Au XVIIIe siècle, alors qu’un nouveau modèle économique se met en place dans la société, le rôle du serviteur se redéfinit : ce dernier peut être davantage tenté que par le passé de monnayer ses compétences et d’aller au plus offrant, quitte à changer sans cesse de maître, renonçant ainsi à la fidélité à une même famille avec laquelle il tisserait des liens petit à petit. La relation avec son employeur bascule du côté de l’argent plus que de la loyauté. C’est ce que résume Kristina Staub (2009 : 6): « Ce qui devint ‘le problème des serviteurs’ du dix-neuvième siècle était, au dix-huitième, un ensemble d’espoirs et de peurs qui se concentraient sur une personne de la maisonnée dont le statut hybride, à la fois contractuel et affectif, était à la source de plusieurs des contradictions qui marquaient la famille au début du capitalisme. »1 Ainsi le domestique est à la fois lié par, d’un côté, un rapport affectif avec son maître et au-delà avec la famille au service de laquelle il entre et, de l’autre, un contrat, comportant des règles bien précises, édictées en détail dans les multiples livres de conduite de l’époque. Il a donc un statut hybride qui expose toute l’ambiguïté d’une possible intimité entre maître et serviteur. Le rôle joué par le corps vient complexifier encore cette intimité car ce dernier symbolise et affiche à la fois ce qui lie le maître et son serviteur (livrée, vertu des corps, ou au contraire promiscuité sexuelle entre différentes classes) et ce qui marque leur écart (dans la parure, le langage, la ségrégation spatiale). Le corps est-il donc davantage le témoin d’une intimité ou un obstacle à celle-ci ? L’intime, c’est d’une part la qualité d’un lien, allant de la confiance à l’amitié, ou à l’amour, et d’autre part une caractéristique de ce qui est privé, personnel, voire secret. La notion d’intime sera abordée sous ces deux aspects : celui de la relation qui peut lier maître et serviteur et celui de la sphère intime, de l’intimité du maître que le serviteur pénètre, respecte, mais aussi parfois s’approprie, par le langage, l’apparence et la maîtrise du corps. Nous nous intéresserons tout d’abord à l’image des rapports entre maîtres et serviteurs telle qu’elle est façonnée dans les livres de conduite de l’époque et au rôle du corps, objet à la fois de spécularité et de possession, dans la création d’un lien entre eux. Dans quelle mesure la distance verticale prônée sans cesse dans ces ouvrages théoriques et normatifs afin de renforcer la subordination permet-elle la création d’un véritable lien qui dépasse les corporations? Puis nous étudierons comment à l’encontre de cette verticalité, certains ouvrages de fiction mettent en scène un schéma mimétique d’appropriation voire d’usurpation par les serviteurs de la sphère intime des maîtres, qui se traduit par la singerie du langage du corps et de ses satisfactions.
1. Distance verticale et subordination
S’il existe une proximité ou une affinité, elle est à première vue horizontale, à l’intérieur de la sphère des domestiques, au sein de corporations. Le monde des maîtres et celui des serviteurs se font face et se côtoient mais c’est clairement celui des domestiques qui semble être le plus soudé sans pour autant être homogène. Il est très souvent fait allusion à des relations de fraternité2 qui créent dès l’abord une sorte d’intimité paradoxale puisqu’elle lie des personnes ne se connaissant pas. Cette intimité est celle d’un lien ‘familial’. L’appartenance à un même corps de métier se marque physiquement sur le corps même des serviteurs par une métaphore sartoriale : ainsi Dodsley dédicace-t-il son ouvrage à ses frères de livrée3 tandis que l’auteur de The Footman’s Looking Glass signe son livre en s’identifiant, de façon presque anonyme comme « J. B., frère de livrée ».4 Mais il n’est pas que la parité qui unisse, de façon abstraite, les serviteurs : ceux-ci semblent avoir formé de véritables cercles ou corporations afin d’acquérir visibilité et pouvoir. ‘Comité’, ‘compagnie’, et même ‘coterie’, tels sont les termes choisis par Daniel Defoe pour déplorer cette union. Dans son pamphlet il dénonce tout d’abord, en les comparant à de la vermine, ceux qui se targuent d’appartenir à ‘l’honorable compagnie des cireurs de chaussures’ (Defoe 1725 : 24) qui influencent en mal les serviteurs. Il vilipende ensuite une véritable sororité néfaste à la société.5Selon lui, cette association de servantes est non seulement nuisible mais agit, en outre, de façon presque totalitaire puisque nulle nouvelle servante ne saurait leur résister. A peine ces dernières ont-elles pris leur service qu’elles sont corrompues le jour même de leur arrivée par leurs aînées6 qui les enjoignent de tenir tête à leur maître en demandant une augmentation ou en menaçant de quitter leur poste. La relation serviteur-serviteur qui se met en place s’établit au détriment d’une relation honnête qui pourrait exister et se créer au fil du temps entre la jeune servante et ses maîtres. Cette opposition devient explicite dans le manuel de conduite parodique rédigé par Jonathan Swift à l’attention des serviteurs: « Mettez-vous bien dans la tête que vous avez un ennemi commun, qui est votre maître et votre maîtresse. »7Quelles que soient les dissensions, les liens sembleraient ainsi se mettre en place horizontalement en opposition à et pour ainsi dire en raison de cette opposition à la sphère supérieure, laissant a priori peu de place à une intimité maître-serviteur.
