Destinataires privilégiés des réflexions les plus intimes et profondes du poète et penseur anglais Samuel Taylor Coleridge, les Notebooks, publiés aujourd’hui en cinq volumes, nous plongent dans l’origine et la formation de la pensée du poète. Une quasi-coïncidence entre l’acte de pensée et le geste d’écriture, rendue possible par le support d’écriture, nous livre en effet les pensées du poète à l’état naissant, sous forme d’éclats et confère à ces écrits une originalité inégalée dans le corpus du poète. La forme des Carnets donne à lire et à voir une véritable fascination pour les zones d’ombre de la conscience : les phénomènes hallucinatoires, les paysages opiacés, les rêveries et cauchemars, tous ces états de semi-conscience qui donne le sentiment d’être étranger à soi-même. Coleridge n’a jamais envisagé la publication de ses écrits privés, publication qui aurait nécessité un agencement des fragments et les Notebooks, comme l’a si bien dit Virginia Woolf (1974 : 104), sont le reflet de ce que l’homme était : « a swarm, a cloud, a buzz of words, darting this way and that, clustering, quivering and hanging suspended1 ». Se pose d’emblée alors la question de l’appellation générique de ces textes ? Pierre Pachet, qui a préfacé une sélection des fragments, s’interroge en effet sur une possible désignation négative de cette forme textuelle : les Carnets comme « l’envers de l’œuvre poétique » ?
L’écriture privée des Notebooks possède avant tout une visée exploratoire : elle est une recherche tout autant sur la forme que sur l’in-forme. De nombreux fragments témoignent en effet d’une volonté d’aller au-delà du sensible, du monde des formes et des objets naturels, une volonté d’explorer l’envers du visible : « the Eye seeming to pierce beyond, & as it were, behind it2 » (NB 31593, nous soulignons) note le poète contemplant la mer à bord du navire qui le mène à Malte. La complexité de l’acte de perception dans les écrits privés de Coleridge interroge la notion d’être dans un lieu. Comment le regard porté sur les lieux affecte l’inscription du sujet dans l’espace ? Cette question trouve, à notre sens, une résonance sémantique dans l’acte de nommer et dans l’instabilité du signifiant. Au fil du temps, Coleridge tend en effet vers une perception autre, créatrice d’images, qui tente de sonder les profondeurs de l’être. Conjointement, sa propension à nommer les lieux qu’il explore laisse place à un effacement progressif de cette pratique nominative. Nommer le lieu est pour Coleridge une façon de tisser un lien entre le lieu, le soi et l’autre. Nommer le lieu, c’est le vivre avec ses sens et sa sensibilité, dans un rapport étroit à l’autre, une manière de le pratiquer, de le faire soi pour se sentir chez soi. Lorsque Coleridge arpente les espaces naturels, il note soigneusement dans ses carnets tous les noms des lieux et des objets naturels (collines, montagnes, rivières, …) et décrit avec une extrême précision et fascination leur tracé par le bais de la description poétique, de l’esquisse ou du plan. La disparition progressive des noms de lieux dans les Notebooks ne renverrait-elle pas dès lors à une difficulté à ancrer le corps dans un lieu, à habiter poétiquement l’espace ? À la relation malheureuse que le poète entretient avec l’espace et l’autre s’adjoint le sentiment d’habiter un corps délabré. La nuit devient alors le moment privilégié d’écriture et les Carnets ouvrent peu à peu un espace où le lieu réel s’efface pour faire advenir un lieu autre, indéterminé, dans l’obscurité de la nuit.
