Maîtres absolus et servantes écarlates. Mirages intimes et modalités de la servitude dans l’adaptation sérielle de The Handmaid’s Tale (Hulu, 2017-)

  • Absolute Masters and Scarlet Handmaids. Intimate Mirages and Modalities of Servitude in the Serial Adaptation of The Handmaid’s Tale (Hulu, 2017-)

Résumés

Dans ce chapitre, je montre que l’intimité narrative ambiguë qu’établit la servante Offred avec les lecteurs de The Handmaid’s Tale prend un sens différent lorsque l’œuvre fait l’objet d’une adaptation télévisée sous forme de série. Cette adaptation pose en effet un problème de réception, qui se traduit par une perte de contrôle du récit par son auteur, Margaret Atwood, face à un étiquetage unanime de la série comme instrument de lutte féministe. À partir de ce constat, j’examine la manière dont Atwood restaure une certaine maîtrise de son œuvre en réintégrant dans la série, par le biais d’apparitions fugaces, l’ambiguïté des relations avec la servante protagoniste qu’entretiennent à la fois des hommes de son entourage et les lecteurs de son récit. Par ses interventions, Atwood produit une reproblématisation de l’œuvre source dans un cadre médiatique visuel qui caractérise l’époque actuelle.

In this chapter, I argue that the ambiguous form of narrative intimacy established between Offred and her readers in The Handmaid’s Tale sees its meaning altered when Atwood’s work is adapted as a TV series. As an adaptation, Hulu’s TV show comes with a reception problem, which leads Atwood to lose control of her narrative as she is confronted with the unanimous labelling of the series as an instrument of feminist struggle. Based on this observation, I examine the ways in which Atwood regains control over her work by reintroducing in the series, through her cameo appearances, the ambiguous relationship between the protagonist and both the men around her and her readers that characterises the novel. Atwood thus manages to re-problematize the source work by taking into account the currently dominant framework of audiovisual media.

Plan

Texte

Introduction. Le récit de la servante écarlate : une intimité narrative ambiguë

L’intimité entre maître et servante qui sert de principe narratif à La servante écarlate (The Handmaid’s Tale), roman de Margaret Atwood sorti en 1985, peut paraître dénuée de toute ambiguïté. En effet, le roman pose d’emblée le décor dystopique d’une société totalitaire, patriarcale et théocratique, la république de Gilead, où la réduction des femmes fertiles au statut de Servantes sert officiellement à corriger une baisse catastrophique de la natalité au moyen d’un asservissement sexuel où la reproduction entre dans une logique de productivité. Dès le début du récit, on comprend que le nouveau régime s’est installé suite à un coup d’État, après avoir utilisé le déclin de la natalité comme prétexte pour établir une dictature fondée sur une exégèse masculiniste de certains passages de la Bible, et notamment de celui de l’Ancien Testament où Dieu ordonne à Jacob, dont l’épouse Rachel est stérile, de s’accoupler à leur servante Bilha. En résulte une « dystopie féministe » qui, comme le veut l’une des lois du genre, érige un principe pragmatique en fondement d’un système dictatorial où les femmes voient leur identité réduite à un statut domestique. L’affiche de l’adaptation réalisée en 1990 par Volker Schlöndorff souligne d’ailleurs ce lien entre soumission sexuelle et contrôle totalitaire, puisqu’elle porte l’inscription : « Il était une fois, dans un futur proche, une société où le sexe était devenu une méthode de contrôle … ainsi qu’une arme de destruction massive1 ». Cela est vrai pour toutes, qu’elles appartiennent à la catégorie des Marthas (trop âgées pour procréer, elles font office de gouvernantes chez les dignitaires du régime), ou à celle des Épouses qui, bien que haut placées dans la société de Gilead, ne sortent guère que pour des cérémonies strictement réglementées, comme lorsqu’une servante donne naissance à un enfant qui sera remis à l’une d’entre elles. Dans le cas des Jézabels comme dans celui des Servantes, la perte identitaire occasionnée par l’asservissement et marquée par la privation du nom propre s’accompagne d’une réduction au rôle d’esclaves sexuelles, les Jézabels servant de prostituées en compagnie desquelles les « commandants » de Gilead peuvent assouvir leurs pulsions alors que les Servantes doivent subir une tentative d’insémination naturelle, totalement dépourvue d’intimité, puisque l’acte sexuel a lieu lors d’une cérémonie où l’épouse légitime du commandant accueille dans son giron sa servante alors même que celui-ci ensemence un corps devenu réceptacle, version quasi-nécrophile du recours à une mère porteuse ici réduite au statut d’objet.

Dès le début du roman, Atwood déjoue donc une attente suscitée par son titre, héritée d’une représentation traditionnelle de la servante comme « cause potentielle de troubles dans les ménages, parce que sa sexualité est toujours susceptible d’ensorceler un homme, que ce soit son maître ou un autre serviteur2 » (Straub 2009 : 35). Car pour que les servantes écarlates (ainsi dénommées en raison de l’habit rouge qu’elles sont obligées de porter) possèdent un tel potentiel subversif, il faudrait au moins qu’elles puissent bénéficier, avec leur commandant ou avec d’autres personnes de leur entourage, de moments d’intimité dont les prive le pouvoir en place. Cependant, cette attente générique quant au rôle de la servante ne reste pas insatisfaite tout au long du roman. Jouant avec les codes du genre pour les réintroduire graduellement après avoir semblé les détourner, Atwood organise la réapparition fugace de moments d’intimité au fil du récit de la protagoniste, Offred. Si le surnom de la servante exprime l’appartenance de corps à celui qui, plus qu’un seigneur et maître, est désigné comme le/son « commandant », Fred Waterford, ce dernier invite néanmoins Offred à mieux le connaître – sans, d’ailleurs, encourager une démarche réciproque, ce qui en dit long sur sa volonté d’aller plus loin dans l’intimité sans en perdre le contrôle, même en exigeant une relation plus personnelle. Ainsi, Offred accepte de se rendre en secret dans le bureau du commandant pour l’y affronter lors de parties de Scrabble. Mais elle ne se contente pas de satisfaire Waterford en faisant mine de lui fournir ce que le régime interdit, à savoir une relation interpersonnelle qui n’entre pas dans une logique de (re)productivité. Encouragée à le faire par l’épouse du commandant, Serena Joy, qui y voit une manière d’augmenter les chances qu’aura Offred de procréer, la servante se rend, également en secret, dans la chambre de Nick, chauffeur du commandant soupçonné d’être un espion du régime, pour des relations intimes dont elle tire cette fois le plus grand plaisir.

