1. Transmissions textuelles dans la prédication
Au XVIe siècle, contrairement à ce qui se passe au début du XXIe siècle, les sermons étaient des textes que tous écoutaient et que beaucoup lisaient. On peut même penser que c’étaient les textes les plus répandus. La lecture assidue de sermons imprimés en Angleterre au XVIe siècle et non réimprimés depuis, pratique devenue très minoritaire, est éclairante pour la science des religions et l’histoire sociale, mais elle est aussi essentielle à l’histoire des idées en général : elle permet d’approcher les représentations et leur médiatisation alors que nous nous éloignons de plus en plus de cet univers symbolique. Elle permet donc de mieux comprendre les autres productions textuelles, et notamment ce que nous avons consacré sous le terme de littérature. Les prédicateurs sont les héritiers d’une longue tradition qui s’étend sur des siècles, transmettant argumentations, schémas narratifs et représentations symboliques.
La première partie de ma démonstration portera sur les idées sociales et morales en prenant comme exemple un sermon de Francis Trigge1, sermon sur les abus sociaux, la nécessité d’écouter l’Écriture et les signes de la fin des temps, assez caractéristique de l’anglicanisme qui se dessine sous le règne d’Elisabeth I. Ce bon protestant2 surprend par la continuité de ses sources.
Dans ce sermon publié en 1595, sa Bible est la Vulgate3 qu’il traduit lui-même en anglais selon les usages de toujours, ceux décrits par les spécialistes de la prédication du XVIIe siècle, mais avec le plus grand soin dans ses choix de traduction. Il confronte à l’occasion la Vulgate avec la Septante, soit dans son texte grec soit dans la traduction latine de ce texte, utilisant peut-être une version polyglotte, comme celle qui fournit en 1569 texte grec, texte syriaque et leur traduction en latin ainsi que la Vulgate. Il connaît l’hébreu et semble bien connaître le grec, et son intérêt pour les langues bibliques, les significations qu’elles véhiculent et les divergences des textes, est certain.4 Trigge confronte aussi la Vulgate avec la traduction latine nouvelle de l’hébreu de Tremellius, Juif érudit converti : il est donc au courant des développements récents. Mais il reste influencé par la glose et ses lectures allégoriques et morales. Par exemple il souligne que Lot attendant l’étranger aux portes de la ville est comme Abraham un exemple d’hospitalité, interprétation qui figure dans la glose.5 Il voit dans la pécheresse qui lave les pieds du Christ avec du parfum et qui serait Marie Madeleine un exemple qui doit nous inciter à remplacer les immondices du péché par les parfums de la prière. Cette tradition d’identification du parfum et de la prière avec les immondices et le péché, se référant à un texte paulinien, est tout à fait bienvenue chez un réformé, mais on remarquera que le rapprochement des deux textes du Nouveau Testament vient de la glose et que le prédicateur s’appuie ici, comme ailleurs, sur la glose. Non seulement sur la glose mais aussi sur une interprétation traditionnelle de l’Écriture : il suit la tradition apocryphe de l’identification des deux personnages et son symbolisme est dans la droite ligne de saint Bernard.6
Trigge n’est certainement pas obscurantiste. Il a recours à d’autres lectures parabibliques fort prisées à la Renaissance, qui étaient dans leur redécouverte le pendant religieux de la réappropriation des sources antiques par les humanistes. D’abord avec une allusion aux colonnes de Seth. Ces colonnes de brique et de pierre marquent à jamais le lieu de la révélation recueillie par les patriarches par-delà le Déluge et les destructions par le feu dans certaines élaborations intertestamentaires. Trigge a dû s’inspirer des Antiquités juives de Flavius Josèphe.7 Il manifeste ainsi qu’il est dans la ligne humaniste s’appuyant sur l’héritage antique, en l’occurrence hellénistique. Et il inscrit aussi son message dans le contexte prophétique des signes du dessein de Dieu qui se révèlent à la fin des temps, non seulement dans les désastres, mais aussi dans la manifestation d’une vérité qui, elle, ne sera jamais anéantie ; c’est une assurance qui a un écho très fort chez les réformés : nulle persécution n’abolira les colonnes de Seth ni le message que portent après Seth les prédicateurs réformés. Cette histoire montre aussi sa conviction que le message de la révélation se transmet à travers des textes pluriels et inspirés, par des moyens linguistiques pluriels. Il évoque d’ailleurs Origène dont il connaît certainement les Hexaples. Le sermon de Trigge comporte encore un long développement sur les oracles chaldéens des Sibylles qui prophétisent et la venue du Christ, comme le prophète Isaïe (le texte sur lequel porte le sermon), et la fin du monde. Le message est comparable : je suis humaniste et les textes confortent les positions réformées. On est dans la prisca theologia comme à la Chapelle Sixtine. Trigge cite longuement le texte, le corrige, le scrute. Il retraduit en anglais le texte latin de la version de Castalion, qui était donc déjà une traduction du grec, d’un texte qui se voulait syriaque. On voit que l’ouverture à d’autres langues et d’autres sources passe par le latin, mais comme souvent à la Renaissance un latin d’époques diverses. Cicéron a cité les Sibylles, souligne Trigge. Mais en fait c’est une référence qu’il tient de la Cité de Dieu.8 Forçant encore le message de saint Augustin, Trigge sollicite donc le texte de Cicéron pour montrer que les païens témoignaient (de leur plein gré ou en dépit d’eux-mêmes) de la Révélation. L’argumentation fait par conséquent appel à un étayage de textes complexe. Ces références nous montrent les passages d’une langue à l’autre et d’un domaine profane à un domaine sacré ; les textes païens sont toujours manipulés par la lecture chrétienne, mais ils sont relus et l’éclairage est nouveau : les Sibylles montrent l’Antéchrist à l’œuvre dans la Rome papale.
