Introduction
Défini comme l’ensemble de similarités existantes entre toutes les langues naturelles, le concept d’« universaux de langage »1 est un de plus controversé aujourd’hui. Les langues développent deux niveaux d’analyse : le plan de l’expression et le plan du contenu. Cette distinction remonte à la tradition structuraliste et poststructuraliste. Dans la théorisation saussurienne, la langue est considérée comme une « structure » : « La langue est une forme et non une substance2 » écrit Ferdinand de Saussure. En effet, la structure est immanente à la langue et aucun objet ne préexiste à son organisation. La forme semble indépendante de la substance mais l’inverse n’est pas vrai dans la mesure où la forme linguistique peut ne pas être manifestée par une substance linguistique. Paradoxalement la substance passe obligatoirement par la forme laquelle « représente les propriétés combinatoires des unités qui résultent de l’analyse des signes3 » qu’instaure toute langue dans sa substance.
La linguistique fonctionnelle a changé la donne en dépassant les postulats du structuralisme et de la glossématique4. Avec André Martinet, la langue a cessé d’être conçue comme un « existant objectal », c’est-à-dire comme la simple réalisation d’une pensée en une matière phonique où la substance est soumise aux structures de celle-ci. Désormais, la notion de « fonction » entre en jeu dans la dichotomie forme-substance ; la « structure » est conçue, dès lors, comme à la fois substantielle et formelle. En effet, dans la perspective fonctionnaliste5, les langues naturelles sont un instrument de communication en perpétuelle adaptation aux besoins communicatifs des locuteurs ; c’est ce qu’on appelle le principe de « pertinence communicative ». Celui-ci se fonde sur la « double articulation du langage » où les unités sont dotées d’une double valeur : distinctive (distinction entre phonèmes) et significative (distinction entre monèmes). Cette double substance : phonique (relative au phonème) et sémantique (relative au monème comme unité significative minimale) détermine le lien son-sens. En outre, les autres fonctions du langage paraissent aussi intéressantes, notamment les fonctions poétique et expressive, déterminantes quant au principe de la pertinence communicative.
Par-delà la question de ses multiples fonctions, l’enjeu de toute réflexion sur les universaux de langage se ramène à interroger non les contenus communs aux langues naturelles mais les « opérations » universelles de l’actualisation de la pensée à travers la matière phonique. C’est ce que Robert Martin dénomme les « conditions de pensée » qui posent avec force la nécessité de trouver une « logique universelle » du langage. Selon cette approche, qui s’inspire profondément de la philosophie du langage, il existe un lien entre lesdits « universaux cognitifs » (résultant des opérations universelles) et les universaux « grammaticaux » et « sémantiques ». La présente réflexion souhaite revenir sur cette notion d’universaux langagiers à travers la question de la métaphore qui, avec son potentiel de créativité lexicale, manifeste la fonction poétique du langage. Il va sans dire que la métaphore est partagée par plusieurs langues naturelles ; elle illustre le principe de la figuralité dans le langage. Elle a été traitée dans le cadre de la grammaire logique et la sémantique des discours pour comprendre le fonctionnement du langage en général : « acquérir la maîtrise de la métaphore exige qu’on en comprenne le fonctionnement et celui du langage tout entier.6 » affirme Paul Ricœur. L’observation de diverses approches de la métaphore : rhétorique (la théorie des tropes), sémantique (la théorie de la ressemblance et de la substitution) et pragmatique (la théorie des actes de langage) semblent y confirmer l’hypothèse de l’existence d’universaux langagiers car la « cohérence des opérations et des propriétés [communes aux langues naturelles] […] donnent à penser que la grammaire [et la sémantique] universelles existent7 » écrit Robert Martin.
