Dans la Grande-Bretagne du xviiie siècle la conception la plus répandue de la nature de l’univers était celle d’une ‘grande chaîne des êtres’, qui envisageait la création comme une vaste chaîne d’entités étroitement liées en un continuum infini, de l’ens perfectissimum au néant total (Burns 122). À cette époque, ce concept était non seulement au sommet de sa reconnaissance dans la tradition philosophique, mais il était aussi reconnu comme cadre de base pour « l’encyclopédisme » des sciences naturelles (Lovejoy 1971 : 183, Weiner 1973 : 327). Jusqu’à la fin du xviiie siècle, remarque Arthur O. Lovejoy dans son œuvre fondatrice The Great Chain of Being : The Study of the History of an Idea (1933), des philosophes, des hommes de science, ainsi que la plupart des hommes éduqués acceptaient ce concept sans restriction (1971 : 59). Ces idées étaient ancrées dans la philosophie platonique, note Phillip Weiner, et plus tard chez les philosophes de l’antiquité tardive et du Moyen Âge, notamment Saint-Augustin et Thomas d’Aquin, par qui cette idée se transformait en système de hiérarchie métaphysique caractérisé par la plénitude universelle, la gradation des êtres et la continuité infinie (1973 : 325).1 En outre, au xvii et xviiie siècle, la chaîne des êtres devint une idée importante dans plusieurs systèmes métaphysiques empiristes, tels que ceux décrits par Wilhelm Gottfried Leibniz et John Locke, offrant une forme et une organisation aux matières et phénomènes du monde naturel.2 Schématiser cette structure, selon Thomas Sprat, rédacteur du manuel de la Royal Society en 1669, était la quintessence de la raison. « [Il faut] suivre chaque chaînon de la chaîne » écrit-il, « jusqu’à ce que tous ses secrets soient ouverts à nos esprits … pour ordonner tous les degrés et variétés des choses » (je traduis, 1959 : 110).3 Le motif d’une chaîne offrait aux naturalistes l’idée d’un modèle incomplet de l’univers, à remplir peu à peu avec leurs nouvelles « découvertes » En pénétrant le discours de la philosophie naturelle, écrit Foucault dans Les Mots et les Choses, une entité est « découverte », qui s’inscrit dans une hiérarchie complexe. « L’histoire naturelle suppose, donc, pour pouvoir exister comme science … le réseau continu des êtres … [pensé par certains] sous la forme d’une grande échelle linéaire » (1966 : 162).
D’une part, la reconnaissance d’une échelle de préséance des individus exprimait les nécessités structurelles de la hiérarchie occidentale. D’autre part, pourtant, ce concept fonctionnait comme grande hiérarchie transcendante, dans laquelle toutes les autres hiérarchies pouvaient être corrélées et validées comme éléments de l’ordre naturel. Bien qu’elles fussent souvent disparates et contradictoires, les hiérarchies sociales, spirituelles et scientifiques pouvaient être intimement liées comme éléments de la grande échelle de la création. Cet article examinera comment le concept d’une grande chaîne des êtres permettait d’établir des liens entre la hiérarchie sociale traditionnelle en Grande-Bretagne et la pensée racialisée au xviiie siècle. Il mettra en évidence le façon dont les peuplades différentes était ordonnées selon l’idée de hiérarchie universelle, pendant cette époque où l’idée moderne de ‘race’ n’existait pas encore. De là, il observera l’importance de l’influence des caractéristiques des rangs sociaux sur l’idée de hiérarchie universelle.
Quand le squire anglais Maurice Shelton invoqua la chaîne des êtres pour défendre les gradations de la noblesse britannique dans son œuvre historique, A Historical and Critical Essay on the True Rise of Nobility, Political and Civil (1718), il utilisait un système de hiérarchie qui décrivait aussi bien les races d’animaux, de plantes et de minéraux. Car, selon la métaphysique de la Chaîne, les rangs sociaux faisaient tout autant partie de la plénitude des êtres que les diverses entités du monde naturel. Comme Shelton le déclare dans son introduction :
Les distinctions de rang sont extrêmement nécessaires à l’économie du monde … Une juste prise en compte des divers rangs d’êtres humains, que la Providence a ordonnés, n’est pas seulement utile pour corriger nos manières, et pour garder notre conversation dans les limites de la politesse et de la civilité, elle a aussi une conséquence plus bénéfique: elle dispose nos esprits à l’humilité religieuse ; en prenant en compte un par un les niveaux d’excellence qui existent au-dessus de nous, nous arrivons, insensiblement, à la contemplation de la perfection suprême (je traduis, 1718 : v).4
Le concept de chaîne des êtres devient ici un outil puissant pour légitimer les pouvoirs socio-politiques de la noblesse britannique. En affirmant sa place supérieure dans la hiérarchie naturelle, Shelton peut lier la noblesse directement aux échelles célestes, confondant la supériorité sociale avec la supériorité spirituelle. De la même façon, dans ce contexte, leur mode de vie luxueux exprime une vertu quasi divine, qui sert non seulement à légitimer l’ordre social mais aussi à inciter les rangs inférieurs de la société à reconnaître la bonté du Ciel. Le discours sur la hiérarchie sociale peut ainsi être intégré à un discours universel : l’hégémonie politique de la noblesse ainsi que la déférence des roturiers deviennent une expression de la hiérarchie naturelle.
