En Occident, la religion a donné un fondement à de nombreuses pratiques racistes, telles que la colonisation et l’esclavage de certains peuples jugés inférieurs (Jacquard 1986 : 71). La dimension conceptuelle et idéologique du racisme a été développée au xixe siècle, elle s’appuie sur des caractéristiques dites biologiques des groupes humains, des systèmes de discours qui se prétendent scientifiques. À l’époque où la religion perdait de son prestige et son statut de vérité absolue, la science vint reconfirmer avec des nombres, des calculs, des raisonnements logiques, une partie importante des préjugés préexistants contre les populations autochtones. L’existence des races et leur hiérarchisation ne pouvant pas être concrètement prouvées, le racisme scientifique dépendait entièrement de la rhétorique, la manipulation des mots et l’utilisation de procédés dits scientifiques pour justifier la colonisation. Le rôle de nomme est ici double. Il a servi à construire les théories du racisme scientifique puis il fut primordial pour répandre et justifier ces idées aux plus grand nombre. L’acte de nommer, de définir et de renommer fut capital aux xixe et xxe siècles. La fin du xixe siècle fut marquée par la fin de l’esclavage et de la guerre de Sécession, la création de deux nations indépendantes nord-américaines, et l’arrivée en grand nombre d’immigrants. Le besoin de justifier les actes passés et contemporains à l’égard des minorités historiques se faisait de plus en plus urgent. L’expansion coloniale et l’appropriation de territoires de plus en plus nombreux posaient le problème de la présence des autochtones et leur droit à la terre.
1. L’évolution du concept de race au cours de la colonisation des Amériques
1.1. La découverte des Amériques
Les Occidentaux, lors de la construction du mythe chrétien des origines, ignoraient l’existence de l’Amérique (Aubert-Marson 2010 : 32) et de l’Australie. La façon dont on devait traiter les Indiens ne figurait pas dans la Bible. Les Indiens ne pouvaient pas être jugés sur leur apparence physique. Malgré leur couleur de peau claire, qui ne différait que peu de celles des Européens, ils étaient nommés « peaux-rouges ». Ce terme permettait de les distinguer du groupe euro-descendant et ainsi de justifier la façon dont ils étaient traités. Les premiers siècles de la colonisation des Amériques, les autochtones furent aussi souvent qualifiés de « sauvages » (Capdevila 2007 : 73). Les Occidentaux encouragèrent cette représentation, justifiant ainsi l’occupation de leurs terres.
L’importance des appellations entre en jeu dès l’arrivée de Christophe Colomb, puisque le terme « découverte » utilisé pour qualifier la date de 1492 sous-entendait que le continent nord-américain n’était pas habité, laissant libre champs aux Occidentaux pour s’installer. De plus, le terme « Indiens » qui est encore utilisé aujourd’hui provient d’une erreur. Non seulement c’est une erreur géographique, mais c’est aussi un mot qui fut imposé aux populations autochtones. Ce terme regroupe des centaines de communautés très différentes, qui ne partagent pas le même territoire, la même langue, les mêmes croyances, les mêmes répartitions des rôles ni les mêmes formes de gouvernances. Le pouvoir de nommer les groupes humains, de définir les événements et d’écrire l’histoire fut très important durant le processus de colonisation. Que connaît-on de la vraie histoire de Christophe Colomb, dont l’arrivée en Amérique est encore célébrée aujourd’hui ? Selon les écrits de Las Casas, Colomb et ses hommes auraient massacré entre 40 et 50 millions d’Indiens taïnos, dans les Caraïbes. Du troisième voyage de Christophe Colomb, voici ce qu’il a rapporté (De Las Casas 1552) :
Les Espagnols pariaient entre eux pour savoir qui arriverait à couper un homme en deux, ou qui arriverait à le décapiter d’un coup d’épée ou de lance ; ou qui parviendrait à l’éviscérer. Ils arrachèrent les nourrissons du sein de leurs mères et en les tenant par les pieds leur fracassèrent la tête contre les rochers. Ils empalèrent sur leurs épées les corps d’autres enfants, ainsi que ceux de leurs mères, et tous ceux qui se tenaient devant eux. Ils pendaient les Indiens par treize, en l’honneur et à la gloire du Sauveur et de ses douze apôtres, et par le feu, ils brûlaient les Indiens vifs...1
1.2. Développement du racisme scientifique
