Notes
Pour une étude détaillée des différentes époques de la filmographie de Joseph Losey, voir Ciment (1994 et 2009), Palmer/Riley (2010 : 1-2). Pour un résumé de la genèse du film, voir Blottière (2014), Palmer/Riley (2010 : 42-44), Ciment (2009 : 418, 456-470). Pour une analyse de la réception critique et commerciale du film, voir Sargeant (2011 : 99-104) et Ciment (2009 : 458-459, 479, 577).
« Je voulais que toute cette scène fût tournée avec les vraies personnes faisant comme des parodies des attitudes des statues derrière elles. […] L’attitude de chaque personnage est un reflet de l’attitude d’une des statues dans les niches. » (Ciment 2009 : 463)
Joseph Losey explique à ce propos: « J’espère qu’il y a dans ce film autant d’amour et de chaleur humaine que d’horreur. » (Ciment 1994 : 137)
« The favourite woman in my life […] the only woman who really loved me when I was a child. She would have given me anything in the world if she could. » (Maugham 2000 : 64)
La scène finale de l’orgie à laquelle participe Tony fait cependant écho aux multiples scandales de mœurs ayant touché des membres de l’Establishment et défrayé la chronique à l’époque et dont la plus célèbre, l’affaire Profumo, a justement été découverte l’année de la sortie du film en 1963 (Street 2001 : 89). « Apprehensions over the invasion of lower-class sexual licentiousness aren’t so much smuggled in by the would-be pair of servants as preexisting their arrival, if exacerbated by their presence. […] These sidelong narrative glances [des clients du restaurant] suggest a privileged world brimming with innuendo-laden excess and barely concealed sexual jealousies. » (Connolly 2013)
Le thème principal est la chanson All Gone de John Dankworth et Cleo Laine.
Cette lecture semble être la raison de la redécouverte du film par certains critiques qui classent ce film équivoque dans la liste de tous ceux qui essayaient de contourner la censure de l’époque pour aborder des thèmes interdits comme l’homosexualité (Connolly 2013, Bradshaw 2013, Blottière 2014). « The Servant played like a twisted, homoerotic 1960s version of one of PG Wodehouse's Jeeves stories », selon Macnab. La version restaurée de 2013 a d’ailleurs été projetée dans le cadre du BFI London Lesbian and Gay Film Festival (Macnab 2013).
« Unsuitable chaps somehow. »
« An old hag. »
Dans une autre scène, Tony pleure sur le lit de Vera mais la caméra monte légèrement afin de laisser découvrir des photographies de culturistes au-dessus du lit. L’homoérotisme est donc omniprésent dans une scène qui pourrait a priori passer pour du chagrin hétérosexuel. Plus tard, lorsque Barrett tente de soutirer de l’argent à son maître en utilisant à nouveau Vera, Tony choisit rapidement son domestique plutôt qu’elle en la traitant de garce (« slut »).
De manière assez significative, Tony et Barrett souhaiteraient tous deux s’entretenir en privé pour régler cette affaire mais Susan s’y oppose. On devine que, sans sa présence, aucune punition n’aurait été décidée, en raison de l’autorité défaillante du maître dont la voix se casse dans les aigus lorsqu’il tente de crier sur son domestique.
Ses regards en coin pour étudier l’effet de son jeu d’acteur ne trompent pas sur la mise en scène constante à laquelle il se livre pour reprendre le dessus sur Tony.
Tony qualifie à plusieurs reprises Barrett de « creep », terme accepté par le domestique puisqu’il l’utilise à son tour dans la scène de cache-cache (« I’m creeping up on you »).
Les critiques britanniques contemporains semblent d’ailleurs associer le caractère horrifique du film qu’ils qualifient, en écho aux termes utilisés par les personnages, de « creepy », « startling » ou de « scary movie » davantage à son sous-texte crypto-gay qu’au chamboulement des rapports de classes explicite sur lequel s’était focalisée la critique dithyrambique lors de la sortie du film (Bradshaw 2013, Macnab 2013).
