“Ninety per cent of artists are forgotten ten minutes after they’re dead” : ce constat que dressait Edward Hopper en 1965 (Levin 1984 : 23) se révèle fort heureusement inexact dans son propre cas. Alors que l’année 2017 a marqué les cinquante ans de la disparition du peintre, son héritage ne cesse de croître à en juger par le nombre de références à son œuvre dans différentes formes artistiques. Edward Hopper fait assurément partie de cette minorité d’artistes dont la contribution a intégré le patrimoine culturel mondial. Avec près de 800 000 visiteurs venus d’octobre 2012 à janvier 2013, la fréquentation record de la rétrospective Edward Hopper au Grand Palais à Paris témoigne également de l’intérêt du grand public pour une peinture réaliste qui se révèle aussi signifiante aux Européens qu’aux Américains.
Les textes rassemblés ici ont été présentés lors de la journée d’étude « Edward Hopper, 50 ans après : influence et héritage » organisée à l’université de Bourgogne par le Centre Interlangue TIL en avril 2017. Il s’agissait de s’interroger sur ce qui a assuré à la peinture d’Edward Hopper une telle pérennité et cette singulière capacité à s’imprégner dans la culture visuelle commune. Ce succès provient-il de l’absence de marques liées à son époque ? Est-il le fait d’un style aussi proche du réalisme que de l’abstraction invitant à une réflexion universelle sur la condition humaine ? S’explique-t-il par un contexte artistique plus favorable à l’émergence et à la promotion d’artistes américains sur la scène internationale ? Rappelons que le parcours exceptionnel de la peinture de Hopper a connu de nombreux obstacles : l’artiste n’a atteint le succès que tardivement et a souvent été marginalisé par ses choix picturaux à une époque où la figuration déclinait au profit de l’abstraction.
Ce sont pourtant ces mêmes images qui sont parvenues à résister à travers le temps par leur force expressive. Lecteur avide en anglais comme en français, amateur de poésie et cinéphile averti, Hopper s’est nourri d’influences multiples et son art porte la trace de cette richesse expressive en invitant à considérer ce qui est hors du cadre. À la fois originelle et conceptuelle, l’infinitude de l’œuvre de Hopper a intrigué une large communauté d'artistes et continue de s’étendre à travers l’empreinte de sa peinture dans différentes formes d’expression. Nécessairement liée à l’impression qu’a laissée la peinture de Hopper dans le cinéma, les arts visuels et la littérature, cette circularité d’influence est remarquée mais reste relativement peu étudiée. L’un des objectifs de la réflexion menée ici est de comprendre ce processus d’influence afin de distinguer l’héritage direct de Hopper d’échos plus lointains provenant d’une première assimilation, mieux décrit par l’adjectif « hopperesque ». Semblant déjà vues, les images de Hopper qui se « transmettent par incorporation » ne sont-elles pas, avant tout, des « images survivantes » telles que l’avance Georges Didi-Huberman à partir du concept de la vie des images définie par Aby Warburg (2002) ?
Car les images de Hopper ont bien vécu et contiennent de vivre pour illustrer tout ce qui, de près ou de loin, relève de l’américanité. Comme le remarque Pierre Fresnault-Deruelle, les tableaux de Hopper « servent d’amorces » (121) : elles abondent en premières de couvertures, envahissent les manuels scolaires d’anglais et décorent de nombreux objets du quotidien. La multiplicité des échos ne finit-elle pas par vider de leur sens les peintures originelles, laissant apparaitre les œuvres de Hopper comme des clichés d’une Amérique imaginaire ? Qu’en est-il de la multitude de romans, de poèmes, de films et de pièces de théâtre qui tentent de réécrire les tableaux de Hopper alors même que l’artiste présageait le caractère quelque peu futile de telles entreprises : “If you could say it in words there would be no reason to paint” (Eliot, 1956 : 38) ? L’esthétique de Hopper est-elle à ce point image du manque qu’elle mène forcément à une pulsion créatrice ?
Les contributions suivantes tentent de répondre aux multiples interrogations soulevées ici. Les quatre premiers articles questionnent la singularité de l’œuvre et de l’artiste et considèrent différentes pistes à travers des éléments intrinsèques afin de déterminer l’attrait unique de la peinture de Hopper.
Dans son article issu de la conférence plénière, Jean Kempf propose de prendre en compte l’influence de la critique ayant forgé une réputation mythique à l’artiste américain. En suggérant le terme d’« hyper-icône » pour désigner l’artiste lui-même, Jean Kempf interroge Hopper et son œuvre dans le contexte critique de son époque pour découvrir dans cette mythification le germe de l’exceptionnelle survie de ses images.
La réflexion menée par Richard Phelan situe l’origine de la singularité hopperesque au sein des peintures, dans le noyau abstrait qu’il met en évidence à travers ses propres manipulations. En sondant ainsi le cœur des toiles et leur composition, Phelan tente de définir ce qui voue l’art de Hopper à piéger le regard et à forcer l’imaginaire.
Sondant aussi la source du succès de l’œuvre, Pascal Bardet identifie le paradoxe d’une distanciation intime comme principe régissant la peinture de l’Américain. Par-delà la force expressive des tableaux, l’incommunicabilité prédomine et alimente les effets de réserve, de rupture et de silence. Ces tensions mises en évidence par Pascal Bardet modifient la perception spatio-temporelle des toiles de Hopper et c’est dans cet espace de l’entre-deux que sa peinture parvient à saisir le spectateur.
Filip Lipinski suggère d’observer les tableaux de Hopper à travers le prisme du quotidien. Partant de la définition proposée par Maurice Blanchot, Filip Lipinski examine la composition singulière des tableaux de Hopper et la manière dont ils opèrent afin de se projeter sur la perception du monde réel.
Les trois contributions qui suivent ces repérages ont, cette fois, pour point de départ les récits, littéraire, poétique ou filmique, déclenchés par la peinture de Hopper. A travers l’analyse des œuvres de Claude Esteban, de Peter Handke et de Dario Argento, basées sur l’œuvre de l’Américain, Marie Bourjea-Joqueviel, Alexandra Masini-Beausire et Nicolas Cvetko interrogent le potentiel transpictural de la peinture de Hopper et les conditions de réécriture d’un art résolument non-fini, si ce n’est infini.
Le recueil Soleil dans une pièce vide, constitué de quarante-sept poèmes en prose composés par l’Espagnol Claude Esteban en hommage aux tableaux d’Edward Hopper est l’objet d’étude de Marie Bourjea-Joqueviel. Elle interroge le processus de « traduction » opéré par Esteban et met en exergue les forces interprétatives et émotionnelles d’une écriture poétique initiée par la peinture.
Alexandra Masini-Beausire étudie la mise en récit de la peinture de Hopper par l’auteur autrichien Peter Handke. Intitulé La leçon de la Sainte Victoire, le roman de Handke se distingue par ses enjeux métafictionnels. En décrivant la rencontre de son protagoniste avec l’art de Hopper, Handke se centre sur la métamorphose du regard induite par la peinture de l’Américain. Le récit décrit les conditions dans lesquelles ce nouveau regard transforment à son tour l’écriture et la narration.
Le travail de Nicolas Cvetko clôt ce parcours de recherche à travers un exemple de réécriture filmique de l’esthétique de Hopper. Hors des sentiers battus des hommages cinématographiques fréquemment étudiés, Cvetko s’intéresse à Profondo Rosso réalisé par l’Italien Dario Argento en 1975. L’étude des cadrages et scènes directement empruntés à Hopper révèle les enjeux esthétiques d’une telle interférence picturale en interrogeant la disruption qu’elle cause.