En nimbant ainsi d’ambiguïté la relation entre maître et servante, Atwood évite deux des écueils principaux du genre dystopique. Le premier est la focalisation sur la critique d’un régime qui fait de l’histoire du – plus rarement de la – protagoniste un simple prétexte au rôle purement anecdotique. C’est par exemple le reproche que l’on a pu faire au 1984 d’Orwell (Bossche 1984), dont Atwood admet s’être inspirée – pour en proposer, il est vrai, une version féministe (Atwood 2004). Le second est l’invitation appuyée à une lecture présentiste3 de ce système totalitaire, dont l’avènement serait proche si l’on ne mettait immédiatement tout en œuvre pour l’éviter. C’est sur ce dernier point que j’aimerais m’attarder ici, en étudiant le roman en regard de son adaptation sérielle diffusée sur Hulu en 2017, pour interroger les modalités d’une telle lecture présentiste, à laquelle les deux œuvres, à plus de trente ans d’intervalle, ont été soumises. Au terme de cette analyse, j’entends restituer à l’œuvre, par-delà une lecture de l’asservissement comme dérive totalitaire et, dans notre cas, machiste, un certain nombre d’ambiguïtés salutaires, notamment par ce qu’elles multiplient les points de vue sur la question de la servitude féminine, mais aussi sur les modalités d’une éventuelle libération féministe.

1. Un récit à la réception maîtrisée ?

La plupart de ces nuances sont présentes dans le roman. L’œuvre-source instaure en effet une intimité problématique entre les lecteurs et la servante/narratrice Offred, relation ambiguë qui empêche de lire le récit de cette dernière comme un pamphlet. Premièrement, parce que le récit d’Atwood est une dystopie féministe dans les deux sens possibles du terme : le plus évident, qui se traduit par une vision cauchemardesque de la condition féminine exprimant une critique de la droite évangéliste américaine et plus largement du puritanisme des pères fondateurs, mais également le second, où c’est le féminisme qui mène à la dystopie. À travers le personnage de la mère d’Offred, les travers d’un féminisme seconde vague sont critiqués sans équivoque pour avoir proposé un point d’appui involontaire au régime de Gilead. La mère d’Offred se livrait à des autodafés de magazines pornographiques pour critiquer l’asservissement de la femme au regard masculin : on peut considérer qu’elle a été prise à son propre piège en étant prise au mot par le régime de Gilead qui, est-il dit à de nombreuses reprises, annihile complètement, du moins en apparence, cette hégémonie visuelle (voir Ehrenreich 1986; Stimpson 2009 : 81). Deuxièmement, parce que la narratrice joue subtilement avec les possibilités que lui offre une relation narrative intime avec le lecteur et peut-être plus encore avec la lectrice, en essayant par tous les moyens rhétoriques de susciter la sympathie (Malak 1987 : 15). Par exemple elle associe systématiquement sa propre situation à celle de toutes les femmes en utilisant le pronom « nous » pour se faire la porte-parole d’une cause (Dopp 1994).

Cependant, l’épilogue du roman vient relativiser le poids idéologique de cette intimité en posant l’hypothèse que le récit de la servante écarlate soit une supercherie.4 Surtout, cet addendum faussement paratextuel montre que l’époque de Gilead est révolue en suggérant que le problème de l’hégémonie masculine n’a pas pour autant été résolu. Dans cette excroissance qui fait néanmoins partie intégrante du roman, et qui propose les actes d’un colloque tenu en l’an 2194 par des historiens sur la république de Gilead, le Professeur Pieixoto déclare notamment que « ce que nous avons devant nous n’est pas la pièce sous sa forme originelle » (Atwood 2017a : 490), et même que le récit est peut-être un « faux » (Atwood 2017a : 493). De manière rétroactive, cette surprenante conclusion nous présente donc le récit comme une reconstruction, pour en détruire à rebours la signification. Elle nous invite par la même occasion à reprendre l’histoire depuis le début pour y voir l’œuvre d’une narratrice non fiable dont le récit pourrait être un instrument de propagande.

De plus, dans une postface à l’une des dernières rééditions de son œuvre en date, Atwood nous rappelle qu’elle a souhaité terminer le récit d’Offred par une ouverture des possibles narratifs, mais également que l’épilogue nuance considérablement toute lecture catastrophiste et paranoïaque, c’est-à-dire ces interprétations que l’on lit partout à propos de la série de Hulu, sur laquelle portera la suite de mon propos. Atwood déclare en effet :

J’ai ménagé à ma Servante une évasion possible par le Maine et le Canada. Et j’ai aussi ajouté un épilogue, qui laisse imaginer que la Servante et le monde où elle vivait sont remisés dans un lointain passé historique. Quand on me demande si l’histoire de La Servante écarlate est sur le point de « devenir vraie », je me dis qu’il y a deux avenirs dans le livre, et que si le premier « devient vrai », le second le pourrait aussi (Atwood 2017b : 522).

