Le XXe siècle littéraire se sera ouvert sous le signe de l’européanisation sinon de la littérature du moins de ses auteurs — une européanisation que les guerres mondiales auront peut-être laissé oublier. De part et d’autre de la frontière germanique, quelques échanges, quelques voyages auront marqué les œuvres de la première partie du siècle : au cours de ses pérégrinations, l’Européen Rainer Maria Rilke se fixe provisoirement à Paris dans ce même début de siècle où Guillaume Apollinaire, autre européen, est précepteur en Allemagne ; deux décennies plus tard, la politique et le pacifisme s’en mêlant, la germanophilie d’un Giraudoux sera largement concurrencée par la russophilie – fût-elle provisoire – d’André Gide et d’une partie des surréalistes français.
De ces écrivains français qui ponctuèrent ou qui traversèrent le siècle, Aragon fut, et de loin, le plus européen de tous, pour des raisons diverses tenant à la fois à la politique et à sa vie amoureuse, lui qui « aim[ait] déjà les étrangères quand [il était] petit enfant », comme l’on sait.1 Cette européanité donne suffisamment matière à commenter l’œuvre – mais également ses articles, essais, traductions – pour avoir mérité il y a une vingtaine d’années la presque totalité du colloque de Glasgow consacré à Aragon, Elsa Triolet et les « cultures étrangères »2, et le sujet est loin d’être épuisé, ne serait-ce que dans la mesure où l’Allemagne est absente des Actes de ce colloque – fait remarqué par Annick Jauer (Jauer 2007 : 5) –, tout comme en est absente l’Italie, dont le domaine sera investi à l’occasion d’un colloque plus tardif, le temps de trois interventions. Au nombre de ces terres d’Europe labourées par les vers ou la prose d’Aragon, s’il en est qui sont des terres de rencontre, découvertes à l’occasion d’un itinéraire amoureux (Espagne, Italie) ou politique (URSS, puis Europe de l’Est), il en est qui ont nourri la formation même du poète, telles l’Angleterre et l’Allemagne – leur littérature, leur langue.
1. Angleterre et Allemagne : deux terreaux culturels
On ne trouve trace, ni dans les confidences d’Aragon ni chez ses biographes,3 de l’apprentissage d’une langue vivante chez l’élève du lycée Carnot de Paris. Mais le titulaire en 1914 d’un premier baccalauréat « latin-sciences » a forcément dans ses bagages au moins une langue vivante – anglais ou allemand4 – voire deux ; à une époque où l’apprentissage de l’allemand comme première langue est en tout cas plus probable que celui de l’anglais, on notera que c’est par sa maîtrise de l’anglais qu’Aragon fera son entrée dans le monde de la traduction, puisqu’il est à vingt-sept ans le premier traducteur de La Chasse au Snark de Lewis Carroll (Aragon 1929) : on peut gager que le choix de l’anglais aura été fait pour le jeune Louis par sa moderne mère, elle-même traductrice de l’anglais. On gagera tout autant que le jeune Louis aura aussi étudié l’allemand,5 puisqu’il avouera avoir découvert directement dans le texte original Rainer Maria Rilke (Aragon 1939 : 884) au lendemain de la Guerre. L’anglais sera sa première littérature étrangère – Dickens marquera durablement ses lectures d’enfance, ainsi qu’il le dira à deux reprises au moins (Aragon 1950 et Aragon 1968 : 24) –, et l’allemand sera sa première langue d’immersion : après l’armistice, il fait partie de l’armée d’occupation en Allemagne, jusqu’à sa démobilisation du service militaire en septembre 1919. L’immersion suivante sera celle de l’anglais, le temps de son compagnonnage avec Nancy Cunard et de leurs voyages européens.
De ses lectures d’adolescence – à propos desquelles il mentionne Goethe (Aragon 1950) – jusqu’à ses dernières œuvres – le poème Le Fou d’Elsa (1963) cite le Peregrinus Protée de Wieland,6 et le roman La Mise à mort (1965) est imprégné de la présence d’Hypérion d’Hölderlin –, la littérature allemande accompagne durablement tant les lectures que l’innutrition de l’écrivain polygraphe, y compris dans sa période Dada, puis surréaliste : en dépit du mot d’ordre de « négation de toute littérature » clamé par ce mouvement, l’appartenance à « Dada » de celui qui fut un de ses provocateurs parisiens mémorables ne l’empêchait pas de lire au début des années 1920 Iphigénie en Tauride de Goethe, comme le rappelle un des souvenirs du Roman inachevé (1956),7 ni de coller, au milieu d’une pièce de théâtre dadaïste, Au pied du mur (1923), des réécritures partielles de Faust, ce Faust qui parcourt l’œuvre d’Aragon et qui donna lieu plus tard à une autre réécriture, celle du projet inachevé d’un livret d’opéra écrit avec André Breton, Le Troisième Faust, et qui s’interrompit en raison, dit-on,8 de la brouille définitive qui s’instaura entre Breton et Aragon.