Une réutilisation différente de matériaux anciens apparaît dans les longs développements du prédicateur sur l’usure. Lorsque Trigge attaque les canonistes coupeurs de cheveux en quatre,9 on ne voit là rien que de très habituel chez un protestant. Mais on découvre ensuite que là non plus il n’est pas un représentant de la sola scriptura conforme à nos attentes. L’usure est, dit-il, « the poison of inheritance ». C’est d’abord un écho des textes qui voient dans l’usure un poison, le venin d’une vipère, ce qui manifeste un intérêt pour les citations patristiques, ou pseudo-patristiques, car le texte le plus cité est celui du Ps-Chrysostome qu’on retrouve dans les anthologies, bien avant le XVIe siècle et bien après qu’Erasme eut montré que Chrysostome n’était pas l’auteur de l’Opus imperfectum :
Comme celui qui est piqué par l’aspic tombe endormi de plaisir et meurt ainsi de la douceur de cette torpeur : de même qui reçoit le bénéfice/l’intérêt de l’usure en éprouve pour un temps du plaisir en homme qui à cause de la douceur du bénéfice ne sent pas comment il en devient captif.10
Mais ce n’est pas seulement un retour aux sources patristiques, fussent-elles apocryphes, car Trigge attribue cette phrase à Bernardus.11 Quid est usura ? Venenum patrimonii figure dans le Promptuarium de Hondorff traduit par Lonicerus où la phrase est attribuée à Divus Bernardus. Mais toutes les éditions de saint Bernard de Clairvaux du XVIe siècle signalent nettement que la lettre dont le texte est tiré (de cura et regimine rei familiaris) n’est pas de lui et elle est toujours classée à part dans les dubia. Il est clair que le luthérien Hondorff (et Trigge après lui) n’a lu ni la lettre dans son entier ni les avertissements des nombreux éditeurs de saint Bernard à son sujet. Les deux auteurs retiennent cette définition imagée de l’usure parce qu’elle a le poids de la tradition : c’est le résumé des positions canoniques telles qu’elles sont énoncées dans la glose des Décrétales par un autre Bernardus, Bernard de Parme.12 Trigge énonce à leur suite une condamnation absolue de toute usure comme fatale dans cette vie et dans l’autre pour l’usurier et son débiteur. A l’époque les pratiques économiques et financières nouvelles ont des conséquences fâcheuses sur le commun (Trigge le dénonce comme d’autres dans son attaque des enclosures)13 et les positions protestantes évoluent vers une réflexion sur les contrats justes ou injustes comme on le voit dans les Loci communes de Melanchthon et même les catholiques post-tridentins infléchissent leurs positions.14 Mais Trigge est fortement inspiré par la position traditionnelle.