Pourrait-on trouver une logique universelle du langage sur laquelle se fonde cette figure d’analogie permettant de dévoiler certaines de ses propriétés opérantes à l’échelle de l’universel ? Comment la sémantique et la pragmatique ont-elles appréhendé les spécificités de la métaphore avec ses deux variétés « in praesentia » et « in absentia » ? Quels universaux langagiers actualise-t-elle et comment contribue-t-elle à illustrer une représentation substantielle de la langue ?
Nous répondrons à ces questions en proposant une analyse détaillée d’exemples de métaphores extraits d’un texte de la littérature contemporaine à savoir le roman intitulé La fête de l’insignifiance8 de Milan Kundera9. Nous procéderons à une approche grammaticale et sémantico-pragmatique de ces exemples que nous classerons en deux typologies : les métaphores in praesentia et les métaphores in absentia. Nous montrerons que le mécanisme de créativité verbale propre à cette figure dispose d’universaux « grammaticaux » (liés aux notions de la prédication et de la modalisation) et « sémantiques » (relatifs à la question de la signification-référenciation). Nous soulignerons que l’hypothèse d’une conception substantielle de la langue part du principe de l’existence d’un lien indéfectible entre la pensée et le langage où la substance cesse d’être conçue comme extralinguistique ; elle devient plus importante que la forme quand il s’agit d’appréhender le langage dans sa réalisation figurale.
L’approche rhétorique des tropes soutenue par Pierre Fontanier10 repose sur une analyse sémantique centrée sur le mot, considérée comme unité de sens autonome. Le trope consiste à substituer au sens initial d’un mot un sens second dit figuré ou tropologique. L’approche linguistique se réfère, quant à elle, à la théorie de l’arbitraire du signe qui conçoit le mécanisme tropologique comme un seul signifiant admettant deux signifiés : le sens propre et le sens figuré. Elle écarte la théorie de la substitution selon laquelle le trope serait un simple changement du sens au niveau du mot ou un emploi particulier d’un terme dans des conditions spécifiques car, d’un point de vue sémiotique, il est difficile de concevoir un tel changement sans répercussions sur la définition codée du terme. Ainsi préfère-t-on parler non d’un changement du sens mais d’une signification tropologique. La grammaire philosophique des tropes, illustrée par les travaux de Michele Prandi, revient sur cette question en appréhendant la substitution dans les tropes en termes de « conflit conceptuel ». Le trope est la superposition d’une double structure divergente en une même unité. Le « conflit conceptuel » peut se manifester à tous les niveaux de la réalisation de la langue ; il met en jeu des fonctions linguistiques et grammaticales admettant un sens inférentiel. En d’autres termes, il s’agit d’une structure formelle et substantielle où le support du « conflit conceptuel » se localise dans des configurations grammaticales et fonctionnelles, parfois spécifiques à chaque famille de tropes :
La spécificité des tropes réside […] dans la connexion spécifique et systématique entre l’imposition d’un seuil minimum d’inférence, la présence d’un conflit conceptuel dans l’articulation de l’énoncé, la localisation grammaticale et fonctionnelle de ce conflit, et la forme interne que sa grammaire lui confère. Autrement dit, la spécificité du trope nous renvoie aux paramètres structuraux de son articulation linguistique, qu’il s’agira maintenant d’envisager en tant que critères attribuant au travail d’interprétation de chaque famille de trope un seuil minimum spécifique […]11
Selon la nomenclature rhétorique de Pierre Fontanier la métaphore est un « trope en un seul mot » fondé sur une logique d’analogie, à l’encontre des tropes en « plusieurs mots » comme la métaphore filée ou l’allégorie qui sont des figures macrostructurales. Nous avons procédé à une classification typologique des métaphores recensées dans le texte de Milan Kundera. Cette classification est opérée en termes de métaphores in absentia et de métaphores in praesentia en fonction de diverses configurations linguistiques que celles-ci présentent. Nous proposons d’abord une analyse grammaticale et sémantico-pragmatique de celles-ci avant d’examiner les universaux langagiers.
