Qu’il soit loué pour sa vie exemplaire jusqu’à être sanctifié ou qu’il soit rejeté parce qu’associé à la colonisation du Sahara, Charles Eugène vicomte de Foucauld, devenu Père de Foucauld, aujourd’hui Saint Charles de Foucauld, n’a pas fini d’étonner, de questionner et de diviser. Le parcours intellectuel et spirituel d’un homme aux nombreuses vies (officier de l’armée française, explorateur, géographe, ethnographe, religieux, linguiste et lexicographe), qui se présentait comme un « frère universel » témoin de l’amour de Dieu, ne peut en effet laisser indifférent.
C’est à l’initiative de trois spécialistes des dictionnaires, François Gaudin, Christine Jacquet-Pfau et Mahfoud Mahtout, que s’est tenu, le 1er décembre 2016 au Centre culturel algérien de Paris, le colloque international et pluridisciplinaire « Charles de Foucauld pluriel. Une vie, une œuvre, une postérité ». La date de la journée prenait place dans les célébrations du centenaire de la mort de l’ermite de Tamanrasset ; elle coïncidait même jour pour jour avec la date anniversaire de son assassinat. Les organisateurs appelaient de leur vœu, l’adjectif pluriel du titre le laissait entendre, la multiplication des approches et des perspectives grâce aux interventions de chercheurs venus d’horizons divers. Il s’agissait d’ouvrir la discussion autour d’un auteur aux multiples facettes – souvent complexes, parfois contradictoires ou sujettes à controverse –, et d’analyser une œuvre scientifique, notamment lexicographique, dont l’importance a été minorée par rapport à son action religieuse.
Il faut rendre grâce à François Gaudin, l’un des organisateurs, lui-même contributeur, d’avoir réuni une longue introduction et huit textes, et d’avoir agrémenté le tout d’un bref avant-propos et d’une bibliographie générale. La lecture de l’ensemble permet de se faire une idée de la qualité des communications de la journée et d’apprécier aujourd’hui la richesse des résultats.
L’intérêt pour Charles de Foucauld n’est pas nouveau et l’on peut même dire qu’il s’est accru avec le temps. Il ne faut en effet que quelques années, avec la publication d’un ouvrage très complaisant de René Bazin (Charles de Foucauld. Explorateur du Maroc, ermite au Sahara, 1921) et l’ouverture du procès en canonisation (1927), pour que se crée un réel engouement autour de l’auteur et de son œuvre. Dans le long texte qui introduit l’ouvrage, et qui correspond davantage à un article qu’à une introduction, Jacqueline Lalouette expose la manière dont s’est construite puis entretenue, de façon plurielle, la mémoire de Charles de Foucauld. Si sur le plan religieux, le patronage se comprend aisément grâce à l’empreinte spirituelle laissée par le missionnaire, sur le plan profane, elle paraît moins évidente. Jaqueline Lalouette rappelle qu’elle est pourtant bien réelle (il suffit de faire le recensement des nombreuses rues ou places qui portent son nom) et qu’elle est directement liée à la remarquable contribution de Charles de Foucauld à la science.
Ici se profile, sans être explicitée autrement que par la conjonction de coordination qui figure dans le titre des actes (lexicographe et missionnaire), la ligne de démarcation entre les cinq premiers articles qui analysent l’apport scientifique, en particulier lexicographique, et les trois articles suivants qui explorent plus largement l’action spirituelle et morale de Charles de Foucauld.
C’est en tant qu’excellent connaisseur de l’homme et de son œuvre (Charles de Foucauld moine et savant, 2009, Paris, Éditions du CNRS), que l’anthropologue Dominique Casajus invite le lecteur à suivre, à travers sa correspondance et ses fiches préparatoires, le cheminement d’un missionnaire, initialement chargé d’évangéliser les populations, devenu scientifique un peu par hasard. Il donne un aperçu du labeur d’un homme qui, parfois en proie au doute devant la difficulté de la tâche, parfois se trompant - ce qui ferait de lui, selon Casajus, un ethnographe plus qu’un ethnologue -, avance dans son travail lexicographique avec la même abnégation que celle que nécessite son apostolat.