Voir les propos du réalisateur quant à la possible homosexualité refoulée de Tony, selon lui à la fois le produit de son milieu social et du matriarcat britannique, qui fait de lui une victime toute désignée (Ciment 2009 : 461-462).
Dans la ‘novella’, l’horreur naît du fait que la relation Tony/Barrett est perçue d’un point de vue externe et parcellaire par le narrateur Richard, ami de Tony. Les ellipses, les interrogations et surtout les non-dits font écho au tabou de l’innommable victorien à une époque où l’homosexualité était encore réprimée par la loi. D’où aussi peut-être la vision de l’évolution de Tony comme une déchéance, même si Richard n’est pas sans ambiguïté non plus avec son dégoût de la sexualité débridée de son ami, sa peur de la sexualité féminine (Vera) et son mépris de classe teinté de jalousie envers Barrett qui a obtenu l’exclusivité des faveurs de Tony.
« We’re both rather in the same boat, Sir. »
Ce qualificatif est ainsi récurrent chez les critiques : « un film au parfum de soufre, [crainte de mettre] de l’eau dans le soufre, ce film sulfureux » (Blottière 2014).
Peut-être peut-on voir en cela l’adaptation de la ‘novella’ dans laquelle les corps masculins sont décrits avec moult détails évocateurs alors que Sally (Susan dans le film) est présentée, de manière équivoque, comme un jeune poney (Maugham 2000 : 6-7).
La ‘novella’ se teinte un peu d’ironie en jouant sur les mots et les sous-entendus lorsque Vera explique à propos de Barrett : « I’ve known a few men since then. And I’ll tell you he was the queerest. » Barrett est même plus ou moins défini comme un pédophile en puissance puisque, toujours selon Vera, il l’a séduite à 14 ans pour la délaisser à 17 : « He only likes them young. » (Maugham 2000 : 68)
Le réalisateur lui-même insistait sur la dimension politique de son film : « I don’t want the film to be simply a study of a little homosexual affair. » (Macnab 2013)
Pour une étude détaillée de l’espace dans le film, voir Armion (2007).
Pour une analyse de la fluidité circulaire des mouvements de caméra dans le film, voir Palmer/Riley (2010 : 46-47), une technique initiée dans Eva et affinée ici selon le réalisateur (Ciment 2009 : 458-459, 464).
Ce trope venu du théâtre et de la littérature (connu sous le nom de ‘French Maid’ chez les Anglo-Saxons) est passé dans le cinéma érotique et les séries télévisées (Devious Maids). On trouve des références constantes dans la presse, la dernière en date à l’occasion de l’affaire DSK.
Un cliché retourné dans la mesure où Vera ressemble davantage à la Jolie Môme chantée par Juliette Gréco qu’à une pauvre ingénue comme le croit Tony, une fois encore victime des préjugés de sa classe ou de sa naïveté. Dans la ‘novella’ et, dans une moindre mesure dans le film où, signe des temps, elle paraît davantage en femme libérée, Vera est même décrite comme une nymphomane (Maugham 2000 : 69).
« Nobody talks to me like that! »
« I am a gentleman’s gentleman but you are not a gentleman. »
Cette phase fait écho à un passage très explicite de la ‘novella’ qui montre bien comment l’intimité développée entre le maître et le domestique est l’outil même de la désintégration de l’ordre social : « The screen of convention which stood between him and Barrett had been shattered. There was now an easy understanding. The barriers were down. They had been after the same girl. They were no longer master and servant. Both were still bachelors. Both were lonely. And thus Barrett gradually became the dragoman who could be trusted to bring Tony safely whatever he needed. » (Maugham 2000 : 61)
« Perhaps we could both make an extra effort. »
Le goût du réalisateur pour les décors hautement signifiants contribuant à la caractérisation des personnages (« I think places are actors » dit-il dans Palmer/Riley 2010 : 12 et Ciment 2009 : 485), trait récurrent de ses films quel que soit le genre abordé, viendrait de son passé de metteur en scène (Blottière 2014, Shaïmi 2011).