Approche grammaticale et sémantico-pragmatique de la métaphore
Les métaphores in praesentia
Dans les métaphores in praesentia, les deux termes d’analogie sont explicités. D’après les spécialistes, les métaphores en « être » dites aussi « métaphores attributives » constituent un cas majeur de cette typologie.
Soit l’exemple suivant :
(1) « Staline, c’est le Lucifer du siècle » (La fête de l’insignifiance, 2014, p. 43)
Pierre Cadiot propose de schématiser cette structure grammaticale attributive comme suit « X est N ». Cette schématisation est renforcée dans cet exemple par l’emphase « ce ». Selon les sémanticiens, il y a une relation d’identité ou d’équivalence dérivée de la comparaison « X est comme N ». En revanche, les grammairiens préfèrent parler non pas d’identité mais d’identification12, parce que le terme identité peut laisser penser à l’existence préalable d’un lien de ressemblance entre les deux termes rapprochés X et N dans cette construction grammaticale. En effet, il n’y a dans cette métaphore aucune relation sémantique préconstruite entre les deux termes posés parce que X (Staline) ne saurait appartenir à N (Lucifer) ; par ailleurs, seule la syntaxe impose que l’objet auquel renvoie X soit classé dans la catégorie désignée par N.
Selon la sémantique interactive, on pourrait localiser le foyer métaphorique (ou focus)13 dans le terme Lucifer. Ce terme convoque un système des « lieux communs » associés à un imaginaire collectif partagé par une communauté discursive donnée. Cette métaphore est grammaticalement correcte mais elle présente un « conflit conceptuel » fondé sur une impertinence sémantique. Elle sélectionne quelques traits sémiques au détriment d’autres dans le foyer-métaphorique de façon à formuler une certaine vérité sur le sujet Staline. En effet, Pierre Cardiot distingue dans les métaphores prédicatives en « être » les jugements d’appartenance et les jugements de conformité qui sont liés à la question de la validation référentielle. Celle-ci détermine le rapport d’appartenance qui s’établit entre N et X.
[La métaphore en être] se confond avec un jugement analytique (ou aussi synthétique a priori) d’appartenance à une classe préconstruite de référent. Les énoncés analytiques et synthétiques a priori sont jugés tels parce qu’on les valide en termes de validation référentielle ou par assignation anticipée à la construction d’un certain champ référentiel14.
Dans les jugements d’appartenance, il y a une « allégation d’identité catégorielle, c’est une identité stricte par appartenance15 » et dans les jugements de conformité, il y a une attribution de caractéristiques « locales » et « contingentes » selon les formules de Cardiot. Ce sont des prédications déliées de tout engagement ontologique. À notre avis, la métaphore « Staline est le Lucifer du siècle » ne relève ni du jugement d’appartenance, ni du jugement de conformité. Il s’agit plutôt d’un totémisme ; en effet, les totémismes sont des jugements d’appartenance dans certaines sociétés comme on dit, par exemple, qu’un « Humain est un crocodile ou un lézard16 ».
Cadiot introduit dans son interprétation des métaphores prédicatives la notion de la saisie intensionnelle et extensionnelle. Le terme métaphorique « le Lucifer du siècle » est doublement spécifié par le déterminant défini anaphorique « le » et le complément déterminatif « du siècle ». La spécification du référent joue un rôle essentiel dans la lecture de la métaphore. Plus le degré de spécification est précis plus la lecture métaphorique est improbable. La lecture métaphorique, à cause du déterminant qui actualise le référent, est liée à « un parcours interne, intensionnel de N »17. La métaphore prédicative est un effet second de la saisie intensionnelle liée à la question de la détermination. On parle paradoxalement d’une saisie extensionnelle relative au déterminant zéro. L’absence de détermination rend le référent virtuel, la saisie est dite extensionnelle parce qu’elle est externe au référent.