Nous reviendrons dans un premier temps sur la manière dont ce besoin d’explorer l’envers du visible (le « within & beyond ») affecte le vécu des lieux et la pratique romantique du « naming places » dans les carnets de bord du poète des années 1802 et 1803. Cette volonté d’effacement du lieu atteint son apogée en octobre 1803, à son retour d’Ecosse, et c’est paradoxalement à cette date-là que Coleridge fait le plus ample usage de ses carnets. Le regard dissout les objets naturels et s’infléchit vers l’intérieur. Nous nous attarderons dans une deuxième partie sur un fragment bien connu qui interroge la possibilité d’une rencontre entre le mot et ce lieu autre. Nous conclurons par une étude des fragments nocturnes, rédigés à la fenêtre de son bureau à Greta Hall, à Keswick, fragments dans lesquels le poète s’efforce de donner une substance à ce point insaisissable qui est au centre de la quête du mélancolique.
1. Nommer les lieux : « the Soother of absence4 »
Le 1er août 1802, Coleridge quitte sa demeure de Greta Hall à Keswick, pour une longue marche en solitaire d’une semaine dans le Cumberland. Il inscrit son départ de la manière suivante:
Quitted My house on Sunday morning, August 1. 1802 over the bridge by the Hops / Skiddaw to my right, upper halves of Borrodale mountains behind me, Newlands Arch & the 3 M. within it, to my left-5 (NB 1207)
Grâce à l’extrême précision topographique, le lecteur des Notebooks peut suivre pas à pas l’itinéraire du poète. Chaque lieu, chaque objet naturel est nommé et décrit. Comme Coleridge le précise :
In the North, every Brook, every Crag, almost every Field has a name, a proof of greater Independence & a society more approaching in their Laws & Habits to Nature6. (NB 579)
Lors de ses excursions, Coleridge reproduit cette pratique nominative qui, tout en nommant l’objet, le désigne et lui confère une existence propre. Au nom de lieu vient se surajouter de nombreux croquis, esquisses et plans qui témoignent d’une volonté de ‘faire voir’, de mettre en texte et en image l’espace vécu, celui qu’il traverse :
Au 7ème jour de sa randonnée, il annonce dans ses carnets un projet d’œuvre qui ne verra jamais le jour: « the Soother of Absence ». Le fragment, rédigé au sommet des Dunnerdale Fells, affirme la résolution du poète de composer un poème « topographique », qui se ferait le témoin de son expérience cheminatoire. Le titre initial était « The Bards of Helvellin » ou « The Stone Hovels » mais ce projet poétique, qui réapparaîtra aux moments les plus douloureux de son existence, ne se constituera jamais en texte :
Le récit de l’expédition d’août 1802 témoigne d’une appréhension à la fois topographique et poétique des lieux, d’une volonté de libérer l’écriture, d’aller au-delà d’une description purement sémantique pour tenter de représenter par l’espace graphique le vécu des lieux. « The Soother of Absence » était ainsi, à l’origine, la recherche d’une forme à la fois descriptive, poétique et graphique à même de reproduire le sentiment de faire corps avec la nature. L’écriture carnétiste de cette époque reproduit donc dans une quasi-simultanéité l’expérience physique et sensorielle d’un corps traversant l’espace et témoigne d’une perception désirante de l’espace naturel. Toutefois, « The Soother of Absence » resurgit dans les carnets à de nombreuses reprises, invoqué tout particulièrement dans les lieux susceptibles de faire naître un sentiment d’aliénation : Greta Hall, Londres et Bristol, le navire le Speedwell, Syracuse et Malte. Loin d’être alors le projet d’œuvre d’un poète démiurge, qui, surplombant la vallée, se sent nourri du sensible pour créer l’œuvre poétique, « The Soother of Absence » évoque peu à peu une expérience de déréalisation et de flottement. L’esquisse de l’œuvre fait en effet disparaître tout ancrage référentiel pour tenter de traduire ce sentiment de ne plus pouvoir habiter un lieu. Ainsi, à bord du Speedwell qui l’emmène loin de ses proches, coupé de ses racines, il note en contemplant la mer :
The Birds that never see land but live & sleep upon the [waves]. Where do they breed? If on Shore or on some little Rock-island, that would make a beautiful illustration &c in my Soother of Absence.9 (NB 2054)
À la localisation par le nom se substitue l’interrogatif (« where ? ») et la structure hypothétique (« If … or ») qui place le sujet dans l’indéterminé. L’inscription du sujet dans l’espace (par le déictique, l’embrayeur et le nom (« Here it was seated on this Mount»)), dans le temps (« on Saturday, August 7 ») et l’affirmation d’une œuvre à venir (« that I resolved to write under the name of The Soother of Absence ») laisse place à un effritement du lieu (« that never see land ») et du sujet par l’évocation métaphorique (« the Birds that never see land »). Cet effacement progressif du corps et du lieu se matérialise dans un autre fragment rédigé à Syracuse en octobre 1804 : le fragment est raturé et effacé à plusieurs endroits. L’ancrage spatial est totalement absent du fragment et seules subsistent quelques bribes évoquant la brise et la tentation de la fluence :
The Soother of absence
[………………………………..]