Reste cependant que la conférence du professeur Pieixoto est ponctuée de plaisanteries sexistes qui laissent à penser que, si la narratrice du « récit de la servante écarlate » s’est bien posée en victime (Deer 1994 : 117) pour nous livrer un discours de la servitude féminine volontaire (au sens où la revendication féministe passerait par une déformation dérangeante des faits narrés), son texte a eu l’effet inverse de celui recherché, une fois déconstruit par les historiens. Le trait d’ironie finale d’Atwood tend en effet à montrer que sa dimension vindicative l’a décrédibilisée à tel point que les universitaires, forcément masculins (Davidson 1988 : 114), s’autorisent les pires sous-entendus sur cette servante qui ne peut être qu’une faible femme, limitée intellectuellement, et finalement, pas si soumise ni dévouée à la cause féministe que cela, puisque les historiens supposent qu’elle a pu utiliser sa relation avec Nick pour s’évader, seule plutôt qu’avec l’ensemble de ses compagnes d’infortune, de Gilead. Dans ce deuxième avenir possible pour Offred que la série, contrairement au roman, ne semble pas proposer comme alternative, les femmes voient leur condition améliorée de manière seulement relative, puisque le renversement de la république de Gilead permet le retour à une société antérieure toujours aussi machiste.

L’ambiguïté de la relation intime entre maître et servante, mais également entre les lecteurs et lectrices et cette même servante, est donc littéralement une question de point de vue. Dans la série plus encore que dans le roman, la dimension visuelle de l’asservissement féminin joue un rôle central, puisque la domination passe par un régime de monstration très particulier. Ce mode de narration visuelle, dont je vais établir les enjeux, me semble crucial pour comprendre la persistance d’une situation de servitude – ici féminine. J’estime en effet, à la suite de Theodor Adorno, que l’incapacité d’une société à résoudre certains antagonismes conduit à leur résurgence sous l’aspect de problèmes artistiques formels. Par ailleurs si, comme l’estime Amin Malak, les dystopies parlent des modalités du pouvoir (Malak 1987 : 10), celle d’Atwood examine avant tout, comme l’affirme Pamela Cooper (Cooper 2008), les modalités d’une soumission à la scopophilie qui emprunte à la théorie du regard masculin (male gaze) de Laura Mulvey (Mulvey 1975). Dans ce cadre théorique, je tenterai donc d’évaluer la capacité de la série à retranscrire les ambiguïtés du roman sur l’intime servitude qu’il présente, mais également d’explorer les limites d’une lecture et, disons-le, d’une utilisation présentiste de la série et de ses actrices comme porte-drapeaux du combat actuel contre le harcèlement sexuel et par-delà, pour l’amélioration de la condition féminine.

2. L’adaptation sérielle : vers une servante affranchie ?

Il ne fait aucun doute que, comme toute dystopie, The Handmaid’s Tale a pour but de mettre en garde contre les dérives potentielles, voire imminentes, des sociétés actuelles et en particulier de la société américaine5. La série va même plus loin, puisqu’elle aborde de manière allégorique la condition actuelle des femmes. Elle observe que perdure une situation de servitude, ou au moins de soumission, malgré pléthore de discours progressistes en la matière. Dans différentes publications, on a ainsi pu lire à son propos qu’il s’agit d’« une série qui donne envie de se révolter » (Langlais 2017) et d’« une dystopie terrifiante qui nous plonge dans un proche futur » (Le Monde 2017), ce dernier étant ni plus ni moins qu’« un monde à la George Orwell » (Selva 2017). À contre-courant d’une autre tendance prédominante dans les séries contemporaines, qui consiste à mettre les spectateurs et spectatrices au défi de deviner ce qui se passera ensuite ou de percer le mystère que constitue un univers narratif, The Handmaid’s Tale semble donc a priori formuler des constats (la société actuelle est toujours, et depuis toujours, patriarcale et machiste), et proposer des conseils (prenons les armes pour préserver les droits des femmes, de peur qu’ils ne disparaissent – appel à la résistance clairement formulé par Offred lorsqu’elle déclare : « Ils auraient bien dû se douter qu’en nous donnant des uniformes nous allions former une armée 6»).

Reste une question qui devient fondamentale dès lors que l’on a pris acte de l’importance des ambiguïtés narratives du roman : celle de la manière dont la série, en tant qu’adaptation, s’érige sur ce dernier pour le recréer à l’écran. Or sur ce point, force est de constater que la série apporte des réponses toutes faites là où Atwood prônait l’ouverture du sens, pour soumettre à l’incertitude certains points résolus dans l’intrigue du roman, comme si Bruce Miller, qui est aux manettes de la série, déplaçait les points d’interrogation. On remarque tout d’abord que, dans la série, la question raciale fait l’objet d’un traitement nouveau. Dans le roman, le régime de Gilead est sexiste et raciste, puisqu’il envoie les Afro-Américains dans les colonies. Rien de cela dans la série, où Moira, la meilleure amie de June est servante bien que noire de peau, ce qui signifie que l’impératif de faire remonter la natalité a officiellement annihilé la crainte du métissage héritée de l’esclavage et de la ségrégation. Bien que totalitaire, la société de Gilead semble quasiment post-raciale – sans doute pour déplacer le point focal vers les questions de genre en éliminant les parallèles possibles avec l’histoire de l’esclavage. Une autre différence majeure concerne les modifications apportées à l’intrigue. Si l’on excepte l’épilogue, le roman d’Atwood se termine sur le départ d’Offred, qui est marqué du sceau de l’inconnu. Est-elle emmenée dans les colonies ou par la rébellion, c’est-à-dire par le groupe de résistants Mayday ? La série, du moins sa première saison, se termine sur le même événement. Mais comme il est dorénavant acquis qu’il y aura au moins une deuxième saison, on comprend que ce qui arrive ensuite à Offred, et qui est soumis à l’ouverture narrative dans le roman, trouvera une réponse dans la suite de la série. Le but de ces modifications est assez facile à identifier si l’on se place d’un point de vue mercantile – et il convient de ne pas oublier que les séries télévisées sont des produits de grande consommation. L’expansion de l’intrigue correspond à une volonté de creuser la psychologie des personnages, mais surtout de prolonger un récit qui rencontre le succès dans le but d’en tirer le maximum de profit et, pourquoi pas, de doter le roman d’Atwood de la fin qui semble lui convenir, vu le contexte dans lequel s’inscrit la série. Si l’on en juge par la réception unanime de la série comme instrument de lutte féministe, on peut en effet aisément imaginer que, puisque suite il y aura, elle consistera en un récit complémentaire de libération, au terme duquel les femmes sortiront de la servitude giléadienne alors que, de manière concomitante, les spectatrices mettront fin au machisme institutionnalisé.