Dans l’exemple (1), comme la saisie est intensionnelle, l’interprétation doit s’appuyer sur une extension définie par le concept « Lucifer ». La métaphore évoque des attributs de conformité comme « terrifiant », « maléfique », « légendaire », « ennemi du Bien », etc. Dans cette tentative d’attribution, il y a des caractéristiques qui sont promotionnelles et qui s’imposent dans le terme prédiqué « Lucifer » qui n’est évoqué que comme l’emblème d’un archétype. Ainsi les caractéristiques promotionnelles sont-elles (arché)typiques. Dans cette métaphore prédicative, la validation référentielle, sous-entendant une analogie implicite entre « Staline » et « Lucifer », serait se ramener au paradigme déjà constitué de l’archétype de Lucifer. Selon l’approche de John Searle18, l’énonciation métaphorique dans ce cas recouvre un éventail important de sens dont on a énuméré quelques-uns ci-dessus. Le locuteur dit que « S est P 19» mais exprime métaphoriquement un nombre infini de sens : « S est R1 », « S est R2 ». Cette métaphore est dite ouverte parce qu’elle passe par le sens littéral de la phrase pour parvenir au sens de l’énonciation métaphorique.
Les métaphores in absentia
Dans les métaphores in absentia, un des deux termes de l’analogie est absent. Dans les textes littéraires, ces métaphores sont très employées de façon à déployer un système de métaphoricité alimentant le sens du texte.
Soit les exemples suivants extraits du même texte :
(2) « Mais dès qu’il vit le visage souriant du médecin, il comprit que la mort s’était désinvitée » (F. I., 2014, p. 17)
(3) « Hélas, quand Kalinine [un personnage fictif] se retrouvait dans le petit cercle de ses camarades lors des pauses, personne n’était prêt à applaudir son urine » (F. I., 2014, p. 41)
(4) « L’atmosphère froide du matin rend encore plus orphelin ce paysage sans charme » (F. I., 2014, p. 51)
(5) « […] il faut l’aimer l’insignifiance, il faut apprendre à l’aimer. Respirez D’Ardelo mon ami, respirez cette insignifiance […] » (F. I., 2014, p. 139)
La métaphore in absentia ne fonctionne pas comme une comparaison pourtant le rapport d’analogie demeure implicite puisqu’un seul élément de la relation analogique est actualisé en contexte. Cet élément est un terme non littéral dans un contexte littéral. Il est malaisé de comprendre littéralement comment la mort se désinvite. Serait-il concevable d’applaudir l’urine de quelqu’un, de rendre un paysage orphelin ou de respirer l’insignifiance ? Dans ces structures, il y a toujours une tension entre une relation grammaticale qui présuppose la compatibilité sémantique des termes pris littéralement et un terme foyer-métaphorique ; ce qui opère une rupture isotopique avec le reste du contexte littéral. On peut se référer dans la lecture interprétative de ces énoncés métaphoriques à l’approche pragmatique de John Searle.
Ce philosophe détermine plusieurs principes d’interprétation des actes de langage. Le septième principe concerne la métaphore in absentia, il s’applique « à des cas simples qui ne sont pas de la forme “S est P”, mais qui sont des métaphores relationnelles ou appartenant à d’autres formes syntaxiques, comme celles qui s’appuient sur un verbe ou un adjectif attribut20 ». La relation entre le sens littéral de la phrase P et le sens métaphorique de l’énonciation R est de prime abord une relation d’incompatibilité sémantique où s’associent des réalités concrètes à d’autres abstraites. Dans cette nouvelle configuration syntaxique des métaphores in absentia, « la tâche de l’auditeur est de passer, non de “S est P” à “S est R” mais de “S relation PS’” à “S relation RS’”21 ». Pour accéder aux sens possibles de ces métaphores en se basant sur ce principe, le lecteur doit chercher les propriétés partagées et sous-entendues qui pourraient exister entre le sens de la phrase et le sens de l’énonciation :
[L]e travail de l’auditeur est de trouver une relation (ou une propriété) qui soit semblable à la relation ou à la propriété qui sont exprimées littéralement dans l’expression métaphorique P, ou qui soit associée à elles par un quelconque autre lien ; et les principes ont pour fonction de lui permettre de choisir cette relation ou cette propriété en lui indiquant l’aspect sous lequel peuvent se ressembler ou s’associer d’une manière quelconque les relations P et R22.