C’est de ce point de vue d’une fréquentation, d’une innutrition quasiment constante, témoignant des liens quasiment ininterrompus du lecteur et de l’écrivain avec la culture allemande, que les deux recueils Le Crève-cœur (1941) et Les Yeux d’Elsa (1942), regroupant les poèmes écrits puis publiés pendant la Guerre et l’occupation,9 offrent une parenthèse remarquable.
2. 1939-41 : la « mémoire » à l’œuvre
Avec le nouveau cycle poétique entamé par Le Crève-cœur à la suite de cinq années d’interruption de toute activité poétique visible, c’est une écriture et une conception renouvelées de la poésie qui s’installent durablement ; les changements en sont visibles et affectent aussi bien la manière que la matière : du côté de la manière, le poète du vers libre est devenu celui d’une poésie régulière, innovante fût-elle, renouant sur ce point avec les derniers poèmes, ceux d’Hourra l’Oural (1934) écrits à la gloire de la jeune URSS ; du côté de la matière, le poète du mouvement qui prônait la « négation de toute littérature », ce mouvement qui prétendait faire table rase d’un passé porté par des aînés qui avaient précipité leur jeunesse dans une Guerre mondiale, livre à présent une poésie riche d’intertextes et s’abreuvant régulièrement aux grands auteurs de l’histoire de la littérature française et européenne. Les motivations de cette innutrition sont au moins politiques, et correspondent à cette « mémoire » retrouvée, celle d’une double métaphore appelée à durer dans l’œuvre et qu’Aragon produit pour la première fois en 1944, dans le petit poème « Du poète à son parti », qui sera inséré à la fin du recueil La Diane française :
Mon parti m'a rendu mes yeux et ma mémoire / Je ne savais plus rien de ce qu'un enfant sait / Que mon sang fût si rouge et mon cœur fût français […] Mon parti m'a rendu les couleurs de la France. (Aragon 1946 : 79)
Si les yeux sont une métaphore évidente de la lucidité, la mémoire est ici celle de l’héritage historique, et elle est effectivement à cette heure une composante idéologique du combat communiste en France. Depuis les années 1930 s’est construite dans l’idéologie ouvrière l’idée suivant laquelle les combats de la France communiste sont le prolongement des combats de la Révolution française, ceux des Jacobins et à leur suite ceux des babouvistes, initiateurs des idées communistes en France, et avec cette idée celle d’un Parti qui n’est plus la SFIC10 soviétisée des années 1920, mais un Parti national, héritier d’une filiation s’étendant des combats d’alors aux combats actuels, et qui passe par les moments forts qu’ont été la création du PCF et le Front populaire. Parallèlement à cette mémoire politique se construit une autre mémoire, celle de l’histoire littéraire qui, de la même façon, rattache la littérature et la culture françaises à celles qui ont précédé. Reste que cette mémoire littéraire, quis’installe depuis les années 1930 dans les écrits et les discours d’Aragon et qui aura rattaché entre autres Victor Hugo et même Arthur Rimbaud au « réalisme socialiste » français, connaît d’autres enjeux à une heure où l’héritage national que l’on revendique croise sur le terrain le patriotisme du défenseur d’une nation à défendre.
