Définition de la littérature italienne de la migration
À la fin des années 80, suite à de nombreuses vagues migratoires vers les pays de l’Europe occidentale, se répand en Italie un phénomène littéraire nouveau lié à la présence d’immigrés de cultures et d’origines différentes qui choisissent la péninsule comme terre d’adoption et l’italien comme langue d’élection. Il s’agit, pour utiliser une expression qui a déjà été exploitée par la critique anglo-saxonne, de la naissance et de la diffusion en Italie d’une littérature de la migration.
L’expression ‘littérature de la migration’1 indique toute une production littéraire d’hybridation, ‘globale’ ou ‘transnationale’ (chaque étiquette nous semble à la fois correcte et limitative) s’appuyant sur une pratique d’écriture qui dérive essentiellement de l’expérience commune de la migration, de l’errance, de l’exil. Les premiers textes d’auteurs immigrés paraissent en Italie entre la fin des années 80 et le début des années 90. On assiste, dans un premier temps, à la publication de témoignages portant sur l’expérience personnelle de la migration, puis à celle de textes manifestant une conscience littéraire de plus en plus marquée sur les plans linguistique et thématique. Ainsi, après une première production spontanée d’ouvrages autobiographiques, de simples comptes rendus ou carnets de voyage, la critique signale vers la moitié des années 90 la diffusion de romans d’évasion, de textes expérimentaux, de science-fiction et de récits noirs. En ce qui concerne l’écriture en vers, il faut attendre les années 2000 pour assister à la constitution et à l’élaboration de poétiques plus personnelles et mûres.
La diffusion croissante de ces textes a attiré l’attention de la critique italienne, qui a essayé au cours de ces dernières années de les classer autour d’un genre ou d’un sous-genre de la littérature italienne contemporaine, sur la base d’une caractéristique spécifique due à l’expérience commune de la migration ainsi qu’à la présence de certaines problématiques que les auteurs migrants abordent dans leurs ouvrages. Toutefois, il conviendrait de mettre d’abord en évidence l’identité plurielle que les différents auteurs issus de l’expérience de la migration expriment à travers la pratique d’une écriture qui est capable de les rapprocher sans abolir leurs différences. Nous constatons également que la littérature de la migration, au-delà des thématiques évoquées et de la forme adoptée par l’auteur, fait constamment preuve d’une motivation éthique personnelle s’exprimant à travers l’emploi d’un langage profondément novateur.
1. L’‘écriture plurielle’ entre langue, culture et identité
Afin de comprendre la motivation et l’impact culturels, linguistiques et sociaux de ce type de production littéraire, il faudrait que la critique réfléchisse sur des catégories inhérentes à l’expérience de la migration, telles que celles de culture, d’identité et de langue. Comme un certain nombre d’écrivains et de poètes immigrés le prouvent – nous pensons en particulier à Jossif Brodski, Nadine Gordimer, Assia Djebar, Tahar Ben Jelloun ou à Milan Kundera – l’auteur migrant est tout d’abord quelqu’un qui change de patrie, tout en refusant à la fois les contraintes et les conditionnements de sa culture d’origine et l’idée même d’une patrie stable et géographiquement définie.
Youssef Wakkas, un écrivain syrien résidant depuis très longtemps en Italie, dans sa Préface à l’ouvrage intitulé Terra mobile. Racconti déclare penser toujours en arabe et écrire toujours en italien, dans une sorte de parcours qui lui impose de ‘marcher en traduisant’ à travers les cultures et les langues qui constituent son univers biographique et littéraire. Assia Djebar, écrivaine d’origine algérienne, explique que « le fait d’être entre deux langues signifie se situer dans l’espace nerveux et énervant, douloureux et mystérieux de chaque langue »2. Ainsi, l’expérience de la migration, comme elle a des répercussions poétiques significatives, constitue-elle le fondement de cette production littéraire qui ne se limite pas à aborder des thématiques telles que le voyage, la nostalgie, le souvenir, le départ, la séparation et la douleur qui habitent l’individu sans demeure.
Armando Gnisci précise que l’écrivain migrant, même lorsqu’il n’écrit pas directement sur la migration, reste toutefois conscient que cette expérience agit sur son écriture qui se fonde et se structure autour des notions de changement et de métamorphose. L’auteur migrant bénéficierait donc d’une valeur supplémentaire lui permettant de dialoguer et de se confronter avec la société et la littérature contemporaines. Cette poétique issue de l’expérience de la migration s’impose à l’écrivain et au lecteur sous forme d’un projet capable de proposer une identité composite et centrifuge et de donner naissance à un imaginaire littéraire et humain inédits. L’emploi d’une langue autre que la langue maternelle permet par ailleurs d’universaliser le concept de ‘citoyenneté poétique’ grâce à la technique du multilinguisme. Cette écriture de l’interculturalité et de l’‘entre-deux’ favorise sur les plans littéraire et poétique l’accélération des processus de créolisation et de métissage culturel capables de refaçonner la société, la politique et la culture contemporaines.