Les préceptes religieux viennent renforcer cette configuration verticale en jouant un rôle déterminant dans le type de relation qui se noue entre maître et serviteur. Le domestique ne saurait remettre en cause la place de subordonné qui est la sienne puisque, même indirectement, c’est Dieu qui en a décidé ainsi.8 Nombreux sont les livres de conduite qui citent la Bible pour appuyer leurs recommandations ou même les sermons qui exhortent le serviteur à un respect de son maître mais aussi de l’écart qui les sépare, créant ainsi une ségrégation spatiale métaphorique.9 Ainsi le serviteur est enfermé dans un espace clairement délimité. Toutefois, la distance est ambiguë, puisqu’elle comporte l’idée d’attachement et d’interdépendance.10 Le serviteur se voit attribuer une place essentielle dans la société précisément parce qu’il n’est pas indépendant mais au contraire constitue le début d’une chaîne, le premier rouage d’un engrenage sur lequel repose le fonctionnement même de la société (Francklin 1765 : 76 ; 83) :
Dans cette grande machine compliquée qu’est l’univers, si les roues, petites ou auxiliaires, ne fonctionnent pas, cela doit, bien évidemment, retarder le mouvement et interrompre le mécanisme de l’ensemble de la structure. […] La confiance mutuelle et réciproque constitue les liens puissants de notre société, sans lesquels il n’est pas de survie possible. […] Nous sommes liés, par conséquent, par un contrat solennel […] nous avons donné notre accord, en échange des bénéfices et des avantages manifestes d’une protection et d’un soutien quotidiens, pour promouvoir l’intérêt et le bien-être de ceux qui pourvoient à nos besoins et nous protègent.11
A la métaphore de l’engrenage et des rouages solidaires s’ajoute dans cet extrait le lexique du contrat (« mutual », « bonds », « bound », « contract », « agreed »). La relation qui lie le domestique à son supérieur terrestre, image de son supérieur divin, se fait solennelle, et Dieu en est témoin. Ce contrat entre individus, qui semble presque un reflet microcosmique du contrat social décrit par Hobbes dans le Leviathan, n’est pas sans rappeler l’image du corps-état (« body politic ») que l’on pourrait ici transférer à la relation maître / serviteurs, les domestiques réunis constituant métaphoriquement un corps dont le maître serait la tête. La relation verticale est toujours présente mais le partage d’un même corps souligne la relation d’interdépendance qui les lie.
Comment se marque précisément cette distance respectueuse dans l’attitude attendue quotidiennement du domestique, comment est-elle circonscrite dans la littérature de conduite, et laisse-t-elle la place à la création d’un rapport autre entre le domestique et son supérieur? Le domestique doit une entière sujétion à son maître dans des domaines divers. Malgré les variantes, les principales recommandations se résument en deux points: il est absolument nécessaire que le serviteur soit vertueux et obéissant. Chacune de ces vertus exigées façonne alors la relation maître-serviteur au XVIIIe siècle et l’éventuel caractère intime de cette dernière.
