Michael Lucken, L’universel étranger

Référence(s) :

Michael Lucken, L’universel étranger, Paris, Éd. Amsterdam, 2022, 380 p.

Texte

Michael Lucken, est professeur à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco, Paris). Historien et historien de l’art, il est spécialiste du Japon moderne.

Dans L’universel étranger, Michael Lucken entreprend de définir les conditions d’une véritable xénologie1, c’est-à-dire l’étude scientifique et générale des réalités étrangères. Le titre de l’ouvrage illustre à lui seul la manière dont l’auteur parvient à révéler les liens enchevêtrés entre les cultures et les civilisations avec un goût très sûr pour les ambiguïtés heureuses entre des notions contraires. L’universel est étranger et, à la fois, l’étranger est universel. La réversibilité des termes du titre, à la manière du ruban de Mobius, signale un univers où significations et interprétations s’entrelacent dans un jeu dialectique (p. 161, puis au chapitre 4, la figure de Janus s’ajoute aux symboles de la duplicité qui émaillent l’ouvrage).

Partant du constat de la difficile élaboration d’une version scientifique des études étrangères, il s’agit de poser les bases d’une conception du monde « foncièrement multifocale et interdépendante » (p. 19). L’ouvrage est structuré en quatre chapitres, chacun dédié à l’une des fonctions des études étrangères et ponctué par un point d’étape afin d’aboutir à l’épilogue dans lequel l’auteur définit les conditions d’une xénologie.

Tout d’abord, il s’agit de reconnaître et de décrire les visées de domination et de puissance traditionnellement à l’œuvre dans les études étrangères. Il s’agit également de montrer que la compréhension des réalités étrangères est limitée par le regard et les repères culturels de chacun. Comment un regard singulier, nécessairement situé, peut-il s’emparer de réalités extérieures et les comprendre sans les déformer par le prisme de ses propres repères culturels ? Lors de cette première étape, on apprécie les nombreuses références aux cultures chinoise, japonaise ainsi que la réflexion stimulante sur la langue. Le cheminement se poursuit avec la dimension critique des études étrangères. « Il n’est de véritable position critique que si l’observation des réalités étrangères se présente comme un moment d’affranchissement personnel et de retour sur soi. » (p. 165). Cette dimension critique, qui tend vers le général alors qu’elle est nécessairement singulière, débouche sur l’étape consacrée à la dimension universaliste des études étrangères. L’universalisme vise à embrasser la multitude des réalités étrangères pour atteindre une vision générale, mais, ce faisant, ne parvient pas à se départir d’un certain relativisme. Or, « relativiser le général conduit à le nier dans son essence (p. 239). Il en découle une ultime étape consacrée à la notion de métamorphose. Là encore, la réflexion sur la langue tient une place centrale. Plurilinguisme, diglossie, langue idéale universelle sont abordés et invitent à une xénologie dont le chiasme « dissocier le semblable, apparier le dissemblable » (p. 302) illustre le dessein.

Pour finir, l’étude scientifique des réalités étrangères prend la forme d’une nouvelle anthropologie que Lucken prend soin de différencier de l’anthropologie philosophique de Bruno Latour. La xénologie dont il est question est d’abord une pratique plutôt qu’une discipline et se préoccupe des « communautés d’humains malléables et agissants fondamentalement sociaux » (p. 311). Cette manière de prendre pour socle ce qui est labile n’est pas sans rappeler l’ens mobile héraclitéen, c’est-à-dire une philosophie du devenir qui conçoit l’être en tant que substance en perpétuel changement.

De cette trajectoire, faussement linéaire, on retiendra surtout les multiples chemins de traverse. Chaque chapitre peut se lire à la fois comme une étape partielle de la démonstration mais possède pourtant son unité singulière, à la fois en interaction avec ce qui précède et ce qui suit et témoignant à lui seul de la teneur générale de l’ouvrage. La forme et le fond se révèlent ainsi l’un l’autre, distincts et indissociables.

Notes

1 Le terme xénologie, dans le domaine des sciences sociales, fut inventé par l’ethnologue camerounais Léopold-Joseph Bonny Duala M’bedy et employé pour la première fois dans son ouvrage Xenologie. Die Wissenschaft vom Fremden und die Verdrängung der Humanität in der Anthropologie publié en 1977 (puis réédité en 2021) aux éditions Karl Alber. Dans ce contexte, la xénologie conçoit la connaissance des réalités étrangères comme la condition, pour une communauté humaine, de l’appréhension de sa propre culture. Retour au texte

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Référence électronique

Isabelle Morillon, « Michael Lucken, L’universel étranger », Savoirs en lien [En ligne], 2 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=395

Auteur

Isabelle Morillon

Université de Bourgogne, CPTC

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