3. Un instrument de libération féministe ?

En effet, l’abondant paratexte de la série de Hulu décourage toute lecture discordante ou simplement alternative. Elle récolte l’unanimité des suffrages, et fait l’objet d’un consensus qui inspire, comme tout consensus, une certaine méfiance. L’éloge est univoque de la part du public, des critiques, mais également de l’industrie du divertissement télévisé qui a accordé à la série un nombre important de récompenses, des Golden Globes, aux Emmy Awards7. Le problème du sens est résolu par une mise en contexte : The Handmaid’s Tale propose, en tant que réadaptation progressiste, d’offrir une tribune mondiale aux voix qui s’érigent contre un sexisme dont un grand nombre de révélations récentes nous rappelle l’ampleur. Elle est immédiatement devenue l’archétype, avec Black Mirror (Channel 4, Netflix, 2014-) de la série qui invite à une lecture dystopique du présent – pour ne prendre qu’un exemple, elle a immédiatement été décrite comme « étonnamment en phase avec l’Amérique de Trump » (Onstad 2017)8. C’est d’ailleurs avant même sa sortie qu’on lui a attribué une réception officielle, voire autorisée, puisque Margaret Atwood a été abondamment interrogée sur le sens que prend son œuvre, ainsi recontextualisée. Lors des interviews promotionnelles accordées aux émissions de type talk-show, c’est l’angle qui a été systématiquement adopté. Atwood, comme au moment de la sortie de son roman, s’est prêtée au jeu avec une grande ironie, et en montrant une parfaite conscience, d’une part, de l’utilité de son roman, mais également, d’autre part, des contextes dans lesquels on n’a eu de cesse de l’utiliser. Dans la postface précédemment mentionnée, elle écrit d’ailleurs que son roman « est devenu une sorte de référence pour ceux qui écrivent à propos d’évolutions politiques visant à prendre le contrôle des femmes, particulièrement celui de leur corps et de leur fonction reproductrice » (Atwood 2017b : 513). Elle évoque même, d’un ton moqueur, les étranges blogs sur le Web où l’on discute des descriptions de la répression des femmes qui figurent dans le roman comme s’il s’agissait de recettes de cuisine (Atwood 2017b : 513). On imagine son amusement face à la prolifération actuelle de sites, et de forums dédiés à son œuvre, et qui, tous, en font l’instrument de divers combats pour : l’égalité hommes-femmes, le droit à l’avortement, etc., et contre : le harcèlement, le sexisme, et surtout Donald Trump. La série cristallise en effet une opposition fondée sur des précédents historiques autour du président des États-Unis, si bien que l’adaptation paraît faire sens en fonction d’un contexte particulier et immédiat.

Si cette volonté d’utiliser le roman en faveur de la cause féministe et comme moyen de souligner les dérives liberticides de l’Amérique contemporaine est évidemment honorable, elle n’en pose pas moins un certain nombre de problèmes. Le premier est à mon sens qu’une telle lecture est quelque peu simpliste et pour le moins réductrice, en ce qu’elle résout un problème que le roman d’Atwood se refusait à clore. Ainsi, la romancière récuse l’emploi pour son roman de l’étiquette « dystopie féministe », dont elle rappelle qu’elle n’est pas strictement appropriée :

Dans une dystopie féministe pure et simple, tous les hommes auraient des droits bien plus importants que ceux des femmes. […] Mais Gilead est une dictature de type classique : construite sur le modèle d’une pyramide, avec les plus puissants des deux sexes au sommet à niveau égal – les hommes ayant généralement l’ascendant sur les femmes (Atwood 2017b : 519).

La série proposerait-elle une version féministe d’un roman qui interdisait, par son chapitre final, mais également par d’autres aspects de son contenu, toute interprétation univoque ? On en viendrait presque à se demander si cette adaptation télévisée, qui n’en reste pas moins satirique et acerbe, ne se voit pas rattraper par un discours politiquement correct caractérisé par l’autocensure des avis contradictoires. L’historique de l’étiquetage « féministe » de la série est intéressant de ce point de vue. Ainsi que l’explique un article du New Yorker publié en avril 2017 (Schwartz 2017), les actrices de la série ont dans un premier temps pris soin, dans toutes les interviews qu’elles ont accordées, d’éviter l’emploi du mot « féminisme ». L’actrice principale, Elisabeth Moss, a même déclaré que l’histoire d’Offred, comme celle du personnage de Peggy Olson qu’elle incarnait dans Mad Men, était avant tout celle d’un être humain, parce que les droits des femmes sont des droits humains. Et Alexandra Schwartz, auteure de l’article, d’ajouter avec malice : « On dirait un interdit sorti tout droit de Gilead. Serait-il possible que les actrices de la série aient reçu l’ordre d’éviter l’étiquette féministe, peut-être à des fins mercantiles ? » (Schwartz 2017)9. Le terme serait trop dangereux, à Gilead comme dans les sociétés contemporaines, sans doute parce qu’il serait rétrograde, sectaire, ou réducteur, ce qui signifie qu’il simplifierait les enjeux d’une série et d’un problème complexes. Il a fallu qu’Atwood, dont les propos font autorité et qui semble tenir absolument à avoir le dernier mot, intervienne pour mettre fin à ce qui devenait une controverse. Dans un entretien à la chaîne CBC news, elle a déclaré que la série était féministe et que ceux qui penseraient le contraire commettraient une grossière erreur (CBC News 2017).