Le serviteur se doit tout d’abord d’être vertueux afin de ne pas donner une mauvaise image du maître dont il est le reflet aux yeux d’autrui. Il est en effet en partie une projection de ce dernier et de son intimité dans la sphère domestique et dans l’espace public. Et c’est le corps qui est le centre des recommandations des livres de conduite à ce sujet. Apparence et maîtrise du corps et de ses désirs sont les maîtres mots. Il est ainsi recommandé d’être propre et soigné dans son apparence, sans coquetterie toutefois, de ne pas boire, jurer ou jouer aux cartes, de ne pas débaucher de jeunes servantes pour ces messieurs12 et d’éviter les amusements de la ville pour les jeunes femmes, d’avoir des lectures sérieuses, de faire ses prières quotidiennement et d’agir en toute chose en bon chrétien. Le lien avec le maître se joue donc même avant ou en dehors de toute interaction, de manière implicite : à l’image d’une future servante qui s’offusque en expliquant qu’être sale, c’est ne pas être juste envers son maître ou sa maîtresse,13 les serviteurs doivent s’approcher d’un parangon de vertu dans leur personnalité et leur attitude, en dehors même des heures de service. S’engager avec un maître, c’est participer à la construction de l’image de ce dernier, le lien d’intimité qui les unit se fait réfraction.
Mais paradoxalement c’est un autre lien d’intimité qui risque de mettre à mal cette vertu : les relations les plus intimes qui soient, les relations sexuelles entre maîtres et servantes ou maîtresses et valets. Si elles sont l’une des sources de rebondissements et d’intrigues inépuisables de la fiction du XVIIIe siècle, elles sont formellement interdites dans les livres de conduite car le rapprochement des corps induit un franchissement concret des distances pouvant donner lieu à une réelle abolition de celles-ci si un enfant vient à naître ou un mariage doit se préparer. Ces rapports restent en outre, pour les hautes sphères, associées non pas à une intimité fondée sur l’affinité de deux esprits amoureux, mais à une dégradation et ils ne sauraient être affichés. Parmi les exemples les plus connus, bien évidemment, Pamela et son frère Joseph Andrews. Les scènes de séduction de Pamela par Mr B. et de Joseph par Lady Booby suivent un schéma semblable, et dans les deux cas, les domestiques, pour défendre leur vertu, ont recours à la métaphore de la distance verticale pour se protéger et dissuader leurs supérieurs de littéralement s’abaisser à la franchir : « Je puis bien oublier que je suis votre domestique, lorsque vous oubliez ce qui convient à un maître. […] En vous abaissant jusques à prendre des libertés avec votre pauvre servante, vous avez diminué la distance que la fortune avait mise entre vous et moi. »14 reproche Pamela à Mr B., tandis que Joseph s’adresse en ces termes à Lady Booby : « Je penserais, Madame, que vous vous êtes par trop abaissée. »15
Deuxième vertu, fort naturellement : l’obéissance. Le serviteur doit accéder à toutes les requêtes de son maître.16 Et ce avec un zèle exemplaire : il a beau être l’intime de son maître, dans le sens où il le côtoie au jour le jour, il ne doit jamais remettre en cause les ordres, presque comme s’il était un simple double exécutif de ce dernier. Dans la littérature de conduite, l’intimité quotidienne alors n’est pas synonyme de partage, elle aide simplement le domestique à servir au mieux son maître voire à prévenir ses désirs. Quand bien même jugerait-il que son maître a tort, la prise de parole lui est interdite : « Exercez votre jugement en toute chose, et contrôlez votre langue »17 (Hanway 1770 : vol.3, 313). A l’instar de sa langue qu’il se doit ainsi de surveiller, la sujétion passe aussi métonymiquement par une image de dépossession du corps du serviteur, comme si, finalement c’était son intimité à lui qui était dérobée. Dodsley (1730 : 19) montre bien en quatre vers à quel point son corps lui est aliéné au profit du maître :
Achetés par nos gages annuels, nos habits, notre nourriture,
C’est à eux qu’appartiennent notre temps, nos mains, notre tête et nos pieds.
Nous pensons, concevons et agissons selon leurs ordres.