A propos de l’usure, Trigge, encore, cite le Lévitique et il ajoute que l’usurier est condamnable car il vend du temps.15 Il semble dire deux choses contradictoires. Rappelons que le Lévitique prescrit que tous les sept ans, lorsque les dettes sont remises, on paye pour le prix d’un champ loué selon le temps pendant lequel il a été utilisé ; mais la morale médiévale chrétienne plus dure dit : on ne saurait en aucun cas vendre le temps. Trigge suit en fait deux traditions, et en donnant la référence Lévitique 25, 16, il juxtapose deux positions sur l’usure. D’abord l’hébraïque qu’on trouve dans l’Écriture, et l’Écriture ne ment jamais, et pour beaucoup elle parle d’elle-même, c’est la sola scriptura, et donc les protestants la citent comme inspiration première et transparente de la morale. L’autre position est chrétienne et « médiévale », elle vient d’une tradition très ancienne, très constante mais bien postérieure. L’expression vendit tempus la résume pour les spécialistes de droit canon. Trigge la reprend ne varietur. On la trouve dans Bromyard, dans Péraud et Vincent de Beauvais, ces anthologistes et moralistes qui écrivent au XIIIe ou au XIVe siècle et qui sont imprimés jusqu’au XVIIe siècle. Le raisonnement est le suivant : celui qui prête à intérêt demande de l’argent au-delà du capital prêté ; il vend donc du temps ; or le temps, comme l’air et l’eau,16 appartient à tout le monde, c’est un don gratuit de Dieu ; donc les usuriers volent Dieu.17 Trigge reproduit aussi très exactement les calculs de l’usure liée aux spéculations sur la vente à terme fournis par ces répertoires.18
L’examen attentif du texte montre donc que le droit d’inventaire de la Réforme s’exerce longuement et de façon subtile. Un dialogue implicite avec des textes très anciens se poursuit sans qu’on le proclame. Il est partiellement masqué par le passage du latin de la source à l’anglais du sermon. La continuité est plus forte que d’autres écrits de controverse le laisseraient imaginer et la relecture de l’héritage plus fine aussi. On peut penser que le sermon de Trigge n’est pas un cas isolé.
2. Le symbolisme dans la prédication et la littérature
La deuxième partie de mon analyse s’efforcera de montrer que les sermons éclairent très utilement ce que nous appelons la littérature par leurs images, leurs symboles et leurs représentations en général. La prédication, qui est une activité pédagogique, explicite une vision du monde dont la littérature est si bien pénétrée que la portée des symboles peut rester implicite, parce qu’elle allait de soi pour le lecteur élisabéthain. Nous prendrons nos deux premiers exemples dans Trigge. D’abord « Briars », les buissons d’épines, vepres en latin, terme qu’on trouve exclusivement dans l’Ancien Testament et surtout dans Isaïe, notamment en 5, 6. Il est utilisé dans la traduction de la prédiction de la Sibylle.19 Dans les renvois de l’interprétation à l’intérieur même de l’Ancien Testament les déboires historiques du ou des royaumes juifs reçoivent une interprétation morale : leurs défaillances morales et la rupture de leur relation avec Dieu sont à l’origine de la défaite. Mais cette lecture du châtiment indique aussi prophétiquement l’espérance du redressement qui accompagnera un autre comportement et la reprise de l’alliance avec Dieu : le royaume qui est une vigne présentement envahie de ronces retrouvera alors sa fertilité. Par typologie, en confrontant Ancien Testament et Nouveau, c’est l’annonce de la venue du Christ, et le texte d’Isaïe éclaire d’autres textes, évangéliques, sur le semeur, la vigne et le royaume. L’allégorie évolue encore au XVIe siècle et elle a beaucoup servi dans les sermons pour dire aux Anglais, vigne du Seigneur et nouvel Israël, vraie Église : vous ne serez pas envahis ni livrés à la destruction si vous avez la vraie foi protestante avec toutes ses implications éthiques, unis autour d’une reine qui a la vraie foi. Convertissez-vous et soyez fermes dans votre foi individuellement et collectivement.
Tout cela éclaire A Midsummer Night’s Dream où Shakespeare emploie le mot briars, terme consacré dans toutes les Bibles anglaises depuis Wycliff, pour traduire le passage d’Isaïe :
Je vous poursuivrai; je vous mènerai en rond, en rond, par les marais, par les buissons, par les fourrés, et par les ronces.20
Faibles, désorientés, la peur est la plus forte, tout autour d’eux semble les attaquer. Chaque plante devient ennemie. Ronces et épines agrippent leurs vêtements, arrachent à qui une manche et à qui un chapeau et ils les abandonnent. Moi je les mène épouvantés dans cette ronde folle.21
Epuisée et souffrante, comme jamais misérable, trempée par la rosée, déchirée par les ronces, je ne puis me traîner, ni avancer d’un pas.22
Que tous les elfes, que tous les esprits féeriques dansent et sautillent du pas menu des oiseaux qui des buissons s’envolent. Chantez tous après moi ce couplet, et dansez-le et dansez-le à pas léger.23
La forêt où l’on erre, où l’on trahit et où les sentiments fluctuent à l’aveuglette a une forte dimension symbolique, mais elle est aussi matérialisée et rendue réelle par la mise en scène, c’est une allégorie littéralisée. Forêt inquiétante où certains pensent croiser des bêtes féroces mais forêt où d’autres ne discernent qu’insectes, oiseaux et fleurs, et où Bottom peut s’imaginer et se chanter oiseau, elle se retrouve sous ses deux aspects dans l’incantation finale psalmodiée par Puck pour la dernière occurrence du mot briar : dans le retournement de la comédie un autre royaume sans destruction finale est promis, mais il faut sentir la menace contraire véhiculée d’abord par ce mot.