Les écrivains et les poètes migrants, vivant l’espace et le temps de la frontière entre un monde qui cesse d’exister et un autre monde qui se construit et qui se renouvelle, remettent en question le paradigme culturel et identitaire traditionnel fondé sur le trinôme identité-culture-langue, tout en élaborant dans leur production littéraire une sorte d’identité plurielle, composite et multiple qui peut aboutir aux résultats thématiques, stylistiques et formels les plus divers. Leur territoire, leur monde, leur demeure se réalisent, s’expriment et prennent forme dans un espace littéraire qui renvoie à une citoyenneté, à un topos, à un univers dans lesquels chaque auteur se situe, agit, nomme et réagit. À travers la littérature, l’écrivain de la migration construit un monde, une identité, une culture et une langue qui changent et se métamorphosent en permanence.
Dans le texte « Scrivere nella lingua dell’altro », Assia Djebar (2004 : 42-50), revenant sur sa double identité de femme arabe et musulmane et d’écrivaine pratiquant la langue de l’autre (la langue française), écrit que vivre entre deux langues et deux cultures, d’une part, reflète symboliquement sa condition de femme en transition et, d’autre part, la met en situation de découvrir l’‘altérité’ de chaque langue. Dans son cas, la langue française (langue d’élection) devient une sorte de langue du partage qu’elle utilise avec d’autres immigrés qui n’appartiennent pas forcément à sa culture d’origine. Écrire en français revient, dans cette perspective, à transformer ou à traduire son lexique intime en une langue commune à plusieurs peuples et cultures. À partir de la superposition – ou de la rencontre-collision – entre la langue maternelle et la langue d’usage se forge lentement une langue littéraire nouvelle qui, marquant le passage vers une langue d’élection ou d’accueil, reste toutefois difficile à intérioriser et à maîtriser de manière définitive. Par conséquent, la poésie de la migration devrait à notre sens être considérée comme un véritable laboratoire de transformation qui, d’une identité monoculturelle, mène à une identité pluriculturelle et multilinguistique capable de produire et d’élaborer une image inédite de soi, de l’autre et de l’autre-que-soi.
À ce sujet, Geneviève Makaping, dans Traiettorie di sguardi. E se gli « altri » foste voi ?, écrit que l’écrivain migrant est celui qui se situe à la fois au centre et à la périphérie de l’espace, du temps et de la culture contemporains eurocentriques :
Je dois faire encore un effort lorsque je parle des autres-que-moi (les Occidentaux), pour situer d’une part, leur monde masculin et, d’autre part, leur monde féminin et, dans un autre coin, mon monde à moi. Et puis, nous : nous les immigrés – nous, les femmes immigrées – nous, les Africains – nous les Africains subsahariens – nous, les noirs – nous, les femmes noires – nous, les Camerounais et nous, les Camerounaises, jusqu’à en arriver à nous, les Bamiléké – à nous, les femmes Bamiléké et enfin à moi, femme Bamiléké immigrée, qui suis à la fois toutes ces femmes et qui ai renoncé à sa nationalité d’origine, pour devenir une Italienne. [ma traduction]3. (Makaping 2001 : 49)
Cet extrait met en évidence les sentiments contradictoires d’appartenance et les identités multiples que l’écrivain migrant doit sans cesse négocier, comprendre, assumer et modifier tout au long de son parcours existentiel et littéraire. Il s’agit de l’expérience quotidienne de ceux et de celles qui appartiennent à différentes cultures et mémoires contribuant chacune à l’élaboration d’une identité multiculturelle censée permettre à l’auteur migrant d’intégrer l’histoire et la société contemporaines.
La littérature de la migration donne aujourd’hui l’occasion de dépasser la rhétorique de la frontière et de l’appartenance généalogique et territoriale à une culture, à une tradition et à une langue données. Comme Armando Gnisci et Franca Sinopoli l’ont affirmé dans le volume Manuale storico di letteratura comparata (1997 : 14-60), cette écriture a contribué, ces deux dernières décennies, à produire non seulement un changement profond des sujets de recherche dans le domaine littéraire mais surtout à remettre en question le cloisonnement traditionnel qui sépare depuis trop longtemps les différents savoirs scientifiques et littéraires.