Et, selon leur bon plaisir, marchons ou restons immobiles.18
Alors que selon Dodsley donc, les mains, la tête et les pieds du serviteur ne lui appartiennent plus, ce sont les lèvres de la servante qu’Eliza Haywood (1771 : 4) recommande de clore parfois peut-être à contrecœur, afin de ne pas divulguer de secrets de ses maîtres qui sont en sa possession :
Les plus petites et les plus insignifiantes actions qui s’y déroulent ne devraient jamais s’échapper de vos lèvres, car vous ne pouvez pas juger de ce qu’il en est vraiment. Des choses qui peuvent vous sembler les problèmes les plus insignifiants qui soient peuvent se révéler d’une haute importance pour ceux qui sont concernés, et parfois il suffit d’un seul mot qu’on laisse échapper par inadvertance, pour qu’on puisse le relier aux dires d’autres personnes, et ainsi donner libre cours aux curieux qui se perdent en conjectures que vous ne soupçonnez pas.19
Ce qui ressort donc des livres de conduite, c’est l’insistance sur la maîtrise du corps des serviteurs, maîtrise de l’apparence et des sens pour ne pas donner une mauvaise image de la famille que l’on sert, et maîtrise des velléités d’autonomie du corps zélé qui métaphoriquement appartient au maître et ne saurait faire preuve d’indépendance, d’indiscrétion ou de rébellion. Dans les deux cas, le lien est une évidence mais il s’agit d’une relation verticale de domination et de possession qui empêche toute réelle intimité de se faire jour.
2. Du mimétisme à l’usurpation
A l’encontre de cette distance verticale prônée à différents niveaux dans les livres de conduite, la relation maîtres / serviteurs est également fondée sur le principe mimétique, posant cette fois la question de la confusion des sphères intimes de l’un et de l’autre et de la spécularité des corps, dans leur apparence, leur tenue et leur conduite.
Les maîtres, de par leur supériorité supposée, doivent en effet être considérés comme des modèles, si bien que l’aliénation du corps du serviteur notée plus haut se prolonge par une aliénation de l’identité même du domestique comme cela apparaît dans l’affirmation certes semi-ironique de l’auteur de The Footman’s Looking Glass: « Le grand avantage que vous avez a pour conséquence que notre vie n’est point nôtre et qu’elle est une imitation de la vôtre, pour autant que le permettent notre jugement et notre condition inférieurs. »20 D’où les nombreux avertissements, à destination des maîtres cette fois, afin que ceux-ci soient à la hauteur de leur rôle et se montrent exemplaires. A l’image des serviteurs, qui sont des rouages indispensables au bon fonctionnement de la société, fait écho celle des maîtres comme étant ceux qui la façonnent, initiant un mouvement descendant des hautes aux basses sphères qui fonctionne sur le mode de la copie : « Il est vain pour l’homme (en toute probabilité) d’essayer de réformer toute coutume ou pratique des basses classes tant que les hautes sphères de la société ne s’en seront pas détournées. Il est bien connu que les modes et les coutumes descendent du prince au mendiant, du maître au serviteur, de la maîtresse à la servante. »21 Une fois ce constat établi, certains livres de conduite se contentent de rappeler au maître ses obligations afin d’être un parangon de vertu, à commencer par son respect de la religion mais aussi par sa sobriété. D’autres ouvrages vont plus loin et accusent directement le maître des erreurs commises par ses domestiques. La relation qui les lie prend alors une autre tournure puisqu’elle permet d’imputer au maître les fautes commises par le serviteur : « Souvent le vice, la faute, les faiblesses qui sont critiqués chez le serviteur sont notoires et flagrants dans la conduite du maître »22 affirme Oliver Grey, avant d’ajouter, ironiquement, pour illustrer son propos : « L’on m’a eu dit avec force jurons que je me devais de parler décemment. »23 L’image de la bouche du maître qui ne saurait retenir les jurons qu’elle interdit à celle de son serviteur souligne les failles de la spécularité entre la maîtrise du corps du maître et celle du domestique. L’humour de cette accusation apparemment bon enfant ne doit donc pas pour autant cacher sa portée satirique. Oliver Grey s’emploie en effet ensuite à répertorier les défauts dont sont accusés des serviteurs de sa connaissance, en montrant à quel point ces faiblesses sont le reflet direct du métier de leur maître respectif, comme si le fait d’être proche de leur maître les avait contaminés et avait abouti à une confusion ontologique: le serviteur de l’avocat est accusé de ne cesser de présenter des notes à payer à son maître, le domestique blâmé parce qu’il est trop vaniteux et ne cesse de se regarder dans un miroir s’avère servir un comédien, tandis que celui à qui l’on reproche de toujours trouver un moyen de soustraire un peu d’argent n’est autre que le serviteur d’un comptable.24
Cependant, on peut remarquer que, dans ces cas de figures où le maître semble avoir déteint sur son valet, ce dernier est plutôt victime de cette intimité avec son maître ayant donné lieu à un ‘décalquage’ qui le conduit à l’imiter inconsciemment, il ne copie pas volontairement son maître.25 En revanche, il en est tout autrement lorsqu’on évoque l’imitation consciente des manières et des modes des sphères supérieures. Là la satire n’est plus dirigée à l’encontre des maîtres mais à l’encontre de leurs singeurs.
