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Avec l’idée d’universel, nous héritons d’un problème très ancien, qui prend ses racines dans l’Antiquité, où commence la longue discussion, dont l’une des ramifications prendra le nom de Querelle des Universaux. L’espace turbulent dans lequel l’universel s’affirme et se discute a trouvé ses premières expressions occidentales dans les échanges qui opposèrent Platon aux Présocratiques, puis Platon à Aristote, avant d’être prolongé par le christianisme et la pensée médiévale. Quelque peu délaissé par les Lumières, ou tout du moins posé autrement, le vieux problème de l’existence de l’universel et des universaux perdure et il s’est même réinvité dans notre modernité1.

Mais avec l’universel, nous héritons également de problèmes plus circonscrits, peut-être plus saillants, où les prétentions à l’universel sont soumises à de vives critiques. L’idée d’universel peut paraître piégée : n’est-elle pas, par exemple, le masque d’un projet colonial hégémonique ? Celui de représentations patriarcales qu’il faudrait questionner à partir de savoirs autrement situés ? N’aurait-il pas pour fonction de réduire au silence les voix minoritaires, qui ont alors besoin de trouver d’autres chemins d’expression2 ? Il semble en effet que le souci de l’universel soit pris dans une tension qui en assure la fondation autant qu’elle en menace parfois l’équilibre.

Les intentions qui animent l’esprit humain, l’horizon de ses ambitions et de ses espoirs, ne semblent pas devoir se satisfaire d’une vérité qui ne serait que locale ou partielle, d’une beauté qui ne saurait toucher que quelques-uns, en laissant les autres indifférents, d’un bien qui ne vaudrait pas pour toutes et tous, ou encore d’un mal qui ne les affecterait pas de la même manière. Sans céder à un relativisme facile qui le récuserait, ni à un universalisme qui le réaffirmerait sans le questionner, on peut (re)penser l’universel en lui préférant la notion de commun, ou d’en-commun, plus horizontale, impliquant mieux les exigences de la réciprocité, de la coappartenance et du partage.

Ce second numéro de la revue Savoirs en liens s’est ainsi proposé de rassembler et de confronter, certains aspects des discussions qui opposent et combinent l’universel et le singulier, en essayant de les envisager à partir d’un autre espace qui serait celui du commun.

L’article qui ouvre le numéro se saisit de la question de l’universel telle qu’on peut la rencontrer dans la pensée des Lumières. À partir d’un corpus de quatre textes sélectionnés dans l’ample somme éditoriale des Voyages imaginaires publiée par Charles Garnier à l’aube de la Révolution française et illustrant particulièrement bien l’enjeu utopique3, Martine Jacques introduit le lecteur dans la démarche de recherche d’un universel parfait, pensé comme une ouverture à une altérité libre et à la construction d’un universel humain large et accueillant, puis elle montre que l’universel émancipateur qui s’esquisse ne tient pas toujours ses promesses. Rempli de contradictions, l’universel a même tendance à rester refermé sur une idéalité tout occidentale.

Mesuré et questionné depuis l’Antiquité, l’universel est toujours au cœur des problèmes de notre modernité. C’est dans un prolongement historique que se place l’article de Mohamed Amine Rhimi. L’actualisation du problème se fait cette fois sur la base de la réflexion entreprise par le poète, romancier et philosophe martiniquais Édouard Glissant en interrogeant l’œuvre de Saint-John Perse. L’auteur rappelle comment, à partir d’une critique de l’universalisme généralisant de Perse, Glissant a pu proposer une pensée archipélique. Fruit d’une créolité généreuse, cette pensée a pour ambition d’être plus accueillante et plus attentive à l’altérité. Et l’auteur de conclure qu’en cela elle « s’inscrit diamétralement à l’encontre de la systématisation impérialiste ». De cet universel brisé et en éclats à partir duquel Glissant a fondé et nourri sa pensée, l’idée peut donc se réinventer.

D’un universel à un autre, s’établissent aussi des ponts qu’il s’agit de reconnaître. Tout en familiarisant le lecteur avec la pensée du linguiste Gustave Guillaume dans laquelle il inscrit sa démonstration, Peiyao Xong s’empare de la question de l’universel pour établir une analogie entre la psychomécanique du langage et la philosophie chinoise. L’originalité de la démarche permet à l’auteur de trouver dans la consubstantialité du Yin et du Yang, couple de forces fonctionnant de façon complémentaire et harmonique, base de la pensée taoïste, la même plénitude que celle l’on trouve dans le mouvement de balancier du tenseur du modèle guillaumien lorsqu’il oscille entre les catégories de l’universel et du singulier.

Sortir de l’universalisme est une entreprise autrement plus complexe. « Nous n’en finissons pas d’en finir avec l’universel » prévient d’emblée Alexis Piat. Après avoir rappelé comment la démarche philosophique de Deleuze s’insère dans un mouvement de refus de l’universalisme platonicien et avoir exposé les raisons d’une telle méfiance, l’auteur s’emploie à expliquer comment, stratégiquement, c’est-à-dire sans s’en débarrasser complètement, l’universel peut devenir l’arme la plus à même de combattre l’universel.