Le sermon de Trigge éclaire un autre concept dont l’origine théologique est souvent ignorée, « the world out of square », le monde dont la structure a été déformée par la chute, dénoncé par Hamlet :
Toute chair suit un cours corrompu et se dévoie. Les hommes de tous états et métiers sont déréglés et dépassent les limites qui leur sont assignées : voilà ce que nous signifie le Prophète. Aujourd’hui les pieds précèdent la tête, ne veulent pas se conformer au gouvernement de la tête ni à ses directives et ce comportement est assurément monstrueusement contre nature.24
La subjectivité et l’objectivité de cette vue du monde fluctuent dans la pièce de Shakespeare et au gré des mises en scène, ce qui contribue au tragique de l’ambiguïté caractéristique de cette histoire, mais Hamlet définit en deux vers ce que sa tâche a d’impossible et de sisyphéen : « The time is out of joint. O cursed spite /That ever I was born to set it right.” (I, 5, 197), [le temps est disloqué. Ah maudit que je suis d’être assigné pour le redresser] ; car il est hors de sa portée d’être le rédempteur de ce monde. On y a vu parfois une inflexion personnelle, existentielle de Shakespeare. Et de même on a vu dans les vers du First Anniversary de Donne une angoisse personnelle et un vertige baroque.25 Des histoires littéraires ont aussi souvent affirmé que ces textes reflètent un changement des mentalités, un grand tournant de l’histoire des idées. Cela du moins paraît fort douteux à qui lit Trigge et maints autres prédicateurs qui lui sont contemporains ou le précèdent : les signes des temps montrent que nous sommes à la fin du septième âge du monde, au moment du quatrième royaume inique, le jugement dernier est proche. Relecture de tous les éléments apocalyptiques néo-testamentaires, relecture de saint Augustin, redécouverte de la littérature apocryphe, dont les Sibylles, lecture des chroniques universelles et des écrits de controverse, les prédicateurs lisent tout cela, en latin, et parlent ensuite avec insistance, en anglais pour leur troupeau chrétien, du monde out of square, où plus rien n’est d’équerre, mais les spécialistes de littérature élisabéthaine ultérieurs apportent pour leur part une oreille sourde et rétive à leur argumentation.
Nous avons, avec ces deux exemples, attiré l’attention sur les messages portés par un symbolisme traditionnel s’exerçant sur la longue durée et dont le plus sûr relais est la prédication. Nous poursuivrons cette thèse en soulignant le rôle des répertoires symboliques, écrits, dont les racines sont hellénistiques, produits en nombre aux XIIIe et XIVe siècles réimprimés et anthologisés jusqu’au XVIIe siècle. Leur latin est traduit en anglais pour un public très large par les prédicateurs. Ma dernière partie donnera quelques exemples des avatars de leurs images.
D’abord une image apparemment isolée, celle de la chrysolite employée par Othello, qui n’est pas une simple touche ornementale :
Eût-elle été fidèle, si le ciel avait créé pour moi un autre monde semblable d’une entière et pure chrysolite, je ne l’aurais pas échangée pour l’avoir.26
Toutes les propriétés prêtées à cette pierre au cours des âges éclairent l’épisode. Retenons certes d’abord l’origine éthiopienne, à relier aux objets et qualités exotiques qui entourent Othello, mais voyons le tragique de l’exotisme : l’aliénation et la perte qui lui sont attachés en opposant la chrysolite au mouchoir, seul reste intime du passé. Cette pierre est aussi un remède à la peur ; ce serait donc un remède approprié contre la manipulation d’Othello par la peur mentale nocturne que lui communique Iago. Peur qui est toujours associée aux démons dans toutes les descriptions des vertus de la pierre.27 Othello dit bien dans cette déclaration, avec une ironie tragique dont il va bientôt percevoir la portée, que le seul talisman contre les maléfiques influences de Iago était Desdémone, qui ne fut pas reconnue comme telle. Ne voyons pas, par une interprétation anachronique, de la magie régressive dans cette idée. La chrysolite est d’ailleurs fortement associée au Christ et au culte divin, ce qui conforte la leçon Judean, au lieu de Indian pour le monologue final.28 Enfin la pierre donne la sagesse et protège de la bêtise. Elle aurait donc pu protéger Othello de la bêtise à propos de laquelle les critiques se sont déchirés depuis T. S. Eliot, et même Rymer au XVIIIe siècle. Cette bêtise est tragique si on la voit comme à la fois induite et coupable mais curable, selon une vue théologique dont les lecteurs du XVIe siècle saisissaient la portée.