Les livres de conduite décrient principalement deux vices : l’attrait des domestiques pour le thé et la mode vestimentaire. Le thé est une “drogue chinoise” appréciée des maîtres pour lequel ces derniers sont prêts à dépenser beaucoup trop d’argent.26 Mais surtout, c’est un point qui revient très souvent, c’est l’habillement qui est critiqué, tant et si bien qu’Eliza Haywood y consacre un chapitre entier, intitulé “Apeing the Fashion” dans lequel elle dénonce une véritable “épidémie”27 de ce type particulier de “folie” qui consiste à vouloir ressembler à ses supérieurs en se parant de rubans, ruches, colliers, éventails ou jupons à paniers.28Daniel Defoe, qui rajoute à cette liste de l’attirail de la servante coquette, dentelles, mouches, maquillage, soie et satin, se fait le satiriste le plus acerbe à ce sujet, en dénonçant même dans un discours conservateur les conséquences économiques sur l’industrie anglaise de la laine :
C’est un exercice difficile que de savoir distinguer à leur toilette la maîtresse de la servante ; que dis-je, très souvent, la servante est assurément la mieux habillée des deux. Notre manufacture de laine en est la première victime, car nos filles de cuisine ne veulent rien mettre d’autre que de la soie et du satin. Pour financer cet orgueil intolérable elles ont exigé des gages si élevés que cela ne s’était jamais vu dans une nation ou une époque autre que celle-ci.29
Comme le souligne Defoe, la servante imite si bien sa maîtresse qu’elle semble son égale, voire sa supérieure. L’habillement et la parure du corps permettent d’abolir la distance séparant maîtres et serviteurs et induisent une véritable confusion sociale voire inversion des rôles. Le plus grand plaisir de ces servantes parées comme leurs maîtresses est d’être appelées “Madame” par ceux qui ne les connaissent point.30 Les domestiques hommes n’échappent pas à cette tentation de confusion des rôles. Jonathan Swift, dans son livre de conduite parodique, dispense nombre de conseils hilarants aux serviteurs afin de paraître l’égal de leur maître. Ils doivent marcher dans la rue autant que possible au même niveau que leur maître afin de semer le doute dans l’esprit des passants,31 mais surtout ils doivent choisir avec soin leur place … en fonction de la couleur de la livrée afin que celle-ci trahisse le moins possible leur statut social :
Choisissez un service, si vous en avez la possibilité, où les couleurs de votre livrée sont les moins voyantes et ostensibles: du vert et du jaune trahissent d’emblée votre métier […] en empruntant une épée et une allure, des vêtements de votre maître, et avec une confiance en soi naturelle et étudiée, [tout] cela vous donnera le titre qui vous plaît parmi ceux qui ne vous connaissent pas.32
Le fait que le domestique doive emprunter une épée et une allure souligne la tentative de franchissement des limites et d’appropriation des symboles de la supériorité. Mais c’est le syntagme « des vêtements de votre maître » qui aggrave encore le délit puisque le serviteur en vient à s’approprier une partie de l’intimité de son maître. Il ne s’agit plus là d’une simple copie mais d’usurpation.