3. De nouveaux territoires
La poésie qui s’élabore à partir du Crève-cœur s’écrit dans les pas des grands défenseurs d’une poésie nationale française, les poètes français de la Renaissance et Victor Hugo au siècle précédent : se mêlent dans Le Crève-cœur aussi bien la « vieille chanson de France » (« Zone libre »), « Parlez-moi d’amour » (« Petite suite sans fil ») et le récit populaire (« Alexandre Dumas » et « Vingt ans après ») que les grands archétypes de la littérature européenne, d’Homère (« Pergame en France ») à Shakespeare (« Romance du temps qu’il fait », « Le poème interrompu ») en passant par la Jérusalem délivrée du Tasse (« Petite suite sans fil »). Mais c’est encore le recueil suivant, Les Yeux d’Elsa, qui offrira le bouquet intertextuel le plus riche de la poésie aragonienne jusqu’aux années 1960. Et c’est dans la richesse de ce bouquet que se confirme le dessin de territoires intertextuels, quasiment d’une carte géoculturelle définie avant tout par une mise en sourdine de la littérature allemande dans ce concert intertextuel, mise en sourdine appelée à durer quelques années, une littérature allemande totalement absente du Crève-cœur. La poésie du recueil Les Yeux d’Elsa s’abreuve, de façon systématique et militante, à sa propre « mémoire » nationale, lais de Marie de France, amour courtois des chevaliers de Chrétien de Troyes et amours interdites de Louise Labé, « Nuits » de Musset et « Fêtes galantes » de Verlaine. Mais elle s’accroche également à la terre latine, réécrivant explicitement ou citant Virgile, Tite-Live et Térence, et le Portugais Camoens, mais surtout les auteurs italiens : Pétrarque et Dante, Vittoria Colonna et Michel-Ange. Au regard de cette latinité vers laquelle est clairement orientée l’européanité du recueil, les très rares et furtives allusions à la culture germanique pèsent aussi peu que la mention, en fin du poème « L’escale », du « poète Vladimir Maïakovski ». Ces allusions se limitent à la mention de « Lohengrin » et des « Walkyries » au milieu d’une guirlande de personnages d’opéra défilant dans le monde carnavalesque de la société niçoise (« La Nuit en plein midi »)11.
4. Enjeux nationaux
Qu’il y ait une volonté stratégique dans ce découpage d’une Europe culturelle du Sud, cela ne fait aucun doute, de la même façon que ne fait aucun doute le rôle central, dans cette Europe culturelle, qu’Aragon fait jouer à la France et à l’Italie, rôle que le poète explicite dans sa lettre de 1941 au poète Joë Bousquet, et dont il reproduit les termes en annexe au recueil Les Yeux d’Elsa :
[…] la rime […] nous vient du bas-peuple de Rome, elle est née d’abord parmi les esclaves, méprisée des poètes latins comme des surréalistes d’aujourd’hui. […] C’est la poésie française qui l’a consacrée, et c’est avec la poésie française, grâce à la vogue des poètes français, qu’elle a gagné l’Allemagne, l’Angleterre et même l’Italie où Dante et Pétrarque durent aux Provençaux autant sinon plus qu’aux Latins. Les rimes françaises conquirent l’Allemagne en lui portant les histoires de Tristan et de Perceval qui devaient devenir le fond [sic] poétique de l’Allemagne même […] La rime part ainsi de France et gagne le monde […] (« Sur une définition de la poésie », Aragon 1942 : 146).
La prose de cette histoire littéraire teintée de marxisme (la rime, littérature du peuple méprisée par les élites qui le méprisent), si elle mentionne l’existence d’une littérature allemande que les vers du recueil mettent en sourdine, le fait pour la présenter comme tributaire de l’Italie et de la France, tant du point de vue de sa forme (la rime) que du point de vue de son « fond poétique », celui de la matière celtique. Au moment où s’écrivent ces rappels historiques, un an après la capitulation française, du temps a passé mais des enjeux surtout ont été modifiés depuis la « Reconnaissance à l’Allemagne » de février 1939 où, quelques mois avant le déclenchement de la Guerre, le journaliste communiste écrivait : « […] remercions […] leur patrie de tout ce qu’elle nous a donné, de Hölderlin à Schumann, de Hegel à Wagner, de Heine à Wedekind ». (Aragon 1939 : 893)
Les propos de 1939 et ceux de 1941 ne sont certes pas inconciliables : c’est bien l’éclairage qui est – volontairement – différent. Et ce n’est pas par pure contingence si, parlant du cycle arthurien tel qu’il a été mis en images par Chrétien de Troyes, le poète oppose ces images, dans l’article joint au recueil intitulé « La leçon de Ribérac », à leur réécriture allemande, par la confrontation entre le Perceval de Chrétien, écrivain présenté comme « ennemi de la force brutale, de la violence qui opprime12 » et le Parsifal de Richard Wagner :