Certains théoriciens pensent que la métaphore in absentia doit être relativement conventionnelle, son interprétation nécessite la mobilisation des compétences linguistiques, culturelles et évaluatives du sujet décodeur. Dans (2) et (4), la lecture métaphorique est assurée grâce aux compétences rhétoriques et idéologiques. C’est la compétence linguistique qui nous a permis de construire ces inférences. Ainsi les personnifications portées par le verbe désinviter et le substantif orphelin font de la mort une personne indésirable et d’un paysage naturel morose un orphelin. Dans (3) l’image d’applaudissement d’une prouesse, associée à la trivialité dans son aspect le plus bas, devient un acte ridicule. L’exemple (5) « Respirer l’insignifiance » est un modèle construit sur le modèle de la métaphore lexicalisée « Respirer la liberté ou respirer un air libre ». Le noyau sémique de l’item lexical respirer est exploité dans un nouveau paradigme péjoratif.
L’approche grammaticale et sémantico-pragmatique que nous avons adoptée montre que le mécanisme de formation propre à la métaphore s’appuie sur l’existence de deux types d’invariants qu’on pourrait considérer comme des « universaux ». Le premier est l’« universel cognitif » relatif à la logique d’analogie sous-tendant cette figure de discours. Les seconds sont des « universaux langagiers » liés à deux aspects majeurs : la prédication-modalisation qui justifie les « universaux grammaticaux » et la signification-référenciation qui justifie les « universaux sémantiques ».
Les universaux grammaticaux et sémantiques dans la métaphore : vers une représentation substantielle de la langue
Universaux grammaticaux et sémantiques dans la métaphore
L’hypothèse de l’existence d’une grammaire universelle repose sur les notions de la prédication et de la modalisation. En effet, l’ordre de la prédication est considéré comme une propriété universelle à toutes les langues naturelles. Toutefois, étant donné le caractère ductile du langage, la logique de la prédication est associée à une logique de modalisation qui précise les conditions des affirmations.
Selon Robert Martin, la forme élémentaire dans la grammaire universelle consiste à associer un modalisateur M à un prédicat P et les arguments a de façon à avoir M (Pa). Cette logique de la prédication est souvent perturbée dans la métaphore qui pourrait exploiter les « opérations translatives » pour passer d’un premier ordre ayant le statut d’infra-ordination (soit l’ordre canonique de la prédication verbale : sujet + verbe + complément) à un second ordre ayant le statut de supra-ordination (en recourant à d’autres « parties du discours » par des mécanismes variés comme la dérivation, ou la nominalisation, etc.). La métaphore pourrait encore déjouer la valence prédicative de manière à transgresser la contrainte linéaire des énoncés en modifiant la relation orientée des arguments. Ces deux mécanismes-pivots (d’opérations translatives et de valence prédicative) montrent la ductilité du langage ; ils sont surtout employés dans les métaphores in absentia où l’absence d’un élément de l’analogie a une répercussion sur l’ordre de la prédication et la linéarité de l’énoncé.