Le valet trouve de multiples moyens d’usurper la place de son maître, ce à divers égards et notamment en ce qui concerne les affaires de galanterie et les relations intimes de ce dernier. En effet, dans les œuvres de fiction du XVIIIe siècle, le serviteur devient le confident de son maître au point de se voir parfois confier la tâche d’entremetteur pour ses affaires de cœur. Comme l’explique le héros de The Adventures of a Valet: Written by Himself, un roman autobiographique, il remplace son maître dans un premier temps pour l’écrit et la parole puisque, tel un Cyrano de Bergerac, il rédige les lettres d’amour de ce dernier et qu’il est délégué pour plaider en sa faveur auprès des belles convoitées.33 Mais la délégation langagière cède très vite la place à la substitution corporelle. Etant bel homme, les jeunes femmes qu’il vient courtiser au nom de son maître tombent sous son charme, et tel un Janus Bifrons, il finit par véritablement se substituer à son maître et lui voler ses belles : « Bien que j’aie été éloquent en vain en parlant au nom de mon maître, je réussis si brillamment pour mon propre compte que je devrais m’estimer heureux »34 avoue-t-il après l’une de ses conquêtes, tandis qu’il note fièrement à propos d’un autre de ses exploits, à l’instar de l’archétype comique du miles gloriosus :
Je fus employé pour négocier ce traité […] et l’on me donna tout pouvoir pour présenter sous le jour le plus favorable qui soit la passion de mon maître. […] Elle commença le traité par le sacrifice de sa personne en ma faveur. […] Je possédais le cœur de la dame, et obtenais d’elle par inclination ce dont les autres ne pouvaient acheter que l’apparence.35
On pourrait penser que l’intimité sexuelle entre le valet et la jeune femme vient dans ces exemples saper l’intimité amicale qui aurait pu le lier à son maître mais tel n’est pas le cas car le maître qui emploie ainsi son valet feint l’honnêteté de ses attachements tant à son valet qu’à la belle. Ce n’est donc que justice poétique : les maîtres successifs du valet, qui n’y voient que du feu, sont par conséquent ridiculisés, et cette substitution physique et sentimentale, ce vol des relations intimes, devient le moyen pour l’auteur de satiriser une société qui voue un culte excessif à la fortune et à la hiérarchie sociale.
Plus généralement, s’il est au XVIIIe siècle une pièce de théâtre qui illustre parfaitement cette usurpation des rôles, c’est High Life Below Stairs de James Townley, mise en scène en 1759 par Garrick, le célèbre dramaturge. Le jeu de mots du titre évoque la métaphore spatiale de la distance verticale, mais cette fois-ci inversée. Ce sont en effet les serviteurs qui, lorsqu’ils se réunissent entre eux, se subrogent à leurs maîtres. Cela commence par l’appropriation du nom de ces derniers qui apparaît clairement dans la liste des personnages, significative à cet égard. Les serviteurs de Duke, Sir Harry, Lady Bab, Lady Charlotte se font appeler par les noms de leurs maîtres et empruntent leur titre nobiliaire : Duke est appelé “Your Grace” et Sir Harry “Baronet.” Ils en adoptent les manières et le langage. Certains se mettent ainsi à parler français, et imitent les salamalecs de leurs supérieurs : « Je crains fort d’avoir dépassé l’heure. »36 dit par exemple de manière périphrastique et ampoulée Lady Bab pour excuser son retard, en véritable précieuse ridicule. Les hommes se rendent à Newmarket pour les courses hippiques et les femmes comparent les mérites de Vauxhall et Ranelagh en donnant leur préférence à ce dernier car à Vauxhall on trouve trop de populace à leur goût : « Ma foi, il n’y a ici que de sales individus » affirme Lady Bab. « Nous étions en droit d’espérer que l’augmentation du prix les eût gardés à l’écart, ha, ha, ha. » réplique Lady Charlotte.37Ces servantes rejettent avec mépris l’extrême saleté du corps du vulgum pecus auquel elles appartiennent pourtant. Ce rejet du corps caricaturé des pauvres est révélateur de la manière dont elles aspirent à se distinguer et à s’élever au-dessus de leurs pairs qui incarnent les basses classes. Toutefois elles restent entre elles et ne sauraient se mêler véritablement à leurs supérieurs car l’imitation est loin d’être parfaite, comme le trahit parfois la prononciation incorrecte de certains mots : Runelow pour Ranelagh et Shikspur pour Shakespeare (1759 : 38). La satire est donc à double tranchant. D’un