Régionalisation et décentralisation dans l’Aragon postfranquiste

  • Regionalisation and Decentralisation in Post-Franco Aragon

Résumés

L’Aragon, dans l’effervescence du retour à la démocratie et par désir de se positionner politiquement, s’est constitué en 1982 en Communauté Autonome. Le facteur identitaire était alors devenu un enjeu politique au sein d’un État englobant qui impliquait une sorte de régionalisation tendant vers le fédéralisme. La Communauté aragonaise dans sa quête de l’autonomie pleine était cependant en butte au diktat étatique et à une attribution de compétences jugée insuffisante et injuste, alors que se posait le problème de son autonomie fiscale. Les fonds européens destinés à réduire les déséquilibres régionaux ont permis de doter l’Aragon d’infrastructures modernes, mais au détriment de son autonomie. La création de collectivités territoriales de district (comarcas) au sein de la Communauté Autonome d’Aragon s’inscrit également dans le cadre d’une politique européenne visant à assurer une cohésion territoriale, économique et sociale. Elle tend cependant à rapprocher l’administration des administrés et constitue l’ultime étape du processus décentralisateur.

In the effervescence of the return to democracy and by its desire to position itself politically the Aragon has formed itself into an autonomous community since 1982. The identity factor had then become a political stake within an including state which implied a kind of regionalization tending towards federalism. The Aragonese community in its search of full autonomy had however to face the official diktat and an attribution of powers considered to be insufficient and unjust, whereas the problem of its fiscal autonomy was arising. The European funds have intended to reduce the regional imbalances made it possible to equip the Aragon with modern infrastructures, but to the detriment of its autonomy. The creation of local district authorities (comarcas) within the autonomous community of Aragon also lies within the framework of a European policy aiming at ensuring a territorial, economic and social cohesion. It however tends to bring closer the governing body to the persons under its administration and constitutes the ultimate stage of the decentralizing process.

Plan

Texte

Introduction

Le royaume d’Aragon qui constituait à la fin de l’époque médiévale un État à part entière dut subir, comme les autres royaumes d’Espagne, les assauts de l’absolutisme naissant des Habsbourg, puis un centralisme bourbonien importé de France. Ce dernier mit fin aux spécificités politico-administratives aragonaises. L’organisation territoriale qui s’ensuivit, bien que se fondant en partie sur d’anciennes découpes juridictionnelles, fut plus rationnelle que la précédente dans un contexte englobant qui était celui de la nation espagnole. À la montée en puissance de l’État-nation durant la période moderne succéda l’uniformisation libérale du xixe siècle. Enfin, le franquisme et sa vision unitariste de la société finirent par imposer un centralisme exacerbé, bien qu’hérité du passé.

La mort de Franco en 1975 et la démocratisation ultérieure du régime espagnol, aboutirent par contrecoup à un déplacement et à une dispersion organisée du pouvoir qui rapprocha l’administration des administrés à travers des institutions de plus en plus localisées et décentralisées. Ces schémas politico-administratifs multiples furent liés à une approche identitaire des réalités régionales et eurent d’importantes répercussions au plan territorial. L’entrée de l’Espagne dans la Communauté Économique Européenne en 1986 ajouta une autre dimension au processus de régionalisation et de décentralisation.

L’objet de notre étude n’est autre que d’analyser ce processus en tenant compte de l’existence d’échelons politico-administratifs infranational (la Communauté Autonome d’Aragon et ses comarques1), national (l’Espagne) et supranational (l’Union Européenne) qui situent l’Aragon dans un ensemble complexe où nationalisme, perception identitaire et nécessité de coopérer entraînent collaboration ou division.

1. La construction d’un espace infranational

1.1. La naissance d’une conscience régionale diffuse

Sous le régime franquiste, les régionalismes et les nationalismes conservateurs et élitistes des premières décennies du xxe siècle qui se fondaient sur une mythification de l’histoire et un droit coutumier compilé et actualisé au cours du xixe siècle par de grands juristes comme Pascual Savall Dronda, Roberto Casajús, Joaquín Gil Berges ou Santiago Penén Debesa, furent réduits au silence. La négation des particularismes locaux, le centralisme exacerbé, le principe d’autorité et le concept d’unité nationale devinrent des normes. Il est vrai que certaines spécificités aragonaises qui relevaient du folklore et qui ne constituaient pas un danger pour l’ordre établi, furent préservées. Quelques unes d’entre elles furent même instrumentalisées par le pouvoir politique. Ce fut le cas de la fête de la Vierge du Pilar qui devint symbole d’hispanité et d’attachement de l’Espagne franquiste aux traditions et au catholicisme. La région en tant qu’ensemble culturel et politique particulier, en tant qu’élément identitaire, était niée ou systématiquement ignorée au profit d’un centralisme qui prétendait uniformiser, unifier et donc unir autour d’un projet commun mis en exergue par le slogan « Espagne, une, grande et libre ! » («¡España, una, grande y libre!») d’inspiration phalangiste2.

Si l’on fait exception du projet de Miguel Chueca (responsable cénétiste et ancien membre du Conseil Régional de Défense d’Aragon3) qui, dans les années quarante, aspirait à créer un parti aragonais de tendance libertaire (Los Propulsores), la cause aragonaise tomba après la guerre civile dans l’oubli, tant à l’intérieur de la péninsule qu’en terres d’exil. Au cours du xixe siècle, l’Aragon n’avait pas connu de régionalisme romantique, ni de phénomène comparable au rexurdimento ou à la renaixença4. Régionalisme et nationalisme politiques étaient donc, à la veille de la guerre civile, très faiblement représentés dans une société aragonaise où prédominaient un traditionalisme unitariste dans les campagnes, l’idéologie socialiste dans quelques localités et un internationalisme ouvrier de tendance libertaire dans la capitale régionale. L’aragonisme était de surcroît une tendance politico-culturelle d’importation puisqu’elle était surtout le fait d’intellectuels aragonais vivant en Catalogne. Influencés par les visées catalanistes, ils étaient à l’origine d’un aragonisme élitiste, artificiel et très minoritaire5. Cet aragonisme-là n’avait eu ni la force, ni le temps d’insuffler un sentiment identitaire suffisamment fort pour résister à l’unitarisme franquiste.

Les élans régionalistes puis nationalistes du premier tiers du xxe siècle, parce qu’ils étaient essentiellement élitistes et fort modérés, n’avaient pas pu laisser un patrimoine politique capable de fédérer à la mort du Caudillo6 les Aragonais autour d’un projet identitaire commun et de faciliter l’éclosion d’un pouvoir autonome après près de quarante ans d’unitarisme autoritaire. Le régionalisme élitiste et intellectualisé d’avant-guerre n’était plus de mise et ce fut l’évolution historique des dernières années du franquisme qui remit au goût du jour le fait régional. Une évolution marquée par l’affaiblissement du régime et les mouvements souterrains qu’impliquaient l’essor économique de l’Espagne et les changements sociaux inhérents. Un goût de liberté et le désir de préserver des intérêts locaux allaient être à l’origine d’un élan qui, sans être encore clairement régionaliste au sens politique du terme, ravivait ou recréait une perspective identitaire.

La perspective d’un Aragon lésé par la politique gouvernementale s’insinua dès 1971 lorsque le journal régional Heraldo de Aragón dévoila un inquiétant projet : le gouvernement avait l’intention de transvaser les eaux de l’Èbre en faveur de la Catalogne. Une intense campagne contre ce projet fut menée à bien par le Heraldo de Aragón, dirigé alors par le très impliqué Antonio Bruned Mompeón et Radio Zaragoza, dirigée par Julián Muro. Le problème se précisa en janvier 1974 lorsque fut officiellement publié l’avant-projet de l’aqueduc Èbre-Pyrénées Orientales. La réaction des Aragonais ne se fit pas attendre. Encouragés par les médias locaux7 et mus soit par la volonté de défendre les intérêts régionaux, soit par le désir de préserver des intérêts particuliers (ce fut le cas des céréaliers intéressés par l’extension de la superficie irriguée), d’amples secteurs de la société aragonaise exprimèrent leur mécontentement et multiplièrent les manifestations à l’encontre du projet. Celui-ci semblait favoriser la très puissante Catalogne au détriment d’un Aragon perçu comme le parent pauvre d’une nation, plus marâtre que mère. Un Aragon victime qui se découvrait ou se redécouvrait dans son rapport de concurrence à la Catalogne, voisine tout à la fois haïe et enviée. La dualité nation / région se révélait et naissait de ce que bon nombre d’Aragonais croyaient être une spoliation et une différence de traitement décidés au plus haut niveau. Ainsi, Antonio Bruned Mompeón parlait en 1971 du « désespoir, de la colère et même de l’animosité d’une partie de l’Aragon que l’on est en train de marginaliser et à qui on ne donne ni espoir, ni droits »8 (Royo Villanova 1978 a : 157). Le manifeste de la Junta Democrática de Aragón9 de juillet 1975, parlait quant à lui d’une « agression systématique du Régime contre notre région, qui se manifeste essentiellement à travers le projet du transvasement de l’Èbre, les zones de tir militaires, l’installation de centrales nucléaires, etc. »10 (RoyoVillanova 1978 a : 230).

Comme le suggère le manifeste, les projets d’installation de centrales nucléaires sur les territoires des communes aragonaises de Sástago, Escatrón et Chalamera furent à l’origine d’une mobilisation populaire qui déboucha sur la création en 1975 et 1976 de l’Asociación para la Defensa del Bajo Aragón et de la Comunidad de Afectados por la Central Nuclear del Cinca. Les manifestations provoquées par la divulgation de ces projets doivent être comprises à la lumière des mouvements antinucléaires des années soixante-dix, mais elles exprimaient aussi et surtout la volonté de défendre les intérêts régionaux face au diktat du pouvoir central et de grandes sociétés comme ENHER (Hidroeléctrica de Ribagorzana), ENDESA (Empresa Nacional de Electricidad, Sociedad Anónima)11 ou Fuerzas Eléctricas de Cataluña. Ces dernières étaient à l’origine desdits projets et répondaient au désir du pouvoir madrilène de développer la production d’énergie. Comme dans le cas du transvasement des eaux de l’Èbre, l’Aragon se percevait en victime. Une victime réactive face aux tentatives hégémoniques des grandes sociétés industrielles d’envergure nationale.

L’effervescence du moment touchait également l’Aragon rural. Ce dernier n’avait guère connu durant l’époque franquiste d’importants mouvements de protestation. Les premières manifestations paysannes d’envergure eurent lieu dans la première moitié des années soixante-dix, alors que la liberté syndicale et politique n'était pas encore acquise. En septembre-octobre 1973 eut lieu la guerre du poivron. Elle était due à une surproduction qui provoqua une baisse généralisée des prix de vente. Ceux-ci finirent par être inférieurs aux coûts de production et le 21 septembre, les agriculteurs n’hésitèrent pas à barrer plusieurs routes de Navarre et de la province de Saragosse (zone de Novillas et de Mallén) en signe de protestation12. La guerre du maïs couva en 1975, mais n’éclata qu’en janvier 1976, juste après la mort de Franco. Cette fois-ci, il s’agissait de mettre en cause un prix plancher garanti par l’État qui s’élevait à 8,10 pesetas au kilogramme. Les agriculteurs le jugèrent insuffisant. En effet, pour la première fois, il ne couvrait pas les coûts de production. Ces manifestations de mécontentement étaient dues à des problèmes d’ordre économique, mais elles prenaient un tour politique dans la mesure où elles étaient associées à l’image d’un Aragon rural oublié et mis à mal par une politique étatique partisane et incapable de prendre en compte les spécificités et problèmes locaux.

Le régionalisme politique, à proprement parler, structuré et militant, n’était pas encore à l’ordre du jour et les phénomènes évoqués étaient avant tout liés à l’affaiblissement du régime franquiste et à la défense ponctuelle d’intérêts locaux. Pourtant, ils révélaient l’émergence d’une conscience régionale diffuse et plurielle. L’effervescence du moment fut de surcroît accompagnée d’une intellectualisation du fait régional qui commença à prendre des accents politiques et s’exprima notamment au plan artistique. Une presse progressiste de gauche, dont l’élément le plus actif fut le bimensuel Andalán, se mit au service de la cause aragonaise, alors que des associations comme l’Asociación de Chovens d’a Fabla Aragonesa créée en 1974, liaient la renaissance régionale à l’élément linguistique et plus particulièrement aux parlers aragonais pyrénéens connus sous le nom de fabla (langue, parler).

1.2. Enjeux socio-politiques et autonomie

Les manifestations et les actes culturels qui révélaient un intérêt accru pour l’Aragon et une recherche identitaire encore balbutiante, se multiplièrent. L’amour de la terre natale se mariait à une quête de liberté et à un désir de démocratisation. La perspective autonomiste, face à l’oppression et à l’unitarisme franquiste, commençait à poindre, les nationalismes de Catalogne et du Pays basque servant, le cas échéant, de source d’inspiration. Les productions de quelques auteurs, compositeurs et interprètes de gauche prirent des accents régionalistes liés à un désir de changement. Ainsi, le plus célèbre d’entre eux, le professeur José Antonio Labordeta, clamait dans un hymne à l’amour et à la terre intitulé Canto a la Libertad :

Un jour viendra où tous,
en levant les yeux,
nous verrons une terre
source de liberté13 (Labordeta 1975 : LP Movieplay).

À l’instar de Labordeta, d’autres artistes comme Joaquín Carbonell ou La Bullonera trouvèrent dans la réalité immédiate de l’Aragon contemporain leur source d’inspiration. Bravant les interdictions à une époque où les réunions de plus de vingt personnes étaient prohibées, ils multiplièrent les concerts. Ils s’inscrivaient dans un mouvement politico-artistique plus large dont firent partie Lluis Llach en Catalogne, Bibiano et Benedicto en Galice ou encore Carlos Cano en Andalousie. En Aragon, ces contestataires de la première heure, furent suivis par des groupes et des auteurs compositeurs comme Renaxer, Tierra Húmeda, Pilar Garzón, Tomás Bosque, Valentín Mairal ou Ana Martín. Épaulés parfois par des défenseurs de la chanson aragonaise comme Plácido Serrano, ils prônaient l’authenticité de leurs racines.