Mon deuxième exemple est une image narrative récurrente de l’Arcadie, celle du rocher et de la forteresse sur le rocher. C’est dans la morale aristocratique et héroïque de Sidney le symbole de la vertu qui est excellence et se hisse par l’effort au-dessus du commun.29 Elle est tributaire de nombreuses références dans les livres narratifs de l’Ancien Testament et les Psaumes et à ce titre elle fut très utilisée par les prédicateurs anglais. D’abord, parce que selon leur méthode exégétique il fallait relire toute la Bible, et notamment l’Ancien Testament, percevoir la portée littérale et morale de récits et de textes qui s’éclairent l’un l’autre, loin des allégorisations hasardeuses de maints exégètes du passé. Ensuite, pour prêcher une morale de foi résistante pour tout chrétien, pour les gouvernants et les rois, et singulièrement pour Elisabeth, nouveau David. En voici quelques exemples :
La Tour de Dieu: cette Tour renforce toutes les autres; cela en fait des tours fortes, cela les rend capables de résister aux assauts, aux coups, cela en fait des forteresses.30
La parole de Dieu est un roc qui n’est pas soumis aux coups du hasard.31
Qui entend les paroles du Christ est semblable a un homme qui a bâti sa maison sur un roc, la pluie est tombée, les inondations sont venues et le vent a soufflé et elle n’est pas mise à bas car elle est ancrée sur un roc. Mais celui qui entend les paroles du Christ et ne les suit pas est comparable au fol qui bâtit sa maison sur le sable.32
Tout comme la cité ou le château établi et construit au sommet d’une colline est à découvert et l’objet de toutes les tempêtes et les ouragans, ainsi les hommes des catégories sociales supérieures qui siègent au plus haut dans des fonctions dominantes sont plus que les autres incités par le diable à se jeter dans l’abîme par ambition.33
Cette leçon est mise en images narratives par Sidney. Par la défaillance du roi d’Arcadie,34 faute de cette élévation morale héroïque, trois princesses, dont l’héritière du trône, sont emprisonnées dans une forteresse par une princesse rebelle (et les prédicateurs élisabéthains rappelaient souvent la fermeté morale et les convictions religieuses de la souveraine semblablement enfermée au règne précédent). Elles sont soumises à toutes sortes de tentations, y compris contre leur foi, mais le roc de leur foi, la citadelle imprenable de leur vertu morale, les aidera à résister.35 Il faut lire l’idée protestante de la résistance dans le livre III de l’Arcadie.
La fin du Livre I de l’Arcadie introduit ce message de résistance protestante en s’inspirant de la Bible. En I Samuel XVII, 34-36 David raconte à Saül qu’il a tué un lion et un ours qui attaquait les troupeaux de son père et qu’il saura combattre les Philistins de la même façon. David berger puis guerrier puis roi est le modèle politique et religieux des deux princes quand ils tuent l’ours et le lion envoyés par une princesse rebelle, qui avaient fait irruption dans la retraite pastorale et menaçaient la famille royale. La Bible et les sermons protestants définissant la place du souverain et la conduite religieuse et politique de ses sujets éclairent la nature allégorique d’un épisode romanesque.
3. Interprétations des images symboliques
Je conclurai avec une analyse de l’image bien connue de la cire pour montrer la persistance de certaines représentations, mais aussi leurs avatars sur la longue durée. Les citations sont données dans la liste des citations sur la cire ci-après. Dans les Apophtegmes des Pères du Désert, fort lus au Moyen Age, on insiste avec cette image sur la nécessité de l’épreuve. Pour Clément d’Alexandrie, dont l’accent est typiquement néoplatonicien, l’âme doit se détacher des émotions, plaisirs ou douleurs, pour se détacher des contraintes du corps. Philon, plus subtilement, brouillait les cartes : il faut des sensations, ce que nia ensuite saint Augustin, influençant les interprètes ultérieurs. Johannes a San Geminiano semble très dichotomique, mais il souligne que la conscience est devant un choix. Pour Érasme ce choix apparaît, comme dans maints similia,36 comme heureusement clair et portant à l’optimisme. Citons deux prédicateurs dont on verra qu’ils reprennent l’image traditionnelle dont la prédication fut un puissant relais. Carpenter met classiquement l’accent sur la mémoire, mais cette mémoire est un vecteur théologique ; le premier enseignement doit venir de Dieu et donc des textes inspirés qui nous furent laissés ; c’est un protestant orthodoxe, de la variété pessimiste : le prédicateur doit montrer une insistance pédagogique de tous les instants. Abbot est au contraire étonnamment ouvert : il élimine l’axiologie élus/réprouvés, vices/vertus pour une vue optimiste de la parole unique diffractée en comportements humains pluriels sans condamnation. J’ai inclus Guazzo dans cette liste parce qu’il fut souvent dit qu’il a influencé Lyly, mais on voit que l’image peut être inspirée à Lyly par d’autres sources. Et j’en viens à cet auteur d’un récit très rhétorique qui est l’inventeur de ce qu’on a appelé l’euphuisme.37 Chez Lyly il y a comme toujours un débat, des joutes dialectiques, et en contexte la réponse du héros est insolente. Il faut avoir lu sur le sujet les interminables et innombrables discours parénétiques, pédagogiques, et ceux des œuvres de fiction, se souvenir du feu roulant des dialogues à la lourde morale dont on infligeait la lecture et la mise en théâtre aux adolescents pour en mesurer l’insolence et soupçonner qu’elle fut la raison du succès de l’œuvre en son temps. Shakespeare, à l’ouverture d’A Midsummer Night’s Dream, se livre lui aussi à une relecture ironique, car Hermia est tout sauf de la cire molle et je crois qu’il indique bien aussi que si les enfants se soumettent comme le répète le symbole de la cire, ils peuvent tout craindre. Avec Lyly et Shakespeare s’ouvre donc le débat sur les limites et les conditions de l’impression légitime. Ni leur position, ni celle d’Abbot ne sont encore caractéristiques, mais elles sont significatives.