De fait, Shelton considère la noblesse comme une donnée d’origine divine : Adam était doté d’une ‘noblesse céleste’ par Dieu, elle fut perdue lors de son bannissement du jardin d’Eden. Adam a conservé, pourtant, une certaine noblesse terrestre, qu’il a transmise à son fils aîné, et qui est devenue le germe de la noblesse héréditaire (1718 : 6-7). Encore plus intéressant, Shelton combine cet ennoblissement céleste avec un des grands mythes de la pensée racialisée au xviiie siècle, la malédiction biblique de Cham (1718 : 62). Alors que Dieu avait condamné les descendants de Cham à une servitude éternelle dans la Genèse 9.20-27, Shelton rappelle qu’il avait aussi béni les descendants de son frère Jeptha et leur avait donné une noblesse céleste qui faisait désormais partie de la genèse de la noblesse terrestre. Certes, cette tradition était très répandue pendant le Moyen Âge, où les descendants de Cham et Jeptha étaient respectivement liés aux ordres des serfs et de la noblesse, ce qui esquissait une identité particulièrement racialisée des castes sociales (Whitford 2009 : 19). Dans la Grande-Bretagne du xviiie siècle, pourtant, au mythe de Cham s’étaient ajoutées depuis longtemps de nouvelles significations racialisées : celles de la couleur de peau et de l’esclavage. Depuis le xvie siècle, la malédiction chamite était utilisée comme justification de la servitude naturelle des personnes de couleur, et ses significations au xviiie siècle ne pouvaient en aucun cas être négligées (Whitford 2009 : 77-105). Quand Shelton affirme que les descendants de Jephta sont nobles, à l’inverse des descendants de Cham, il assimile les préséances de rang social au discours sur le blanc et le noir, sur l’homme libre et l’esclave. En outre, les deux lectures de ce passage – celle qui envisage les nobles en opposition aux roturiers de basse caste, et celle qui les envisage en opposition aux personnes de couleur – nourrissent le même discours, celui de la chaîne des êtres. De même, dans les deux lectures les nobles sont envisagés comme une catégorie de l’humanité, tout comme les roturiers et les esclaves. Tous les trois, en fin de compte, sont les produits de l’hérédité, et cette hérédité confirme leur place dans la hiérarchie naturelle.
Cette combinaison des pensées sociale, racialisée et spirituelle se lit également dans un des textes les plus influents sur ce thème du xviiie siècle : l’Essay on Man d’Alexandre Pope (1734). Connu dans l’Europe entière, ce poème présente les idées métaphysiques de la chaîne des êtres dans un format extrêmement accessible, leur permettant de gagner autant de critiques que d’admirateurs. Pour Voltaire, c’était « le plus beau poème didactique, le plus utile, le plus sublime, qu’on ait jamais fait dans aucune langue » (1771 : 131). De même, pour Kant, son accessibilité était le meilleur moyen pour parler de l’existence de Dieu à chacun (1926 : 234).5
Aucun individu ne peut être heureux seul, explique l’Essay, parce que le vrai accomplissement spirituel vient de son rôle unique dans le système de hiérarchie naturelle. « Qui veut renverser loi & l’ordre, », d’après Pope, « pèche contre la loi éternelle » (1737 : 10).6 Essayer d’améliorer sa place dans l’univers était ainsi une contradiction : il fallait bien plutôt accepter son rang naturel, en sachant que c’était aussi important pour l’ordre du cosmos que n’importe quelle autre gradation naturelle :
L’ordre est la première loi du ciel, & ce principe accordé, il y a, et il doit y avoir, des hommes plus puissans que les autres, plus riches, plus habillés : mais d’en inférer qu’ils soient plus heureux, c’est heurter le sens commun … qu’importe la condition ? Qu’importent les circonstances ? Le bonheur est le même dans le sujet comme dans le roi (1737 : 66-78).7
Selon cette interprétation de la chaîne des êtres, on pouvait critiquer les maux de la société tout en revendiquant le statu quo. Car, selon le système de Pope, si un dirigeant échouait dans l’accomplissement de ses obligations, ce n’était pas parce qu’il avait été mal placé dans la chaîne, mais parce qu’il avait échoué à réaliser le rôle cosmique que Dieu lui avait donné. En effet, un paysan qui ambitionnait de devenir un duc commettait le même pêché. Certes, dans son poème, Pope critique fortement les nobles qui s’appuient trop sur leurs lignées ancestrales, négligeant les vertus qui viennent avec leur titre. En même temps pourtant, son système justifie ces lignées ancestrales, parce qu’elles représentent une place supérieure dans la hiérarchie naturelle : ceux qui sont nés dans les familles nobles sont nés pour être nobles, le problème, pour Pope, étant qu’ils ne remplissent pas leurs devoirs spirituels.
