1. Introduction
L’appellation du conte crée en chacun de nous, spécialistes ou non, une multitude d’attentes : brièveté du récit, dimension extraordinaire ou merveilleuse, visée didactique, public jeune ou à instruire, etc. Nous nous proposons dans cet article d’étudier, sous le thème de la temporalité, l’une des premières attentes que l’appellation ‘conte’ peut créer, à savoir la présence de la locution adverbiale Once upon a time dans l’incipit, « lieu narratif capital en tant qu’il met en marche une histoire et qu’il oriente sa lecture » (Del Lungo, 2010 : 17). Pour ce faire, nous nous appuierons sur un corpus regroupant les six recueils de contes écrits par Joseph Jacobs (entre 1890 et 1916). Précisons qu’Andrea Del Lungo distingue, parmi les attentes du lecteur face aux deux « frontières textuelles » que représentent le début et la fin d’un récit, les « attentes préexistantes » et celles « engendrées par le texte » (2010 : 15) ; nous pourrions avancer ici que Once upon a time à la fois répond à des attentes préexistantes, puisque les titres des recueils de conte portent l’appellation ‘contes’ / ‘fairy tales’ même et que les caractéristiques ce ceux-ci doivent être familières au lecteur, et les renforce, voire en engendre, puisque sa présence en début de conte confirme au lecteur qu’il se trouve dans le genre du conte et lui fait anticiper un développement cohérent avec celui-ci.
2. Rôle de Once upon a time1dans la situation initiale du conte
Certains contes de Joseph Jacobs commencent par cette célèbre formulation2. Cela constitue une façon particulière de poser ce que Propp (1970 : 14) appelle la « situation initiale ». Cet incipit permet une entrée rapide à la fois dans la temporalité du conte et dans ce que Vuillaume (1990 : 31) nomme la fiction secondaire ou marginale, dans laquelle le narrateur et le lecteur « sont décrits comme les contemporains des personnages de l’univers narré ». Once upon a time nous permet dès le début du conte de nous ériger en spectateurs des événements, tout en plaçant ces événements dans une temporalité éloignée. Once upon a time est en effet suffisamment vague pour situer les événements du récit dans un passé (fictif/imaginaire) qui apparaît d’emblée lointain au lecteur, du fait de son imprécision. L’adverbe once et l’utilisation de l’article indéfini a participent de cette volonté du narrateur de situer les événements du récit dans un cadre temporel (et spatial) assez large (ou ‘indéfini’, si le jeu de mot nous est permis), certainement dans le but de montrer que la période à laquelle ils sont supposés s’être déroulés n’est pas décisive, justement parce que cette période est hors du temps physique. Le conte est effectivement censé délivrer des enseignements valables en tout temps et tout lieu et pour cela il est important, dès le début du conte, de ne pas ancrer celui-ci dans une temporalité trop spécifique. Le message véhiculé par le conte échappe au temps ; cela est relayé par l’expression d’une temporalité vague ou imprécise.
3. Once upon a time / Il était une fois
Nous pouvons aussi remarquer que, contrairement à son homologue français Il était une fois, Once upon a time ne contient pas de verbe. En français, le verbe être pose, dès le deuxième mot du conte, l’existence d’une période ou d’un moment auxquels se sont déroulés les événements qui vont suivre.3 L’absence d’une prédication d’existence posée de façon aussi évidente dès les premiers mots du conte, en anglais, situe l’incipit du conte dans un degré de désactualisation supérieur à celui que produit la conjugaison passée de « était ».