Ces deux universaux grammaticaux vont de pair avec les universaux de la modalité qui jouent sur les « opérations référentielles ». Ces opérations consistent à transformer un prédicat en argument grâce à l’ancrage extensionnel ou intensionnel qui assortit l’argument d’un mode d’existence à un autre, généralement associé à un ancrage déictique et de la situation d’énonciation propre à P(Ma). Tel est le cas de la métaphore prédicative « en être » traitée dans l’exemple (1) où la saisie intensionnelle participe à la spécification du référent. En outre, les « opérations référentielles » sont liées à des « opérations vériconditionnelles » renvoyant à la théorie d’« univers de croyance » comme on l’a déjà expliqué à propos du « totémisme » dans le même exemple. En effet, la notion d’« univers de croyance » apparaît comme un universel langagier dans la mesure où elle aborde frontalement la question de la signification et de la vérité vs la fausseté des énoncés. Selon Robert Martin, il s’agit de « l’ensemble des propositions qu’au moment où il s’exprime, le locuteur tient pour vraies (et par conséquemment celles qu’il tient pour fausses) ou qu’il cherche à accréditer comme telles.23 » C’est l’image d’un univers U auquel renvoie son discours, celui-ci inclut le monde réel de ce qui est et de tout ce qui pourrait être, c’est-à-dire des mondes potentiels. Ainsi l’univers de croyance recouvre-t-il le « monde réel » et des « mondes possibles ».
Les universaux sémantiques reconduisent l’hypothèse de trouver les principes d’une sémantique universelle. Par-delà le concept grammatical d’« opérations référentielles et vériconditionnelles », cette sémantique envisage l’hypothèse nominaliste du langage qui fait que tout concept est un produit de la pensée. Les concepts sémantiques ne proviennent pas des formes de la culture mais ils sont élaborés par ce que la philosophie du langage appelle la lingua mentalis24. En revanche, la référence au monde est incontournable car ces concepts, issus de la pensée ne peuvent être totalement déconnectés du monde. Cette problématique soulève la double question de la signification et de la référenciation dans le langage qui amènent indubitablement à réinterroger la nature formelle et substantielle des signes linguistiques.
En effet, selon l’approche philosophique de Paul Ricœur, la signification dans la métaphore « est portée par une structure spécifique, celle de la proposition, laquelle enveloppe une opposition interne25 » entre le pôle d’identification singulière des termes prédiqués et des termes prédicables. La métaphore repose sur cette attribution du caractère au sujet. C’est cette prédication qui dérange et qui crée le décalage par rapport à la norme. La signification potentielle d’un énoncé métaphorique est la résultante de l’action contextuelle sur le mot-foyer : « nous sommes ainsi préparés à admettre que si l’effet de sens que nous appelons métaphore s’inscrit dans le mot, l’origine de cet effet de sens est dans une relation contextuelle qui met en interaction les champs sémantiques de plusieurs mots26 ».
La signification dans la métaphore est une signification émergente découlant de l’innovation sémantique, laquelle se signale par un écart, une déviance par rapport à une norme déjà établie. Or le sens dans une métaphore est un sens figuré. Comprendre une métaphore, c’est saisir ce sens figuré du lexème ou du terme-foyer avec le reste du contexte qui a provoqué selon Ricœur une « violation logique » qui constitue l’écart par rapport à la norme. C’est dans cette mesure que ressurgit, de nouveau, la nécessité de recourir à la construction d’image associée à la métaphore laquelle sous-tend un rapport d’analogie qui sert à restaurer la violation logique produite. Ricœur parle d’imagination productrice qui dispose d’un travail de synthèse pour générer le sens complet. Cela repose, entre autres, la question du sens et de la référence dans la métaphore.
Le véritable enjeu de ce que ce philosophe appelle la métaphore vive est d’avoir une référence au monde qui est une référence au second degré. Dans la métaphorisation, le renvoi au monde s’effectue sur deux moments : il passe d’abord par sa négation pour être ensuite réaffirmé. Ainsi pour percevoir le terme métaphorique comme tel dans les exemples analysés supra comme « Staline est le Lucifer du siècle » ou « rendre un paysage orphelin », il faut constater la différence entre l’usage référentiel des termes « Staline », « paysage » et l’usage figural. C’est ce que la linguistique de l’énonciation appelle « les référents discursifs et textuels »27. Le référent n’est pas forcément un objet du monde mais un objet textuel reconstruit par l’interprétant de la métaphore.