Dans un tel contexte, le fait régional fut rapidement instrumentalisé par les médias et les organisations politiques qui subsistaient ou émergeaient dans une semi-clandestinité. Quelques partis et syndicats d’avant-guerre comme le PSOE (Partido Socialista Obrero Español), le PCE (Partido Comunista de España) et l’UGT (Unión General de Trabajadores) ou de nouvelle mouture comme les CC.OO.(Comisiones Obreras) se positionnaient sur l’échiquier politique, malgré une répression encore virulente. Dès 1972, le PCE saisit l’occasion qui lui était offerte par ce contexte favorable au changement. Dans son manifeste du 1er mai, non seulement il dénonçait le transvasement des eaux de l’Èbre comme un danger impliquant le non achèvement du Plan d’irrigation du Haut Aragon (Plan de Riegos del Alto Aragón), mais il faisait également sien le fait régional en dénonçant un « régime dictatorial centraliste et bureaucratique »14 (Royo Villanova 1978 a : 173). Un comble pour un parti communiste qui jusque-là avait plutôt été partisan du centralisme et de la bureaucratie. Ce même manifeste ajoutait : « Les problèmes de l’Aragon ne se résoudront que lorsque, nous, les Aragonais, nous pourrons décider de notre sort »15 (Royo Villanova 1978 a : 174).

Face à l’évolution de la société et sans doute dans la perspective de la mort d’un Caudillo gravement malade, certains cadres du régime franquiste, désireux également de se positionner au plan politique et de maîtriser le fait régional, adoptaient des positions plus conciliantes que par le passé. Il s’agissait-là de la réponse des délégués de l’État-nation face à la montée en puissance d’une conscience régionale qui laissait augurer la gestation d’un échelon politico-administratif infranational et craindre des changements politiques trop radicaux.

Le pouvoir en place se devait de lâcher du lest. C’est ainsi qu’en octobre 1972 il permit la célébration du Jour de l’Aragon, ce qui équivalait à reconnaître le concept de région et d’identité régionale sans prendre trop de risques au plan politique. Le concept prédominant de province dans un ensemble qui se voulait unitaire évolua en 1974 vers un regroupement des trois députations ou administrations provinciales qui prit le nom de Comunidad General de Aragón. Cet organisme tenta de créer une fédération des trois provinces aragonaises sans pouvoir politique réel. Une fédération qui se serait limitée à mener à bien une modeste décentralisation administrative liée à la prestation de certains services de première nécessité. Le 27 novembre 1976, la déclaration « régionaliste » de la Comunidad General de Aragón précisait que cette dernière aspirait à restaurer « le sentiment régional à travers des actions conjointes qui, bien entendu, en aucun cas mettront en question l’unité nationale »16 (Royo Villanova 1978 a : 265).

Dès 1971, l'appareil syndical aragonais, pourtant lié au pouvoir en place, s’opposa aux projets gouvernementaux de transvasement et prit fait et cause pour l’Aragon, comme si au sein même des représentants de l’ordre établi la perspective d’une évolution modérée semblait souhaitable. En 1971, Emilio Fondevila, président du Syndicat Provincial de l’Élevage (Sindicato Provincial de Ganadería) de Saragosse, mettait en exergue la nécessité de terminer les travaux prévus par le Plan d’Irrigation du Haut Aragon comme si l’achèvement des travaux dépendait de l’abandon du projet de transvasement et de la prise en compte des réalités régionales : « L'Aragon doit demander à l'État de continuer ces travaux d'irrigation en usant des mêmes procédés » (Domínguez Lasierra 1974 : 49-40)17. Toujours en 1971, Mauricio Murillo Bailo, ex-président de la Chambre syndicale agraire (Cámara Oficial Sindical Agraria) de Saragosse, affirmait : « Si nous acceptons ce transvasement on pourra alors revenir sur les droits que nous avons acquis »18 (Domínguez Lasierra 1974 : 71). Il est vrai que ces responsables de l’appareil syndical officiel ne prenaient parti qu’en tant que professionnels et techniciens, mais leurs propos sous-entendaient un « nous » bien aragonais.

Le rapport d'activités de la Chambre syndicale agraire de Huesca portant sur l'exercice 1975 déclarait par ailleurs :

En matière de défense de l'eau notons que :
– La Chambre continue à s'opposer fermement au transvasement Èbre-Pyrénées orientales.
– Les Chambres, les Hermandades (unités syndicales agraires locales), les cultivateurs et les éleveurs s'opposent à la construction de la centrale nucléaire de Chalamera19 (Resumen de realizaciones y actividades desarrolladas durante el año 1975 1976 : 10).

L’opposition au transvasement des eaux de l’Èbre s’accompagnait d’un rejet du projet visant à installer une centrale nucléaire en terres d’Aragon. Au-delà des opinions politiques particulières, une conscience régionale semblait s’affirmer. Elle cachait cependant fort mal une lutte d’influence entre gauches et droites et des tentatives de récupération du fait régional au nom d’une cause aragonaise déclinée selon des principes politiques préexistants. Ainsi, Alfonso Horno, membre de la Federación Popular Democrática, affirmait en 1976 :

Si nous devons nous diriger vers un État fédéral, il faut développer la conscience régionale aragonaise […]. Il faut mettre en valeur le travail de diffusion du concept régionaliste mené à bien par des hommes et des institutions en des temps anciens fort difficiles et en lutte constante avec un des pires ennemis qu’a connu l’Aragon, notre élite bourgeoise20 (Royo Villanova 1978 a : 248).

La même année, Carlos Forcadell, représentant du PSA (Partido Socialista de Aragón), précisait : « La conséquence de cette prise de conscience régionale de classe est l’apparition de partis politiques régionalistes et l’adaptation des partis politiques étatiques à cette situation et à cette réalité »21 (Royo Villanova 1978 a : 247).

Ce qui semble prédominer dans ces deux exemples, c’est une conscience de classe qui interprète les événements et les lie à une prise de conscience régionale qui en serait la résultante. Cette perspective régionaliste de gauche ne se revendiquait pas du régionalisme bourgeois et élitiste d’avant-guerre et niait le régionalisme naissant des droites à propos duquel, Antonio Peiró, ancien rédacteur en chef d’Andalán, précisait : « Andalán n’a pas hésité à en parler en utilisant des termes comme régionalisme par la droite ou régionalisme jaune » (Antonio Peiró 1997 : 64). Les droites « régionalistes » et réformistes ne tentaient-elles pas, face à l’évolution politico-sociale du moment, de préserver une parcelle de pouvoir ?22

Quoi qu’il en soit, tant les gauches que les droites manifestèrent leur intérêt pour le phénomène identitaire. Ce dernier était un marché porteur et un excellent fond de commerce dans une Espagne qui se démocratisait23. Une étude quantitative de la campagne électorale de mai-juin 1977 réalisée à partir d’articles de presse (López Jiménez 1978 : 171-202), nous montre que le concept d’autonomie était alors déjà un enjeu pour bon nombre de partis de tendances politiques fort diverses. La manifestation en faveur de l’accélération du processus menant à la pleine autonomie qui réunit à Saragosse, en avril 1978, la quasi-totalité des partis politiques représentés au plan régional – dont l’UCD (Unión de Centro Democrático), AP (Alianza Popular) et le Partido Nacional-Sindicalista Círculos José Antonio, d’obédience phalangiste – , semblait confirmer le phénomène.

2. Autonomie et décentralisation dans les espaces national et supranational

2.1. Construction politique et identitaire dans l’espace infranational

Dans la deuxième moitié des années soixante-dix, un monde politique désireux de profiter du filon régional24, un foisonnement culturel lié à la région (multiplication des publications portant sur l’Aragon, intérêt accru envers la fabla aragonaise, spectacles, manifestations diverses), une certaine mythification du droit civil aragonais et une histoire régionale commune, souvent idéalisée, accompagnèrent et déterminèrent une construction identitaire et idéologique plurielle. La perspective autonomiste était une alternative politique face à l’inefficacité et au manque de représentativité d’un État centralisé. Elle était liée à un désir de changement, de liberté et de démocratie, mais aussi à un phénomène mimétique où des régions fortes d’une tradition régionaliste ou nationaliste et possédant un patrimoine linguistique et culturel marqué, jouèrent un certain rôle. L’Aragon n’était manifestement, ni la Catalogne, ni le Pays basque25. Certes, les Aragonais pouvaient revendiquer une histoire commune, mais cette dernière s’était confondue avec celle des Espagnols durant la période contemporaine. L’identité aragonaise se créait plus qu’elle ne se récupérait après deux siècles de centralisme et près de quarante ans de dictature. La conscience identitaire émergeante n’était pas liée à un problème d’intégration historique au sein de l’État-nation, à une viscérale réaction anticastillane ou à une tradition nationaliste, mais plutôt au désir de moderniser et de démocratiser l’État, de changer la société au plan politique et administratif dans un contexte particulier déterminé par une évolution politico-sociale et la mort de Franco.

Ce fut dans un tel contexte que se présenta l’opportunité autonomiste offerte par la constitution de 1978 qui garantissait aux « nationalités » et aux « régions » (Constitución Española 1978 : título preliminar, art. 2)26 le droit à l’autonomie dans le respect de l’unité nationale. Pour les dirigeants de l’État-nation il s’agissait d’un pis-aller qui permettait de préserver l’unité nationale au cours d’une période de transition périlleuse où il était difficile de contenter les nationalismes. En permettant la constitution d’espaces territoriaux, politiques et administratifs nouveaux, le pouvoir central créait les conditions d’une gestion de la diversité nationale qui n’était plus uniforme et imposée. L’Aragon, à l’instar d’autres régions ou territoires espagnols ne manqua pas de saisir la perche qu’on lui tendait. Le décret royal n° 8 du 17 mars 1978 créa la première DGA (Diputación General de Aragón, ancêtre du gouvernement aragonais), aux fonctions essentiellement administratives. Cet organisme transitoire formé de dix-huit membres élus de l’UCD et du PSOE fut, entre autres choses, chargé d’encadrer le processus menant à l’autonomie.

Le statut d’autonomie de l’Aragon fut approuvé par la loi organique 8/1982 du 10 août 1982. Le processus identitaire qui eut pour cadre légal la Communauté Autonome d’Aragon à partir de 1982, était un enjeu politique et s’inscrivait dans un mouvement national plus ample où la perspective autonomiste avait fini par l’emporter27. Cette dernière se précisait sous l’impulsion des élites intellectuelles et des politiques. De plus, elle se nourrissait d’une affirmation territoriale et identitaire qui prenait tout son sens face à l’Autre. Cet Autre qui ne faisait pas partie d’une communauté aragonaise imaginée. Cet Autre par rapport auquel l’individu pouvait se définir et qui finissait par le définir. Cet Autre ou plutôt ces Autres qu’étaient l’État-nation – pourtant largement accepté28 – et les Communautés autonomes rivales, dont la puissante voisine catalane.

Face à l’Autre et dans un contexte concurrentiel dans lequel il était important de se positionner – ne serait-ce qu’au plan politique –, il fallait ancrer le fait régional dans un passé oublié par les masses. Le 22 avril 1978, la DGA décida de doter l’Aragon d’un drapeau sang et or avec une possible adjonction du blason aragonais et de faire du 23 avril le Jour de l’Aragon, date correspondant à la fête de Saint Georges, patron de cet ancien royaume. Les symboles identitaires mythiques29 du passé furent exhumés et accommodés aux circonstances du moment dans le but avoué de justifier une spécificité régionale. Il semblait urgent de raviver la flamme passéiste dont les gauches et les modérés « progressistes » encore vaguement régionalistes, se gaussaient pourtant, se démarquant ainsi du régionalisme conservateur des droites. Le manifeste de la Junta Democrática de Aragón vantait déjà en juillet 1975 les mérites d’un régionalisme aragonais « éloigné de toute nostalgie du passé historique »30 (Royo Villanova 1978 a : 231). Les régionalistes et nationalistes de gauche, essentiellement de tendance socialiste, finirent pourtant par adopter et s’approprier eux aussi ce passé mythifié, institutionnalisé et adapté au goût du jour31. Le fait régional créé comme une pièce montée devenait avec le temps une justification du présent quelle que fût la couleur politique32.

Il n’en était pas moins vrai que l’État-nation avait créé les conditions d’une gestion de la diversité nationale qui n’était plus uniforme et infligée. Le centralisme s’estompait et un espace politique, administratif et culturel apte à se développer s’ouvrait au son des trompettes de la liberté. Les Aragonais avaient la possibilité, dans un contexte national plus souple, non pas de récupérer, mais d’inventer un nouvel Aragon. Cet espace nouveau les rendait apparemment responsables de leur avenir et de la construction politico-identitaire qui se précisait.

2.2. Une régionalisation de transition pour une autonomie de seconde zone

L’Aragon se dotait d’une assemblée législative (les Cortes d’Aragon), dont les membres étaient élus directement par les citoyens aragonais, et d’un gouvernement, héritier de la première DGA, dont le Président était élu par les Cortes. Le système qui se mettait en place allait bien au-delà d’une simple déconcentration par laquelle l’État délègue quelques pouvoirs à des auxiliaires ou représentants locaux dépendant du pouvoir central. L’existence d’un double pouvoir régional, exécutif et législatif, la constitution d’une administration autonome, les compétences attribuées progressivement à la Communauté aragonaise et l’apparition d’institutions locales comme le Justicia de Aragón ou le Tribunal Superior de Justicia de Aragón33 montraient qu’il y avait bien décentralisation dans la mesure où la gestion du territoire était octroyée à des autorités locales élues directement ou indirectement par le peuple d’Aragon. Il y avait aussi régionalisation puisque la décentralisation politique, administrative et économique se faisait à l’échelle d’une région. Cette régionalisation initiale débouchait sur une autonomie qui allait s’affirmer au gré des compétences acquises et des réformes constitutionnelles. Elle se mariait parfaitement avec la préoccupation politico-identitaire qui avait surgi dans les années soixante-dix. L’Aragon, à la suite de la réorganisation territoriale de l’État, n’était plus une simple juxtaposition de provinces. Il n’était donc plus une simple expression territoriale d’un centralisme exacerbé qui déléguait ses pouvoirs à ses fidèles agents. La régionalisation aragonaise était plus profonde que la régionalisation française essentiellement administrative.

