À l’occasion de la séance inaugurale de son neuvième séminaire, Lacan (1961 : 9) insiste sur la parenté étymologique des termes « identité » et « identification ». Dans leur racine commune – le latin idem – se donne à lire la notion de « même ». Dans le cas de l’identification, il s’agit toutefois d’aller encore un peu plus loin, de reproduire à l’identique ou, pour reprendre les termes du psychanalyste, d’aller « du même au même » (Lacan 1961 : 8). Ce concept de « même » n’est pas sans être empreint d’une certaine ambiguïté : il marque à la fois l’identité entre deux choses et l’unicité, l’unité, la permanence. L’analyse de la relation entre identité et identification implique donc de faire ressortir d’abord ce qui constitue l’essence d’une chose, pour ensuite interroger les modalités de sa reproduction.
Or, le début du XIXe siècle se caractérise par un contexte philosophique qui, dans la lignée de Kant, met en doute la faculté de l’homme à percer l’en-soi des choses. La littérature romantique se fait l’écho de ces questionnements et cherche à dépasser la prison représentée par l’appréhension sensible des phénomènes pour parvenir à une connaissance de soi et du monde. Figurant en Allemagne parmi les derniers représentants du mouvement romantique, Joseph von Eichendorff (1788-1857) a construit la majeure partie de son œuvre en prose autour de cette interrogation. De Pressentiment et présent, son premier roman, aux Chevaliers de fortune, dernière nouvelle publiée de son vivant, ses textes peuvent se lire comme une quête identitaire continuellement renouvelée. Dans cette recherche de soi aux multiples visages, l’écrivain silésien, dans le sillage du mouvement romantique, emprunte les voies détournées du rêve, du fantastique et du théâtre pour donner à voir les processus complexes qui permettent à des êtres initialement sans contours de devenir de véritables personnages.
Publié pour la première fois en 1839, L’Enlèvement se distingue des autres récits eichendorffiens en ce qu’il problématise et rend problématique la notion d’identification, tout en dédoublant le questionnement identitaire. Qu’il s’agisse du comte Gaston, sommé de choisir entre deux figures féminines qui représentent autant de possibles narratifs et de voies esthétiques, ou de Léontine, qui assimile l’étranger venu lui rendre visite à un brigand en cavale, le processus d’identification, qu’il soit identification à l’autre ou identification de l’autre, est constamment mis en danger par une écriture manipulant le lecteur et perturbant la frontière entre réel et imaginaire.
Dès lors, il s’agira, au cours de cette analyse, de se demander comment l’identité des protagonistes parvient à émerger, en dépit du brouillage identitaire à l’œuvre dans le récit, ou plutôt grâce à lui.
Pour répondre à ces interrogations, un double plan sera considéré, reprenant la distinction établie par Genette entre la diégèse, conçue comme « l’univers spatio-temporel à l’œuvre dans le récit » (Genette 1972 : 280) et la métadiégèse, qui figure un passage au second degré (Genette 1972 : 289). Dans la première se joue une perturbation du processus d’identification, dont on mettra au jour les procédés et les implications, tandis que la seconde donne à lire la construction d’une identité d’écrivain.
1. L’identification problématique de l’Autre
1.1. Le brouillage identitaire
Héritier de toute une tradition philosophique et littéraire remettant en cause la fiabilité de la connaissance immédiate par les sens, Eichendorff se plaît dans ses récits à jouer avec les codes de l’identification. La première séquence du récit est à cet égard tout à fait exemplaire. L’Enlèvement s’ouvre en effet sur l’arrivée d’un chasseur égaré au château de la marquise d’Astrenant et de sa fille Léontine. Rapidement, la discussion porte sur la bande de brigands terrorisant depuis peu la région, et dont le chef présente une ressemblance frappante avec l’élégant étranger. Le lendemain, alors que les combats entre le seigneur du lieu, le comte Gaston, et les bandits, font rage, l’inconnu, blessé, rend une courte visite nocturne à Léontine, au cours de laquelle cette dernière – et le lecteur avec elle – l’assimile au chef des brigands. La confusion durera jusqu’à la révélation, dans les dernières pages du récit, de l’identité de l’étranger, qui se donne à reconnaître comme étant le comte Gaston.