L’hésitation des uns et des autres à employer l’étiquette féministe fait de cette tentative d’essentialisation un enjeu crucial pour l’œuvre augmentée de ses adaptations. Cette étiquette, synonyme d’engagement, ne remet-elle pas en cause la fiabilité du récit d’Offred, en le traitant comme un pamphlet au service d’une cause, et par conséquent doté d’un appareil rhétorique et hyperbolique visant à rallier la majorité du public à cette cause ? Que penser d’une série dont la réception est ainsi encadrée ? On pourrait simplement répondre à ces questions que la réception unanime de la série en fait de facto une œuvre féministe. Je vois cependant trois raisons de pousser plus loin le raisonnement. La première est la malice caractéristique d’Atwood qui, en faisant une apparition dans un rôle secondaire au sein de l’adaptation télévisée, fait acte d’autorité/auteurité pour s’opposer à la facilité de l’estampille « série féministe ». Le deuxième est que le sens de cette présence de l’auteur dans l’adaptation de son œuvre engage une réflexion sur les modalités de la médiation de ce que Pieixoto appelle « la pièce sous sa forme originelle » (Atwood 2017b : 490), et réintroduit la possibilité d’une déformation médiatique, appelant ainsi à s’interroger sur l’impact des médias de masse sur la question du féminisme, dans le traitement de l’information notamment. Le troisième est que ce droit de regard exprimé par l’auteur nous est directement adressé, et qu’en cela, il rappelle à quel point la question du regard est cruciale dans la série, où elle ne se réduit pas non plus à une étiquette extrêmement à la mode ces temps-ci, celle de « female-centered10 ».

4. Ambiguïtés médiatiques : le récit de la servante et la place du maître

Que ce soit pour la question de la condition féminine ou pour celle d’esclavage, la servitude, en tant que relation de pouvoir, est devenue indissociable de ses représentations médiatiques. Comme l’a montré Patricia Bradley dans Mass Media and the Shaping of American Feminism, 1963-1975 (Bradley 2004 : xii), le féminisme deuxième vague a souffert d’un traitement médiatique qui se réduisait au récit de destinées féminines individuelles, la plupart narrant l’accès d’une femme à l’emploi, ou de préférence à un emploi précédemment occupé traditionnellement par les hommes, ou l’accès au droit à l’avortement. Si j’insiste sur cet aspect, c’est évidemment parce que ces deux signes de progrès en matière d’égalité hommes-femmes sont le terreau sur lequel la république de Gilead érige son système totalitaire, en privant les femmes de l’accès au travail, et en niant de fait le droit à l’avortement puisque les femmes fertiles sont forcées de procréer. Or, Bradley montre que la focalisation des médias de masse sur cet aspect des combats féministes s’est avérée à double tranchant. Après une présence forte, mais limitée dans le temps, de récits de ce type dans les médias, l’intérêt est rapidement retombé, laissant dans son sillage l’idée que la question d’un accès égalitaire au travail était résolue (Bradley 2004 : xiii). Par ailleurs, en concomitance avec ce pic de productions médiatiques féministes, on assistait, toujours selon Bradley, à une recrudescence, plus durable celle-là, d’articles et de séquences de journaux télévisés qui vantaient l’éthique du travail et l’individualisme en général (plutôt que la capacité d’un individu à réussir en tant que femme), ainsi que les vertus d’un certain ruralisme, qui véhiculait des valeurs à l’opposé de celles des citadins et de leur dépravation (Bradley 2004 : xiv). Au bout du compte, les médias de masse n’ont pas vraiment servi la cause féministe, tout en donnant l’impression de le faire. Comme le rappelle Kim Loudermilk, Susan Faludi a par ailleurs montré, dans son ouvrage Backlash: The Undeclared War against American Women, que les médias américains n’ont de cesse de discréditer le mouvement post-féministe depuis le début des années soixante-dix en le rendant responsable des problèmes-même qu’il essaie de résoudre (Loudermilk 2013 : 6). Le paradoxe, selon Faludi, serait que l’on en est arrivé à lire toute la question des droits des femmes selon les critères d’une société américaine patriarcale, individualiste, et capitaliste (Faludi 1992 : xviii). On comprend donc que, pour que le progrès soit effectif, il est absolument nécessaire de changer de grille de lecture, et que, si ce changement doit advenir, il est conditionné à la participation des médias de masse, en ce qu’ils sont susceptibles de l’encourager voire de le provoquer. Il est difficile de ne pas interpréter de la même manière le consensus médiatique actuel entourant The Handmaid’s Tale, si fulgurant qu’on peut craindre qu’il ne soit qu’éphémère, de même que les velléités féministes qu’incarne la série, concrétisées par pléthore de récompenses en provenance de l’industrie culturelle. Car si d’un côté, des femmes américaines revêtent le costume de la servante pour manifester dans la rue (Times s. d.; Hauser 2017), l’industrie télévisuelle rend hommage au combat féministe en focalisant tous les regards sur un casting d’actrices parées de leurs plus beaux atours, maquillées et en robe de soirée, lors des diverses cérémonies de récompenses organisées par l’industrie culturelle. Et ce même quand, lors de la cérémonie de remise des Baftas, tous les invités s’habillent de noir en signe de soutien à la cause féministe, et en particulier à #MeToo et à Time’s Up. On ne peut que constater que, lors de tous ces événements, les actrices ne sont pas très différentes, dans leur apparence, d’Offred dans le passage de la série où le Commandant lui demande de se conformer à des canons de beauté qu’elle pensait abolis, en se maquillant, s’ornant de bijoux, se parfumant, et en revêtant, justement, une robe du soir (Barnes et Buckley 2018).