Cette régionalisation évolutive contentait les défenseurs de l’identité aragonaise les plus modérés ou les plus opportunistes et notamment les grands partis d’envergure nationale qu’étaient le PSOE et l’UCD. Elle fut tolérée plus tard par le PP (Partido Popular), à condition qu’elle restât dans les limites d’une autonomie contrôlée. L’UCD, le PSOE et le PP qui se partagèrent le pouvoir au plan national et qui, avec le modéré PA (Partido Aragonés), gouvernèrent à tour de rôle l’Aragon, surent se servir du filon régionaliste tout en maîtrisant les élans nationalistes exacerbés. Cependant, les conditions dans lesquelles l’Espagne des autonomies s’était constituée donnèrent matière à de fortes polémiques.

Le statut d’autonomie de l’Aragon avait été approuvé avec un certain retard par rapport aux Communautés dites historiques (la Catalogne, le Pays basque et la Galice34). Les droits et compétences dont il jouissait étaient inférieurs à ceux de ces dernières. L’Aragon, qui, contrairement à des Communautés comme La Rioja ou la Cantabrie, pouvait se prévaloir d’un passé, de la qualité d’ancien royaume, d’un territoire équivalent à celui qu’administraient les monarques médiévaux, d’une histoire commune – grandement oubliée, il est vrai, par l’Aragonais moyen –, semblait pourtant bien être une Communauté de seconde zone.

Face à une telle situation, les revendications nationalistes furent aussi celles d’une bonne partie des Aragonais pour qui l’autonomie dont ils bénéficiaient n’était qu’une régionalisation au rabais. Leur mécontentement se traduisit par d’importantes manifestations, dont celle en faveur de la pleine autonomie qui réunit à Saragosse le 23 avril 1992 – Jour de l’Aragon – environ 100000 personnes (l’Aragon ne comptait alors qu’un peu plus de 1 200 000 habitants35).

Le principe du système des autonomies conçu par les classes politiques dirigeantes avait officiellement pour but de garantir un équilibre entre les principes d’égalité et de diversité, mais ce fut justement la prise en compte plus ou moins malhabile du critère de diversité dans le but de satisfaire la forte demande nationaliste des régions historiques qui créa des inégalités. Il s’en suivit une confrontation entre défenseurs de la pleine autonomie, d’un côté, et l’État espagnol, relayé par les grands partis politiques aux commandes de la nation et bien souvent à la tête des Communautés autonomes. En effet, le système mis en place établissait une distinction entre Communautés historiques et non historiques, nationalités et régions, régime fiscal commun et régimes spécifiques du Pays basque et de la Navarre, lois et privilèges. De surcroît, des traitements particuliers furent réservés aux Communautés possédant une langue vernaculaire reconnue. Enfin, l’accession à l’autonomie se fit soit par la voie lente, régie par l’article 143 de la Constitution de 1978, soit par la voie rapide régie par l’article 151. Ce système, pour le moins complexe, déboucha dans la pratique sur des transferts de compétences fort inégaux selon les Communautés, alors que le financement de l’exercice de ces compétences était également sujet à caution. Tout ceci entraîna des rivalités entre Communautés autonomes et une affirmation, par contrecoup, du caractère particulier de chacune d’entre-elles. Bon nombre d’Aragonais réaffirmaient les racines historiques de l’Aragon face aux Communautés « artificiellement » créées comme La Rioja, mais aussi face aux Communautés historiques qui jouissaient apparemment d’une plus grande reconnaissance étatique et de plus de compétences, notamment en matière de santé publique, d’éducation et de sécurité (polices autonomes basque et catalane).

En 2003, le professeur de philosophie de l’Université de Saragosse, Ignacio Izuzquiza, mettait l’accent sur « ce double traitement institutionnalisé par l’article 151 de la Constitution qui débouche sur l’instauration d’une première et d’une seconde classe ». Il se faisait le porte-parole d’un sentiment généralisé lorsqu’il affirmait : « Nous sommes, selon les textes juridiques “ une autonomie régionale ” et non “ une nationalité ” ; d’une certaine façon, nous jouissons d’une autonomie de seconde classe »36 (Ignacio Izuzquiza 2003 : 90).

Les nationalistes incriminaient les responsables régionaux des grands partis à vocation nationale. Il y a quelques années, le PA précisait à propos du choix de la voie 143 et de la responsabilité en la matière de l’UCD et du PSOE : « le pacte entre les deux principaux partis étatiques (UCD-PSOE) pesa de tout son poids sur l’Aragon et le condamna à un statut d’autonomie approuvé en 1982, un statut que le PAR considéra et considère insuffisant car il le soumet injustement à des conditions juridiques, économiques et sociales inférieures à celles d’autres territoires espagnols »37 (Presentación del Partido Aragonés 2002 : 1).

Le PSOE, à l’image du PAR (Partido Aragonés Regionalista, dénomination du PA jusqu’en janvier 1990) et de la plupart des partis de gauche, fut dans un premier temps favorable à la pleine autonomie et donc à l’application de l’article 151 de la Constitution menant à l’autonomie pleine par la voie rapide. En avril 1981, le PSOE décida pourtant de se ranger du côté de l’UCD ce qui détermina le choix de la voie lente et l’adoption du premier statut d’autonomie aragonais. Le pacte national d’autonomie du 28 février 1992, signé entre le gouvernement espagnol, le PSOE et le PP, ouvrait cependant un processus général de réforme du statut d’autonomie qui se concrétisa à travers la loi organique du 9/1992 du 23 décembre 1992. Ce processus fut fortement critiqué par les gauches nationalistes et notamment par la CHA (Chunta Aragonesista) Cette dernière ne pardonna pas l’attitude du PSOE, taxant le statut d’autonomie de 1982 de « texte statutaire sans envergure » et le pacte d’autonomie de 1992 de « frein à la réforme tant attendue »38 (Bases para el debate sobre la profundización del autogobierno 2002 : 1). Alors que la CHA, INAR (Iniciativa Aragonesa, parti nationaliste aragonais centriste) et même le PA (qui forma pourtant plusieurs gouvernements de coalition avec le PP et le PSOE) sollicitaient une pleine autonomie39, le processus de réforme des autonomies engagé au plan national en 1992 se concrétisait.

Deux réformes du statut d’autonomie de l’Aragon virent le jour en 1994 et 1996 (lois organiques 6/1994 du 24 mars 1994 et 5/1996 du 30 décembre 1996). La réforme de 1994 se limitait au transfert de quelques compétences sur le plan universitaire, en matière de formation et de législation du travail. Celle de 1996, œuvre du PA et du PP, accorda néanmoins à l’Aragon la gestion de l’assistance sanitaire de la Sécurité Sociale et étendit ses compétences dans les domaines de l’économie et des finances. De plus, elle affirma dans son article 1 la spécificité historique et identitaire de l’Aragon et, pour la première fois, le définit comme une nationalité, le rapprochant de la sorte des Communautés dites historiques. Dans la lutte pour le pouvoir, les nationalistes de la CHA jugèrent ces réformes insuffisantes, tant parce qu’elles ne satisfaisaient pas leur désir d’autonomie pleine que parce qu’elles émanaient essentiellement de puissants rivaux : le PP et le PSOE. Ceux-ci étaient censés représenter les forces centralisatrices et, le cas échéant, être les tenants d’un régionalisme douteux. De plus, le jeu ambigu du PA à l’égard de ces deux partis rendait les nationalistes du PA suspects aux yeux d’une CHA toujours prompte à en découdre avec ses opposants.

INAR, parti nationaliste pourtant modéré, n’était pas en reste. En 2002, il affirmait dans un communiqué de presse où il reprenait les propos de son leader Manuel Escolá : « Les partis étatiques de gauche comme de droite, appuyés par le PAR, ont davantage pensé à leurs intérêts qu’à ceux de l’Aragon »40 (Iniciativa lanza sus propuestas en materia de política hidráulica en el segundo día de campaña 2002 : 1) Ces propos, qui renvoyaient à une politique hydraulique régionale jugée insuffisante, rappelaient que le phénomène identitaire s’était notamment exprimé, depuis les années soixante-dix, à travers les manifestations qui avaient opposé d’amples secteurs de la société aragonaise aux décisions étatiques soutenues par l’UCD, le PSOE ou le PP Ces partis, aux idées politiques apparemment différentes, étaient en effet accusés par les nationalistes de pactiser au nom d’intérêts nationaux au détriment d’un Aragon, encore et toujours victime. C’est ainsi qu’en 1993, un avant-projet de plan hydrologique national émanant du gouvernement socialiste, fut de nouveau à l’origine d’une levée de boucliers en terres aragonaises. Cet avant-projet qui prévoyait un nouveau transvasement des eaux de l’Èbre, resta en sommeil jusqu’à ce qu’il fût remis au goût du jour par le PP en 2000. Tant en 1993 qu’en 2000, il détermina une réaction politico-identitaire qui se solda par d’importantes manifestations plus ou moins instrumentalisées par les partis nationalistes. La manifestation qui se déroula à Madrid en avril 1993 et qui réunit environ 10000 personnes, se fit sous le signe d’une double revendication politico-identitaire face à l’État central puisqu’elle exprimait à la fois le désir de parvenir à la pleine autonomie et le refus d’un nouveau transvasement des eaux de l’Èbre. Cette révolte face à l’Autre et face au diktat des « grands » n’était cependant pas que le fruit d’une manipulation élitiste et politique du réel ou le résultat d’un battage médiatique auquel participèrent largement les journaux régionaux Heraldo de Aragón, Periódico de Aragón ou Diario 16 Aragón, elle était aussi expression populaire.

La régionalisation entreprise et l’autonomie acquise étaient loin de faire l’unanimité. Une troisième réforme du statut d’autonomie de l’Aragon fut cependant approuvée le 20 avril 2007 (loi organique 5/2007), parachevant un long processus d’acquisition de l’autonomie et accordant à la région des compétences supplémentaires qui la placent aujourd’hui à un niveau d’autonomie comparable à celui de la plupart des Communautés. Le nouveau statut lui permet notamment de créer une police autonome (article 76), précise ses compétences financières (articles 103 à 114) et semble régler le problème de l’eau en garantissant à l’Aragon, à son industrie et à ses systèmes d’irrigation une réserve d’eau suffisante en cas de transvasements en faveur d’autres régions (art. 19). Il accorde également aux Aragonais toute une série de droits qui viennent s’ajouter à ceux que la Constitution espagnole de 1978 reconnaissait déjà (Constitución española 1978 : titre I, chapitre I).

Le texte de réforme statutaire, avant d’être soumis aux Cortes nationales, bénéficia en 2006 d’un consensus politique fort large. En effet, il ne fit l’objet d’aucune opposition et fut approuvé le 21 juin 2006 par pratiquement tous les groupes politiques représentés aux Cortes d’Aragon. Seule la CHA s’abstint dans la mesure où elle proposait, selon le Président socialiste de la DGA, Marcelino Iglesias Ricou (El estatuto de Aragón llega al Congreso sin ningún voto en contra. 2006 : 2), un système de financement communautaire semblable à celui des Communautés basque et navarraise qui fut rejeté par le PSOE.

La pleine autonomie rapprochait le système politico-administratif espagnol du modèle fédéral41. L’État central partageait bien avec les institutions autonomes les compétences constitutionnelles dans les domaines législatif, juridictionnel et administratif, ce qui constituait un progrès pour les centristes d’INAR favorables à un fédéralisme modéré42 et une piètre avancée pour les gauches nationalistes qui s’étaient en partie appropriées les visées fédéralistes surgies du passé.

L’autonomie dont bénéficie aujourd’hui l’Aragon est cependant fort large. Toutes les compétences reconnues par la Constitution ont été effectivement transférées (exception faite des pensions de la Sécurité Sociale). Cela n’empêche pas la CHA, par conviction et/ou à des fins électoralistes, de la considérer encore comme une autonomie de second ordre et ce, malgré la position condescendante adoptée en juin 2006 par ce même parti. Chesús Bernal, un de ses éminents représentants, n’hésitait pas, en avril 2007, dans le cadre des élections municipales, à faire référence à une étude comparative intitulée « Notre statut et les autres statuts » (« Nuestro Estatuto y los otros ». Chesús Bernal 2007 : 4) qui semble encore lier la force de la revendication identitaire à l’Autre ou plus exactement aux Autres. Entre autres choses, selon Chesús Bernal, la réforme statutaire d’avril 2007 ne garantirait pas, comme dans d’autres Communautés autonomes, un niveau d’investissement régional supérieur au niveau actuel.

2.3. Décentralisation financière et fiscale

L’autonomie aragonaise est, il est vrai, affaire de compétences, mais aussi de financement. Les compétences transférées doivent être accompagnées de moyens financiers au moins égaux à ceux dont bénéficiait l’État central pour exercer ces mêmes compétences. Une autonomie digne de ce nom doit donc impliquer une décentralisation financière et fiscale. Celle-ci s’effectua en Espagne parallèlement au transfert des compétences, mais se produisit à un rythme différent et varia fortement selon les Communautés.

Les sources de financement furent dès le début fort diverses : transferts provenant de l’État, participation des Communautés aux recettes de l’État, impôts cédés par l’État, gérés et perçus directement par les Communautés, fonds de compensation servant à aider les Communautés les plus pauvres, subventions étatiques diverses, ressources fiscales propres aux Communautés (impôts créés, réglementés et gérés par ces dernières, surcharges fiscales, crédits et avances de trésorerie accordés par le ministère des Finances). À toutes ces ressources, vinrent s’ajouter les aides accordées par la Communauté européenne dès la deuxième moitié des années quatre-vingts.