côté les politesses cérémonieuses et les goûts dispendieux de la haute société, sous couvert d’une farce, se voient mis à jour et raillés. Néanmoins, de l’autre, l’imperfection de l’imitation et le burlesque des situations mettent à mal la vanité de ces serviteurs. D’autant que, comme souvent dans ces comédies, la fin de l’intrigue met un terme au carnaval et fait tout rentrer dans l’ordre établi, chacun retrouvant sa place. En effet l’inversion des rôles est complète dans cette farce puisque l’un des maîtres, Lovel, a été averti de l’hypocrisie de ses domestiques à son égard, et a décidé de se mêler à eux, déguisé en serviteur, afin de découvrir à quel point la relation de confiance et d’intimité qu’il pensait établie avec eux n’est qu’apparence. C’est donc cette fois-ci le maître qui pénètre leur sphère intime. En leur compagnie, comble de l’ironie, il boit bourgognes, bordeaux et champagnes de sa propre cave, puisque les domestiques se retrouvent pour festoyer sans vergogne aux dépens de leur maître.38 Il se voit donner en outre une parodie de livre de conduite pour domestiques39prenant le contrepied de chacun des conseils traditionnels et prônant ouvertement une inversion des rôles :
Conseils au valet de pied:
Que votre but soit toujours
D’être le maître, non le serviteur
Et de faire … aussi peu que possible.40
Et ce sont de véritables saturnales qui se jouent là puisqu’il en vient même à entonner en chœur avec eux une chanson en vers se moquant de la supériorité des maîtres :
La nature nous a tous faits semblables, elle ne désire faire aucune distinction
Aussi nous rions-nous de la bonne société, de ses idiots et de ses fripons
Car nous sommes tous des serviteurs mais eux sont tous des esclaves.41
Mais à la fin le maître Lovel revient par surprise sans son déguisement, et ses domestiques affolés, en cherchant à cacher leurs amis serviteurs qu’ils avaient invités, les remettent littéralement à leur place dans des lieux peu glorieux :
Kitty : Non, mettez ces dames dans la dépense et je vais amener votre Grâce dans la soute à charbon.
Visiteurs : N’importe où, n’importe où, dans la cheminée s’il le faut.42
La juxtaposition entre les titres de noblesse et les lieux toujours plus étroits (la dépense, la soute à charbon et la cheminée) où leurs corps seront salis et noircis, punition métaphorique, constitue l’un des ressorts du comique qui par un retour de bâton, ridiculise à son tour ces serviteurs mais également rétablit l’ordre initial et le consolide dans une sorte de catharsis comique.
Pour conclure, les écrits du XVIIIe siècle consacrés aux rapports entre maîtres et serviteurs proposent deux visions opposées et exagérées de part et d’autre puisque l’angélisme de la littérature de conduite façonne des parangons de domestiques à l’opposé des serviteurs ridicules des comédies. La représentation des rapports d’intimité qui lient maîtres et serviteurs est principalement déterminée par une problématique générique. Les écrits théoriques au contenu axiologique que sont les livres de conduite tendent à renforcer l’édifice social en proposant aux serviteurs de respecter l’intimité de leurs maîtres, concrètement par la discrétion et plus généralement par la distance, ne laissant que peu de place à des affinités qui transcendent les classes sociales. Dans cette vision, les serviteurs se retrouvent dépossédés de leur corps, qui, par sa vertu, est censé être le reflet de la famille qu’ils servent, et par sa maîtrise, la marque de la sujétion et de l’obéissance. A l’inverse, les écrits de fiction, romans et pièces de théâtres, offrent un espace de liberté sur le mode du carnavalesque où règne la confusion. Selon un schéma mimétique, les serviteurs non seulement singent leurs maîtres mais vont jusqu’à usurper leur place. Le corps du maître, ses parures, ses manières et son langage, sont copiés et contrefaits, et c’est l’imperfection de l’imitation qui est source de comique. C’est le même esprit de comédie qui prévaut au théâtre où a lieu un véritable échange des sphères intimes entre maîtres et valets. Cette inversion des rôles ne trompe pour autant personne car l’imitation se fait sur le mode de la caricature et de la contrefaçon mais, tout comme dans les saturnales antiques, elle ébranle l’espace d’un instant les fondations de la verticalité hiérarchique, se faisant sur le mode comique, l’écho d’une réalité sociale changeante.