Cela peut sembler paradoxal, notamment si l’on se souvient qu’un certain féminisme combat cette vision superficielle d’une beauté adaptée au regard masculin, et que l’une des ambiguïtés de La Servante écarlate consiste justement à rappeler que les uniformes de rigueur à Gilead donnent raison au féminisme sur ce point. Pour Fiona Tolan, en effet, le récit d’Offred est une interprétation méta-fictionnelle de la méta-histoire, et l’histoire en question, est, dans une large mesure, celle du mouvement féministe (Tolan 2007 : 144). Le roman décrit de façon satirique une société qui a inconsciemment et paradoxalement concrétisé certains buts du féminisme (Tolan 2007 : 145), dont on peut même considérer qu’il est en partie responsable de la naissance de Gilead. La différence entre une lecture de La Servante écarlate comme utopie féministe et comme dystopie anti féministe est alors une question de point de vue. En effet, le récit d’Offred souligne à de nombreuses reprises que la république de Gilead se présente comme une libération pour les femmes, au sens où elles n’ont plus de raison de se conformer à la dictature de l’apparence véhiculée par les magazines de mode, ni de subir l’insécurité dans les rues et la peur du viol, ni de souffrir l’embarras causé par la permanence du regard masculin et du désir qui lui est traditionnellement associé. Il est donc significatif que la série se dispense de la mère de June, personnage qui incarne, dans le roman, le féminisme deuxième vague qui aurait, contre toute attente, facilité l’installation d’un état totalitaire, lequel peut se targuer d’avoir mis les femmes « à l’abri », si l’on adopte un point de vue cynique comme nous y invite si fréquemment Atwood. Néanmoins, dans l’épisode cinq, Offred, comme dans le roman, reçoit en cadeau de la part du commandant un magazine de mode qui déclenche en elle la nostalgie d’une époque idéalisée. Si Germaine Greer, dans The Female Eunuch (Greer 1971), considère les magazines de mode comme des instruments non pas de libération mais de répression, on lit ici le plaisir d’Offred, qui semble regretter que Gilead les ait éradiqués, au point de les faire devenir des objets de contrebande.

Enfin, et de manière plus intéressante pour nous vu le problème que j’ai posé en introduction, le roman serait en fait une critique de l’incapacité du féminisme à produire un véritable changement social (Loudermilk 2013 : 119-20). Loudermilk rappelle, fort justement, que ces lectures ne sont pas contradictoires entre elles, et que le roman se contente de remettre en question certaines prises de position féministes. On doit donc se poser la même question pour la série. On observera d’abord que, si elle préserve cet aspect essentiel du roman, qui consiste à mettre en évidence les contradictions inhérentes à l’étiquette « féministe », contradictions liées à des désaccords sur les buts et les modalités du combat, son esthétique d’ensemble n’offre qu’une complaisance minimale au regard masculin, le fameux male gaze hégémonique au cinéma dénoncé par Laura Mulvey. Le regard des spectateurs est en effet systématiquement canalisé vers le visage de l’actrice, Elizabeth Moss, dont les nuances d’expression sont le plus souvent saisies en gros plan. En cela, la série s’érige en porte-à-faux par rapport à une tendance prédominante dans la culture visuelle contemporaine, qui consiste à construire l’association entre voir et pouvoir sur l’idée d’une surveillance panoptique et dont le centre serait occupé par un point de vue masculin. Cela permet de prendre acte du fait que la culture scopique contemporaine est modelée par une surabondance de caméras et d’écrans, qui font notamment office d’instruments de surveillance au service d’un pouvoir souvent qualifié de quasi totalitaire, dont le regard est caractérisé comme masculin. On trouve ici exactement l’inverse. Si la société de Gilead est bien semblable à celle du 1984 d’Orwell en ce que, littéralement, le régime a des yeux partout, cette surveillance totalitaire se passe complètement de la technologie. En refusant de recourir à une triade qui tient du cliché dans la culture contemporaine – l’association surveillance/technologie/pouvoir – la série de Hulu prend acte du surjeu de l’esthétique de la surveillance dans la culture visuelle contemporaine pour montrer que le lien entre perception et pouvoir a intégré la technologie jusqu’à la faire disparaître. L’ubiquité n’est pas ici caractéristique de ce qui nous est donné à voir. Pendant la majeure partie des épisodes, c’est le visage d’Offred que l’on voit, et il nous bloque l’accès à ce qui l’entoure, en nous proposant, pour toute matière, un jeu d’actrice qui, si formidable qu’il soit, reste un rôle joué pour la caméra, qui incarne une réaction contre Gilead. S’y dévoile toute la carte d’un sensible qui ne paraît plus accessible autrement, et la vision d’un regard féminin qui nous fait face plutôt que d’épouser véritablement le regard de la caméra.

Il semble bien, en effet, que l’un des buts de la série soit de nous confronter à certaines contradictions. En atteste l’apparition d’Atwood, qui pointe un doigt vengeur non pas sur Gilead, mais vers l’une des servantes et, dans un plan subjectif, vers les spectateurs. Dès le premier épisode, Atwood apparaît en effet dans la série en cameo. Lors d’une scène se déroulant dans le gymnase où les servantes subissent l’endoctrinement, Atwood se donne le mauvais rôle, celui d’une Tante (Aunt) responsable de l’endoctrinement des servantes, qui gifle Offred pour son incapacité à faire de sa compagne d’infortune, Janine, un bouc émissaire, en pointant sa responsabilité pour le viol qu’elle a subi. À l’image de la série, Margaret Atwood accuse. Il y a en effet dans sa brève apparition bien plus qu’un clin d’œil hitchcockien. Présence surplombante et menaçante, Atwood gifle la protagoniste, qu’elle place durablement sous son regard noir et moralisateur. L’intrigue, dans ce qu’elle a de plus perturbant, puisque la protagoniste est ici maltraitée pour ne pas avoir suivi le mouvement général en pointant Janine du doigt, se déroule sous la surveillance d’Atwood, c’est-à-dire « under her eye », pour paraphraser la formule de politesse obligatoire à Gilead, « under his eye ». Il est ainsi rappelé que le texte source de la série est moins la Bible que le roman d’Atwood, puisque cette dernière veille au sens que l’on donnera à son adaptation. Par un trait d’ironie digne de son personnage de Pieixoto, Atwood refait a posteriori l’histoire, reconstruit son propre récit pour pointer ce qui est important : non pas le récit en lui-même, instable et intemporel, mais l’image qu’il renvoie à l’époque qui le regarde.