Les Amérindiens étaient qualifiés de « sauvages », « barbares », puis avec les Lumières en Europe et le mythe du progrès, le terme « primitif » commença à être utilisé. L’explication de l’origine des espèces humaines avait une importance politique, elle permettait de justifier biologiquement l’esclavage, la colonisation et les inégalités sociales. Au xixe siècle, les calculs semblaient donner une valeur scientifique et un statut de vérité aux théories développées par le passé. Le médecin Samuel G. Morton développa la craniométrie aux États-Unis. Morton pensait que la mesure et la comparaison des crânes des différents groupes humains pouvaient mener à la classification objective des « races » en se basant sur la taille du cerveau qu’il pensait être le reflet de l’intelligence (Aubert-Marson 2010 : 51). Ses résultats corroboraient les préjugés de l’époque. Morton prétendait avoir prouvé l’infériorité des Indiens d’Amérique en matière d’intelligence. En 1977, le professeur Stephen Jay Gould (Reilly, Kaufman, Bodino 2003 : 190) révéla que Morton avait manipulé les résultats en sélectionnant certains crânes en fonction des résultats qu’ils apporteraient dans ses statistiques. Tous les résultats publiés par le docteur Morton allaient dans le sens des préjugés de l’époque. Au xixe siècle, Arthur de Gobineau (1853), l’un des fondateurs des théories racistes modernes, parlait d’inégalité des races de manière qualitative ; il avança la théorie selon laquelle les capacités intellectuelles des hommes non blancs étaient naturellement inférieures à celles des hommes blancs. Arthur de Gobineau fut l’un des premiers à confondre les caractéristiques biologiques et les capacités intellectuelles. Une confusion qui a perduré jusqu’au xxe siècle et qui aura participé à créer le système des réserves et des écoles résidentielles en Amérique du Nord.
1.3. Les origines de la théorie de l’évolution et le darwinisme social
L’œuvre de Darwin, De l’origine des espèces, publiée en 1859, démontrait que toutes les espèces vivantes ont évolué à partir d’un ancêtre commun ; elle marque la fondation de la biologie moderne. La concurrence entre les espèces pour la survie expliquerait la disparition de certaines d’entre elles et la diversification d’autres. Les formes de vie initiales ont été écrasées par celles qui ont évolué, celles qui se sont étendues en nombre et géographiquement. La sélection naturelle serait la raison de l’extinction de nombreuses espèces moins évoluées (Darwin, Ghiselin 2006 : introduction). Suite à ces théories, les Amérindiens sont devenus des « primitifs », une « race rouge » à part, différentes des Blancs, des enfants sur l’échelle de l’évolution, que les Occidentaux devaient guider. La notion d’évolution mal interprétée comme synonyme de progrès a dénaturé la pensée de Darwin et a créé une nouvelle approche du racisme, le darwinisme social. La sélection naturelle appliquée aux groupes humains impliquait la disparition du groupe le plus faible au profit du plus fort. Certains penseurs occidentaux en ont déduit que les Blancs, plus évolués technologiquement, avaient le devoir « naturel » de soumettre ou de faire disparaître les peuples autochtones. Les Indiens des Amériques étaient censés, d’après cette théorie du darwinisme social, disparaître au sein de la population majoritaire ou dépérir naturellement suite à leur rencontre avec un groupe supposé plus fort. Aux États-Unis les guerres avec les Amérindiens n’étaient pas rares jusqu’à la fin du xixe siècle ; l’accent mis sur la « sauvagerie » des Indiens permettait de justifier ces guerres.
1.4. L’eugénisme
La plus grande perversion de la théorie de Charles cherchait à justifier l’eugénisme – la sélection des sujets les plus sains ou les plus forts pour améliorer la race humaine. Le darwinisme social a participé à la création de nouvelles thèses eugénistes à l’encontre des groupes jugés inférieurs. Aux États-Unis et au Canada, certaines lois autorisaient des membres du gouvernement à stériliser de force « si nécessaire » (Aubert-Marson 2010 : 143) les femmes et enfants indiens. Ces lois passées au cours du xxe siècle ne choquèrent que peu de gens. L’eugénisme dit négatif approuvait les mesures restrictives concernant la reproduction des individus jugés inférieurs. Pour cela, des lois agissaient pour réduire ou supprimer la possibilité pour certains groupes de se reproduire biologiquement et de transmettre leur culture. Le mariage leur était refusé, la stérilisation de force n’était pas rare (Aubert-Marson 2010 : 144).