[…………..in the Breeze,]
And let me float & think on [Asra / thee]
[And ……………………….]
[………………………………]
[ ………………………………] Body
[…………………………..myself in suffering]
[……………………applied spiritually]10 (NB 2209)
2. Où est la nuit ?
C’est en octobre 1803, à son retour d’Ecosse, que la perception de l’espace subit son plus profond bouleversement. Le poète observe les objets naturels la nuit, à la fenêtre de son bureau de Greta Hall et se livre à une véritable réflexion sur l’acte de perception ou plus précisément sur l’acte d’appréhension de soi en rapport avec l’espace. L’écriture abandonne la topographie des lieux et dépouille l’espace de tous ses objets naturels pour tendre vers ce point obscur, ce quelque chose qui hante le poète et l’écriture des Notebooks. Dans un fragment rédigé à Malte, Coleridge définit cette perception autre :
In looking at objects of Nature while I am thinking, as at yonder moon dim-glimmering thro’ the dewy window-pane, I seem rather to be seeking, as it were asking, a symbolical language for something within me that already and forever exists, than observing anything new. Even when that latter is the case, yet still I have always an obscure feeling as if that new phaenomenon were the dim Awaking of a forgotten or hidden Truth of my inner Nature /11 (NB 2546; nous soulignons).
Dès lors que les objets naturels disparaissent, ne peut-on s’interroger sur l’acte nocturne de désignation et de localisation : où se situe la nuit ? Que devient le regard sans la clarté du jour ? Que peut-on nommer de la nuit ? Ce fragment évoque, selon nous, les prémisses d’une phénoménologie poétique qui s’efforce de faire advenir le lieu de rencontre entre le mot et la Chose perdue. Dans son ouvrage sur l’ombre, Max Milner (2005 : 221) note la difficulté à assigner un lieu aux poètes ayant célébré la nuit car « la Nuit relève de la pure intériorité de l’être humain ». La nuit, en tant qu’obscurité totale, dépourvue d’objets et de formes, est en effet le seul paysage qui peut s’offrir comme contenant de l’intériorité, elle-même « vide de tout contenu appartenant au monde extérieur ».
Le nocturne s’infiltre peu à peu dans l’espace descriptif des Notebooks jusqu’à l’occuper pleinement en octobre 1803. Le tout premier fragment descriptif des Notebooks est une adresse à Sara (sa femme) rédigée en Allemagne en 1798 : « Over what place does the Moon hang to your eye, my dearest Sara ?12 » (NB 335). Expression ici d’une nostalgie pour un lieu et un être momentanément absent, la question de savoir où est la nuit revêt une dimension profondément mélancolique et existentielle quatre ans plus tard à son retour d’Ecosse. Avant de nous attarder sur les fragments d’octobre 1803, interrogeons en préambule le rapport entre la chose observée dans le fragment de Malte et l’acte de nomination. Comme nous l’avons vu précédemment, attribuer un nom à un objet lui confère une réalité propre, une matérialité. Qu’en est-il alors de cette chose que Coleridge scrute et évoque (« a forgotten and hidden Truth »), qui semble nier l’adéquation du signifiant à la chose et qui dès lors cherche une résolution dans le langage symbolique ?
