbo est ainsi faite : le sens procède de trois niveaux de lecture. La connaissance du contexte d'abord, qui induit le bouleversement des codes du féminin et du masculin, et la nécessité d'une forme nouvelle. L'analyse du matériau textuel libre que nous propose l'auteure, ensuite. Le réseau signifiant métalinguistique enfin, qui donne des clés de lecture et révèle les coulisses d'une œuvre forte.

C'est à la convergence de ces trois faisceaux que se découvre le féminin poétique si particulier de cette œuvre. La poésie est partout sans être exclusive, la femme est totale tout en étant niée. La poésie de Delbo est accessible car les autres genres conviés livrent les clés de sa compréhension. Elle est vivante parce qu'elle est alimentée des autres genres dans l'œuvre. De la même manière, l'identité féminine de l'auteure est d'autant plus forte que les codes superficiels de la féminité sont brisés par le camp, et dépassés par l'auteure. Amie déchirante, Béatrice écorchée, Eurydice en lieu et place d'Orphée, la marionnettiste de l'œuvre n'a pas qu'un visage poétique. Sa poésie s'alimente du jeu de masques du théâtre : c'est en passant d'un genre à l'autre qu'elle est poétesse ; c'est en transcendant les codes traditionnels du féminin et du masculin qu'elle s'affirme dans l'œuvre comme une femme accomplie, au bout de son être, au bout de son œuvre.

Bibliographie

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Bard, Christine (2008). « L'histoire des femmes au défi de la déportation », in : Histoire@Politique ; 5 / 2, 2-2. (https://www.cairn.info/revue-histoire-politique-2008-2-page-2.htm)

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Dresden, Sem (1997). Extermination et littérature, Paris : Nathan (= Essais et Recherches)

Gomet, Doriane (2015). « Pratiques corporelles et genre dans les camps nazis », in : International review on sport and violence, n° 8, 84-99.

Levi, Primo (1947). Se questo è un uomo. Turin : De Silva. Traduction française de Martine Schruoffeneger (1987) : Si c’est un homme. Paris : Julliard. Réédition 2012, Paris : Pocket.

Parrau, Alain (1995) : Écrire les camps, Paris : Belin.

Semprun, Jorge (1994). L’Écriture ou la vie. (= Folio), Paris : Gallimard. Réédition 2001.

Notes

1 Émission Nous autres sur France Inter [archive] diffusée le 25 janvier 2013, reprenant en grande partie l'émission Radioscopie consacrée en 1974 à Charlotte Delbo, un des rares enregistrements qui existe de la voix de cette auteure. Retour au texte

2 Les citations des trois volumes renvoient aux numéros de page de l'édition d’Auschwitz et après de 2013 (réédition de la première édition de 1970-1971). Retour au texte

3 Char, René (1956). En trente-trois morceaux et autres poèmes. Suivi de Sous ma casquette amarante, Paris : Gallimard. Réédition 1997. Retour au texte

4 Nous soulignons. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Lucie Bertrand-Luthereau, « Le bouleversement des genres dans la poésie de Charlotte Delbo », Textes et contextes [En ligne], 13-1 | 2018, publié le 06 décembre 2018 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1864

Auteur

Lucie Bertrand-Luthereau

Agrégée et Docteure ès Lettres, PRAG en Culture générale, IEP d'Aix-en-Provence, 25, rue Gaston de Saporta, 13625 Aix-en-Provence, lucie.luthereau [at] sciencespo-aix.fr

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