Reste que cette intervention est assez déstabilisante, puisqu’Atwood semble rappeler son personnage à l’ordre, et restitue une ambiguïté dont elle semble considèrer qu’elle manque quelque peu à la série. Elle invite ainsi Offred et par la même occasion les spectateurs et spectatrices à mettre le doigt sur le problème, qui est semble-t-il moins une faute (au sens du jugement horrible et malheureusement assez répandu prononcé ici : « c’est sa faute si Janine a subi ce viol ») qu’une erreur d’interprétation. Car dans l’équilibre du roman, le combat féministe de la mère de June, également incarné par le personnage de Moira, dont on apprend qu’elle a par le passé rédigé un mémoire sur le viol au premier rendez-vous (date rape), joue un rôle essentiel pour relativiser une lecture univoque de La Servante écarlate, parce qu’il est traité comme un combat moralisateur envers les femmes qui se plient aux critères du regard masculin. Cette idée, on l’a vu, s’est retournée contre les féministes qui la défendaient pour servir de terreau au régime totalitaire de Gilead, et aboutir, entre autres revers cruels, à l’accusation portée ici envers Janine. Sans cet arrière-plan, qui suggère cyniquement que c’est pour protéger les femmes lorsqu’elles sortent dans la rue que les servantes sont coupées du monde mais aussi des regards, il ne fait aucun doute que ce jugement est insupportable. Vient ensuite le moment où l’on explicite collectivement la volonté divine. C’est sans doute là l’objet de la présence d’Atwood : nous rappeler que, sans tirer les leçons du passé, et sans en proposer une interprétation méticuleuse refusant tout manichéisme dont l’intervention du professeur Pieixoto fournit certes une caricature, on court le risque de la stase, voire du retour en arrière, ou pire, du retour de bâton, le fameux Backlash que décrit Susan Faludi.

Par son apparition furtive, Atwood montre que la série est nécessaire mais insuffisante, et peut-être même contre-productive comme à chaque fois que la culture médiatique de masse s’empare de la question du féminisme. On peut tout à fait considérer que la reprise sardonique d’un argument machiste faisant porter la responsabilité du viol sur la femme peut s’avérer déculpabilisante pour le spectateur d’une série télévisée dite « de qualité », qui plus est adaptée d’une grande œuvre de la littérature, surtout si l’on sait que le public américain habituel de chaînes du câble de diffusion par Internet est généralement progressiste sur le plan des valeurs (Shimpach 2010 : 134). Pour schématiser, la sociologie des publics de programmes télévisés américains tend à démontrer que les ultraconservateurs susceptibles d’adhérer à l’idée assénée ici par Tante Lydia consomment plutôt des émissions de téléréalité diffusées sur les networks que des séries « haut de gamme » diffusées sur les chaînes qui nécessitent un abonnement. À l’inverse, on peut imaginer que le public habituel de Hulu adopte de manière assez unanime un point de vue critique et choqué sur cette manière de justifier le viol, ce qui a été ma propre réaction lors du visionnage de la série, avant de me rendre compte, honteux, que j’étais confortablement outré face à mon écran. Le doigt que pointent les servantes vers l’une d’entre elles mais en même temps, dans les plans subjectifs qui rendent la perception de la victime de ce jugement, vers l’écran, m’est alors apparu comme une incitation à ne pas se voiler la face. La brève apparition d’Atwood nous prend directement à parti, en suggérant qu’un avenir totalitaire est en marche alors même que nous regardons ailleurs, que nous avons les yeux rivés sur une fiction qui nous permet de juger sans véritablement agir. En tant qu’adaptation, la série nous confronte donc à l’incapacité de notre culture visuelle à évoluer en profondeur. La modalité visuelle qu’elle emploie nous oppose un constat pertinent, et critique, en dénonçant une société où l’on peut, de manière unanime, accorder aux femmes de témoigner en gros plan et en détail des exactions qu’elles ont subies par les tenants du regard dominant, producteurs hollywoodiens et autres. Nous mettant face à nos propres œillères, qui sont également celles de la cornette d’Offred canalisant son regard et le nôtre, elle met en évidence les aspects les plus dérangeants de cette parole donnée aux femmes, pour la faire apparaître comme le biais d’une déculpabilisation, voire d’un tokenism non pas racial mais genré.

Atwood, qui plaisante souvent sur le fait que son rôle de consultante ne lui a pas donné beaucoup de contrôle sur le contenu de la série, affirme ainsi un point de vue bien plus nuancé que ne l’est la lecture politiquement correcte traditionnelle de The Handmaid’s Tale, point de vue qui inclut le scepticisme, l’ironie, et la possibilité d’une autocontradiction liée au passage du temps, c’est-à-dire au changement d’ancrage contextuel de l’œuvre. Elle reprend ainsi, en jouant brièvement le rôle d’une Tante dans la série, le contrôle du récit, mais surtout des servantes qui le peuplent, et du sens simpliste, bien que progressiste, que l’on tente de leur prêter.

Conclusion. Adaptation et maîtrise de l’original. Droit de réponse, droit de regard

Par son esthétique à contre-courant, la série pose clairement son enjeu, que l’on peut décrire en reprenant quasiment terme à terme la citation de Paul Willemen que met en exergue Wheeler Winston Dixon à l’introduction de son admirable ouvrage au titre taillé pour l’étude de la série The Handmaid’s Tale (si l’on remplace cinéma part séries télévisées) : It Looks At You : The Returned Gaze of Cinema (Dixon 1995). Pour Willemen, dont le chapitre cité est consacré à la pornographie, tout l’enjeu réside dans la construction d’un nouveau regard, à savoir

toute articulation des images et des perceptions visuelles qui remet en jeu la position et l’activité du spectateur et, ce faisant, en déstabilise la position pour la mettre en danger. Quand on fait de la pulsion scopique le point focal, alors le spectateur court lui aussi le risque de devenir objet du regard (Willemen 1992).