Nous voyons donc une grande continuité des images mais tout un éventail d’interprétations. J’en conclus que les symboles sont pendant tous ces siècles et encore au XVIe siècle un véritable outil de réflexion et un ancrage pour l’argumentation.
Il y a cependant une évolution des signes et du sens qu’on voit nettement en lisant Lyly. On observe bien la parenté étroite de ses images avec celles des prédicateurs. On le voit avec l’image de la percée de l’eau et celle, inverse, de l’accroc. Elles disent, l’une que petit à petit une amélioration et un enseignement sont possibles, et l’autre au contraire que le désastre advient à la moindre faille :
Les faibles gouttes de pluie percent le marbre dur, des coups répétés viennent à bout du chêne le plus altier, une femme sotte peut avec le temps faire une brèche dans le cœur de l’homme telles que ses larmes y pénètrent sans résistance.38
Les pierres dures sont percées par de faibles gouttes, les grands chênes sont abattus par des coups répétés, le cœur de pierre le plus dur est attendri par des exhortations incessantes ou une persévérance constante.39
Le fin cristal est plus facilement rayé que le marbre dur, le hêtre très vert brûle plus vite que le chêne le plus sec, plus la soie est belle plus vite elle se salit, plus le vin est doux plus aigre il devient quand il tourne au vinaigre, une goutte de poison infecte toute une barrique de vin, une feuille de coloquinte corrompt tout le pot de porridge et le rend immangeable, une tache de fer gâte toute une pièce de mousseline.40
Toutefois, les parentés de formulation ne doivent pas occulter la réécriture critique à laquelle se livre Lyly. Il utilise les éléments constitutifs que sont les représentations symboliques des prédicateurs et leurs longues listes de preuves analogiques, mais il en change le contexte, le champ d’application et le message. Sous des dehors superficiels, il est le témoin d’une crise de la représentation. En cela il est porté par un mouvement plus général qui s’interroge sur l’analogie. Selon le credo analogique, on lit quelque chose du dessein de Dieu dans la création et la nature est au service de l’homme, au moins pour lui apprendre par des signes un sens ultime ; dans cette logique, le sort du monde est même lié aux comportements humains. Le plus souvent cette certitude s’exprime inlassablement chez les prédicateurs par une axiologie bien nette dont les ressassements de Bisse peuvent fournir un exemple extrême :
Nous étions balle et désormais nous sommes grain, nous étions scorie et désormais nous sommes or, nous étions corbeaux et désormais nous sommes colombes, nous étions boucs et désormais nous sommes brebis, nous étions épines et désormais nous sommes raisins, nous étions chardons et désormais nous sommes lys, nous étions étrangers et désormais nous sommes citoyens, nous étions prostituées et désormais nous sommes vierges, l’enfer était notre lot et maintenant le paradis est notre partage, nous étions les enfants de la colère, nous sommes les fils de la miséricorde.41
Mais on observe toute une gamme d’opinions dans les sermons à propos de la question essentielle : peut-on éduquer l’homme et le convertir ; quand tout est-il joué ? Carpenter a une vue négative et très traditionnelle de la curiosité liée à cet apprentissage.42 Pour Abbot au contraire, l’homme est par définition amendable.43 On évolue, de façon plus intéressante, vers une problématisation chez certains prédicateurs. Voici ce que dit Drant :
Car de même que quand le mûrier bourgeonne, il montre que le printemps est proche, comme la venue des hirondelles nous persuade que l’été est là, que les éclairs sont l’indice du tonnerre, la fumée celui du feu, un ciel clair qu’il fait beau, une douleur de côté indice de pleurésie, une faiblesse soudaine de maladie soudaine et le râle l’indice de la mort, de même je comprends qu’un mal va survenir et frapper la face de la terre. Néanmoins les arbres peuvent bourgeonner sans que vienne le printemps, les hirondelles voler sans que vienne l’été, la fumée se manifester en l’absence de feu, l’homme présenter une faiblesse sans maladie, une douleur de côté sans pleurésie, mais là où il y a tant de péché et si peu de repentir, là où la miséricorde de Dieu est si éprouvée et où il est si poussé à user de justice, il est inévitable que le mal descende frapper la terre.44 (Drant : D5)