Le premier ressort de l’identification problématique, le plus évident sans doute, réside dans l’anonymat du personnage. Lors de la séance du 20 décembre 1961, Lacan fait retour sur la controverse, concernant la théorie du nom propre, qui eut lieu entre le philosophe logicien Russell, dont l’analyse aboutissait selon lui à concevoir le nom propre comme description abrégée et non comme « un mot pour désigner le particulier dans sa particularité » (1961 : 105), et le linguiste Gardiner, auteur d’une Théorie des noms propres (The Theory of proper names), qui mettait moins l’accent sur le sens du nom propre que sur le son de celui-ci. Lacan montre alors que le nom propre, en ce qu’il est, en tant que signifiant, écrit de la même manière en toute langue, présente un caractère distinctif qui ne peut être contesté. En termes littéraires, il ressortit à ce que Corblin (1983 : 199 – 211), à la suite de Kripke, qualifie de « désignateurs rigides » par opposition aux « désignateurs non-rigides ». Or, il apparaît que toute la première partie de l’Enlèvement se construit autour d’une utilisation différenciée des outils de la dénomination, dans le but de produire chez le lecteur une interrogation quant à l’identité du jeune homme et de mettre en place l’erreur d’identification du personnage. Tandis que Gaston est désigné avant tout par des pronoms anaphoriques ou des substantifs extrêmement vagues – le plus fréquent (quatre occurrences) étant significativement « l’étranger », ce qui fait de lui une sorte de parangon de l’altérité –, les autres figures de la diégèse sont presque immédiatement désignées par leur nom.
L’absence de cet opérateur d’identification qu’est le nom propre est redoublée par la propension, chez Eichendorff, à proposer des descriptions physiques assez vagues de ses personnages. Ainsi, le brigand, tel qu’il apparaît dans le journal, est présenté comme « un homme jeune, beau, ayant l’usage du monde » (Eichendorff 1991 [1839] : 89). Le « trait unaire » – c’est ainsi que Lacan traduit le concept freudien d’« einziger Zug », qu’il tire de sa lecture de Psychologie des masses et Analyse du moi (Freud 1940 [1921] : 117) –, conçu comme support de différence, est absent, et l’être sans contours peut d’autant plus facilement faire l’objet, comme nous le verrons un peu plus loin, d’une projection du sujet (que ce sujet soit conçu comme un personnage de la diégèse ou comme le lecteur).
À ces critères inhérents au personnage même s’ajoutent d’autres moyens du brouillage identitaire, ayant trait à la narration de l’épisode. L’on assiste en effet à toute une mise en scène, au sens plein, théâtral, du terme. C’est tout d’abord la métaphore du masque que l’on rencontre : l’étranger arrivant au château d’Astrenant semble « trouver plaisir à cette liberté que donne le masque de l’incognito » (Eichendorff 1991 [1839] : 88). Un peu plus loin, une scène d’aparté, où le domestique Fresnel et sa maîtresse évoquent alors la possible identité entre le brigand et l’étranger, permet d’entretenir la confusion, de motiver l’absence de rectification de Gaston quant à son identité. Enfin, le narrateur mentionne le fait qu’il « déclin[e] rapidement » son nom au moment de prendre congé de ses dames (Eichendorff 1991 [1839] : 90).
Ces effets de mise en scène du récit participent de la création d’une posture singulière du narrateur. Si ce dernier s’avère au bout du compte omniscient, il manipule son lecteur en limitant la perspective au regard d’une seule figure (celui de Gaston, puis celui de la marquise d’Astrenant, puis celui de Léontine dans la première séquence de la nouvelle), et en encourageant systématiquement le lecteur à croire en l’identification établie par le personnage. Deux exemples illustrent ce constat. Le début de la deuxième séquence du récit marque une rupture par rapport à la première : elle introduit la figure de Gaston, en le posant, par l’adverbe « aussi », comme différent du cavalier ayant rendu visite à Léontine la veille : « La même nuit, le comte Gaston aussi quitta de nouveau son château où il était revenu peu de jours auparavant pour y chercher la solitude et y trouver le repos » (Eichendorff 1991 [1839] : 99)1. Plus loin dans le texte, lorsqu’il est fait état de la mort du bandit, un commentaire du narrateur vient appuyer l’hypothèse que le brigand est toujours en vie : « Sans aucun doute il avait trouvé dans le torrent au fond du gouffre une mort bien méritée. Léontine, certes, était mieux informée, mais son secret lui serrait le cœur » (Eichendorff 1991 [1839] : 130. Nous soulignons).