Les linguistes Foudil Cheriguen et Mahfoud Mahtout traitent, dans deux textes distincts qui se suivent et se complètent parfaitement, de la complexité du travail l’élaboration du Dictionnaire touareg-français. Dialecte de l’Ahaggar tout en abordant la singularité de l’ouvrage. Les techniques de description à l’œuvre sont examinées à l’aune de la nomenclature, de la microstructure et de la macrostructure du dictionnaire. Foudil Cheriguen s’intéresse particulièrement aux innovations qui caractérisent le Dictionnaire. L’une des difficultés du lexicographe, et de surcroît celles du lexicographe autodidacte rédigeant un dictionnaire bilingue dans une langue-cible en cours d’apprentissage et qui ne connait pas, à l’époque, de réelles traditions lexicographiques, est de faire des choix. Qu’il s’agisse de celui de la méthode de transcription, du classement des entrées ou encore de la manière de définir les mots, les décisions qui ont été prises par Charles de Foucauld ont eu un impact sur la physionomie générale de l’ensemble. Selon Cheriguen, l’auteur a conféré à son dictionnaire une dimension encyclopédique qui le rapproche d’un dictionnaire culturel et, parce qu’il accorde une large place aux analyses grammaticales, il lui a également donné l’allure d’un manuel de grammaire. Mahfoud Mahtout, qui s’est penché lui aussi sur les spécificités du Dictionnaire, arrive aux mêmes conclusions. Après avoir évoqué les précurseurs de la lexicographie touarègue, il analyse le contenu exhaustif d’un article de la version abrégée du Dictionnaire publiée entre 1918 et 1920. Ses observations corroborent celles de Cheriguen.
Christine Jacquet-Pfau étudie quant à elle les conditions qu’il faut réunir avant d’envisager une édition contemporaine du Dictionnaire. La publication assurée par l’Imprimerie nationale (1951-1952) se présentant sous la forme d’un auto-manuscrit, une nouvelle édition présente de nombreuses difficultés que la spécialiste des dictionnaires examine en détail. Il est question des problèmes posés par l’introduction de plusieurs alphabets et des illustrations dessinées à la main par l’auteur, mais aussi des nombreux types d’abréviation (180 au total) qui nécessitent d’être harmonisées. Mais un autre problème se pose. Il concerne l’intervention de l’éditeur sur un texte qui comprend des marques d’enrichissements (soulignements, doubles soulignements) pour lesquelles il est nécessaire de trouver des alternatives et qui contient de nombreuses erreurs typographiques et graphiques.
François Gaudin s’intéresse à l’aspect social de la démarche lexicographique de Charles de Foucauld car elle a ceci de particulier qu’elle conserve encore certaines zones d’ombre. Les motivations de l’auteur restent en partie inexpliquées. Il n’a pas de véritables prédécesseurs. Le public visé n’est pas spécifié. Lorsque paraît de son vivant une esquisse du Dictionnaire, l’auteur demande que son nom soit effacé au profit de Motylinski qui fut son collaborateur durant deux ans. Si le goût du savoir demeure un moteur important, Gaudin voit dans l’entreprise de Charles de Foucauld une réelle motivation glottopolitique. Selon lui, le lexicographe souhaite préserver une civilisation mal connue en consignant sa langue, sa culture et ses traditions. L’immersion dans un monde qui n’est pas le sien fait de lui un étranger, pourtant l’œuvre ne semble pas contenir de jugement de valeur vis-à-vis de l’autre, y compris lorsqu’il est question de sexualité. Gaudin y voit l’éthique de l’homme d’Église pour qui l’autre est avant tout un prochain.
La question de l’altérité chez Charles de Foucauld constitue le fil conducteur qui relie les trois derniers articles. Maria Letizia Cravetto, qui a entrepris l’exhumation de nombreuses pages non destinées à la publication il y a quelques années de cela, les examine à la lumière de la question du mal. En retraçant le parcours de l’homme d’Église qui, amorçant la traduction de la Bible dans la langue touarègue devient « linguiste malgré lui », Rachid Ajaout et Soufiane Lanseur insistent quant à eux sur l’imprégnation de Charles de Foucauld par la culture touarègue, ce qui leur permet d’opérer une distinction entre ce qu’ils nomment « le mythe kabyle » et « le mythe foucaldien ». Selon eux, contrairement à l’acculturation à marche forcée des Kabyles commandée par les autorités coloniales sur le modèle d’un lointain passé romain, l’évangélisation que prône Charles de Foucauld passe par la spiritualité et nécessite une connaissance profonde de la langue. La lecture d’Abdelhak Zerrad est nettement plus sévère. S’il concède à Charles de Foucauld d’indéniables qualités scientifiques, il replace l’œuvre de Charles de Foucauld dans la vision ethnocentrée de son temps et il choisit de ne pas passer sous silence la stratégie discursive du lexicographe qui, selon lui, n’a jamais cessé de servir la propagande coloniale et par conséquent les intérêts de la France.
Les contributions qui composent l’ouvrage offrent au lecteur la possibilité de (re)découvrir le parcours de Charles de Foucauld, c’est-à-dire celui d’un homme dans toute sa complexité. Loin des débats passionnés, sans indulgence, avec lucidité, cette lecture roborative permet d’aborder une personnalité aux multiples facettes dont l’héritage spirituel et scientifique continue d’inspirer au-delà des frontières et des cultures.