Le prédicateur accumule des exemples qui tendent vers une démonstration, puis accumule d’autres exemples, mais ce sont les mêmes, qui annulent la première démonstration. Donc les signes oscillent entre une position et son contraire. Le savoir humain porte sur des signes faillibles, seule la logique divine du dessein de Dieu est sans faille, mais elle est au-delà de nous (quae supra nos nihil ad nos). Nous pouvons conclure que la réflexion sur la nature et l’homme devient plus aiguë et que Lyly en est le témoin comme Drant et plus que lui, curiosité qui interroge même si elle ne trouve pas de réponses.45 Si le symbolisme et l’analogie sont toujours des outils, non seulement rhétoriques mais aussi intellectuels, leur utilisation fait désormais problème. Les personnages de Lyly sont sûrs d’eux-mêmes, mais changent constamment de démonstration. Il y a dans leurs discours un trop plein d’images et d’images incompatibles qui restent dans leur vie (fictionnelle) surtout de l’ordre du virtuel. Les lecteurs pour leur part suivent tous ces assauts rhétoriques et perçoivent nécessairement la divergence de ces démonstrations. Lyly quant à lui, ce traducteur sournois, est un héritier rebelle, et probablement très conscient que la représentation symbolique et le raisonnement analogique faisaient partie des pratiques intellectuelles les mieux établies. C’est le témoin du scepticisme qui refait surface, le témoin aussi d’une vue positive de la curiosité qui interroge même si elle ne trouve pas de réponses :
Bien que plus on utilise le fer plus il brille, l’argent au contraire s’use et disparaît si on le frotte, bien que plus on arque le baliveau plus on pourra l’utiliser, au contraire plus on se sert de l’arc et on le courbe plus il s’affaiblit, bien que plus on piétine et on écrase la camomille, plus elle se développe, au contraire plus on touche et on manipule la violette plus vite elle se flétrit et sèche, la cire cède mieux et plus vite à l’empreinte ou au martelage que l’acier et on voit qu’il n’est aucune chose que n’est de contraire.46
Citations sur la cire
Les traductions sont de l’auteur.
*De même que la cire qui n’a pas été chauffée et malaxée ne peut recevoir le sceau qu’on lui imprime, de même l’homme qui n’a pas été éprouvé par les épreuves et les maladies ne peut contenir la puissance du Christ (Apophtegmes : vol. 1, 392)
*La volupté amollit le cœur comme de la cire parce que chaque plaisir et chaque douleur clouent l’âme au corps (Clément d’Alexandrie : Stromates XX, 108, vol. 2, 117)
*En nous l’intellect joue le rôle de l’homme ; la sensation, celui de la femme. Le plaisir aborde donc et fréquente en premier lieu les sensations ; c’est par elles qu’il abuse l’intellect directeur […] semblable à une cire, l’intellect reçoit les images qui lui viennent par les sens, et c’est par elles qu’il saisit les corps, puisqu’il en est incapable par lui-même [explication allégorique de la chute d’Adam et d’Eve] (Philon : §165-166, 253) + cf. Lyly : EE 328)
*La seule et même action de la chaleur solaire fait fondre la cire, dessèche et resserre la boue, mais autre est la qualité de la boue. [La même action qui s’est produite par l’intermédiaire de Moïse a révélé l’endurcissement de Pharaon et la docilité des Egyptiens qui mêlés aux Hébreux partaient avec eux.] (Origène: III, 1, vol. 3, p. 63)
*Tunc quoque fingenda est cera, id est componenda conscientia, quae scilicet velut cera ad diversas suscipiendas figuras vitiorum et virtuum est apta : Ps 22 Factum est cor meum, tamquam cera liquescens. (Johannes a San Geminiano [composé en 1300-1310] : Livre III ch. 11, p. 102v).
[La cire qui doit être façonnée, c’est (par analogie) la conscience qui doit être disposée étant telle la cire apte à recevoir l’empreinte des diverses figures de vices et de vertus. Mon cœur est devenu comme de la cire liquide].