L’acte I comprend la scène de la cabine téléphonique, gare, rue entrecoupée de celle du restaurant, celle chez l’oncle et la tante, celle du club-restaurant et de la rue. L’acte II comprend la scène du parc et celle du pub. Dans l’acte III, Tony s’attendrit un instant à l’idée de sortir en entendant les cris des enfants dans la rue mais il ne met pas son projet à exécution.
La mise en scène utilise aussi les portes, notamment la porte d’entrée pour laisser deviner ce que Barrett et Vera font sur le palier alors que seul le bras de Barrett est visible depuis le couloir où est située la caméra.
Concept emprunté à Locke (2010 : 6).
L’emprise de Barrett est totale puisque, on l’a vu, il est présent dans le dialogue s’il ne l’est pas physiquement dans pratiquement toutes les scènes.
Peut-être parce que le basement de cette demeure géorgienne, qualifié de « den » et de « bowels of the house » (Sargeant 2011 : 61, 70), correspond symboliquement à l’enfer du théâtre shakespearien (Armion 2007).
Gardner (2015 : 140) ajoute même une connotation religieuse à cette conquête de l’espace vue comme une possession quasi démoniaque, en lien avec le caractère méphistophélique du serviteur : « rooms that were once demarcated as a haven or sanctuary are now the site of desecration and open transgression. »
« You’re sitting in the best position. I have to climb uphill. »
« I have to bend all the time. »
« You need the exercise. »
« The point of the game is to bend. »
Film au style tapageur (« showy style ») selon Macnab (2013), « véritable bombe baroque » selon Blottière (2014), Shaïmi (2011), Connolly (2013) et Gardner (2015 : 3, 8, 16, 41, 57, 134, 142, 144-147, 181, 198, 213, 267, 274) pour qui ce maniérisme est le style de fabrique du réalisateur (« trademark baroque mannerisms ») et qui utilise ce concept pour son étude temporelle et spatiale du film. Voir aussi les propos de Michel Ciment (Binh/Pilard 2000 : 90) et de Palmer/Riley (2010 : 12, 43) qui reviennent sur ce qualificatif détesté par le réalisateur (Ciment 2009 : 402) parce que trop souvent utilisé à mauvais escient pour étiqueter son œuvre foisonnante.
La réaction de Barrett est ambiguë. Il est d’abord surpris par la démarche de Susan puis il l’embrasse à son tour fougueusement avant de rire aux éclats. Le désir de posséder la femme du maître est donc présent malgré le mépris. Le sourire grimaçant de Tony qui observe la scène rajoute à l’ambiguïté du trio puisqu’il semble lui aussi se réjouir de l’humiliation de Susan. Il n’intervient d’ailleurs pas comme elle l’espérait peut-être.
Pour plus de détails sur sa carrière, voir Sargeant (2011 : 94-95).
Joseph Losey a lui-même parlé du film comme d’un mélange de Dorian Gray et de Faust (Ciment 1994 : 137). Il a débuté sa carrière cinématographique en réalisant des films noirs, genre influencé par l’expressionnisme (Pinel 2000 : 101), et tourné un remake de M le Maudit (de Fritz Lang) en 1951.
Tony serait donc un ersatz de Lucy (nom du personnage féminin dans la version de Werner Herzog en 1979) dont l’étymologie renvoie à la lumière en latin.
Voir les commentaires de Gardner (2015 : 139-141, 143) ou de Palmer/Riley (2010 : 58-60) sur le caractère vampirique ou méphistophélique de Barrett, le tentateur.
« While the film retains (loosely) the conventional structure of a domestic horror film – the gradual insinuation and enmeshment of a negative influence that disrupts and corrupts domestic tranquility (if not domestic happiness) – it actually comes off as less willing to posit that force as a malevolent one. » (Morefield 2009)
« Do you think you go well with the colour scheme? »
Bradshaw (2013) dresse la liste des possibles échos littéraires ou dramatiques auxquels les spectateurs de 1963 auraient pu être sensibles, notamment Jeeves ou Crichton. Voir également les comparaisons établies par Sargeant (2011 : 11, 14-16).