L’importance et la nature des fonds dont bénéficiait telle ou telle Communauté dépendaient essentiellement du nombre d’habitants qui y vivaient, du nombre de compétences transférées et par conséquent du choix du processus d’autonomie (voie rapide ou voie lente). Ainsi, les compétences en matière d’éducation ne furent transférées aux Communautés régies par l’article 143 de la Constitution qu’à la suite de la promulgation de la loi organique 9/1992 du 23 de décembre1992. De surcroît, ces compétences tardèrent à être effectivement transférées à certaines Communautés comme l’Aragon43. Quant aux compétences en matière de santé publique, elles ne furent transférées aux Autonomies à voie lente qu’à partir de 2001.

Sur le plan purement fiscal, les Communautés autonomes furent divisées en deux groupes : les Communautés du Pays basque et de Navarre au régime fiscal lié à des droits et des lois historiques particuliers (régimen foral) et à autonomie fiscale fort ample, et les autres Communautés autonomes relevant dudit régime commun (régimen común) et à autonomie fiscale réduite44.

La Loi organique 8/1980 de Financement des Communautés autonomes (LOFCA) du 22 septembre 1980 et le Conseil de la politique fiscale et financière (Consejo de Política Fiscal y Financiera, organe consultatif et de délibération composé des ministres de l’Économie, des Finances et des Administrations Publiques de l’État et des conseillers aux Finances des diverses Communautés autonomes), régissaient le système fiscal des autonomies. Les négociations initiales entre les Communautés et l’État central, les décisions prises par le Conseil et sa capacité à coordonner l’action des Communautés, furent à l’origine de l’évolution du système de financement de ces dernières.

Jusqu’en 1987, le financement des Communautés soumises au régime commun se faisait en tenant compte du concept du coût effectif qui, théoriquement, devait correspondre, pour chaque Communauté, à une capacité de financement équivalente à celle à laquelle l’Administration centrale aurait pu prétendre afin de garantir au plan régional l’exercice des compétences transférées. Il s’agissait ainsi d’éviter toute augmentation ou cumul des charges de l’État. Dans un apparent souci d’équité, ce coût, selon la LOFCA (article 13 notamment), devait être cependant nuancé et être calculé en prenant en considération des facteurs comme la population, la superficie, le revenu des personnes physiques ou le revenu par habitant de chaque communauté par rapport à la moyenne nationale. Il n’y eut cependant pas de consensus sur la façon de pondérer de tels critères. Jusqu’en 1984, le calcul du coût effectif applicable aux participations des Communautés aux recettes fiscales de l’État (recettes correspondant aux impôts non cédés aux Communautés) dépendit surtout des négociations entre les Communautés et l’Administration centrale. Les réformes de 1987 et de 1992 tentèrent d’aller vers davantage d’équité, mais les pourparlers qui accompagnèrent la dernière réforme citée montrèrent que la capacité de négociation était la clef en matière d’attribution des fonds et non une saine normalisation.

Le système de financement des Communautés, à l’image des processus menant à la pleine autonomie, était fort complexe et évolutif. Bien qu’il s’appuyât officiellement sur le principe de solidarité nationale souligné par la Constitution espagnole (articles 2 et 138), il pouvait sembler, par la différence de traitements qu’il impliquait, très injuste. Ne favorisait-il pas les Communautés les plus puissantes comme la Catalogne et/ou les plus dangereuses politiquement comme le Pays basque ? Le système de financement semblait d’autant plus injuste qu’il tendait à préserver un statu quo en faveur des régions qui étaient déjà les mieux loties en services publics. Le principe du coût effectif ne sous-entendait-il pas que l’État attribuait aux Communautés des fonds en fonction d’un niveau de services antérieur à la LOFCA ? Le professeur d’économie de l’Université de Valence (Universitat de València), Francisco Pérez García, prétend qu’au vu des transferts effectués, il est probable que l’État central n’ait pas agi aussi intensément avec toutes les régions pour « des raisons historiques ou d’un autre type, assez complexes »45 (Francisco Pérez García 1998 : 47). Au-delà de l’avis d’un spécialiste, ces paroles, à la fois vagues et suggestives, rappellent l’impression que donna à bon nombre d’Aragonais avertis le système de financement46. Un système apparemment injuste, source de revendications, de positions antiétatiques, de heurts et d’animosité malsaine envers les Communautés considérées comme privilégiées. Le système fut à l’origine de toute une série de réclamations de la part des gouvernements autonomes auprès du pouvoir central et en particulier auprès du ministère des Finances. Ces gouvernements jugeaient les ressources qui leur étaient attribuées insuffisantes, justifiant souvent ainsi le déficit chronique dont souffrait leur Communauté et donc le recours au crédit responsable de l’accroissement de la dette. En octobre 1991, un message de la DGA remis aux Cortes d’Aragon dénonçait l’inégalité de traitement dans l’attribution des crédits et l’insuffisance de moyens financiers « pour assumer les compétences transférées, avec de singulières répercussions sur les investissements et la production de déficits conjoncturels et même structurels dus au recours à l’endettement »47 (BOCA 1991 : 72). Cet endettement ne fit que s’accroître de 1992 à 1997, passant de 2,2 % à 5,6 % du PIB régional (Luis Gordo, Pablo Hernández de Cos 2003 : 36).

L’accroissement de l’endettement des Communautés autonomes était sans doute également dû à une trop grande dépendance financière et fiscale vis-à-vis de l’État. Les impôts cédés par celui-ci (taxes sur les successions et les donations, taxes sur le patrimoine, les jeux ou les actes authentiques), les contributions communautaires spéciales (taxes sur le traitement des eaux, sur la pollution, sur les combustibles, etc.) et les surcharges sur les impôts cédés que les Communautés géraient et percevaient directement ne représentaient qu’une petite partie de leurs recettes. Le financement des Communautés se faisait donc essentiellement par le biais de transferts et de subventions étatiques qui les déresponsabilisaient. Autrement dit, elles dépensaient allègrement ce qu’elles n’avaient pas à percevoir et à gérer de façon autonome, réclamant chaque fois davantage de fonds à un État jugé responsable des déficits. En 1998, les Communautés de régime foral et celles régies par l’article 151 qui recevaient la plus grande proportion de transferts étatiques, étaient justement les plus endettées48.

La réforme du système de financement de 1992 attribua aux Communautés le droit de percevoir 15 % de l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques. La réforme de 1997 ajouta à celle de 1992 des compétences normatives en matière tarifaire et de déductions. Il s’agissait indubitablement de franchir un pas vers une coresponsabilité fiscale entre État et Communautés. De plus, la réforme prévoyait que dès que les Communautés assujetties à l’article 143 bénéficieraient du transfert des compétences en matière d’éducation non universitaire, le pourcentage cité passerait à 30%. En 1998, l’effet escompté se produisit puisqu’en 1996 et 1998 les transferts représentaient respectivement 83,6 % et 75,1 % des recettes non financières et les ressources fiscales (impôts cédés, contributions communautaires spéciales, part de l’impôt sur le revenu et surcharges fiscales), 11,2% et 25 % (Luis Gordo, Pablo Hernández de Cos 2003 : 37). En Aragon, en 2007, les transferts ne représentent plus que 43 % des recettes, alors que les ressources fiscales s’élèvent à 53,2 % du budget de la Communauté (Comunidad Autónoma de Aragón 2007 : 18).

La décentralisation fiscale en marche a été accompagnée durant la période 2001-2007 d’une certaine évolution en matière de financement. La part des impôts cédés partiellement par l’État s’est accrue et s’est étendue à la taxe sur la valeur ajoutée et à certains impôts spéciaux frappant les boissons alcoolisées, le tabac et les hydrocarbures. Depuis le 1er janvier 2002, un « Fond de Capacité » (Fondo de Suficiencia) constitue une source de financement additionnelle qui a pour finalité de couvrir la différence entre les besoins de chaque Communauté et leur capacité fiscale réelle. Ajoutons à tout cela des fonds de solidarité comme les « Crédits de nivellement » (Asignaciones de nivelación) destinés à garantir la prestation de services de première nécessité dans toutes les Communautés.

De 1999 à 2007, l’Aragon a bénéficié d’un notable accroissement de ses capacités financières49, même si cette augmentation s’explique en grande partie par l’attribution ou la perception de fonds destinés à assurer l’exercice de nouvelles compétences. Entre 1998 et 2007, les investissements étatiques dans la région ont été multipliés par 2,8 (Comunidad Autónoma de Aragón 2007 : 23). Enfin, la réforme statutaire d’avril 2007 semble mener l’Aragon vers une plus grande capacité normative et un plus grand pouvoir de gestion. Elle annonce notamment la création d’une possible Trésorerie autonome (art. 106, point 4) et présente la liste des impôts cédés totalement ou partiellement (dont la taxe sur la valeur ajoutée) par l’État (seconde disposition additionnelle, point 1). Enfin, la prise en compte pour la détermination du volume de transferts financiers étatiques, non seulement du nombre d’habitants et du revenu per capita, mais aussi des déséquilibres territoriaux, du vieillissement de la population, de la densité et de la dispersion démographique, (art. 107, point 5)50, satisfait une vieille revendication régionale, dont le PA s’était notamment fait le porte-parole (Programa elecciones autonómicas. Partido Aragonés 2002 : 5-6).

Nonobstant, si le système de financement semble plus complet et plus juste, la décentralisation fiscale est cependant encore loin d’être optimale. Elle continue d’être en décalage avec une régionalisation politico-administrative plus avancée et s’inscrit dans un contexte national où les différences entre Communautés semblent suggérer une absence d’équité. Ainsi, le régime fiscal foral, distinct du régime commun au nom d’un passé historique, implique d’importantes inégalités en matière de fiscalité et de décentralisation que le principe de solidarité ne peut faire oublier totalement. En effet, le Pays basque et la Navarre ont le pouvoir d’établir, de réglementer et de normaliser leur système tributaire. Ces Communautés perçoivent directement tous les impôts (exception faite des droits à l’importation et de la taxe sur la valeur ajoutée) et versent ensuite à l’État une quote-part appelée cupo pour financer les charges étatiques. C’est justement cette grande décentralisation fiscale et ce contrôle de l’impôt que semblait envier Benito Ros, porte-parole du PA pour Teruel, lorsqu’il affirmait en octobre 2006 à propos du projet de réforme statutaire approuvé définitivement en 2007 : « En matière de financement, il y a davantage d’autonomie, sans que pour autant on parvienne à égaler le modèle de la quote-part qui devrait revenir à l’Aragon pour des raisons historiques »51 (Benito Ros 2006 : 1).

2.4. Régionalisation et Europe

La régionalisation et le financement de l’Aragon sont des phénomènes indissociables d’un espace européen plus large que nous qualifierons de supranational. L’Aragon s’inscrit tout naturellement dans ce contexte englobant qui est loin de lui être inconnu. En tant que région frontalière, il a été de tout temps confronté à l’Autre. Son histoire et son évolution politique l’ont, de plus, lié à un devenir national et communautaire où les notions de nation et de région s’opposent ou se marient.

Dans la deuxième moitié du xxe siècle, de nombreux États d’Europe occidentale ont connu une régionalisation qui a été le fruit d’une histoire particulière. La régionalisation s’est donc faite de façon différente selon les nations et a donné lieu à des niveaux de décentralisation divers. L’Italie a trouvé, après des années de totalitarisme, la voie d’une régionalisation politique qui assure une certaine autonomie à vingt régions, dont cinq jouissent d’une autonomie élargie (Vallée d’Aoste, Sardaigne, Sicile, Trentin-Haut-Adige et Frioul-Vénétie). Les relations entre Flamands et Wallons ont fait évoluer la Belgique vers un régionalisme qui a fini par aboutir, à la suite de divers amendements constitutionnels, à l’émergence d’un État fédéral, aujourd’hui, pourtant, largement remis en question par le Lion Flamand au mépris de la Brabançonne52. L’Allemagne de l’Ouest, dès la fin des années quarante, a basculé vers le fédéralisme. La loi fondamentale de 1949 est devenue constitution à la réunification. Amendée en 1993, elle fait de l’Allemagne réunifiée un État où la fédération joue un rôle d’harmonisation et de coordination entre les seize Länder (États fédérés).

Ces jeunes nations, nées au xixe siècle, n’ont pas de réelle tradition unitaire. Il n’en est pas de même du Portugal et de la France, ce qui permet de mieux comprendre, sans l’expliquer totalement, leur timide régionalisation. Le Portugal est composé de 18 districts et de deux régions à statut particulier : l’Archipel des Açores et Madère. Les districts du Continent sont de simples régions administratives, sans pouvoir législatif, alors que les régions à statut particulier, pour des raisons historiques et géographiques, jouissent de pouvoirs politiques, législatifs et administratifs. La France, dont la tradition centraliste remonte à l’Ancien Régime, a été marquée par un jacobinisme encore perceptible chez bon nombre d’hommes politiques et de notables. La régionalisation française est sans doute pour cela encore essentiellement administrative. Les vingt-deux régions françaises nées dans les années cinquante et consacrées par la loi de décentralisation de 1982, sont de nos jours des collectivités territoriales. Contrairement aux régions belges, elles n’ont pas de pouvoirs législatifs et exécutifs autonomes, pas plus que la capacité d’agir au plan international.