Ce même système, note Hanna Woodard, qui range les êtres humains selon un schéma impartial et universel, peut facilement amener des idées profondément racialisées (1999 : xv). Certes, si on suit la logique de l’Essay, une personne de couleur n’est pas inférieure à cause du teint de sa peau, mais sa condition physique signifie néanmoins qu’elle est née à un échelon inférieur dans la hiérarchie naturelle. Si elle veut atteindre la vertu spirituelle, alors elle doit embrasser sa propre subordination avec une humilité sincère. L’Indien américain de la quatrième missive de l’Essay, par exemple, est jugé plus en communion avec son rôle spirituel précisément parce que son ignorance ‘naturelle’ de la civilité et du christianisme le protège d’améliorer artificiellement son état évidemment inférieur (1871 : missive 1, lignes 99-112).
Plus tard dans le siècle, les assertions de Pope sur l’intégrité des rangs sociaux ont été utilisées pour justifier la continuation du trafic transatlantique d’esclaves. Le parlementaire anglais Samuel Estwick cite les mots de Pope dans son Considerations on the Negro Cause (1772): « L’ordre est la première loi du ciel, & ce principe accordé, il y a, et il doit y avoir, des hommes plus puissans que les autres » (1737 : 66 ; 1772 : 82). Avec cette citation, Estwick ne parlait pas de la hiérarchie naturelle des préséances sociales, mais décrivait l’humanité « inférieure » des Africains. Rien ne peut être fait pour corriger la cruauté et la barbarie des Africains, proclame-il, mais cela, selon la philosophie de Pope, n’est que naturel : effacer l’incivilité des Africains déséquilibrerait forcément la hiérarchie universelle. Estwick écrit :
Je déduis que ces êtres [les esclaves africains] réalisent leur être aussi complètement que n’importe quelle race de mortels ; ils remplissent cet espace dans la vie, à l’intérieur des limites qu’ils sont incapables de dépasser ; ils diffèrent des autres hommes non pas en tant que genre, mais en tant qu’espèce, et ainsi ils confirment la vérité infaillible de M. Pope (je traduis, 1772 : 82).8
La « vérité infaillible de Pope » a prouvé aussi, selon Estwick, que ces esclaves devaient être considérés comme des biens marchands et non des êtres humains. Leur ‘rôle’ spirituel, quant à lui, est interprété comme une limitation : leur devoir, l’accomplissement de ce rôle est, de même, vu comme une façon de justifier qu’ils soient astreints à la subordination. La chaîne, qui exprimait d’ailleurs leur perfection unique, est maintenant invoquée pour nier leur humanité.
« La grande chaîne des êtres », écrit F.E. I. Priestley, « n’est pas simplement une scala naturae … c’est une hiérarchie ontologique … dérivée a priori des axiomes de la nature de l’être » (je traduis, 214-25).9 Sa signification ultime, pourtant, était l’existence de la supériorité et de l’infériorité. Selon elle, un roi était supérieur à un paysan de la même façon qu’un lion était supérieur à un mouton ; un homme était supérieur à une femme comme le Soleil était supérieur à la Lune ; il existait des dominants et des dominés parce que Dieu voulait que certains dominent, et que certains suivent. Les Africains, s’en suivait-il, étaient ‘naturellement’ subordonnés aux européens comme un esclave était ‘naturellement’ subordonné à son maître. La grande chaîne des êtres est essentielle à la compréhension de l’idée de hiérarchie au xviiie siècle, mais elle est encore plus importante pour reconnaître que l’idée de hiérarchie elle-même agissait comme illusion de relations ‘naturelles’ entre l’autorité et les subordonnés. L’interaction des idées de hiérarchie sociale, spirituelle et scientifique montre non seulement leur côté arbitraire mais aussi leur mode de fonctionnement en tant que puissants outils de pouvoir en politique.