On ne peut rêver meilleure description de ce qui se passe ici, au prix de quelques adaptations mineures. Car, nous l’avons vu, on peut attribuer la stase de la condition féminine à un phénomène médiatique : l’adaptation de la cause féministe aux codes esthétiques des médias dominants qui en réduisent la portée en la faisant entrer de force dans un cadre visuel intangible dans sa configuration masculiniste. On se rend alors compte que le changement, s’il est possible, se fera au prix d’une reconfiguration des images et des perceptions que le regard face caméra provoque, tout en provoquant directement le spectateur. Atwood adopte cette stratégie, car ses apparitions sont également un renversement esthétique en ce qu’elles replacent l’auteur au centre de la reprise de son œuvre, pour en contrôler le sens. La pulsion scopique est bel et bien déstabilisée, par le doigt accusateur pointé vers le spectateur, mais également, et avant tout, par l’utilisation conjuguée du gros plan et de la cornette. Ce dernier accessoire, dont on comprend que, d’un point de vue diégétique, il empêche les servantes de regarder ailleurs que droit devant elles, fait également office, pour le spectateur, de conduit centripète, d’œillères qui bloquent le plus souvent l’accès à l’environnement d’Offred, mais aussi à toute perception fétichiste d’autres parties de son corps. Il n’y a rien d’autre à voir, ou presque, que ce regard accusateur qui sans cesse fuit le nôtre, empêchant tout contact visuel direct comme pour exprimer la gêne que ressent Offred d’être en permanence observée. Néanmoins, contempler ainsi Offred ne résulte d’aucune pulsion, puisque nous n’avons pas le choix. C’est ainsi que le spectateur devient indirectement objet du regard, puisqu’il est amené à percevoir, au fil des plans qui nous montrent ses réactions, la gêne du personnage féminin à être constamment observé, puis à ressentir, à son tour et en un retour sur lui-même, la gêne de celui dont le regard insistant, même si bien intentionné, est soudain découvert, ou s’avère inclusif.

Dans sa version télévisée, The Handmaid’s Tale propose donc un piège esthétique vertueux. Sans voyeurisme, puisque la série ne propose que très peu de complaisance dans ce domaine, nous suivons les événements par le biais d’un regard insistant qui semble bel et bien occasionner une gêne perceptible et donc susceptible de nous faire prendre conscience de notre statut de domination visuelle, conditionné par le regard masculin comme moteur du récit. Par cette innovation, qui fait tout l’intérêt de la série, The Handmaid’s Tale transcende son statut de discours sur la servitude féminine pour s’ériger en point de vue accusateur qui pourrait quasiment se dispenser d’un contenu dont Atwood avait souhaité qu’il reste ouvert à la réinterprétation. L’adaptation sérielle devient le conte qu’évoque le titre original du roman, où la satire visuelle nous confronte au regard perdu d’Offred en petit chaperon rouge, en nous faisant épouser le point de vue du grand méchant loup.

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Notes

1 « Once upon a time in the near future sex became a method of control… and a weapon of destruction ». Retour au texte

2 « Women servants cause trouble in families even without active effort. Just by being, their sexuality threatens to ensnare any man, servant or master, who comes within their purview. » Retour au texte

3 Comme le rappelle Ewan Fernie, le présentisme consiste à lire les œuvres du passé en fonction des échos qu’elles trouvent dans le monde contemporain (Fernie 2005: 169). Retour au texte

4 Il est par ailleurs étonnant de remarquer que, dans la traduction de Sylviane Rué, le terme « récit » est utilisé pour traduire The Handmaid’s Tale dans l’épilogue, mais pas pour le titre de l’ouvrage, stratégie assez intelligente pour rappeler que The Handmaid’s Tale n’est pas complet sans les « Notes historiques » par lesquelles l’œuvre se termine. Retour au texte

5 C’est ce que l’on peut par exemple constater dans divers montages que l’on trouve sur Internet et qui mettent en parallèle le contenu de la série et la politique sexiste de Trump (Funny Or Die 2017). Retour au texte

6 « They should never have given us uniforms if they didn’t want us to be an army ». Retour au texte

7 On en trouvera la liste complète, et impressionnante, dans (« The Handmaid’s Tale Awards and Nominations » s. d.) Retour au texte

8 « The Hulu series, which stars Elisabeth Moss and is based on Margaret Atwood’s dystopian novel, arrives with an unexpected resonance in Trump’s America. » Retour au texte

9 « All this smacks of some Gilead-style prohibition. Had the cast members been explicitly instructed to distance themselves from the feminism label, maybe for marketing purposes? » Retour au texte

10 Cette expression est très utilisée depuis le début des années 2010 environ, pour décrire une série dont le personnage principal est une femme, ou plus simplement une série progressiste sur les questions de genre. Voir Negra, Leyda, et Lagerwey 2016. Retour au texte

Citer cet article

Référence électronique

Sébastien Lefait, « Maîtres absolus et servantes écarlates. Mirages intimes et modalités de la servitude dans l’adaptation sérielle de The Handmaid’s Tale (Hulu, 2017-) », Textes et contextes [En ligne], 12-2 | 2017, publié le 07 décembre 2017 et consulté le 22 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1667

Auteur

Sébastien Lefait

Professeur des universités, TransCrit (EA 1569), Université Paris 8, 2 Rue de la Liberté, 93526 Saint-Denis – sebastien.lefait [at] univ-paris8.fr

Droits d'auteur

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