La Communauté Européenne, au-delà des spécificités nationales, dut prendre en compte toutes ces facettes de la décentralisation. Diverses chartes et conventions furent signées dans les années quatre-vingts et quatre-vingt-dix dans le but de créer les instruments d’une démocratie locale et régionale. Le Conseil de l’Europe fut à l’origine de la Convention-cadre européenne du 21 mai 1980 sur la coopération transfrontalière des collectivités ou autorités territoriales qui, avant même l’entrée de l’Espagne dans la CEE, définissait le cadre, les formes et les limites de la coopération découlant d’accords transfrontaliers entre États, mais aussi entre collectivités territoriales. La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires de 1992 qui entra en vigueur en 1998, prenait en compte les réalités linguistico-culturelles régionales. Enfin, le CPLRE (Congrès des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe) invitait en 1997 les instances européennes et les gouvernements des États membres à ratifier un Projet de charte européenne de l’autonomie régionale (Recommandation 34-1997 : 5 juin 1997). Ce projet élaboré sur le modèle de la Charte européenne de l’autonomie locale du 15 octobre 1985 entra en vigueur en 1988. Il se voulait complémentaire de cette dernière et suggérait l’idée d’une région capable de faciliter le rapprochement entre les administrations et les personnes, de favoriser la participation citoyenne des individus et d’améliorer l’efficacité des pouvoirs publics. Ce projet s’inscrivait dans un contexte européen où, depuis le Traité de Maastricht de 1992, l’idée que l’Europe devait être celle des citoyens et former un tout respectueux des identités et particularités régionales, faisait son chemin.

Bien que les désaccords entre les États membres du Conseil de l’Europe ne débouchassent pas sur la ratification du projet de juin 1997, la régionalisation se présentait, à la fin du xxe siècle, comme un système d’organisation territoriale capable de garantir ou de renforcer une décentralisation souhaitée par de nombreux États membres. En parallèle, une politique régionale européenne d’aide aux régions se développait depuis la seconde moitié des années quatre-vingts dans le but de réduire les déséquilibres régionaux et de parvenir à un développement harmonieux.

En 1986, l’Espagne et ses communautés vinrent s’insérer dans un espace européen qui avait déjà ses « cultures régionales » et une politique régionale particulière qui allait se préciser dans les années quatre-vingt-dix. La politique régionale de l’État espagnol et de ses régions autonomes allait, à partir d’alors, grandement dépendre de la politique de financement européenne et donc de son système d’aides. L’Aragon de l’après-franquisme, à l’image de l’Espagne dans son ensemble, ne demandait pas mieux et entra de plain-pied dans un univers où l’on commençait à opposer l’Europe des nations à une Europe des régions souhaitée par des nationalistes désireux, dans une surenchère verbale, de se démarquer de l’État-nation. Jordi Pujol, président de la Generalitat (gouvernement de la Communauté autonome de catalogne), ne se fit-il pas, lorsqu’il présida à partir de 1992 l’Assemblée des régions d’Europe, l’apôtre de l’Europe des régions ?

La politique régionale européenne oeuvra en Aragon, à travers l’attribution de quantités importantes de fonds structurels et, dans une moindre mesure, de fonds de cohésion. De 1989 à 1993, l’Aragon perçut 226 millions d’écus courants de fonds structurels et 363 millions de 1994 à 1999 (Ramón Tamames / Antonio Rueda 2000 : 983). L’Andalousie, la Galice, Castille-Léon, la Communauté de Valence, Castille-La Manche et l’Estrémadure étaient les principaux bénéficiaires des aides européennes destinées à soutenir l’agriculture et à mener à bien des programmes de développement divers. Ces régions étaient en la matière privilégiées par rapport à l‘Aragon parce qu’elles étaient – Estrémadure mise à part – plus peuplées, mais surtout parce qu’elles relevaient dudit « objectif 1 »53 qui s’appliquait aux régions européennes les moins développées. Ainsi, l’Andalousie, la région la mieux dotée, reçut de 1989 à 1993 et de 1994 à 1999 respectivement 2.639 et 6.870 millions d’écus courants, avec un accroissement des aides d’une période à l’autre de 2,6 %, alors qu’en Aragon ces aides n’augmentaient que de 1,6 % (d’après Ramón Tamames, Antonio Rueda 2000 : 983). Cependant, l’apport européen en Aragon ne fut pas négligeable. L’ensemble des aides européennes pour la période de programmation 1994-1999 équivalurent à 1,6 milliard d’euros, c’est-à-dire, à 70,17 % de l’investissement public de la Communauté autonome (d’après Elías Maza Ruba 2000 : 67-68). Elles continuèrent d’être largement attribuées à l’Aragon durant la période de programmation 2000-2006 (431 millions d’euros courants pour les seuls fonds structurels et de cohésion entre 2000 et 200554).

L’entrée de l’Espagne dans la CEE et la politique régionale communautaire ont permis à l’Aragon d’étendre et de moderniser ses infrastructures (notamment le réseau routier), de soutenir un monde agricole en péril notamment, à travers le FEOGA-Garantie qui représentait 81,92 % des aides de la période 1994-1999 (d’après Elías Maza Ruba 2000 : 67-68). Les effets bénéfiques des fonds européens sur la croissance économique et sur l’emploi ont déjà été démontrés55, cependant, ils rendent l’Aragon dépendant des décisions européennes et ne vont vraiment pas dans le sens d’une décentralisation financière. La marge d’intervention est maigre car l’Aragon a un faible pouvoir politique. Les pressions des pouvoirs autonomes et des organisations politiques sur le gouvernement espagnol peuvent influencer dans une certaine mesure la politique régionale de ce dernier, voire son action en faveur de l‘Aragon auprès des instances européennes. Face à ces dernières, l’Aragon ne peut guère œuvrer qu’à travers des organes consultatifs comme le Comité des Régions qui fut créé pour donner la parole aux représentants des collectivités territoriales56.

Dans un complexe ensemble d’entrelacs bureaucratiques où se mêlent les échelons politico-administratifs infranational, national et supranational, la manne européenne est en quelque sorte le résultat d’une politique d’assistance dans laquelle l’Aragon se complaît et sur laquelle, malgré les proclamations nationalistes et les désirs de décentralisation maximale, il compte fortement. L’aide européenne, comme le thème de l’autonomie pleine, a été instrumentalisé et est devenu un enjeu politique et électoraliste qui oppose les gauches aux droites, les nationalistes aux non nationalistes, les organisations aragonaises à l’État central et les politiques qui ne sont pas au pouvoir à ceux qui le détiennent. Ainsi, en 1987 déjà, le PAR s’en prenait au PSOE qui gouvernait l’Aragon depuis le 6 juin 1983 et l’Espagne depuis 1982, en affirmant que « par négligence du gouvernement régional socialiste et à cause de l’oubli du gouvernement central couleur PSOE, il (l’Aragon) n’avait, durant toute l’année 1986, même pas obtenu quelques miettes des Fonds que la Communauté européenne alloue précisément pour remédier à de telles situations »57 (El Fondo Europeo de Desarrollo Regional (FEDER) : Aragón marginado 1987 : 1). En 2000, en pleine campagne électorale, Manuel Escolá, leader d’INAR prétendait que le gouvernement de Madrid avait « ignoré en permanence à Bruxelles les intérêts de l’Aragon » et que « l’exclusion de l’Aragon de l’objectif 1 est un exemple cinglant de la façon dont nous avons été traités »58 (Iniciativa lanza, en la sexta jornada de campaña, sus propuestas para que Aragón tenga una fuerte presencia en Europa. 2000 : 1).

La dépendance vis-à-vis des Fonds européens est devenue si évidente que la perspective d’une perte au moins partielle de ces derniers pour la période 2007-2012 devient un sujet d’inquiétude. Cette diminution due à l’augmentation en Aragon du revenu per capita59 et à l’entrée dans l’Union européenne de nouvelles nations moins développées, susceptibles de faire baisser le revenu moyen européen d’environ treize points, crée des tensions. Le conseiller pour l’Agriculture de la DGA, Gonzalo Arguilé, annonçait déjà en juillet 200760, une baisse de 30 % des fonds européens consacrés au PDR (Plan de développement rural) pour la période de programmation 2007-2012.

Alors que l’Administration aragonaise et ses dirigeants ne sont que les distributeurs et non les décideurs de la manne européenne, une nouvelle source de discorde entre le PP et le PSOE semble une fois de plus révéler une instrumentalisation électoraliste. Selon le journaliste du quotidien national ABC, Roberto Pérez (2006 : 1), en 2006, le PP aurait reproché au président socialiste du gouvernement aragonais d’avoir essayé de cacher et de minimiser le problème de la diminution des fonds attendus. Une telle querelle laisse par ailleurs entendre les limites d’une régionalisation qui ne fait qu’imiter le modèle politique national dans un contexte européen englobant qui lui échappe et qu’elle ne peut maîtriser. En a-t-il été de même à l’échelon infranational ? Le système des comarques tend à prouver le contraire.

3. Le système des comarques

En Aragon, comme dans les autres régions d’Espagne, se superposaient le système des Communautés autonomes et le système des provinces. Le statut d’autonomie précisait : « la Communauté Autonome organisera la gestion ordinaire de ses services périphériques à travers les Diputaciones Provinciales »61 (Estatuto de autonomía 1982 : Chapitre II, Art. 45. 1). Autrement dit, les services de la Communauté reprenaient le schéma provincial, installant notamment des antennes de l’administration centrale de Saragosse dans chaque chef-lieu de province. De plus, l’importance de Saragosse au plan économique, démographique62 et politique (elle était le siège de la DGA et des Cortes d’Aragon), traduisait un déséquilibre régional et finissait par déterminer un centralisme communautaire qui supplantait le centralisme étatique. De là l’idée de créer des comarques capables de remplacer à terme l’artificiel système des provinces en misant sur leur caractère fonctionnel au plan administratif, économique et culturel. Des comarques socialement plus cohérentes, plus proches des citoyens que les provinces et les partidos judiciales63 et plus à même de rendre des services aux usagers que les municipalités traditionnelles isolées et ne possédant pas toutes les capacités financières et techniques pour les assurer.

3.1. La genèse des comarques

L’idée de créer des structures capables de fédérer les municipalités ayant des intérêts communs et de favoriser ainsi leur développement et la prestation de services publics n’était pas nouvelle. L’exode rural et la mécanisation avaient entraîné l’abandon de villages dans les zones de montagne, la désertification des campagnes64 et la fusion de nombreuses municipalités. Dans un rapport de la Délégation provinciale syndicale (Delegación Provincial de Sindicatos) de Teruel datant de 1967, on pouvait lire : « Le dépeuplement continuel est toujours un des grands maux dont souffre Teruel. Cette province continue d’exporter ses habitants, ce qui est suffisamment révélateur »65 (Memoria Resumen. Documentación Gráfica 1967 : 1). Un bilan d’activités de la Chambre syndicale agraire de Huesca précisait pour cette même année : « la Chambre, en collaboration avec la Délégation provinciale syndicale, s’est donné pour but de réaliser la fusion des Hermandades dont la municipalité de rattachement a été absorbée par une autre municipalité […] »66 (Cámara Oficial Sindical Agraria de Huesca 1968 : 12-13). Ainsi, dans la province de Huesca, le nombre de municipalités passait de 1950 à 1970 de 349 à 254 et dans la province de Saragosse, la plus peuplée d’Aragon, leur nombre passait de 1955 à 1975 de 305 à 29267. Pour conserver leur identité et leur personnalité juridique, de nombreuses municipalités s’associèrent et mirent en commun leurs biens dans le but d’assurer des services publics basiques. Les plus connues de ces associations furent sans doute les mancomunidades.

Parallèlement, les partidos judiciales apparaissaient comme des circonscriptions territoriales, juridiques et administratives. Ils constituaient un degré intermédiaire entre la province et les municipalités, mais ils fonctionnaient de haut en bas et correspondaient à une découpe imposée et artificielle qui ne tenait guère compte des réalités locales.

L’Aragon était aussi subdivisé en comarques syndicales, mais celles-ci étaient également artificielles et imposées. Sous Franco, elles servaient de courroie de transmission entre les autorités syndicales provinciales et les organisations syndicales municipales. À la fin de la dictature franquiste on essaya de rendre ce découpage plus cohérent en tenant compte des réalités locales. Ainsi, un plan syndical approuvé par la Chambre syndicale agraire de la province de Huesca le 13 avril 1971 et destiné à parachever la réorganisation du réseau des Hermandades Locales de Labradores y Ganaderos (unités de base des syndicats verticaux agricoles), précisait :

En donnant l’ordre de regrouper et de faire fusionner les Hermandades, on a pris en considération la zone en tant qu’unité économique, l’affinité politique des Communautés appelées à fusionner, le support économico-social (richesse-population), les facilités de communication, et, surtout, l’établissement d’un chef-lieu que l’on a situé stratégiquement en le faisant coïncider, dans la mesure du possible, avec la localité la plus importante (de la zone)68 (Resumen de realizaciones y actividades desarrolladas durante el año 1971 1972 : 28).

Nonobstant, comme le montre cette citation, le système était on ne peut plus hiérarchisé et l’organisation syndicale était tout sauf un exemple de démocratie.

À l’image de l’organisation syndicale, diverses organisations et ministères avaient également divisé l’Aragon en comarques afin de mieux gérer leur potentiel administratif et financier. Citons les subdivisions du ministère de l’Intérieur, de la Diputación Provincial (sorte de Conseil général), du ministère de l’Agriculture pour le secteur public ou celles des Chambres de commerce et d’industrie pour le secteur privé. Les critères retenus pour constituer ces comarques, qui différaient par leur nombre et leur superficie, étaient variables selon l’organisation. Dans tous les cas, la comarque constituait au plan territorial un conglomérat relativement artificiel de domaines municipaux géré par une délégation administrative siégeant dans un chef-lieu ou dans une importante localité du district.

Le processus de comarcalización (constitution et mise en place des comarques) des divers services des administrations centrales s’accéléra à partir de la deuxième moitié des années soixante. Les diverses découpes territoriales varièrent au fil du temps mais continuèrent à cohabiter après la mort du Caudillo sans coïncider pour autant au plan administratif et territorial. Ainsi, en 1990, le ministère de l’Agriculture, de l’Élevage et des Eaux et Forêts (Departamento de Agricultura, Ganadería y Montes) du gouvernement autonome gérait 21 comarques agraires qui ne coïncidaient pas avec les 18 comarques proposées en 1988 par le Conseil des chambres de commerce et d’industrie d’Aragon (Consejo de Cámaras de Comercio e Industria de Aragón) sur la base de données émanant de l’Institut national de la statistique (Instituto Nacional de Estadística) et de la Diputación Provincial de Aragón (Consejo de Cámaras de Comercio e Industria de Aragón 1989 : 61-66).