Le brouillage de l’identité de l’étranger procède donc de diverses techniques : l’effacement du nom propre et l’imprécision de la caractérisation physique font disparaître le trait unaire de l’individu, tandis que l’utilisation de la focalisation interne, les jeux de masque et de mise en scène et autres procédés narratifs entravent l’émergence d’un sens précis. Dans la mesure où la deuxième séquence de la nouvelle fait appel aux mêmes outils – en inversant toutefois les rôles (c’est cette fois Gaston qui ne parvient pas à identifier la princesse tsigane comme étant Diana) –, on peut s’interroger sur les raisons expliquant le fait que la confusion soit ici érigée en principe.
1.2. De l’ambivalence des signes
Autrement dit, quel sens donner aux différentes erreurs d’identification qui parsèment L’Enlèvement ?
Elles organisent tout d’abord la dynamique de la nouvelle, en créant un déséquilibre entre les différents actants du récit. Philippe Hamon (1983) et Vincent Jouve (1992) définissent en effet « l’effet-personnage » comme la conjonction de trois modalités : le pouvoir, le vouloir et le savoir, dont la répartition au sein des différentes figures peuplant le texte donne à celui-ci son mouvement. Dans le récit qui nous occupe, la révélation de l’identification de l’étranger au bandit en cavale par Léontine permet à Gaston de prendre conscience de l’amour qu’elle lui porte :
- Faites vite, faites vite, implora-t-elle, il y a déjà des gens qui arrivent entre les arbres ; ils cherchent…
- Qui cherchent-ils ? demanda le cavalier, jetant un coup d’œil rapide en arrière.
- Oh, mon Dieu, s’écria Léontine qui pleurait presque, vous-même, le malheureux chef de bande !
L’étranger, comme si ces mots l’avaient brusquement tiré d’un songe, écarta en hâte les pans de son manteau et prit la jeune fille dans ses bras.
- Mon enfant, mon enfant, comme tu m’aimes ! (Eichendorff 1991 [1839] : 98)
Il n’est pas besoin d’attendre Freud pour que soit mise au jour la part de l’affect et du désir dans le processus d’identification : c’est parce qu’elle aime – inconsciemment peut-être – le brigand que Léontine le prend pour tel. Gaston en prend conscience et s’arroge ainsi une position de supériorité, un pouvoir, dû à un savoir que l’autre n’a pas.
L’assimilation du chasseur au bandit participe en outre à la révélation d’une part obscure de l’être, suggère l’existence d’une vie intérieure du sujet. C’est ici tout autant l’identification en elle-même que le cadre dans lequel elle s’inscrit qui nous dit quelque chose de Léontine. En effet, tandis qu’elle œuvre tout le jour aux préparatifs en vue de la venue du comte Gaston, la tombée de la nuit accompagne son revirement en faveur du brigand, et marque, comme de coutume chez les romantiques, une ouverture vers la dimension inconsciente de l’être : l’identité cachée du personnage émerge alors même qu’il est présenté « perdu dans ses pensées ». C’est dans le chant « Les étoiles mènent la ronde … » (Eichendorff 1991 [1839] : 93) que se manifeste pour la première fois l’identification au brigand, et avec elle l’aspiration à un romanesque qui permette de dépasser la vie un peu morne de la noblesse déchue des Astrenant.
Cette aspiration au romanesque est thématisée dès la première apparition du comte Gaston, qui déclare lors de sa rencontre avec la marquise et sa fille, à propos des brigands : « [L]’homme demande toujours de l’extraordinaire, fût-ce le plus terrible, uniquement pour échapper au mal qui lui est le plus insupportable : l’Ennui » (Eichendorff 1991 [1839] : 89).