2. La littérature italienne de la migration et le système de la littérature nationale. Modalité et diffusion de la poésie de la migration en Italie
L’écriture de la migration, agissant sur le trinôme identité-culture-langue, incite d’une certaine manière à définir et à redéfinir les cartes géo-linguistiques et géo-littéraires contemporaines. En Italie, les caractères spécifiques de la production littéraire des auteurs immigrés, ses données bibliographiques ainsi que l’orientation de la critique sont rassemblés dans une base de données nommée BASILI que l’on peut consulter sur le site du département des Lettres Modernes et du Spectacle de l’Université « La Sapienza » de Rome4. La toute première consultation des données nous permet de relever la présence en Italie d’une pluralité d’expressions littéraires et poétiques qui n’appartiennent pas seulement à des auteurs d’origine africaine, comme la critique l’avait soutenu auparavant. Nous comptons effectivement la présence d’un certain nombre d’auteurs albanais, slovaques, roumains, polonais, syriens et irakiens ainsi que l’œuvre d’écrivains d’origine sud-américaine.
Toutefois, il nous semble encore très difficile de repérer des caractéristiques communes aux différents textes sur la base de la provenance continentale de chaque auteur ; il nous paraît en revanche plus pertinent d’interpréter l’ensemble des ouvrages en fonction de la provenance nationale des auteurs, afin de pouvoir au moins les rassembler autour de macro-régions géographiques d’origine. Nous pouvons par exemple repérer des caractéristiques littéraires formelles et thématiques spécifiques à un certain nombre de textes d’auteurs d’origine albanaise ou brésilienne, centre-européenne ou bosniaque, argentine ou somalo-éthiopienne, irakienne ou sénégalaise, tunisienne ou syrienne, bien que l’on puisse insérer l’ensemble de cette production littéraire à l’intérieur du domaine plus large des ‘littératures de la diaspora’.
Les premières publications poétiques de l’écriture italienne de la migration5 et les premières études critiques consacrées à ce sujet, ont déjà permis de repérer des caractéristiques spécifiques au sein de cette production en vers. En particulier, un certain nombre de critiques relèvent la tendance des auteurs à élaborer une identité multiple qui change en permanence en raison de la stratification et de la superposition de différentes histoires, voix et modalités de représentation ; l’élaboration d’écritures qui se métamorphosent sans cesse ; la présence permanente d’un profond sentiment de ‘déterritorialisation’ intérieure et extérieure ; la formation progressive d’une expression poétique qui véhicule tout un ensemble de valeurs éthiques universelles ; la prise de conscience du sentiment de la douleur conçue comme l’essence éthique de l’écriture poétique ; la co-présence plus ou moins explicite à l’intérieur du même texte de la langue maternelle et de la langue d’élection et, enfin, la tendance généralisée à adopter la versification libre, qui permet au poète de se relier plus directement au caractère oral de la langue maternelle et de la mélanger aux rythmes et aux sonorités propres au langage poétique du pays d’accueil.
Cette rencontre-collision entre deux ou plusieurs langues et cultures amène le poète migrant à poursuivre la recherche d’une marque poétique individuelle à travers l’élaboration d’une écriture qui exprime à la fois tout ce qu’il a été et tout ce qu’il est en train de devenir. Tout au long de cette phase parfois lente et douloureuse qui accompagne l’auteur dans son passage d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre, le poète vit une situation intermédiaire que les linguistes définissent comme ‘double incompétence’, pendant laquelle à l’affaiblissement de l’emploi de la langue maternelle est suivi de la maîtrise progressive de la langue d’élection ou d’accueil. Mia Lecomte (2006 : 5-23) explique que le fait d’adopter ou d’être adopté par une langue veut surtout dire adopter ou être adopté par un système de valeurs qu’il faut ensuite savoir partager avec l’autre et l’autre-que-soi.
L’un des problèmes principaux qui ralentissent et conditionnent la publication et la visibilité de la poésie italienne de la migration vient de l’impact que cette production minoritaire peut exercer sur le canon littéraire national. Cette écriture en vers n’a effectivement pas échappé aux pressions, surtout dans les années 80, d’un editing standardisant imposé par les garants du système littéraire national traditionnel. Ce processus d’adaptation forcée aux codes linguistiques et culturels de la langue d’accueil – y compris les quelques tentatives d’épurement linguistique – tend à neutraliser la richesse expressive que les formes littéraires minoritaires tendent à introduire à l’intérieur du système littéraire national. Par ailleurs, une partie de l’industrie culturelle et éditoriale, bien que favorable au lancement de textes relevant d’un certain ‘exotisme littéraire’ (celui par exemple de l’immigré qui écrit en italien à propos d’autres immigrés), n’a jamais reconnu la véritable valeur culturelle et littéraire de ces ouvrages, faute de rentabilité commerciale6.