À partir des années soixante-dix, les chercheurs69 s’intéressèrent au thème des comarques, tentant de définir ce que devrait être une comarque fonctionnelle, cohérente, adaptée aux besoins et aux réalités locales. Les propositions de découpe territoriale de l’Aragon en comarques se succédèrent. On tint à cet effet compte de divers critères. En effet, un territoire donné, pouvait être homogène au plan géographique, mais ne pas l’être au plan linguistico-culturel, historique, économique (productions diverses et intérêts divergents), commercial (les habitants d’une zone géographique donnée pouvaient dépendre de pôles commerciaux se trouvant dans une autre zone), administratif (dépendance à l’égard d’un chef-lieu exogène), sanitaire et éducatif (scolarisation des enfants et hospitalisation hors de la zone) ou religieux (diocèse dont le siège se trouve dans une autre comarque, voire hors du territoire aragonais).

Les publications des années soixante-dix servirent de point de départ à des recherches ultérieures. Ce fut à partir de ces travaux et de données historiques, géographiques et administratives propres à l’Aragon que débuta le processus de création de comarques bénéficiant pour la première fois du statut de collectivités territoriales dans un cadre nouveau placé sous le signe de l’autonomie.

L’article 5 du statut d’autonomie de l’Aragon de 1982 prévoyait la constitution de ces comarques et traduisait sans doute une inspiration régionaliste remise au goût du jour. En effet, l’Unión Regionalista Aragonesa70 précisait déjà en 1923 dans un projet de statut régional qui subdivisait l’Aragon en 26 comarques politico-administratives :

L’idée du régionalisme étant que toute comarque possédant une physionomie propre s’organise et se gère selon ses besoins et son économie, le territoire se subdivise donc en ces comarques dont la géographie et la tradition affirment l’existence […] Il appartient à la comarque de regrouper et de coordonner les intérêts des municipalités qui la composent. Les limites de ces dernières s’établiront en tenant compte de l’avis des municipalités71 (Royo Villanova 1978 a : 84-85).

Le projet d’autonomie des Cinco Notables de juin 1936 stipulait par ailleurs : « le Conseil général formulera un avant-projet de division en comarques »72 (Royo Villanova 1978 a : 119), alors que l’avant-projet d’autonomie de Caspe du 7 juin 1936 déclarait : « La comarque se constitue par regroupement de municipalités. Le gouvernement d’Aragon établira, à l’intérieur de son territoire les limites territoriales qui lui sembleront adéquates »73 (Carlos Royo Villanova 1978 a : 103).

3.2. La comarcalización : une décentralisation dans la décentralisation

Dans l’Aragon des années quatre-vingt-dix, ce furent la DGA et les Cortes qui prirent l’initiative de lancer le processus de création des comarques dans le cadre institué par la loi 7/1985 du 2 avril 1985 (LRL : Ley Reguladora de las Bases del Régimen Local). Cette loi prévoyait dans son article 42 la constitution de comarques à l’initiative des Communautés autonomes ou d’autres collectivités territoriales conformément aux statuts communautaires. La volonté politique fut donc déterminante. Après avoir réglementé en 1987 les mancomunidades, les députés aragonais votèrent de 1993 à 2001 diverses lois qui délimitèrent le cadre juridique qui allait donner naissance aux comarques.

La loi 10 du 4 novembre 1993 institutionnalisait les comarques, les définissait comme des collectivités territoriales nouvelles et affirmait que la comarcalización avait pour but d’améliorer la prestation des services publics. Sa philosophie était de rapprocher l’administration et les services des citoyens : « les Administrations publiques sont au service du citoyen – pas le contraire »74 (Ley 10/1993 : Preámbulo). La loi précisait également que les comarques ne devaient pas être uniformes, mais correspondre à des territoires présentant des caractéristiques et des intérêts communs. Elle ajoutait : « la comarque aura à sa charge la prestation de services et la gestion des activités supramunicipales et représentera les intérêts de la population et du territoire de la comarque pour une plus grande solidarité et un plus grand équilibre en terres d’Aragon »75 (Ley 10/1993 : Capítulo I, Art. 2). Le concept de cohésion et d’équilibre l’emportait sur la notion d’homogénéité.

La loi de 1993 décrétait de plus que les comarques pouvaient être créées à l’initiative des municipalités, des mancomunidades d’intérêt territorial réglementées par la loi 6/1987 du 15 avril 1987 ou par la DGA au cas où il n’y aurait pas d’initiative locale et seulement lorsque le processus de constitution et de mise en place des comarques aurait déjà touché 70 % du territoire aragonais. Enfin, elle déterminait que chaque comarque serait administrée par un Conseil de district (Consejo Comarcal) dont les membres seraient élus démocratiquement.

Après consultation de diverses études et avec la collaboration des Diputaciones Provinciales, de nombreuses mancomunidades et d’un tiers des municipalités d’Aragon, la DGA, à travers la loi 8/1996 du 2 décembre 1996, délimita officiellement ces nouvelles collectivités territoriales. Cette délimitation allait servir de base à leur constitution et bien qu’elle émanât de la DGA, elle supposa l’accord d’amples secteurs de la société aragonaise, rappelant ainsi une vieille tradition aragonaise : le pactismo (concertation et politique du pacte entre les intéressés). Presque simultanément une réforme adaptait certains services périphériques de l’administration de la Communauté autonome à la nouvelle découpe administrative et territoriale. Un décret datant du 27 mai 1997 regroupait notamment par comarques les services vétérinaires et forestiers, les chambres agricoles et les Agencias de Extensión Agraria76 Ce type de mesures fut complété par le décret du 11 avril 2000 qui généralisait l’adaptation de l‘administration communautaire aux nouvelles réalités.

La loi 7/1999 du 9 avril 1999 précisait l’organisation territoriale de l’Aragon, confirmait la place dévolue aux comarques en qualité de collectivités territoriales et insistait sur la philosophie et le caractère décentralisé du système : « La répartition des compétences entre les diverses administrations publiques qui agiront sur le territoire aragonais s’inspirera toujours des principes de décentralisation, d’économie, d’efficacité et du plus grand rapprochement entre gestion administrative et citoyens »77 (Ley 7/1999 : título I, art. 4. 2).

La loi 23/2001 du 26 décembre 2001 précisait notamment les compétences dévolues aux comarques, déjà ébauchées dans la loi du 10 novembre 1993. Les comarques disposaient de compétences variées dans les limites de leur territoire : aménagement du territoire et urbanisme, transports, protection du milieu ambiant, ramassage des ordures, santé et hygiène, action sociale, agriculture, élevage et gestion forestière, culture, patrimoine culturel et traditions populaires, sport, jeunesse, promotion du tourisme, artisanat, protection des consommateurs et des usagers, énergie, promotion et gestion industrielle, foires et marchés, protection civile et prévention des incendies, enseignement, activités économiques, élaboration des programmes d’aménagement et de promotion des ressources agraires en zone de montagne, gestion de certains travaux publics et services publics de première nécessité. La loi laissait la porte ouverte à d’autres compétences futures.

Tout cela impliquait des transferts ou des délégations de compétences attribuées jusqu’alors à la Communauté autonome, aux Diputaciones Provinciales et aux municipalités ainsi qu’un transfert de fonds et de personnel en faveur des comarques. Le risque encouru était la multiplication des fonctionnaires et l’augmentation des coûts de gestion du territoire, bien que la DGA assurât qu’il n’en serait pas ainsi. Quoi qu’il en soit, la première comarque (comarca del Aranda) fut officiellement créée le 27 décembre 2000 (loi 9/2000). En quelques années 31 autres comarques qui, malgré quelques réajustements correspondaient dans l’ensemble à la délimitation de 1996, virent le jour et la première tranche de compétences fut transférée. En juin 2005, seule la 33ème comarque, celle de Saragosse, n’était pas encore entrée en fonctionnement.

La réforme territoriale se fondait essentiellement sur une concertation entre les parties, le rôle crucial joué par les unités territoriales de base qu’étaient les municipalités et une mise à disposition égalitaire des services publics. La comarcalización rapprochait l’administration des usagers et le pouvoir de décision de la base à travers les Conseils de district. Elle aboutissait au sein de la Communauté Autonome à une décentralisation dans la décentralisation.

Il ne s’agissait pas d’attribuer à toutes les comarques les mêmes ressources (les transferts financiers dépendaient en partie du nombre d’habitants de chacune d’entre elles), mais les mêmes chances de développement. Il ne s’agissait plus d’opposer l’Aragon à sa macrocéphale capitale, mais de développer harmonieusement la région afin d’améliorer les conditions de vie de ses habitants, d’attirer les capitaux par l’installation d’infrastructures et la prestation de services publics adéquats et, dans une certaine mesure, de créer des conditions propices au repeuplement des zones rurales. Le coût lié au dépeuplement des campagnes risquait en effet d’être à moyen terme supérieur aux économies d’échelle réalisées par la capitale régionale78.

La comarcalización s’inscrivait par ailleurs dans un contexte national où l’on ressentait la nécessité d’une réforme territoriale et la création d’organismes politiques ou territoriaux intermédiaires entre la province et les municipalités (territoires historiques au Pays basque, Cabildos Insulares aux Canaries, Consejos Insulares dans les îles Baléares, comarques en Galice et en Catalogne). Elle s’inscrivait également dans un contexte international et rappelait, différences mises à part79, le phénomène français des pays. Enfin, elle correspondait aux directives européennes en matière de politique territoriale et donc au SDEC (Schéma de développement de l’espace communautaire) défini en 1999 à Potsdam par le Conseil de l’Europe. Le troisième rapport de la Commission européenne sur la cohésion économique et sociale de février 2004 précisait :

Le concept de cohésion territoriale va au-delà du concept de cohésion économique et sociale en l’enrichissant et en le renforçant. En termes de politique, l’objectif est de parvenir à un développement plus équilibré en réduisant les disparités existantes, en évitant les déséquilibres territoriaux et en rendant plus cohérentes à la fois les politiques sectorielles qui ont un impact territorial et la politique régionale […] Quelles que soient les difficultés que rencontrent certaines régions, une condition clé de la cohésion territoriale est un accès égal aux équipements de base, aux services de première nécessité et au savoir – à ce qu’on qualifie de « services d’intérêt économique général – pour quiconque où qu’il vive (Un nouveau partenariat pour la cohésion. Convergence, compétitivité, coopération 2004 : 27 et 33).

La découpe en comarques pose cependant des problèmes. La superficie et la densité démographique de ces dernières sont très inégales. Les comarques de la Hoya de Huesca, de Saragosse et de Teruel, dont le chef-lieu est également chef-lieu de province, sont les plus peuplées. Celle de Saragosse avec une densité moyenne de 289,6 habitants au km² contraste avec celle de Sobrarbe (3,1 hab. / km²) et la superficie de la comarque des Cinco Villas (3 063 km²) avec celle de La Ribera Alta del Ebro (416 km²). Le problème d’un financement juste et adapté à des collectivités territoriales si différentes est sous-jacent. L’étendue et la faible densité démographique de certaines comarques rendent le coût moyen des services par habitant très élevé. Quant aux comarques ne comptant que quelques milliers d’habitants comme le Maestrazgo ou La Sierra de Albarracín (3700 et 4961 habitants respectivement), force est de constater qu’elles auront des difficultés à fournir un éventail de services de qualité80 et qu’il faudra sans doute qu’elles s’associent à d’autres comarques, comme le prévoit la loi de 1996, pour assumer pleinement leurs fonctions. Il est à craindre par ailleurs un problème de cohésion entre toutes ces collectivités territoriales au sein d’une politique régionale globalisante et de possibles manipulations politiques et partisanes qui risquent de faire passer l’intérêt général au second plan. Enfin, la découpe en comarques s’est faite sur la base d’études qui, à notre connaissance, n’ont pas été publiées. Le modeste spectateur du phénomène que nous sommes peut donc se demander si ces comarques correspondent réellement à des zones cohérentes et viables et si elles ne sont pas susceptibles d’évoluer quant à leur configuration.

Conclusion

Les changements socio-économiques qui se manifestèrent en Espagne à la fin de la période franquiste et la démocratie qui succéda à la mort du Caudillo, furent à l’origine de nouvelles formes d’expression. En Aragon, la soif de liberté se maria à une recherche identitaire et la diversité reprit ses droits dans un bouillonnement politico-culturel qui annonçait une ère nouvelle. La construction identitaire, après plus de deux siècles de centralisme et près de quarante ans de dictature unitariste, s’ébaucha essentiellement face à l’Autre et dans le feu des manifestations qui caractérisèrent les années soixante-dix. Elle alla de pair avec la régionalisation permise par la Constitution de 1978. Cette régionalisation politico-administrative qui toucha toute l’Espagne et donna lieu à une inévitable instrumentalisation politico-culturelle, redonna cependant à l’Aragon un sens en tant que communauté. L’Aragon avait, semble-t-il, la possibilité de peser davantage sur son destin.

La décentralisation ne se fit cependant pas de façon uniforme au plan national. Au nom du respect des particularismes, mais aussi à cause du poids politique et économique de certaines Communautés autonomes, un traitement fort inégal fut appliqué aux régions. La Communauté aragonaise dont l’accès à la pleine autonomie était régi par l’article 143 de la Constitution, se sentit lésée et le sentiment de jouir d’une autonomie de seconde zone fit l’objet d’une surenchère politique nationaliste qui présentait l’Aragon comme une victime de la politique du pouvoir central. Celle-ci était supposée favoriser, au nom de la solidarité nationale, d’autres Communautés, notamment en matière de politique hydraulique et de financement. Dans un tel contexte, les grands partis d’envergure nationale comme le PP ou le PSOE étaient présentés par le nationalisme naissant comme les fossoyeurs de l’espace infranational, alors que la lutte pour la pleine autonomie jouissait d’une popularité certaine et donnait lieu à d’importantes manifestations.