La mélancolie, contrairement à la nostalgie, est une aspiration à retrouver un lieu psychique rétif à toute nomination car il n’a jamais été, une sorte de blanc dans la constitution d’un sujet, un fragment d’être non advenu. Comment dès lors nommer ce qui n’a pas eu lieu ? Les vocables dans les Notebooks qui tentent de le convoquer sont pléthore : « a vacancy », « a pain », « a yearning », « an anguish », « a cold hollow spot », « a blank heart » 13. Véritable deuil sans objet, ce point obscur est nommé par ses symptômes : le désir, l’angoisse ou le sentiment de vide. Cette impossible rencontre entre le nom et ce lieu psychique trouve peut-être son corrélat dans la « relation malheureuse » du sujet avec l’espace soulignée par Jean Starobinski (1988 : 24). Le mélancolique est un errant (« a wanderer »), incapable d’investir les lieux : « I feel here as if I were to wander on the winds, a blessed Ghost14 » (NB 1504) écrit Coleridge à son retour d’Ecosse à Keswick, Greta Hall. Sa pensée n’aspire qu’à un ailleurs diffus tout en sachant que celui-ci est un lieu inexistant. Tout le désir du mélancolique est accaparé par cette impossible captation d’un objet qui n’a jamais été : « the anguish to have this aching freshness of Yearning - & no answering object15 » (NB 4083). Comme le souligne Marie-Claude Lambotte (1993 : 236), le sujet interroge inlassablement ce vide, ce point inaccessible creusé par « un premier regard qui l’aurait traversé sans le circonscrire » car il croit « qu’à le rejoindre, il en recouvrera son image ». Dans le fragment de Malte, le regard n’est plus posé sur la variété des formes du monde naturel. Il s’attarde sur l’astre lunaire, puissant symbole dans la poésie coleridgienne, mais dont la stabilité vacille dans les fragments nocturnes : « the Moon was so barred & cross-barred, over its whole face, as I never before saw – and I observed, that it became quite a shapeless, or perhaps unshapely, Lump in consequence16 » (NB 1616).
Le régime nocturne dans les Notebooks du poète dissout les objets naturels et épaissit l’obscurité, non pour faire advenir le néant mais pour donner une substance à la nuit, pour rendre présent cette Chose enfouie. L’écriture serait ainsi guidée par le travail de l’imagination secondaire qui « dissout, diffuse, dissipe » pour s’efforcer de faire advenir cet espace interstitiel, idéalisé et unifié, duquel surgira l’image de ce « quelque chose qui existe déjà et à jamais ». Toutefois, comme le remarque Henri Maldiney (1974 :79), ce qui fait défaut chez le mélancolique est le point de rencontre entre le langage et la Chose et celle-ci « ne se dissout bien plus qu’elle ne se résout en elle-même ». Dans le fragment de Malte, Coleridge interroge les limites du pouvoir de nomination, lorsque le langage effectue ce passage du « I » au « within me », c'est-à-dire de l’être au quelque chose. Pourquoi ce qui se ressent dans une proximité absolue est-il désigné d’une façon si obscure (« obscure, hidden, forgotten »), si impersonnelle (« something ») et par le détour symbolique ?
Le fragment de Malte est ainsi une remarquable expression, voire théorisation de l’appréhension mélancolique de soi et de l’impossible acte de nomination de la Chose. Véritable voyage immobile vers les profondeurs de l’être, le fragment instaure la nuit non seulement comme milieu mais surtout comme vecteur permettant ce passage de l’objet à la Chose, du visible à l’invisible. Les fragments nocturnes de 1803 se structurent autour d’un certain nombre de déclencheurs poétiques donnant naissance à cette dynamique d’expansion et de concentration :
- la vitre embuée (« the dewy window-pane ») qui fait à présent écran entre le poète et le monde naturel, créant un espace interstitiel qui ne coupe pas le sujet du monde mais qui permet cette inversion entre le monde du dedans et du dehors.