*Ut sol lutum indurat, ceram liquefacit : Ita eadem oratio ab eodem dicta, hunc emolliet ad poenitudinem erratorum, hunc irritabit ad contumaciam (Érasme : 621F) ou Ita eadem oratio alios reddit meliores, alios deteriores, pro ingeniorum varietate. (608A)
[Comme le soleil durcit l’argile et fait fondre la cire, les mêmes paroles proférées par le même orateur amollissent le cœur de l’un et l’amènent à se repentir, et encouragent l’autre dans son obstination à mal faire, rend les uns meilleurs les autres pires selon les natures de chacun].
*God perceiving the mind of man to be either as hard to conceive that which is good as the adamant stone is to be pierced or as unable to retain in memory that which ought ever to be remembered, as the soft wax is to hold fast the image therein unsealed against the heat of the fire. [God makes Christians remember]. (Carpenter : B1)
[Dieu percevant que l’esprit de l’homme soit est aussi endurci pour concevoir ce qui est bien que la pierre diamant est dure à percer, soit au contraire que l’homme est incapable de conserver en mémoire ce dont il faut se souvenir tout comme la cire molle l’est de retenir l’image dont elle a pris l’empreinte quand cette cire est exposée à la chaleur du feu.]
*As the sun being one doth give light to many and doth harden the clay and yet soften the wax, and maketh the flowers to smell better, and dead carrion to savour worse, and cheereth the springing plants, and cherisheth other growing things, with an influence that cannot be described, so the word of God, uttered by one man, doth serve a multitude of great numbers and fitteth every one according to his need. (Abbot : 331)
[Comme le soleil pourtant unique donne la lumière à de nombreuses créatures, durcit l’argile tout en amollissant la cire, comme il accentue le parfum des fleurs et aggrave l’odeur des charognes mortes, comme il exerce une influence favorable à la poussée des plantes et la croissance de maintes autres choses au-delà de ce qu’on saurait en dire, de même la parole de Dieu, proférée par un seul homme, sert une immense multitude de croyants et donne à chacun d’eux ce dont il a besoin.]
*[L’enfant mal éduqué l’est par la faute du père] : He ought to accuse his own negligence, for that he hath deferred till evening to give him those instructions which he should have given him early in the morning, even together as it were with the milk of the nurse : not considering that in tender minds as it were in wax, a man may make what impression he list. (Guazzo : Livre III, 44)
[Le père devrait s’accuser de négligence, car il a différé jusqu’au soir de donner à son enfant les préceptes qu’il aurait dû lui donner tôt au matin de sa vie, pour ainsi dire avec le lait de sa nourrice, un tel père n’a pas pris en considération que dans un esprit tendre on peut faire l’empreinte souhaitable, comme dans de la cire.]
* Euphues, whose wit being like wax apt to receive any impression […] disdaining counsel, leaving his own country, loathing his old acquaintance [...] rashly ran into destruction. (Lyly : AW 11)
[Euphues dont le bel esprit était comme la cire perméable à toute empreinte, dédaigna les bons conseils, quitta son pays, répudia tous les liens du passé et se précipita vers sa perte sans aucune retenue.]
*Did thy parents made thee a wanton with too much cockering? Either they were too foolish in using no discipline or thou too froward in rejecting their doctrine […] Did they not remember that […] the tender youth of a child is like the tempering of new wax apt to receive any form ? (Lyly : AW 14)
[Tes parents en cédant à tes caprices t’ont-ils fait perdre toute retenue. Soit ils ont eu la sottise de ne pas user de discipline, soit tu as été rétif et tu as rejeté tous leurs enseignements. Ont-ils oublié que dans sa tendre jeunesse un enfant est flexible comme une cire nouvelle et peut recevoir toute empreinte.]
*[réponse de Euphues] : So many men, so many minds […] There is framed of the selfsame clay as well the tile to keep out water as the pot to contain the liquor, the sun doth harden the dirt and melt the wax […] perfumes doth refresh the dove and kill the beetle. (Lyly : AW18)
[À chaque homme son opinion. On moule dans la même argile la tuile qui protège de l’eau extérieure et le pot qui préserve un liquide, le soleil durcit l’argile et fait fondre la cire, les parfums redonnent force à la colombe et tuent le scarabée. ]
*To you your father should be as a god :
One that composed your beauties, yea, and one
To whom you are but as a form in wax
By him imprinted, and within his power
To leave the figure, or disfigure it. (A Midsummer Night’s Dream, I, 1, 49)
[Ton père devrait pour toi être un dieu, celui qui a composé ces beautés, un dieu pour qui tu n’es qu’une forme dont il a fait l’empreinte dans la cire, à lui le pouvoir de laisser la figure subsister ou de la défigurer.]