Par l’utilisation de Once upon a time, le narrateur peut nous porter à croire que les personnages ont vécu dans une temporalité qui aurait pu correspondre à celle du lecteur et du narrateur en calquant l’univers du récit sur « l’univers réel » (Vuillaume 1990 : 89-90). En effet, l’époque représentée par « a time » est apparemment repérée de la même façon qu’elle le serait dans l’univers réel, comme si elle pouvait être incluse dans le calendrier auquel se réfère le lecteur. Toutefois, l’univers des personnages reste relativement détaché de celui du lecteur et du narrateur. Parmi les 43 contes contenant la locution adverbiale étudiée, cinq comportent une version enrichie du célèbre incipit : « Once upon a time, though it was not in my time or in your time, or in anybody else's time… 4» ; cette version longue semble aller dans le sens de notre dernier argument. Elle pose d’abord l’existence d’une époque passée, puis annule l’idée selon laquelle elle pourrait s’inscrire dans la temporalité personnelle du lecteur ou du narrateur (dans le sens où ni l’un ni l’autre n’auraient pu y appartenir) et s’achève sur l’idée d’atemporalité du conte. Si personne n’a pu vivre cette époque, elle est non seulement fictionnelle, mais aussi atemporelle puisqu’elle ne trouve pas sa place dans le temps où les humains ‘réels’ évoluent. Bien que l’on puisse affirmer que le message véhiculé par le conte se veut atemporel, cela n’implique pas pour autant que ce dernier ne possède pas de temporalité propre : celle du narrateur se manifeste incontestablement dans ce qu’il raconte, les personnages évoluent dans un univers temporel différent de celui de l’acte de narration, chaque personnage a sa propre temporalité (car chacun est doté d’une conscience), et le monde spatio-temporel et culturel auquel le conte appartient donne aussi au récit une temporalité interne spécifique.
4. L’appellation du merveilleux
Tout comme Il était une fois, Once upon a time constitue « le seuil formulaire d’un univers fictionnel » (Adam & Heidmann 2010 : 235). Selon Adam (2011 : 17), « « Il était une fois… » introduit presque avec certitude un conte merveilleux. » La formule Once upon a time peut donc elle aussi constituer une des caractéristiques du merveilleux. Elle créerait alors un filtre à travers lequel le lecteur interpréterait le conte, considérant comme merveilleux, donc, d’une certaine façon, irréels, la temporalité du conte ainsi que les événements et personnages que celle-ci englobe. Rivara montre l’importance de la présence de « Il était une fois » pour l’interprétation du conte en tant que récit fictionnel : « Si un conte de fées est immédiatement interprété comme un produit de l’imagination de l’auteur, c’est en vertu […] de l’emploi de formules conventionnelles comme « Il était une fois… » (2000 : 279). En employant once upon a time pour commencer son récit, le narrateur crée une situation d’énonciation fictive et inscrite dans le merveilleux par rapport à laquelle tous les événements du récit seront repérés5.
L’interprétation du conte en récit merveilleux est aussi due à l’absence de circonstant de lieu:
L’absence de circonstant de lieu découle de cette localisation dans un monde de langage […]. Les formules once, una vez, enimal, une fois « ne figurent pas ici un autre Temps, mais un autre univers. Un univers régi par un Temps propre, n’ayant qu’une ressemblance fort lointaine avec celui qu’indiquent les horloges (Weinrich 1973 : 46). […] Après ce signal Il était une fois …, rien n’existe que le monde merveilleux » (Weinrich 1973 : 47). […] Le lecteur entre en douceur dans le monde en quelque sorte présupposé de la fiction, acceptant les changements de lois qui rendent possibles les ogres et les fées, les bottes et clés magiques et autres pantoufles de verre, l’aisance verbale du Chat botté et de Compère le Loup. » (Adam 2010 : 241-242)
Autrement dit, l’univers du conte a sa propre temporalité, qui n’est pas régie par la même organisation, par les mêmes règles que celle du monde réel, même si Once upon a time donne a priori l’impression que les modes de repérages sont les mêmes que ceux qui opèrent dans le monde réel.