La dichotomie ‘us/them’ affleure lors des disputes du dernier acte : « I know about your sort », lance Barrett à plusieurs reprises.
L’auteur insiste d’ailleurs bien sur le terme de névrose, le vacillement de l’identité étant une conséquence de l’insécurité sociale du valet : « Those of us who enjoy private incomes, however small, or the affluence of relations, cannot know the insecurity which haunts those who have no money and no refuge. Servants who are completely dependent on their employers for home and wages, who can be ordered to work at any time, and whose environment can be shattered by a broken teapot or a spurt of temper, develop neuroses of their own. Though a servant may be quite fond of her master, she may unconsciously try to worry or irritate him in order to depress him. Her fads and fancies, her fits of sulks, her huffiness and quickness to take offence are all the result of a hidden urge to compensate for the inequality of status. It is the only way she knows of getting on the same level. » (Maugham 2000 : 23)
Il est aussi très fier de faire visiter la maison rénovée à Susan alors que la décoration est l’œuvre de Barrett, autre preuve de sa fatuité. Le film semble montrer qu’il existe néanmoins une différence entre les générations de l’Establishment car Susan et Tony font preuve d’une certaine ironie, du moins un air amusé, envers l’oncle et la tante dont les références paraissent moyenâgeuses (ils confondent les cowboys et les ponchos qui pour eux sont des « cloaks »). Au départ, Susan rit à l’idée que Tony ait un majordome car l’idée même d’un domestique lui paraît anachronique. Ils restent cependant tous deux très marqués par des réflexes de classe.
Pour plus de détails sur cette forme de névrose qui atteint parfois le héros issu de la classe ouvrière, voir Marin-Lamellet (2011 : 270-284).
La ‘novella’ donne davantage d’explications au sujet de la relation intime, une fois de plus ambiguë, établie avec le père de Vera et permet au narrateur de conclure : « Don’t you see in each case he destroys his victims from within? He helps them destroy themselves by serving their particular weakness. In Vera’s case it was lust. In her father’s case it was avarice. In your case it began by being plain love of comfort. » (Maugham 2000 : 67-68, 72)
Dans la ‘novella’, Barrett est comparé à une réincarnation de Svengali, le héros maléfique du roman Trilby de George Du Maurier (1895). Dans le film, on pense aussi au couple de domestiques de The Turn of the Screw (Henry James, 1898).
On remarque qu’à chaque fois que Tony essaie de s’extirper de son emprise, Barrett le tente avec de l’alcool pour reprendre le contrôle de la situation en véritable dealer qui pousse à la consommation (dans la scène du pub, il lui paie même un verre de scotch ; dans le dernier acte, la répétition du mot « sip » marque la déchéance finale de Tony qui plonge définitivement dans l’alcoolisme en se resservant immédiatement un autre verre).
« It is tempting to interpret the film’s confused and chaotic ending, with Tony having sunk to the lowest depths at the hands of the manipulative, evil Barratt [sic], as a reactionary plea for [emphasis in original] the certainties of class boundaries. If the servant becomes master, the film argues, the result is chaos. » (Street 2001 : 89)
Références respectivement empruntées à Binh/Pilard (2000 : 8), Bradshaw (2013), Macnab (2013), Palmer/Riley (2010 : 42), Sargeant (2011 : 71), Gardner (2015 : 1) et Durgnat (1971 : 206), Palmer/Riley (2010 : 15). Joseph Losey était d’ailleurs conscient voire amusé de ce statut d’expatrié/outsider qui lui permit selon lui d’avoir la distance critique nécessaire pour mener à bien l’étude à caractère sociologique de ses films européens (Palmer/Riley 2010 : 2 ; Ciment 2009 : 481).
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