2. Application du racisme scientifique au xixe siècle dans la gestion du « problème indien »2
2.1. Paternalisme et la création des écoles résidentielles
Un manque de compréhension et d’appréciation de la valeur des cultures indiennes ont mené à un conflit de culture. Jusqu’au milieu du xxe siècle, les Blancs ne reconnaissaient pas la valeur et l’importance de la culture indienne. Bien que, du point de vue des Européens, les Indiens ne fussent jamais bien considérés, le paternalisme, allait causer encore plus de dommages sur leur façon de vivre que les guerres auparavant. La nouvelle attitude paternaliste mélangée à un mode de pensée issue du darwinisme social s’attaquait à tous les aspects du mode de vie des Indiens en leur offrant deux possibilités : être assimilés ou être exterminés (Ide 2003 : 22). L’attitude paternaliste qui cachait une croyance dans une hiérarchie des groupes humains mena « naturellement » les autorités blanches à se charger de l’éducation des enfants indiens. Les Blancs pensaient que leur civilisation était déjà avancée et qu’il était de leur devoir de la partager avec ceux dont la civilisation l’était moins. Ce mode de pensée souvent qualifié de paternaliste fut diffusé sous le nom « the white man’s burden3 ». Les préjugés déjà existants furent renforcés et « justifiés » par la science, ce qui permit au gouvernement des États-Unis et du Canada de légitimer leur gestion des peuples autochtones. Cette légitimation ouvrit la porte à l’institutionnalisation de racisme par la législation (Ide 2003 : 9).
2.2. La période des traités et les réserves
La plupart des Indiens étaient décrits comme étant nomades ou semi-nomades. Les décrire comme nomades, sans domicile-fixe, sans territoire, à permis aux Occidentaux de s’approprier leurs terres. Mais cette mobilité posait problème aux Occidentaux pour des raisons multiples. Le fait que les Indiens n’avaient pas d’adresse fixe les rendait plus difficilement contrôlables. Le gouvernement les incitait à s’installer et à devenir agriculteurs. La sédentarisation causa la perte d’une partie de la culture et du mode de vie autochtone. Les réserves étaient destinées à prendre certains territoires aux Premières Nations et à les séparer de la société blanche. La politique officielle d’assimilation était une illusion ; en réalité, même si les Indiens avaient voulu s’intégrer à la majorité, les Occidentaux n’auraient jamais pleinement accepté qu’ils deviennent leurs égaux.
2.3. La période des réformes destinées à « tuer l’Indien dans l’enfant » (Churchill 2004)
La loi sur les Indiens de 1876 donna le pouvoir aux gouvernements de gérer la vie des Indiens par la législation. Cette loi fit des enfants indiens des pupilles de l’État. De telles fondations législatives donnèrent au gouvernement canadien les pleins pouvoirs pour forcer les Indiens à se plier au système éducatif. Les enfants autochtones devaient s’intégrer à la société blanche, à la place qu’on leur avait attribuée, c’est-à-dire en tant que fermiers ou ouvriers non qualifiés. Les objectifs annoncés des écoles résidentielles étaient contradictoires. Officiellement, ces écoles devaient permettre aux Indiens de rejoindre les Occidentaux dans le monde civilisé et de devenir leurs égaux culturellement. Mais l’éducation qui était donnée aux Indiens n’était pas comparable à celle donnée aux enfants blancs, car on supposait que les enfants indiens avaient des capacités intellectuelles limitées. Le discours officiel était en contradiction avec la réalité de ce que le gouvernement était prêt à offrir. De plus, dans les écoles, tout était fait pour rabaisser l’estime de l’enfant vis-à-vis de sa propre culture, des pratiques de ses parents et même de ses parents. Les conditions de vie, et le traitement que les enfants recevaient dans ces pensionnats étaient terribles (Deloria 1999 : 166).