À l’image des autres Communautés régies par l’article 143, l’Aragon a acquis progressivement les compétences que l’État central ne lui avait pas encore transférées et a profité d’une certaine décentralisation fiscale qui le responsabilise et le rend financièrement plus autonome vis-à-vis de l’État-nation. La réforme du statut d’autonomie de 2007 suggère le long chemin parcouru depuis la mort de Franco dans un contexte national où la régionalisation politico-administrative tend vers le fédéralisme.

L’entrée de l’Espagne dans la Communauté européenne a fait parallèlement entrer l’Aragon dans un espace supranational déjà marqué par des formes de régionalisation diverses allant de la simple décentralisation administrative jusqu’à l’État fédéral. L’Aragon n’a donc pas éprouvé trop de difficultés à s’inscrire dans cet espace englobant, d’autant plus que la politique européenne d’aide aux régions lui a permis de bénéficier d’une manne financière qui a été en partie à l’origine de son essor et de sa modernisation. L’aide européenne crée cependant une situation de dépendance qui déresponsabilise et ne semble pas compatible avec une réelle décentralisation politico-administrative.

Si en amont, la décentralisation semble limitée par une Europe qui est encore bien loin d’être celle des régions, il n’en a pas été de même en aval. En Aragon où, comme dans les autres régions d’Espagne, se sont superposés le système des Communautés autonomes et le système des provinces, l’idée de créer des collectivités territoriales fonctionnelles au plan administratif, économique et culturel a germé. Ces collectivités, appelées comarcas, se veulent socialement plus cohérentes, plus proches des citoyens que les artificielles provinces et plus à même de rendre des services aux usagers que les municipalités traditionnelles isolées et limitées quant à leurs capacités financières et techniques.

La comarcalización, fruit d’une volonté politico-administrative liée à un programme territorial, se présente comme un moyen de réduire les déséquilibres entre les diverses zones du territoire et de gérer la diversité non plus au plan national mais au plan régional. Elle a notamment pour mission de développer le service public en tout lieu, faisant de ce dernier un véritable lien de cohésion sociale à un moment où chez les voisins français, la rentabilité à outrance fait progressivement disparaître dans les campagnes certains services de base comme les bureaux de poste, les écoles ou les hôpitaux de proximité. Elle constitue enfin l’ultime étape d’un processus décentralisateur et implique un pouvoir de décision plus à même de cerner les besoins locaux et de favoriser le développement de secteurs essentiellement ruraux. Bien qu’elle s’inscrive dans un cadre national et européen, elle semble montrer que, dans un contexte démocratique, les intérêts locaux ne sont pas fatalement frustrés par des réalités politico-économiques englobantes.

Depuis décembre 2000, la mise en place progressive des comarques aragonaises laisse augurer un développement plus harmonieux du territoire aragonais qui passera par une implication des citoyens et une collaboration du secteur privé. Cette réforme institutionnelle, dont le succès ne pourra se vérifier qu’en des temps futurs, suppose la nécessité de supprimer à court ou à moyen terme l’ancienne découpe provinciale et révèle une volonté d’adaptation aux nouvelles réalités socio-économiques dans un monde en perpétuel changement. Elle sous-entend un certain dynamisme communautaire et un désir de favoriser les prises de décision collectives, contrastant ainsi avec la gestion unitaire et hiérarchisée de la diversité qui a longtemps caractérisé l’époque contemporaine.

L’Aragon, à l’image de l’Espagne, a connu une rapide et formidable évolution politico-administrative. En l’espace d’une trentaine d’années, il est passé d’un unitarisme totalitaire à un système très décentralisé. Cependant, la Communauté aragonaise est entrée dans un univers qui responsabilise autant qu’il déresponsabilise. Un univers où les échelons infranational, national et supranational s’emboîtent tant bien que mal comme autant de poupées gigognes et où la multiplication des pôles de décision et la bureaucratie galopante font que, jeu de mot mis à part, les conseillers ne sont assurément pas les payeurs. La complexité même de ce système, tant au plan législatif qu’organisationnel, risque précisément d’éloigner les citoyens non plus de « leur », mais de « leurs » administrations.

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Notes

1 Comarque est la traduction du mot espagnol comarca. Le mot comarque est un mot qui n’est guère utilisé que par quelques spécialistes. On ne le trouve pas dans les dictionnaires usuels. La comarque est une sorte de district qui, de nos jours, a en Aragon la qualité de collectivité territoriale. Retour au texte

2 Sur tous ces aspects voir Garasa (2005 a : 184-186 ) et Garasa (2007 : 6-8). Retour au texte

3 Ce Conseil qui était aux mains des libertaires de la CNT, gouverna de fait la partie orientale de l’Aragon de 1936 à 1937. Retour au texte

4 Ces mots signifient « renaissance » en galicien et en catalan respectivement. Ils renvoient à deux mouvements régionaux qui, au xixe siècle, réhabilitèrent et stimulèrent en Galice et en Catalogne les traditions et les cultures locales. Retour au texte

5 La grande figure de l’aragonisme de cette époque est sans doute Gaspar Torrente, influencé tant par le catalanisme que par le fédéralisme républicain. Retour au texte

6 Nom donné à Francisco Franco Bahamonde. Le mot caudillo signifie « chef ». Retour au texte

7 Radio Zaragoza réunit plus de 200.000 signatures contre cet avant-projet et le Heraldo de Aragón se lança dans une vigoureuse campagne de presse destinée à préserver les intérêts aragonais. Retour au texte

8 « la desesperanza, la cólera e incluso la ira de una parte del país a la que se viene marginando y se le niegan promesas y derechos ». Retour au texte

9 Ce Conseil aux visées politiques affirmées fut créé en 1975. Il prônait la démocratisation de l’Espagne et une cohabitation pacifique entre tous les espagnols tout en défendant les intérêts régionaux. Une de ses revendications était l’instauration d’un pouvoir démocratique régional. Il regroupait diverses personnalités régionales, des intellectuels, des artistes, des fonctionnaires, des entrepreneurs, des représentants des Commissions Ouvrières, de la droite démocratique, du Partido Socialista Popular, de l’Alianza Socialista de Aragón, du Partido del Trabajo de España et du Partido Comunista de España. Retour au texte

10 « una agresión sistemática del Régimen contra nuestra región, concentrada en el proyecto de trasvase del Ebro, los campos de tiro de ejercicios militares, la instalación de centrales nucleares, etc. ». Retour au texte

11 Ces deux entreprises spécialisées dans la production d’énergie électrique étaient des émanations de l’INI (Instituto Nacional de Industria), institution créée en 1941 dans le but de développer l’industrie espagnole. Retour au texte

12 Voir à ce propos la presse régionale et en particulier le quotidien Heraldo de Aragón dont la collection complète depuis 1939 peut-être consultée à la bibliothèque municipale de Saragosse. Retour au texte

13 « Habrá un día en que todos, / al levantar la vista, / veremos una tierra / que ponga Libertad ». Retour au texte

14 « régimen de dictadura centralista y burocrático ». Retour au texte

15 « Los problemas de Aragón sólo se resolverán cuando los aragoneses podamos decidir de nuestros asuntos ». Retour au texte

16 « el sentimiento regional a través de acciones conjuntas que nunca, por supuesto, pondrán en tela de juicio la unidad de España ». Retour au texte

17 « Aragón debe pedir al Estado que continúen las obras de esos regadíos y por el mismo procedimiento ». Retour au texte

18 « Consintiendo ese trasvase luego se nos podrían discutir derechos adquiridos ». Retour au texte

19 « En cuanto a la defensa del agua debemos destacar: – El mantenimiento por la Cámara de una cerrada oposición al trasvase Ebro-Pirineo Oriental. – Oposición por parte de la Cámara, Hermandades y labradores y ganaderos al establecimiento de la Central Nuclear de Chalamera ». Retour au texte

20 « Si debemos caminar hacia un Estado federal, debe potenciarse la conciencia regional aragonesa […] Hay que resaltar la labor de difusión de la idea regionalista, llevada a cabo por hombres e instituciones en épocas pasadas muy difíciles y en lucha constante con uno de los peores enemigos que ha tenido Aragón, nuestra más alta burguesía ». Retour au texte

21 « La consecuencia de esta toma de conciencia regional de clase es la aparición de partidos políticos regionalistas y la acomodación de los partidos políticos estatales a esta situación y a esta realidad ». Retour au texte

22 « Andalán no dudó en denominarlo con términos tales como “el regionalismo por la derecha, regionalismo por la diestra” o “regionalismo amarillo” ». Retour au texte

23 À propos de l’instrumentalisation politique du fait régional et identitaire voir Garasa (2005 b : 153-163). Retour au texte

24 À cette époque, seul le PAR (Partido Aragonés Regionalista fondé en 1978) avait une étiquette clairement régionaliste. Cela n’empêcha pas la plupart des partis – y compris les partis à vocation nationale affichée comme le PSOE ou le PCE – d’instrumentaliser, à divers degrés, la manne identitaire. Retour au texte

25 Sur la diversité des éléments culturels et linguistiques et l’absence d’éléments objectifs fédérateurs voir Garasa (2007 : 2-3). Retour au texte

26 « La Constitución […] garantiza el derecho a la autonomía de las nacionalidades y regiones […] ». Retour au texte

27 À notre connaissance, il n’existe pas d’enquêtes ou de sondages permettant de cerner pour une période donnée le sentiment identitaire. Les discours, les manifestations et les publications de culture régionale sont le fait d’une élite qui ne traduit pas le sentiment du peuple, mais une volonté de divulguer et de convaincre. Seuls les résultats électoraux nous donnent quelques indications sur les succès ou les échecs de certaines manifestations politiques du sentiment identitaire. Ainsi, lors des premières élections législatives régionales de 1987, le PAR obtint 28,13 % des suffrages exprimés, soit 96,68 % des voix obtenues par les partis à étiquette régionale. Le régionalisme modéré de transition revêtait donc déjà une certaine importance sur le plan communautaire. De 1991 à 2003, le vote en faveur des partis nationalistes (la CHA et le PAR) représentait environ 25 % des suffrages exprimés. Ce pourcentage élevé et stable cache cependant des sensibilités politiques différentes puisque le PAR, devenu en 1990 le PA (Partido Aragonés), est de droite, alors que la CHA (Chunta Aragonesista fondée en 1986) est manifestement de gauche. Les voix régionalistes et nationalistes ne représentaient cependant plus aux élections de 2007 que 20 % des suffrages exprimés. Ces mauvais résultats étaient dus essentiellement à l’essoufflement du nationalisme militant de la CHA qui avait perdu de 2003 à 2007 43 294 voix, soit 44,28 % de ses électeurs, après avoir connu un développement phénoménal de 1987 à 2003 au détriment du PA (Elaboration par l’auteur d’après Archivo electoral de Aragón : http://portal.aragob.es/archelec/processSelect.do et Categorías : Eleccciones a Cortes de Aragón.:http://es.wikipedia.org/Wiki/Categor%C3%ADa:Elecciones_a_Cortes_de_Arag%C3%B3n). Retour au texte

28 L’indépendantisme n’a guère de succès en Aragon, y compris chez les nationalistes. Retour au texte

29 Le drapeau rappelle symboliquement les signes distinctifs de l’ancien royaume médiéval d’Aragon et la figure de Saint Georges renvoie à un mythe lié à la constitution d’un État et d’une identité face à l’Autre: en l’occurrence, le musulman. En effet, Saint Georges serait apparu aux chrétiens en 1096 lors de la bataille de l’Alcoraz et son intervention aurait déterminé la prise de Huesca tenue par les musulmans. Le blason de l’Aragon fait du reste apparaître la croix de Saint Georges, emblème au xive siècle du royaume d’Aragon. Retour au texte

30 « lejos de añoranzas históricas pasadas ». Retour au texte

31 Ainsi, Chobellana Aragonesista (jeunesses nationalistes et socialistes aragonaises liées jusqu’en 2004 à la CHA) fit siens le jour de l’Aragon et le symbole de Saint Georges (Especial San Chorche’2000, diya d’Aragón 2002 : 1-2). La CHA, quant à elle, parade tous les 23 avril lors de la Grand-messe qu’est le Jour de l’Aragon. Enfin, l’ancien Secrétaire Général de la CHA, député des Cortes d’Aragon et candidat à la Présidence de la DGA en 2007, n’hésite pas dans son blog à affirmer qu’il défendra « la reconnaissance de nos droits historiques », rappelant au passage les «décrets de Nueva Planta qui abolirent nos lois et nos libertés » : « Decretos de Nueva Planta que abolieron nuestros fueros y libertades » (Chesús Bernal 2007 : 3). Retour au texte

32 Le site du gouvernement d’Aragon (http://portal.aragob.es) se fait par exemple un plaisir de justifier les actuelles institutions aragonaises en se référant au passé médiéval. Ainsi, la Diputación General de Aragón serait l’héritière de la Diputación del Reino de Aragón créée sous Pierre IV en 1362, alors que le Justicia de Aragón (magistrat qui outre son rôle de médiateur est chargé de défendre le statut d’autonomie et le respect des droits qui en découlent) est présenté comme le continuateur d‘une tradition. L’actuel Justicia de Aragón serait en effet l’héritier d’un Justicia médiéval idéalisé. Chargé de garantir le respect des droits et des lois à caractère général (fueros), ce dernier aurait servi de médiateur entre le roi et ses sujets. En réalité, il servit surtout de médiateur entre le roi et la noblesse qui tenta bien souvent de l’instrumentaliser. La décapitation du Justicia Mayor de Aragón, Juan de Lanuza, est souvent considérée par les régionalistes et les nationalistes comme le symbole des libertés aragonaises mises à mal par l’État-nation et comme le début d’une longue nuit pour l’Aragon qui n’aurait pris fin qu‘après la mort de Franco. Retour au texte

33 En tant qu’organe juridictionnel majeur de l’Aragon, ce tribunal qui a remplacé en 1985 la Audiencia Territorial, est compétent en matière de droit civil aragonais ainsi que sur les plans administratif, pénal et social (recours en cassation et révision mis à part). Retour au texte

34 Les statuts d’autonomie de la Catalogne et du Pays basque datent du 22 décembre 1979. Celui de la Galice date du 7 février 1980. Retour au texte