On ajoutera volontiers que cette réflexion ne renvoie sans doute pas seulement à la sphère de la diégèse et à Léontine, mais qu’elle est placée à dessein dans la bouche de son personnage par l’auteur. Si, comme on l’a montré, le narrateur oriente l’interprétation du lecteur dans le même sens que celle qu’il attribue à Léontine (l’étranger est le bandit), c’est sans doute pour faire de lui une autre dupe de l’erreur d’identification et l’amener ainsi à faire évoluer sa lecture : lui qui était initialement enclin à adopter l’interprétation extraordinaire de l’événement se trouve désormais mis en garde contre sa propre tendance à surinterpréter les phénomènes dans le sens du romanesque.
2. Échec identificatoire ou dépassement d’un dédoublement de personnalité ?
Il est même possible d’aller plus loin dans ce questionnement du romanesque à l’œuvre dans la nouvelle. Et si ce bandit, semant la terreur dans les contrées qui bordent le château d’Astrenant, n’existait pas ? S’il n’était qu’une création du comte Gaston ? C’est en tout cas l’affirmation, qui peut sembler incongrue au premier abord, d’Otto Eberhardt (2004 : 98) dans son ouvrage sur Le Château Dürande et L’Enlèvement.
Si une lecture littérale du texte tend à infirmer cette hypothèse, la présence de coïncidences étonnantes fournit quelques arguments à l’appui de l’affirmation d’Eberhardt. À commencer par le fait que Gaston semble arriver par hasard au château d’Astrenant – le narrateur souligne à trois reprises son étonnement et sa curiosité –, alors que ses hommes se tiennent près de là, en retrait, et tirent un coup de feu pour le rappeler jusqu’à eux.
Ses paroles ambivalentes participent également de l’ambiguïté du personnage : la sentence qu’il prononce sur le besoin d’extraordinaire de l’homme s’applique potentiellement aussi à lui-même ; sa promesse d’éliminer le capitaine des brigands peut renvoyer à la fois à sa bravoure et à la conscience que le brigand est en lui ; ses ultimes paroles enfin sont ambiguës en ce que l’on ne sait exactement quand commence et quand se termine l’identification au bandit : « Le jeu est fini, dit-il, un brigand mortellement blessé se tient devant vous et se remet entièrement entre vos mains. Demain je vous reconduirai chez votre mère ; là-bas vous déciderez de la vie et de la mort de l’homme qui est devant vous » (Eichendorff 1991 [1839] : 140).
Par ailleurs, il est remarquable que les brigands n’aient aucune existence physique au sein de la nouvelle. N’apparaissant que dans le discours des personnages et dans les journaux, ils ont doublement le statut d’êtres de papiers. Leur arrivée et leur disparition interviennent subitement et correspondent exactement avec celles de Gaston. Le narrateur prend d’ailleurs bien soin de mentionner l’aisance avec laquelle le comte conduit le dialogue pour l’amener sur ce point précis : « L’étranger […] reprit aussitôt la conversation qu’il ranima avec beaucoup de savoir-faire. Elle roula sur la bande de brigands qui occupait les montagnes depuis le printemps, et dont les audacieuses expéditions semaient la terreur dans tout le pays » (Eichendorff 1991 [1839] : 88).
Les confrontations avec le brigand ne sont pas relatées directement, mais font systématiquement l’objet d’un compte rendu au discours indirect ou narrativisé, comme pour ancrer ces êtres dans une parole qui est extérieure au combat et ainsi leur donner un statut fictionnel. En témoigne la narration du duel entre le comte Gaston, toujours aux premières loges du combat, et le capitaine ennemi :
Un des hommes mentionnait l’extraordinaire audace du comte Gaston qui, prenant partout la tête de sa troupe, avait lui-même mis en joue le chef de la bande. Finalement, l’un et l’autre s’étaient affrontés dans la forêt, sur l’arête rocheuse ; le comte, qui serrait de près son adversaire, l’avait précipité, lui et sa monture, par-dessus l’escarpement (Eichendorff 1991 [1839] : 96).
Par le syntagme « qui serrait de près son adversaire » est suggérée une proximité entre les deux figures, qui évoque sans doute au lecteur de l’époque les duels entre un homme et son double ou une projection de son intériorité : on en trouve un exemple dans le tout premier récit d’Eichendorff, Sortilèges d’automne, dans lequel Raimund, de manière fantasmée, tue son rival en le jetant du haut d’une falaise. Finalement, jamais le chef des brigands ne semble accéder à une corporéité : son cadavre ne sera d’ailleurs jamais retrouvé.