2.4. L’application du darwinisme social hostile – Duncan Campbell Scott
Le Directeur adjoint du B.A.I. au Canada, Duncan Campbell Scott, exprima ainsi sa volonté de supprimer totalement la culture indienne :
Je veux me débarrasser du problème indien. […] Notre objectif est de poursuivre nos efforts jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’ait pas été intégré à la société et qu’il n’y ait plus de question indienne ni de ministère des Affaires indiennes4.
Il s’agissait à nouveau des deux options prescrites par le darwinisme social concernant les « races inférieures » : être assimilées ou exterminées. À la lecture du rapport du docteur Bryce en 1912 au sujet du grand nombre de morts dans les écoles résidentielles, il annonça qu’il ne voyait pas l’intérêt de limiter la propagation des maladies dans les écoles :
C’est un fait reconnu que les enfants indiens perdent leur résistance naturelle aux maladies par la cohabitation très rapprochée dans les pensionnats et qu’ils meurent à un rythme plus rapide que dans leurs villages. Mais cela ne justifie pas un changement dans la politique du ministère, qui vise une résolution finale à notre problème indien5.
Les mesures qu’il prenait et celles qu’il refusait de prendre étaient compatibles avec l’idée de sélection naturelle. Les décès suite aux maladies, des causes « naturelles », corroboraient les idées du darwinisme social et de la survie des sujets les plus forts.
2.5. Justification d’une culture coloniale auprès des populations européennes
Le racisme scientifique fut utilisé par la sphère politique et, inversement, les résultats obtenus par l’application politique du racisme scientifique furent utilisés pour illustrer et justifier les théories racistes. Ce soutien réciproque fit perdurer le racisme scientifique dans les politiques indiennes jusqu’au xxe siècle. Pour justifier ces pratiques, un vocabulaire particulier fut employé : « barbares », « sauvages », « primitifs », « peaux-rouges »… Le racisme scientifique aura aussi permis d’exposer les populations indigènes comme des animaux dans des zoos humains en Europe jusqu’en 1931, et ainsi de justifier auprès de la population européenne le traitement réservé aux Indiens et Africains dans les colonies en les présentant comme primitifs, presque non humains (Blanchard 2011). Le phénomène des zoos humains a été utilisé pour légitimer le racisme scientifique et atteindre un public beaucoup plus large. Dans ces exhibitions, on assistait à la mise en scène de la classification des races humaines et de la justification de la hiérarchisation des cultures en Amérique du Nord. L’Autre était mis en scène dans une cage, dans des décors et des vêtements qui exacerbaient leur côté « sauvage », des cultures imaginées, poussées à l’extrême vers l’animalité pour justifier le traitement qui était fait à ces hommes et femmes. Pour les Occidentaux, c’était le premier contact avec l’altérité, une construction d’un Autre imaginaire et la mise en vitrine de la théorisation scientifique de la hiérarchisation des races. Les zoos humains ont participé à la création d’un racisme populaire, d’autant qu’ils étaient accompagnés d’une propagande coloniale dans la presse et les publications scientifiques. La presse en Amérique du Nord, par exemple, aussi joué un grand rôle dans l’ancrage de la supériorité des Occidentaux dans les mentalités. Les Amérindiens furent jusqu’à la moitié du xxe siècle regroupés dans un monolithe lourdement stéréotypé ne laissant aucune place à la diversité ou à l’égalité. Les journaux canadiens et américains se sont appropriés rapidement les idées du darwinisme social. Les autochtones furent dépeints comme étant stupides, dépravés, prompts à prendre de mauvaise décisions, puérils, infantiles et irresponsables6 (Anderson, Robertson 2011, 31-32).
Le racisme scientifique occupe encore une place dans la société occidentale. Les préjugés issus d’un mode de pensée « scientifique » sont extrêmement difficiles à déconstruire. Certaines thèses racistes ont la vie dure et conservent très longtemps le statut de vérité. Depuis environ cinquante ans, la génétique a développé notre connaissance de la diversité au sein de l’espèce humaine et a démontré qu’elle est plus grande à l’intérieur d’une population qu’entre deux populations et que les « races » humaines n’existent pas. Pourtant, de nombreuses actions en Amérique du Nord montrent encore que les Amérindiens sont considérés comme un groupe différent ayant besoin d’un traitement spécifique. Les débats et conflits au Etats-Unis et au Canada au sujet des réserves et des droits fiscaux spécifiques aux Amérindiens en sont un exemple.