Cela donne aussi le sentiment que tous les contes commençant par Once upon a time appartiennent à des mondes analogues, au même type de temporalité … ils suivent en tout cas le même principe d’atemporalité. Cela fait écho à l’idée selon laquelle le prétérit dans le récit de fiction, par exemple dans there was / were, qui suit généralement l’incipit Once upon a time6, est lui aussi atemporel. C’est l’idée développée par Käte Hamburger (1986) : les temps passés de la fiction ne se réfèrent pas à un passé réel dans la mesure où l’origine des repères n’est pas à chercher du côté du monde réel du lecteur mais dans le monde fictif du narrateur et des personnages. Ainsi, « le prétérit épique perd sa fonction grammaticale de désignation du passé. […] on peut parler de l’absence de temporalité de la fiction ». (Ricœur, 1984 : 123-4) ; cette atemporalité de la fiction est encore plus tangible dans les contes, plus précisément encore dans ceux commençant par Once upon a time, étant donné que cette formule ne fait référence à aucun moment précis du passé (fictif), mais au contraire place le conte dans un monde qui s’écarte suffisamment de la précision temporelle que l’on peut trouver dans la réalité pour être immédiatement ressenti comme merveilleux par le lecteur.
De plus, le qualificatif du ‘merveilleux’ induit par Once upon a time est probablement dû au fait que cette locution retarde l’apparition de l’événement déclencheur de malheur emblématique de la morphologie du conte7. Dans Jack and the Beanstalk8, l’incipit « There was once upon a time… », souvent suivi de la désignation du/des protagoniste(s) et d’une relative en who, permet de présenter les personnages et la situation initiale dans un cadre plutôt paisible: « There was once upon a time a poor widow who had an only son named Jack, and a cow named Milky-White. And all they had to live on was the milk the cow gave every morning which they carried to the market and sold.9 » L’élément déclencheur de malheur n’arrive qu’à la troisième phrase: « But one morning Milky-White gave no milk and they didn’t know what to do. »10 Au contraire, l’absence de Once upon a time met parfois le conte directement « en tension » (Adam 2011: 76); c’est ce que nous pouvons constater par exemple dans Henny Penny11 : « One day Henny-penny was picking up corn in the cornyard when –whack ! – something hit her upon the head. »12 Le deuxième exemple paraît d’emblée moins merveilleux que le premier dans la mesure où le lecteur peut attendre d’un conte merveilleux qu’il pose d’abord une situation initiale paisible avant de la troubler (l’impression de quiétude liée aux contes commençant par Once upon a time peut être due au fait que la formule-type annonce souvent un incipit plus long et élaboré qu’avec simplement There was/were, que la situation initiale soit présentée de façon plus détaillée).
Once upon a time étant lié au contexte merveilleux, son absence implique-t-elle un récit plus réaliste, plus dur, moins éloigné de la temporalité du lecteur ?
Les contes ne commençant pas par Once upon a time présentent souvent des personnages partant chercher fortune, loin de leur pays d’origine.13 Ils indiquent donc un cadre spatial qui change dès les premières lignes du conte. Cela semble donc logique de ne pas ancrer le conte dans une temporalité encadrée par « a time », qui met en place une situation initiale plutôt stable. Souvent, ces contes commencent par « There was/were », ce qui permet d’arriver plus rapidement à l’élément déclencheur de malheur, sans explicitement poser un cadre spatio-temporel: cela met en lumière le fait que ce dernier n’est pas absolument indispensable ; ce qui apparaît alors comme plus important est l’histoire du personnage (et les enseignements à en tirer). Cependant, there « sert à localiser un élément de la réalité extérieure en rupture avec le HERE implicite ou explicite de l’énonciateur. » (Lapaire et Rotgé 1997 : 247). Autrement dit, there donne déjà un indice quant à l’éloignement spatial que le narrateur crée par rapport au monde fictif du conte (nous ne considérons pas there ici comme un simple outil d’extraposition sémantiquement vide). Cela donne aussi l’impression que le narrateur s’implique moins dans l’acte de raconter tandis qu’avec Once upon a time, la présence du conteur, prêt à nous raconter une histoire conformément aux attentes du lecteur de conte de fée, est manifeste. « Once upon a time » peut cependant renforcer l’idée d’éloignement grâce