L’adoption de l’hypothèse d’Eberhardt n’est pas sans conséquence pour l’interprétation que l’on peut faire de L’Enlèvement. C’est désormais, outre l’identification, la notion même d’identité qui devient problématique. Gaston, en cela l’alter ego du narrateur de l’Aurélia de Nerval, faisant le constat que « l’homme est double », s’identifie en quelque sorte à deux figures différentes, le brigand et le comte, en fonction de la femme qu’il cherche à séduire, respectivement Léontine et Diana. L’histoire de l’Enlèvement devient celle de la résolution d’un dédoublement de personnalité, qui passe par la mort du comte et du brigand, et par la renaissance en tant que Gaston. À ce titre, il n’est pas anodin que le nom propre « Gaston » apparaisse à quatre reprises, seul, dans les derniers paragraphes du récit, tandis que lui était auparavant accolé le titre de comte. Jusqu’alors enfermé dans un rôle, Gaston apparaît désormais au lecteur dans toute la complexité de son être. In fine, il lui est donné d’accéder à une véritable identité, qui dépasse l’assimilation réductrice à l’un des deux masques qu’il a portés.
3. En quête d’une identité esthétique
Bien plus, on peut se demander si cette accession à un moi stabilisé et durable ne marque pas également l’accession à une identité poétique. En effet, Eichendorff, s’il est resté à l’écart des grands cénacles romantiques de son époque, n’en a pour autant pas moins été marqué par la figure de Friedrich Schlegel, dont il fut très proche lors de son voyage à Vienne à la fin des années 1810. Ce dernier avait théorisé une vingtaine d’années auparavant, dans le 238e fragment de l’Athenäum, la poésie transcendantale, appelée à être « partout et en même temps poésie et poésie de la poésie » (Schlegel 1967 [1798-1800] : 204). Il s’agira désormais de se demander si cet art de la mise en abyme dans l’esthétique romantique ne se manifeste pas également dans L’Enlèvement. Autrement dit, l’on peut s’interroger sur ce que ce récit nous dit du romantisme et notamment, dans la lignée des travaux d’Eberhardt, voir en quoi il peut se lire comme l’acquisition progressive, par Gaston, d’une identité d’écrivain ?
Le système des personnages à l’œuvre dans la nouvelle est somme toute assez simple. On a tout d’abord un être masculin qui, brigand, chasseur ou comte, peut être identifié comme une figure de poète. Les Lieder chantés par les brigands et les chasseurs apparaissent en effet, ainsi que l’a montré Eberhardt dans son essai sur L’Enlèvement, comme étant particulièrement caractéristiques du « véritable romantisme » – par opposition à une forme de romantisme dévoyé, oubliant ses racines chrétiennes – dans les réflexions d’Eichendorff sur la poésie (Eberhardt 2004 : 99). À ceci s’ajoute qu’il fait lui-même œuvre de création en chantant au milieu du récit.
Cet être masculin est partagé, comme nous l’avons dit, entre deux figures féminines, dont il s’agit de définir le programme esthétique qu’elles incarnent. L’incipit de la nouvelle inscrit déjà, par son cadre de Märchen qui n’est pas sans évoquer le château de la belle au bois dormant, le personnage de Léontine dans la sphère de la littérature. Gaston aperçoit « à l’horizon, au creux des vertes crêtes, un vieux château perdu dans la plus belle des solitudes. Les frondaisons le lui cachaient presque dans son entier, excepté le toit et les tours, que recouvrait le lierre, et les fenêtres closes, comme ensommeillées » (Eichendorff 1991 [1839] : 87).
Léontine est en outre caractérisée par la présence à ses côtés d’un chevreuil domestiqué, dont la dimension symbolique ne fait guère de doute. Nous retiendrons de la notice du dictionnaire des symboles (Heinz-Mohr 1971 : 134-135) trois choses :
- Tout d’abord, les chevreuils et autres animaux apparentés pouvaient représenter, dans les bestiaires du Moyen Âge, ce qui attirait vers l’au-delà, vers des contrées merveilleuses et inconnues (on pense à la biche de Guigemar dans le lai éponyme de Marie de France). Léontine devient d’une certaine manière figuration de l’imagination.