35 Le recensement de la population arrêté au 01/03/1991 montre qu’il y avait alors 1 221 546 habitants en Aragon (Anuario de Estadística Agraria 1994 : 13). Retour au texte

36 « ese doble rasero institucionalizado por el artículo 151 de la Constitución : la de una primera y segunda clase »; « Nosotros, dicen los textos jurídicos, somos “autonomía regional” y no “nacionalidad”; en cierto modo, tenemos una autonomía de segunda ». Retour au texte

37 « el pacto entre los dos principales partidos estatales (UCD-PSOE) impuso un rodillo que condenó a Aragón al Estatuto de Autonomía aprobado en 1982, que el PAR consideró y considera insuficiente porque limita a esta Comunidad a estar injustamente en inferiores condiciones jurídicas, económicas y sociales que otros territorios españoles ». Retour au texte

38 « alicorto texto estatutario » ; « freno a su ansiado desarrollo ». Retour au texte

39 Voir à titre d’exemples le programme du PA pour les élections régionales de 2003 (Programa elecciones autonómicas. Partido Aragonés 2002: 4), l’article 3 des statuts d’INAR (Estatutos del Partido Iniciativa Aragonesa 1996 : 1) ou encore l’article de la CHA (Bases para el debate sobre la profundización del autogobierno 2002 : 4). Retour au texte

40 « Los partidos estatales, de izquierdas o de derechas, apoyados por el PAR, han mirado más por sus intereses que por los de Aragón ». Retour au texte

41 Ce modèle s’inscrit dans un schéma où le gouvernement fédéral ne conserve que les compétences de premier plan (monnaie, politique extérieure, Défense, etc.), alors qu’en parallèle fonctionnent des gouvernements d’État jouissant d’une grande autonomie et ce, dans une double perspective : celle de préserver un pouvoir unique fort à l’égard de l’étranger tout en garantissant une importante décentralisation respectueuse des particularismes régionaux. Retour au texte

42 Voir pour les gauches Bases para el debate sobre la profundización del autogobierno (2002 : 3). En 1996, INAR parlait pour sa part dans son manifeste constitutif d‘un État fédéral « auquel nous aspirerons toujours », même si « l’actuel État des Autonomies peut être suffisant pour affirmer la nationalité aragonaise » (Manifiesto Fundacional de Iniciativa Aragonesa 1996 : 2) : « al que siempre aspiraremos […] el actual Estado de las Autonomías puede ser suficiente para afirmar la nacionalidad aragonesa ». Retour au texte

43 Les compétences en matière d’éducation non universitaire furent tranférées à l’Aragon par décret royal le 18 septembre 1998 (Real Decreto 1982/1998). Retour au texte

44 Les îles Canaries et les villes autonomes de Ceuta et de Melilla, relèvent de nos jours du régime commun, mais jouissent de régimes spéciaux liés à leur histoire et à leur situation géographique. Retour au texte

45 « por razones históricas o de otro tipo, bastante complejas ». Retour au texte

46 Il suffit pour s’en assurer de consulter les bulletins officiels et les comptes rendus des Cortes d’Aragon, la presse régionale et surtout la presse nationaliste qui n’est pas avare en critiques. Retour au texte

47 « para atender las competencias transferidas, con singular incidencia en los gastos de inversión, lo que fomenta la generación de déficit coyunturales y aun estructurales por el recurso al endeudamiento ». Retour au texte

48 La Catalogne était la plus endettée. Elle était suivie de la Navarre, du Pays basque et de la Galice. Ces quatre Communautés présentaient une dette par habitant s’élevant respectivement à 223 014, 214 763, 163 917 et 156 724 pesetas (Carmen Gurruchaga 2000 : 1). Retour au texte

49 La population aragonaise représentait en 1981, 1991, 2001 et 2006 respectivement 3,21%, 3,06 %, 2,95 % et 2,86 % de la population nationale (Comunidad Autónoma de Aragón 2007 : 1). De 1986 à 1996, les recettes de l’Aragon représentaient, bon an mal an entre 1,23 % et 1, 82 % des recettes de l’ensemble des Communautés Autonomes d’Espagne (cités autonomes de Ceuta et de Melilla non comprises). Si l’on tient compte du critère démographique, l’Aragon était sensiblement lésé. Cependant, de 1998 à 1999, le pourcentage passa de 2 % à 2,7 %, pour se stabiliser ensuite aux alentours de 2,50 %. Á partir de 2002, l’Aragon passa le cap des 3 % (3,35 % exactement), le pourcentage oscillant de 2002 à 2007 entre 3,25 % et 3,35 % (d’après Informe sobre la financiación de las Comunidades y ciudades autónomas : années 1986-2004 et Presupuestos de Comunidades Autónomas : années 2005-2007). Retour au texte

50 La superficie de l’Aragon est de 47 698 km². Au 1er janvier 2006, sa densité moyenne était seulement de 26,8 habitants au km² et sa capitale, Saragosse, la seule ville fortement industrialisée, accueillait plus de la moitié des habitants de la région (Selon Comunidad Autónoma de Aragón 2007 : 16). Retour au texte

51 « En materia de financiación, se gana en autonomía, aunque no se alcance el modelo de cupo que por historia debería corresponder a Aragón ». Retour au texte

52 Dans une crise d’identité déjà ancienne ayant pour cadre la Belgique, la région des Flandres réclame aujourd’hui plus de compétences, alors que les nationalistes flamands prônent l’indépendance face à une Wallonie francophone moins développée. Retour au texte

53 L’objectif 1 concernait les Communautés autonomes dont le PIB par habitant était inférieur à 75 % de la moyenne européenne. Il était centré sur le développement régional et la réduction des déséquilibres structurels. L’Aragon, avec un PIB par habitant équivalant en 1993 à 88 % de la moyenne européenne, relevait de l’objectif 2 (Aragón y Europa 1998 : 68). L’objectif 2 avait pour but d’assurer la reconversion économique et sociale des régions présentant quelques déficiences structurelles, notamment en matière d’industrie. Retour au texte

54 Banco de España, Cuentas financieras de la Economía española, Estadísticas complementarias, Cuadro 3.34. http.bde.es Consulté le 01/09/2007. Retour au texte

55 Voir notamment Emma García / Simón Sosvilla-Rivero (2006 : 58 p.). Retour au texte

56 Composé de membres nommés par les gouvernements européens, il doit être consulté par le Conseil des ministres ou la Commission européenne lorsque des décisions importantes ayant des incidences à l’échelon local doivent être prises (notamment en matière de transports transfrontaliers, de santé publique, d’éducation et de cohésion économique et sociale). Retour au texte

57 « por la desidia del Gobierno regional socialista y el olvido del Gobierno central del PSOE, no accedió durante todo el año 1986 ni tan siquiera a unas migajas de los Fondos que la Comunidad Económica Europea destina precisamente para remediar esas situaciones ». Retour au texte

58 « ignorado permanentemente los intereses de Aragón en Bruselas » ; « La exclusión de Aragón del Objetivo 1 es un ejemplo sangrante de cómo hemos sido tratados ». Retour au texte

59 De 2000 à 2005, le PIB per capita est passé en Aragon de 16 365 euros à 22 278 euros. Avec un indice de 106,8, il était supérieur en 2005 à l’indice national base 100 (Contabilidad Regional de España. INE). Le revenu per capita augmenta parallèlement. Il s’élevait en 2005 à 22 403 euros et était supérieur au revenu moyen national (20 868 euros). Enfin, en 2006, le revenu per capita aragonais était supérieur au revenu moyen européen (Datos Básicos de Aragón 2006 et 2007). Retour au texte

60 Aumentan las ayudas para el desarrollo rural (2007 : 1). Retour au texte

61 « la Comunidad Autónoma articulará la gestión ordinaria de sus servicios periféricos propios a través de las Diputaciones Provinciales ». Retour au texte

62 Le déséquilibre démographique et économique était dû à l’industrialisation de Saragosse et à l’exode rural. En 1991, la capitale Saragosse avec ses 622 371 habitants accueillait 50,94 % de la population régionale (d’après Padrón municipal de habitantes 1991 : INE). Retour au texte

63 Arrondissements ou districts provinciaux à caractère essentiellement juridique. Il s’agit de circonscriptions où s’exerce le pouvoir d’un ou plusieurs juges de première instance qui connaissent tant d’affaires civiles que pénales. Le chef-lieu d’arrondissement où siègent ces magistrats est en général la localité la plus importante de la juridiction. Retour au texte

64 De 1940 à 1991, la population aragonaise n’avait augmenté que de 15,37%, alors que celle de Saragosse avait été multipliée par 3,03, passant de 205 094 à 622 371 habitants. En 1991, dans les provinces de Huesca et de Teruel, la densité moyenne était respectivement de 14 et 10 habitants au km² et si dans la province de Saragosse la densité moyenne était plus élevée (50 habitants au km²), ce n’était que grâce à la présence de Saragosse, ce qui laisse deviner une très faible densité hors capitale (calculs d’après Anuarios Estadísticos. I.N.E.). Retour au texte

65 « La despoblación continúa siendo uno de los grandes males de Teruel. Esta provincia prosigue su exportación de hombres, lo que es suficientemente revelador ». Retour au texte

66 « […] la Cámara colaborando con la Delegación Provincial de Sindicatos se ha impuesto la tarea de fusionar aquellas Hermandades cuyos municipios se han integrado en otros […] » Retour au texte

67 Bilans d’activité annuels des Cámaras Oficiales Sindicales Agrarias de Huesca et Saragosse et Reseñas Estadísticas de la Provincia de Zaragoza. Madrid : I.N.E. Cette diminution par fusion ou intégration n'est pas un phénomène caractéristique des années soixante. En se fondant sur des recensements, le géographe de l'université de Saragosse José Luis Calvo montre qu'en 1860 il y avait en Aragon 955 municipalités, qu'en 1950, leur nombre avait légèrement diminué (936) et qu'en 1981, il n’en restait plus que 724 (José Luis Calvo 1981 : 254-255). Notons cependant que si le phénomène n'est pas récent, il s'est particulièrement accéléré dans les années soixante et soixante-dix. Retour au texte

68 « Al ordenar las fusiones y agrupaciones de Hermandades se tomó en consideración la unidad económica de la zona, la afinidad política de las comunidades llamadas a integrarse, el soporte económico-social (riqueza-población), la facilidad de comunicaciones y, sobre todo, el fijar una cabecera situada estratégicamente, haciéndola coincidir en la medida de lo posible, con la localidad de mayor entidad ». Retour au texte

69 Citons à titre d’exemples : Bielza de Ory, Vicente / Gutiérrez Jiménez, José (1977). Geografía de Aragón. Saragosse : Librería General ; Fernández Clemente, Eloy / Fatás Cabezas, Guillermo (1978). Aragón, nuestra tierra. Saragosse : Guara Editorial ; Royo Villanova, Carlos (1978 b). Aragón, espacio económico y división comarcal. Saragosse : Caja de Ahorros de la Inmaculada. Retour au texte

70 L’organisation régionaliste Unión Regionalista Aragonesa de Zaragoza fut fondée en novembre 1916. Porte-étendard d’un idéal autonomiste, elle était essentiellement constituée d’universitaires, de libéraux, et de républicains modérés. Retour au texte

71 « Siendo la razón del regionalismo que toda la comarca con fisonomía propia se organice y administre según sus necesidades y economía, el territorio se subdivide en las siguientes comarcas cuya existencia afirman la geografía y la tradición […] Es fin propio de la comarca la agrupación y coordinación de los intereses de los municipios que la integran. Su delimitación se hará escuchando a los municipios ». Retour au texte

72 « la diputación formulará un anteproyecto de división comarcal ». Retour au texte

73 « La agrupación de municipios constituye la comarca. El gobierno de Aragón establecerá, dentro de su territorio, las demarcaciones territoriales que crea convenientes ». Retour au texte

74 « las Administraciones públicas están al servicio del ciudadano – no al contrario ». Retour au texte

75 « la comarca tendrá a su cargo la prestación de servicios y la gestión de actividades de ámbito supramunicipal, representando los intereses de la población y territorio comarcales en defensa de una mayor solidaridad y equilibrio dentro de Aragón ». Retour au texte

76 Agences de développement agraire qui aidaient notamment les producteurs au plan technique. Leur rôle éducatif et formateur n’était pas négligeable. Sous Franco, elles quadrillaient le territoire national en s’insérant dans la découpe provinciale et sans tenir réellement compte des réalités régionales. En 1972, les Agencias de Extensión Agraria étaient au nombre de 50 sur l’ensemble du territoire aragonais : 21, 16 et 13 agences dans les provinces de Saragosse, Huesca et Teruel respectivement. D’après Capacitación y Extensión Agrarias. 1972 Resumen de Actividades (1973. : 88 et 89). Retour au texte

77 « En todo caso, la distribución de competencias entre las distintas Administraciones públicas que actúen en el territorio aragonés estará presidida por los principios de descentralización, de economía y eficacia y de máxima proximidad de la gestión administrativa a los ciudadanos ». Retour au texte

78 Ces économies d’échelle étaient facilitées par le fait que Saragosse avait la chance d’être au centre de la vallée de l’Èbre, point de passage obligé entre les deux régions les plus industrialisées d’Espagne : le Pays basque et la Catalogne. Retour au texte

79 Contrairement aux comarques, les pays ne sont pas des collectivités territoriales, mais de libres associations de communes qui suivent un plan de développement préétabli pour une période de dix ans. Retour au texte

80 Pour les données statistiques contenues dans ce paragraphe voir Ramón Barberán Ortí (2003 : 72). Retour au texte

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Référence électronique

Fausto Garasa, « Régionalisation et décentralisation dans l’Aragon postfranquiste », Textes et contextes [En ligne], 1 | 2008, publié le 01 janvier 2008 et consulté le 21 novembre 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=121

Auteur

Fausto Garasa

Université François Rabelais, Faculté des Langues et Littératures, 3, rue des Tanneurs, F-37041 TOURS cedex 01

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