Le Perceval de Chrétien est par plusieurs points différent du Parsifal de Richard Wagner (quand ce ne serait que pour ce qu’il aime embrasser les demoiselles). Il est le chevalier errant qui protège les femmes et les faibles. Il n’est pas cette dernière expression de l’individualisme où Wagner et Nietzche se rejoignent […]. Perceval est le porteur de vérité, le justicier. Il est l’incarnation la plus haute du Français, tel qu’on voudrait qu’il soit, tel qu’il est quand il est digne de ce nom. Le culte de la femme ici concilié avec la mission de l’homme éclaire cette mission de justice et de vérité.13
On admettra aisément le déséquilibre d’une telle confrontation : ce n’est pas le Parzival de Wolfram qui est confronté à son hypotexte direct, mais bien sa réécriture sept cents ans plus tard, celle de Wagner, qui baigne dans une idéologie fort différente de celle qui présida à la naissance du personnage. Et c’est bien dans ce déséquilibre que se lit son caractère particulièrement circonstancié, dans une décennie où « l’individualisme » et « la force brutale » du guerrier sont associés au chantre des légendes germaniques dont la violence nazie a fait un héros national, ce que rappelle l’association des noms du musicien Wagner et de son ami le philosophe Nietzche, icônes de la propagande nazie depuis la décennie précédente. C’est en associant parallèlement et par opposition Perceval à l’idéal français (« l’incarnation la plus haute du Français ») et à la littérature d’Oc (« le culte de la femme ») que le poète range du même coup dans le camp français la littérature courtoise et les terres qu’elle a traversées et abreuvées, dans une double filiation, affirmée tant dans les vers que dans les proses de ce recueil : d’une part, celle dont la chaîne s’étend d’Arnaud Daniel à Dante en passant par Pétrarque et jusqu’à… Aragon, le poète français qui lui aussi donne à entendre avec les chants qu’il compose le nom de la muse qui les inspire ; d’autre part, celle qui fit de la fin’amor la matière de l’amour courtois en pays d’oïl et des romans et lais de la « matière de Bretagne » jusqu’à… Aragon, le poète-guerrier pris par la tentation de la récréance. Dans cette découpe culturelle de l’Europe, le Rhin n’est plus seulement la frontière qui sépare l’Allemagne de la France, mais est devenu une frontière qui isole l’Allemagne d’un terreau culturel embrassant l’Europe méditerranéenne, une frontière qui, outre d’être culturelle, est également, est surtout idéologique.
5. Une histoire « sudiste » de la littérature
Reste que ne considérer cette découpe culturelle que sous l’angle de la circonstance et des enjeux stratégiques d’un combat idéologique dans lequel la littérature est enrôlée volontaire prive le lecteur d’Aragon de la perspective de l’histoire littéraire européenne que la critique française est en train de dessiner depuis les années 1930, une histoire littéraire qui présidera aux perspectives historiques qui traceront, quelque vingt années plus tard, les grandes orientations du « poème » Le Fou d’Elsa. On aurait bien tort de réduire ce discours « sudiste » au simple positionnement d’une guerre de tranchées, même si l’auteur du recueil Les Yeux d’Elsa est parfaitement conscient du fait que ce discours « sudiste » est aussi un discours idéologique.
On aurait tort de le faire tout comme on aurait tort de ne lire dans « La leçon de Ribérac » la mention du nom et des travaux du médiéviste Gustave Cohen que comme une provocation politique destinée à faire revivre dans l’opinion publique un critique que l’histoire immédiate destine à n’être qu’une ombre désormais : depuis la loi du 3 octobre 1940 sur le statut des Juifs français, le professeur en Sorbonne Gustave Cohen est exclu de la fonction publique. On aurait tort, simplement parce que le fait même qu’Aragon convoque le nom et les travaux de Gustave Cohen dans un texte publié en juin 1941, à une date où depuis des mois ces travaux ont des chances d’être devenus bien peu accessibles, montre assez que l’intérêt que porte le poète des Yeux d’Elsa à l’histoire littéraire française n’est pas récent. Le « livre capital sur Chrétien de Troyes » écrit par Gustave Cohen, celui qui « devrait être lu, non des seuls spécialistes, mais du grand public, et être commenté dans les écoles » (« La leçon de Ribérac ou l'Europe française », in Aragon 1942 : 125) date de 1931 (Cohen 1931) et il y a bien des chances qu’Aragon l’ait compulsé avant de quitter Paris et de gagner la zone libre d’où il écrira la majeure partie des poèmes du recueil de 1942, et avant même son incorporation, soit avant le début de la guerre.