- l’union de deux termes antinomiques (« dim-glimmering ») générant cette dynamique complexe d’assombrissement et de dévoilement qui va régir l’écriture poétique des fragments nocturnes.
- l’emploi des deux prépositions (« yonder » / « within ») qui signifie à la fois l’idée d’un franchissement, d’une expansion et d’un repli vers l’intérieur. Le regard n’est plus perception (limité au domaine du visuel) mais devient appréhension et émerveillement, tel le vieux marin observant les serpents de mer : « Beyond the shadow of the ship, I watched the water-snakes (…) Within the shadow of the ship, I watched their rich attire17 » (Coleridge 1980 : 198).
Pour reprendre les propos d’Henri Maldiney (1974 : 81), « le dévoilement de la chose, sa production au jour de la parole, ne peut être l’objet que d’une phénoménologie poétique ». L’étrange poétique du nocturne dans les Notebooks pourrait ainsi se lire comme une tentative de rendre présent l’intuition de ce point obscur, source de désir et d’angoisse.
3. « I write melancholy » ou la poétique du nocturne des Notebooks
En octobre 1803, à son retour d’une randonnée en Ecosse commencée avec les Wordsworth mais terminée seul, Coleridge écrit dans son carnet :
I write melancholy, always melancholy : you will suspect that it is the fault of my natural Temper. Alas! no. – This is the great Occasion that my Nature is made for Joy – impelling me to Joyance - & I never, never can yield to it. – I am a genuine Tantalus -18 (NB 1609)
Placés sous l’égide de la mélancolie, d’un désir sans objet, les fragments nocturnes d’automne 1803 relèvent à notre sens d’une volonté d’aller au-delà de cette sensation de perte pour conférer une substance à la profondeur de la Nuit, pour nommer poétiquement la chose. Tous les fragments nocturnes sont rédigés au mois d’octobre, mois de son anniversaire mais également de sa rencontre avec Sara Hutchinson ; ils sont empreints d’un intense sentiment de solitude et d’éloignement des êtres chers19. Si l’ancrage topographique disparaît, le poète inscrit néanmoins le moment d’écriture avec une extrême précision : « Tuesday Midnight - it wants 15 minutes of One o’clock. Oct.2520 » (NB 1614).
Le regard se pose d’abord sur l’astre lunaire : « The moon setting over the (…) Mountain pale » (NB 1614), « the Moon now hangs midway over Cowdale Halse21 » (NB 1616), « The moon hangs high over Greta22 » (NB 1624). Contrairement aux fragments descriptifs d’août 1802 où l’abondance de noms de lieux reproduit le vécu d’un corps dans l’espace naturel, le nom tend à disparaître, il est parfois raturé : « The moon setting over the Swinside Burn Mountains Mountain pale23 » (NB 1614), mettant dès lors en suspens tout référent spatial. Le nom ainsi biffé est prélude à ce mouvement double d’obscurcissement et de révélation. Tous les objets naturels s’amenuisent, le mot laisse place au simple tracé, abandon en quelque sorte de la forme pour approcher l’in-forme de la Chose :
the Moon is more than a half moon / it sank to a rude - then to a crescent, its bow stiffly & imperfect & still keeping this shape, thinned & thinned & thinned, till once it became a star, at its vanishing24 (NB 1614)
I observed that it became quite a shapeless, or perhaps unshapely, Lump in consequence/ (NB 1616)
The Moon, now waned to a perfect Ostrich’s Eggs25 (NB 1635)
The Moon descending aslant the (…) she being an egg, somewhat uncouthly shaped perhaps26 (NB 1683).