à son caractère temporel ; le narrateur met l’accent sur une distanciation (ou tout du moins une distinction) temporelle et narrative forte (éloignement dans le temps et par rapport à la sphère du moi du narrateur) alors qu’en commençant par There was/were, il marque, néanmoins de façon moins flagrante, une distanciation (ou distinction) spatiale et narrative (éloignement dans l’espace, qui renforce l’idée que le narrateur n’a en aucun cas pu participer aux événements de l’histoire). Il serait intéressant de déterminer si ancrage temporel et ancrage spatial dans l’incipit sont deux aspects de la même stratégie narrative ou s’ils constituent deux stratégies bien distinctes. A première vue, nous serions tentés de dire que le temps étant, de manière générale, plus difficile à saisir que l’espace, une situation initiale mettant en lumière un ancrage temporel échappera davantage à la temporalité du lecteur qu’une situation initiale présentant un ancrage spatial. En d’autres mots, si le narrateur choisit de ne pas mettre en avant l’ancrage temporel (ou devrions-nous dire : atemporel) de l’histoire dans l’incipit grâce à Once upon a time, il y a de fortes chances pour que la temporalité de l’histoire qu’il s’apprête à raconter soit plus ressemblante à celle du monde réel. Cela se vérifie dans la comparaison des deux contes suivants, faisant partie du même recueil More English Fairy Tales (1916) : All change et The Cinder-Maid. Le premier commence par « There was
once a man who was the laziest man in the world. 14» (nous soulignons) et raconte l’histoire de cet homme qui était si paresseux qu’il trouvait toujours un moyen d’obtenir le gîte et le couvert sans avoir à travailler ; il menaçait les aubergistes de les porter en justice pour arriver à ses fins, jusqu’au jour où l’un deux lui joue un tour et où le protagoniste se fait dévorer par un chien. Le deuxième commence par « Once upon a time, though it was not in my time or in your time, or in anybody else’s time, there was a great King who had an only son, the Prince and Heir who was about to come of age. »15 (nous soulignons) et raconte une des versions de l’histoire de Cendrillon. Le premier conte fait plutôt référence à des idées proches du monde réel du lecteur (la paresse, la tromperie, la justice) sous un angle d’approche plutôt réaliste. Dans le deuxième, les motifs magiques sont nombreux et classent le conte dans la catégorie du merveilleux. L’hypothèse selon laquelle la temporalité dans les contes commençant par Once upon a time est plus éloignée de celle du lecteur que dans les contes commençant simplement par There was/were semble se confirmer dans la majorité des contes de Jacobs. Nous ne pouvons pas en faire la démonstration ici ; cependant, cela fera l’objet d’une étude approfondie dans notre thèse à paraître.Quoi qu’il en soit, le rapport espace/temps est très souvent renforcé par la juxtaposition de ces deux locutions dans le même conte (Once upon a time est souvent suivi de there was/were et parfois There was/were est suivi de l’adverbe once).
5. Conclusion
Once upon a time permet une entrée rapide dans la temporalité du conte, temporalité interne régie par elle-même car séparée du monde réel et des règles qui le dominent. Contrairement à des contes qui ne contiennent par la célèbre formule de départ, ceux commençant par Once upon a time peuvent la plupart du temps être reliés à la notion du merveilleux, ce qui permet de mettre en place une situation initiale souvent plus paisible. Elle permet également un ancrage plus temporalisé que la simple formulation There was/were, mais il resterait à en mesurer les conséquences sur l’expression de la temporalité dans chaque conte.
Il resterait également à déterminer quels sont, dans le conte, les « dispositifs d’articulation du sens qui se dégagent du rapprochement du début et de la fin », comme Andrea Del Lungo (2010 : 25-72) le présente avec les cas précis du roman policier, de la nouvelle et du roman-fleuve16. Néanmoins, cela impliquerait de sortir du strict cadre de l’incipit pour prendre en compte l’ensemble des étapes du conte jusqu’à l’excipit. De premières analyses nous ont déjà permis de prendre conscience que, dans le conte, ces dispositifs d’articulation du sens ne découlent pas forcément d’une démarche téléologique, mais, inversement, partent de la fin pour construire le reste du conte, laissant apparaître les traces d’une temporalité ‘inversée’ dont le point de départ serait l’excipit.