La littérature italienne contemporaine est ainsi en train de perdre une occasion unique de renouvellement et d’enrichissement thématiques et formels. En effet, ces premiers auteurs migrants seront dans quelques années remplacés par une nouvelle génération d’écrivains et de poètes qui apprendront la langue italienne dès leur naissance et qui produiront, par conséquent, des textes où l’influence et la présence de leur langue maternelle seront très limitées d’un point de vue lexical, sémantique, rythmique et phonétique. Les poètes migrants des années 20 et 30 du troisième millénaire, fils et petits-fils des auteurs actuels, constitueront la première génération des créoles italophones plus ou moins intégrés au système littéraire, linguistique et culturel italien. L’opportunité d’un renouvellement réel de la tradition littéraire italienne n’a jamais été saisie par une bonne partie de la critique, qui reste encore de toute évidence incapable d’évaluer et de mettre en valeur la poésie d’auteurs migrants par peur d’une transformation, voire d’une perte de l’identité et de la culture nationales. Nous entendons par là que seuls les écrivains étrangers d’aujourd’hui peuvent, en opérant et en œuvrant sur les frontières entre les langues et les cultures, remettre en question l’évolution d’une culture qui reste encore profondément ancrée dans une vision eurocentrique.
3. La poésie italienne de la migration et son impact sur la langue, la littérature et la culture italiennes
À partir de la fin des années 80, les poètes migrants, grâce à leur riche parcours individuel et artistique et à la diffusion de leurs ouvrages, déclenchent une confrontation directe entre leur écriture et celle des ‘voyageurs immobiles’, c’est-à-dire les écrivains italiens autochtones. Cette confrontation a ouvert un débat qui pourrait aboutir à la définition d’une littérature italophone unique, universelle et, en même temps, à la redéfinition des valeurs dont elle est dépositaire.
La poésie italienne de la migration, en raison de l’impact considérable qu’elle a sur les canons définissant la littérature et la langue nationales, agit sur et conditionne le parcours évolutif et les principes identitaires de la littérature autochtone, dont le destin et le statut devraient être repensés sur d’autres bases et en fonction d’autres paramètres. Il appartiendrait à la critique de considérer surtout la possibilité d’insérer le vaste domaine de la littérature italienne contemporaine – y compris la littérature migrante – à l’intérieur d’une littérature italophone, comme on parle depuis quelques décennies de littérature anglophone, francophone, hispanophone ou germanophone, issues des différentes littératures post-coloniales.
Il faut néanmoins tenir compte d’une spécificité de l’italien par rapport aux autres langues post-coloniales. L’italien étant la langue d’un pays qui n’a jamais été une grande puissance coloniale, est en effet choisi plus volontiers par l’écrivain migrant décidant de résider en Italie. Cela implique que l’auteur étranger s’exprimant en italien ait une compétence linguistique qui n’est pas comparable à celle de l’écrivain anglophone ou francophone issu d’un pays ayant connu une plus ou moins longue période de colonisation. La relativement faible compétence linguistique de l’étranger s’exprimant et écrivant en italien et son lent apprentissage qui a lieu souvent en dehors du système éducatif national, s’ils ralentissent d’une part le développement d’une écriture italienne de la migration consciente et linguistiquement mûre, favorisent d’autre part un renouvellement expressif visant à modifier profondément les tendances et les caractères traditionnels de la littérature autochtone. En définitive, on peut dire que la littérature italienne est somme toute plus susceptible d’être renouvelée que les autres littératures nationales européennes grâce à l’impact que la production poétique des auteurs migrants exerce sur le système linguistique et littéraire autochtone.
À côté des langues dites post-coloniales – qui révèlent une marque culturelle et identitaire unique et centripète – se situe l’italien qui, en raison de son histoire linguistique, de sa nature hétérogène et de sa forte tradition dialectale, commence aujourd’hui à s’imposer comme une langue d’expression interculturelle librement choisie et prête à s’adapter aux identités et aux cultures les plus diverses. Un certain nombre de poètes pratiquent de nos jours un italien qu’ils n’ont pas appris (à l’exception de quelques rares cas) comme langue coloniale. Ces auteurs mettent en place dans leurs textes une véritable ‘interférence culturelle’ qui reproduit ou transpose sur le plan littéraire ce qui est en train de se passer dans la société italienne depuis au moins une quinzaine d’années.