Les termes « thin » et « dim », à la fois adjectif et verbe, font peu à peu disparaître les contours des formes et l’espace géométral dans cette volonté d’aller au-delà du visible: « the Sky very dim27 », « the Stars all dim & lustreless28 » (NB 1614), « but before the Moon reached the Hill, there was a space of Blue, only Half its own length and so it emerged, an half in brightness / and so it sank, resembling in thinner & thinner Slips of Light29 » (NB 1616), « all the rest in the height of the Heaven bedimmed30 » (NB 1660). L’écriture néanmoins n’éteint jamais tous les astres. Car de l’obscurcissement de l’espace naît la persistance d’une seule lueur qui n’est pas saisie visuellement mais par le rythme, par la pulsation :
(…) till once it became a star, at its vanishing - but immediately after sent up a throb of Light in its former Shape & dimension - & so for several Seconds it throbbed & heaved, a soft Boiling up or restlessness of a Fluid in carrying-31 (NB 1614; l’auteur souligne)
Now while I have been writing this & gazing between whiles (it is 40 M. past Two) the Break over the road is swallowed up, & the Stars gone, the Break over the House is narrowed into a rude Circle, & on the edge of the its circumference one very bright Star - see! already the white mass thinning at its edge fights with its brilliance - see! it has bedimmed it - & now it is gone.32 (NB 1635 ; l’auteur souligne)
L’écriture touche ici au plus profond de l’être qui n’est plus de l’ordre de la forme. À peine aperçu, cet espace qui effleure le vide (« at its vanishing »), disparaît : « & now it is gone ! ». Dans le premier fragment, le substantif qui désigne cette chose évoque ce qu’il y a de plus vital : le battement de coeur : « a throb of Light ». Il n’y a plus rien de substantiel dans ce tableau, seulement une pulsation qui ouvre sur un quelque chose à la fois universel et impersonnel qui, à peine entraperçu par la conscience, se referme. Dans cet instant figé dans une quasi-simultanéité par l’écriture, le sujet devient la chose regardée, désignée par le pronom neutre « it throbbed & heaved». L’exclamatif « see ! », réitéré deux fois dans le deuxième fragment, vient signifier la fragilité de ce moment épiphanique. Dans cet instant qui, tout juste formulé, s’évanouit déjà, sorte de mouvement d’éclipse, le battement de la lumière ouvre une fenêtre sur ce point obscur. Cette image rythmique, qui figure à la fois une disparition et une renaissance, désignerait peut-être ce point de rencontre entre le langage et la Chose qui n’est ni du domaine du visible, ni du domaine du nommable. Si l’objet naturel est défini par une forme fixe, le rythme au contraire désigne quelque chose de perpétuellement mouvant. Et pour Coleridge, the « Reflex act », ce regard infléchi vers l’intérieur, se doit de capter l’être en devenir : « the molten Being never cooled into a Thing33 » (NB 3159).
Ces fragments nocturnes illustrent bien l’extrême fragilité et réversibilité de l’acte d’imagination chez Coleridge ; la création se nourrissant toujours de l’acte de dissolution. Le nocturne des Notebooks désignerait à la fois la création poétique et son envers, celle qui fait appel au domaine de l’inconscient. Ces fragments décrivent en effet un véritable cheminement vers l’inconscient mais répondent aussi au travail de l’imagination secondaire chez Coleridge : « It dissolves, diffuses, dissipates in order to recreate ; or where this process is rendered impossible, yet still at all events it struggles to idealize and to unify. It is essentially vital, even as all objects (as objects) are essentially fixed and dead34 » (Watson 1991, p. 167). Cette définition, appréhendée à travers le prisme des fragments nocturnes, donne à voir, il nous semble, la difficulté pour le poète au fil du temps de tisser des liens entre le monde naturel et celui de l’idéal, entre le langage et les objets, tant la fascination pour la Chose est grande. Tout comme il est impossible d’assigner un lieu à la nuit, nommer la mélancolie situe le poète dans un entre-deux (« the blue Interspaces »), où la désignation est impossible. La rencontre entre le nom et la Chose ne se donne que dans l’intermittence : une présence fulgurante qui ne supporte ni la clarté du jour ni celle du nom.