- En outre, le chevreuil présente une proximité importante avec la forêt et la nature, lieux essentiels de la manifestation de Dieu et des forces de l’inconscient. Le fait qu’il soit domestiqué renvoie à une poésie qui parvient à conserver le contrôle, sans tomber dans une frénésie qu’Eichendorff dénonçait avec virulence chez Hoffmann par exemple.
- Enfin, par sa proximité avec le cerf, il peut être considéré dans sa dimension christique, à rapprocher de la référence chrétienne inscrite dans le nom propre de Léontine, dans la mesure où l’on trouve trace, dans l’Histoire, de différents papes appelés Léon.
De cette poésie naïve, proche de la nature et de Dieu, se distingue à première vue en tous points l’esthétique représentée par Diana. Du fait de l’onomastique se dessine d’emblée une double opposition avec Léontine : entre figure du chasseur et celle du chassé, entre sphère chrétienne et sphère païenne. Avant même d’entrer en scène, la comtesse est en outre placée, par sa description physique (cheveux et yeux noirs), par les comparaisons qu’elle suscite, ou par la narration de l’aventure avec le comte Olivier, sous le signe de la nuit et avec elle de toutes les forces obscures intérieures et extérieures à l’homme. En partant de l’épisode du bal de la cour, Eberhardt (2004 : 94-95) a montré dans quelle mesure Diana apparaissait comme l’incarnation d’une imagination, d’une fantaisie, qui ne tolère aucune restriction de sa liberté et qui dès lors présente un caractère mortifère pour le poète.
La quête de Gaston n’est donc pas seulement amoureuse, mais également esthétique. L’aventure du moulin, au cours de laquelle Diana est sauvée du suicide par Gaston, marque le détournement de cette fantaisie débridée que l’on ne parviendra jamais à maîtriser : le choix se porte sur la poésie plus naïve et proche de la nature représentée par Léontine. Le comte s’allie finalement à une muse qui correspond peut-être davantage à l’idéal esthétique de l’auteur, même si le dénouement demeure ambigu.
L’Enlèvement propose ainsi un questionnement particulièrement approfondi des notions d’identité et d’identification. En tant qu’il est histoire d’une prise de conscience de la complexité de l’être, ce récit semble s’inscrire dans la lignée des nouvelles de Heinrich von Kleist, et notamment de La Marquise d’O. Dans les deux cas en effet, il s’agit d’apprendre que l’homme n’est ni du côté de l’ange, ni de celui du diable, mais qu’il tient des deux à la fois. Mais là où le texte de Kleist était plutôt centré sur l’expérience de la marquise, L’Enlèvement démultiplie les perspectives : l’identification erronée de l’étranger au bandit, qui participe de la construction du personnage de Léontine tout en interrogeant l’aspiration au romanesque du lecteur, ne constitue cette fois pas le centre du récit. Le point focal devient la recherche identitaire de Gaston, qui passe à la fois par un jeu d’identification successive aux figures du brigand et du comte, et par une quête amoureuse ciblant deux femmes qui représentent autant de voies esthétiques à suivre.
En cela, L’Enlèvement présente une parenté tout à fait remarquable avec Jean Sbogar, un roman publié vingt ans plus tôt en France par Charles Nodier et qui venait d’être adapté en Allemagne par August von Hogguer. Bien que l’on ne trouve dans l’œuvre d’Eichendorff aucune mention de l’écrivain français, les deux récits partagent plus d’un point commun : la relation amoureuse entre Antonia et Jean Sbogar se noue ainsi à la faveur d’une erreur d’identification – la jeune femme voyant un honnête homme dans le chef d’une bande de brigands –, favorisée par le double jeu du héros, qui finit d’ailleurs lui aussi par enlever sa belle dans la seconde partie du récit. Doubles de l’écrivain, à la fois brigands et hommes du monde, Jean Sbogar et Gaston figurent de manière exemplaire la difficulté de la quête de soi, qui constitue l’élément fondamentalement moderne et proprement fascinant de ces récits romantiques.