Une revue, notamment, retient depuis quelque temps son attention, revue qu’il signale sans la nommer dans cette même « leçon de Ribérac » où est fait l’éloge des travaux de Gustave Cohen :
Une revue n'annonçait-elle pas récemment un numéro qu'on attend avec beaucoup d'intérêt, dont le sommaire semble vouloir donner le monopole au génie d'oc d'un esprit qui naquit, certes en Provence, mais ne grandit qu'autant qu'il devint celui de la France entière ? (Aragon 1942 : 122)
Le numéro attendu de cette « revue » ne paraîtra qu’en 1943 sous le titre Le Génie d'Oc et l'homme méditerranéen, et la revue est Les Cahiers du Sud, cette revue dirigée depuis Marseille par Jean Ballard, et dont un des collaborateurs réguliers est justement, depuis 1940, le poète Joë Bousquet, le correspondant d’Aragon avec qui s’engage le dialogue cité plus haut sur l’origine de la rime. Et le numéro précédent de cette revue, celui qui, conformément à la tradition de la revue, annonce sans donner de date celui de 1943 à venir, est celui de 1939, ayant pour titre Le Théâtre Élizabéthain [sic] : Aragon est donc déjà lecteur de cette revue. Depuis quand l’est-il ? Il pourrait l’être depuis 1935, date à laquelle la revue fait paraître, à travers le numéro intitulé L'Islam et l'Occident, les articles fondateurs jetant les ponts entre la culture occidentale et ses origines orientales, à qui l’Espagne castillane puis les troubadours ont servi de relais : c’est cette dernière perspective qui orientera le discours historien tenu plus tard dans Le Fou d’Elsa, même si rien ne prouve que cette perspective le travaillait déjà au début des années 1940. Connaît-il déjà le contenu des articles destinés à paraître dans le numéro de 1943 ? La question de « l’influence de l’idéologie occitanienne sur les conceptions de l’amour qui [se] trouvent reflétées » dans « les romans du Graal » ainsi que celle des différences entre le Parzival de Wolfram et le Perceval de Chrétien sont en tout cas déjà posées dans un article du poète et critique René Nelli, « De l’amour provençal » (Nelli 1943 : 44-68), où Nelli affirme, notamment :
S’il a existé une version [spécifiquement provençale], on y devrait voir Parzival accomplissant les mêmes exploits, mais en l’honneur d’une dame mariée ou tout au moins qui ne fût pas sa femme. L’amour doit être illégitime, comme Chrestien de Troyes, assez provençal sur ce point, en a respecté la tradition. Parzival ne représente donc pas le quêteur de la voie d’amour […] (Nelli 1943 : 50).
On le voit, les préoccupations « sudistes » d’Aragon dans ce début des années 1940 doivent bien plus à l’actualité de la critique littéraire française qu’à celle des combats pour défendre une culture nationale placée alors sous la botte de l’occupant, et ses préoccupations datent forcément d’avant l’entrée en guerre de la France : la fréquentation des Cahiers du Sud tout comme celle de Gustave Cohen le montrent clairement, comme le montre la connaissance qu’a le soldat Aragon passant par Ribérac de la filiation qui relie Arnault Daniel, Pétrarque et Dante. La datation relative de cette double fréquentation donne en retour quelques indications de genèse sur la perspective « courtoise » des Yeux d’Elsa et de la glorification du nom et du corps de la femme aimée. Si on a pu lire à l’époque de la parution des poèmes de ce recueil « Elsa » comme une métaphore de la France aimée, cette identification d’Elsa à la France est d’autant moins de circonstance, voire d’autant plus de hasard, qu’Aragon visite alors l’histoire littéraire, sa « mémoire » politique, nationale et culturelle depuis déjà quelques années, et que l’éclairage de la véritable naissance de la littérature française sous les auspices de la littérature amoureuse ne pouvait que séduire le grand amoureux et l’ancien poète surréaliste, tout autant que le romancier communiste qui avait promis, en explicit de son premier roman réaliste, Les Cloches de Bâle, paru en 1934 : « La femme des temps modernes est née, et c’est elle que je chante. Et c’est elle que je chanterai ». Et il en est de ce long éloge discontinu des littératures « sudistes » qui parcourt le recueil Les Yeux d’Elsa et ses appendices ce qu’il en est de cette rencontre imprévisible entre le chant d’Elsa et le chant de la France : une rencontre de circonstances pour des partis pris qui ne le sont pas, une rencontre où les positions stratégiques sont étayées par des préoccupations et des certitudes littéraires établies depuis déjà quelque temps.