La recherche d’universaux linguistiques au sein des langues naturelles remonte à la philosophie antique. Coïncidant avec les premières tentatives de réflexion sur la langue, elle continue d’irriguer le travail des typologues à la recherche d’invariants linguistiques. Plus proches de nous, les jansénistes de Port-Royal ont initié l’idée d’une grammaire générale fondée sur la logique. Reprise par les générativistes en tant que faculté, mais dont l’acquisition fut débattue entre Piaget Chomsky, elle a motivé la recherche de structures inhérentes au langage. La métaphore comme figure analogique et comme procédé cognitif créateur est-elle assujettie elle aussi à la préexistence d’invariants cette fois d’ordre sémantique ? Convoquant tour à tour les linguistes ou philosophes qui ont envisagé de traiter le problème, Afifa Zaghouni fait le tour de la question.

La recherche de l’universel répond aussi à un besoin de trouver une langue commune. Avant d’envisager de traiter le point central de leur article qui est l’accès des migrants aux langues nationales européennes, Yulia Edeleva et Carmela Chateau-Smith rappellent combien la recherche d’une langue internationale fut au cœur de la réflexion sur l’intercompréhension linguistique, qu’il s’agisse de la volonté d’inventer une langue nouvelle comme l’esperanto (langue internationale auxiliaire) ou de la création d’une version simplifiée de la langue comme le Basic English. Selon les auteures, il reste beaucoup à faire du côté de l’intégration à la communauté linguistique, étape nécessaire à l’accès à la nationalité, en particulier dans l’amélioration des conditions d’accessibilité langagière à l’information.

L’article d’Isabelle Monin examine la notion de commun sur le plan linguistique et en particulier sur celui de la communication, en focalisant sa réflexion sur un genre particulier de communication écrite plutôt ordinaire mais peu envisagée jusqu’alors, celui entre l’École et la famille, le bulletin scolaire. On sait que l’étymologie possède de saines vertus. Dès l’introduction de son texte, l’auteure rappelle que communiquer et son dérivé communication ont pour étymon commun avec communier et son dérivé communion le verbe latin communicare et elle observe que les éléments cum-, com- (co-) sont associés à municus dérivé de munus « fonction, charge » dans la création de ces termes afin d’établir un pont vers commun. Le terme commun possède, c’est vrai, les mêmes éléments constitutifs que les quatre termes. La communication entre l’École et les familles du fait de la multiplicité de ses acteurs est sensiblement l’illustration d’une mise en commun. Les schémas de discours ne suffisent malheureusement pas à expliquer la communication à l’œuvre dans le bulletin scolaire (que l’auteure nomme l’épistolaire éducatif), ce pourquoi elle les remplace par un format énonciatif dés-égocentré plus approprié qu’elle crée pour l’occasion.

Ce numéro se clôt par l’étude détaillée d’un système associatif contemporain qui, dans la région de Grenoble, met à l’épreuve l’universel en l’expérimentant sous la forme d’ateliers hérités des mouvements ouvriers créés au début du xxe siècle. L’enquête sociologique de Pierre Le Quéau le mène à présenter une tentative originale de se dérober à une « société globale » et ouvre la voie à un commun qui se réinvente en permanence autour d’une pratique collective engagée notamment dans les questions de préservation de l’environnement.

On l’aura constaté, les contributions de ce numéro sont variées. Le foisonnement qui en découle provient de la variété des champs disciplinaires, des références, des corpus ou encore des périodes et espaces culturels examinés, mais aussi de la diversité des approches de l’universel tel que l’envisagent les chercheurs ou les auteurs qui l’examinent. Le lecteur y trouvera, on l’espère, matière à nourrir sa réflexion à partir de résultats qui se répondent ou se complètent. Les pistes sont nombreuses car l’universel est un concept qui interroge, que l’on cherche et qui se cherche.

Notes

1 Comme en témoignent dans ce numéro la discussion entre Platon et Deleuze commentée par Alexis Piat (voir infra) ou encore celle mentionnée par Pierre Le Quéau (voir infra) qui oppose Aristote et Castoriadis. Retour au texte

2 Voir infra l’étude de Mohamed Lamine Rhimi de la pensée archipélique de Glissant. Retour au texte

3 Du fait de leur singularité (voyages imaginaires romanesques vs merveilleux possédant une dimension fantastique plus marquée ; textes en langue française vs textes traduits) et de leur unité (« mises en scène concrètes, […] représentations de la mise en commun des objets, des coutumes, des activités »). Retour au texte

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Référence électronique

Hugues Galli et Jean-Luc Martine, « Introduction », Savoirs en lien [En ligne], 2 | 2023, . Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=364

Auteurs

Hugues Galli

Maître de conférences en linguistique française à l'université de Bourgogne

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Jean-Luc Martine

Maître de conférences en littérature française des xviie et xviiie siècles

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