L’influence que l’écriture italienne de la migration exerce sur l’ensemble de la littérature italienne contemporaine incite la critique à se poser un certain nombre de questions auxquelles on tente depuis une décennie de donner des réponses convaincantes. On s’interroge par exemple sur la valeur littéraire (si l’on admet cette notion) de ce type de production qui contribue à représenter le pays dans une perspective interculturelle. Dans quelle mesure est-il possible d’envisager un rapport réciproque entre la littérature italienne de la migration et le système de la littérature italienne contemporaine ? Peut-on intégrer la littérature italienne de la migration dans le domaine plus large d’une littérature italophone ? Et, enfin, de quelle manière peut-on rattacher la littérature italienne de la migration aux différentes ‘littératures de la diaspora’ s’exprimant dans les autres langues européennes ?
Afin de répondre à toutes ces questions, il faudrait aborder l’étude de la littérature italienne contemporaine dans d’autres perspectives, en commençant par exemple par une approche qui prenne en compte la présence et l’importance de la littérature italienne produite à l’intérieur et à l’extérieur des frontières italiennes et qui introduise à l’intérieur du canon littéraire traditionnel trois notions qui jusqu’ici n’ont pas été considérées comme fondamentales, nous songeons à l’expatriation, à la migration et à l’identité mixte et composite. Ces trois principes n’ont jamais intégré le canon officiel des littératures nationales puisqu’ils remettent en question la notion d’identité fixe et immuable ainsi que la valeur prioritaire que tout canon traditionnel rattache à la langue nationale et à l’appartenance territoriale à une patrie. À ce sujet, Homi Bhabha (1990 : 291-322) écrit que l’idée de nation est aujourd’hui remise en question par l’existence d’individus vivant des situations marginales, tous porteurs de contre-narrations (voire de discours polémiques) qui contredisent toute sorte de narrations traditionnelles et conventionnelles.
L’idée d’une littérature italophone ne se limiterait pas à rassembler la littérature de la migration, mais aussi l’ensemble de la littérature italienne produite à l’étranger. Armando Gnisci soutient que l’on ne pourra parler de littérature italophone que lorsque celle-ci sera insérée au sein du système plus général des ‘littératures européennes de la diaspora’ et du processus qui mène à une ‘nouvelle créolisation’. Ce processus, d’une part, favorise le contact entre les langues et les cultures les plus diverses, entraînant la transformation de la configuration sociale, politique et culturelle de l’Europe et des Européens et, d’autre part, permet d’aborder de manière inédite la question cruciale de l’identité culturelle. La faible visibilité de la poésie italienne de la migration reflète d’ailleurs le sort qu’elle partage avec la littérature italienne produite par les Italiens à l’étranger, dont la réception en Italie a été longtemps négligée. Jean-Jacques Marchand précise que les études sur la littérature italienne produite par les Italiens résidant à l’étranger ont été longtemps fort rares et très peu diffusées7.
Aujourd’hui les études sur les ‘littératures de la diaspora’ ainsi que sur les métissages culturels ne peuvent avancer qu’en remettant en question le paradigme patrie – nation – littérature – langue nationale. Ainsi, la critique attribuera enfin à la littérature européenne de la migration la place qui lui revient de droit et pourra contribuer à déconstruire la notion d’identité fixe et immuable dont Édouard Glissant a déjà indiqué les limites et les implications (Glissant 1996).
La littérature de la migration révèle donc à la fois la crise des principes identitaires traditionnels sur lesquels la culture littéraire européenne a jusqu’à présent reposé et donne l’occasion de repenser et de restructurer dans une perspective interculturelle les systèmes littéraires, linguistiques, sociaux et politiques nationaux qui ne peuvent plus ignorer les récentes vagues migratoires. Nous pensons que des auteurs tels que l’Albanais Gëzim Hajdari, le Sénégalais Pap Khouma, le Brésilien Julio Monteiro Martins et la Polonaise Barbara Serdakowski pourraient aujourd’hui intégrer à part entière le système littéraire contemporain d’une Italie multiculturelle, pluri-identitaire et carrefour de cultures et de langues qui ont contribué et contribuent à écrire quelques pages de l’histoire et de la littérature mondiales.