À ce référent discursif (qui peut bien entendu être totalement fictif : le concept de référent n’implique pour nous aucun présupposé d’existence), le récepteur doit nécessairement avoir accès pour identifier le trope éventuel, accès qui peut être direct ou indirect (et c’est alors le cotexte qui assume entièrement la tâche de reconstruire le référent textuel)28.
Le constat de cette opposition entre référence au monde et référence au texte produit, selon les termes de Paul Ricœur, une sorte de « pause dans le dispositif référentiel 29». Il y a d’abord un éloignement du monde, qui fait qu’on cesse de penser aux référents discursifs comme des êtres réels, puis un retour au monde grâce à « l’imagination productrice et génératrice de sens30. » Ainsi est-il possible de penser à l’homme Staline en tant que Lucifer et à un paysage morose comme orphelin. C’est dans cette mesure que la métaphore apporte une certaine vérité sur le monde.
Ceci dit, comment les universaux grammaticaux (universaux de prédication et de modalisation) et sémantiques (la signification et la référentiation) participent-ils à édifier une conception substantielle de la langue ?
Qu’est-ce qu’une conception substantielle de la langue ?
La question d’« universaux langagiers » puise son origine dans l’opposition entre forme et substance, déjà définie par Saussure et approfondie par Hjelmslev. La théorisation saussurienne du langage, fondée sur la notion des dichotomies, accorde une importance primordiale à la linguistique du signe. Selon lui, la substance résulte de l’articulation entre deux « masses amorphes » qui sont le « son » et la « pensée ». Étant donné qu’elle n’est pas forme, la substance n’entre pas dans le système de dépendances constituant la structure de la langue.
La glossématique de Louis Hjelmslev prétend dépasser la définition du langage comme « système de signes ». Celui-ci développe une double structure indépendante ; celle de « l’expression » et celle du « contenu » autour de laquelle s’articule la substance :
Le langage n’est donc pas un système de signes dans le sens conventionnel dont on a tant abusé [dans la théorie de Saussure], il se constitue comme une double implication de structures hiérarchiques indépendantes, celles de l’expression et du contenu31.
La substance n’est pas la « matière » phonique dans son aspect matériel. Elle est articulée à ce double niveau de l’expression et du contenu à l’aide de la forme qui ne sert que du support pour manifester cette articulation :
La substance, qui est à distinguer de la « matière », du support physique ou psychique de nature non linguistique, est articulée, à l’aide de la forme, tout aussi bien sur le plan de l’expression que celui du contenu : il existe donc une forme de l’expression et une forme du contenu32.
En glossématique, l’opposition de la forme et de la substance s’applique tant au signifiant qu’au signifié, faisant partie aux deux plans de l’expression et du contenu. Désormais, le signe linguistique est doté de quatre strates :
Le premier niveau du contenu : la substance du contenu (= le sens) + forme du contenu (= le signifié).
Le deuxième niveau de l’expression : la substance de l’expression (= le signifiant) + la forme de l’expression (= le son).
La langue compose ses formes à partir de ces deux substances amorphes qu’elle combine pour avoir des signes. La distinction universelle de forme vs substance a été à l’origine de la distinction entre la « structure » et la « combinatoire » qui a donné l’articulation entre chaîne paradigmatique et chaîne syntagmatique. Celle-ci recouvre, selon Robert Martin, la sémantique (liberté du lexique sur l’axe paradigmatique) et la grammaire (contraintes syntaxiques sur l’axe syntagmatique). Il en résulte l’hypothèse de l’existence d’« universaux grammaticaux et sémantiques », voire d’une grammaire et d’une sémantique « universelles ».
D’un autre point de vue, cette hypothèse a été posée dans la philosophie du langage de Ludwig Wittgenstein à propos du problème de la « symbolisation ». En effet, la syntaxe et la sémantique jouent un rôle essentiel dans la détermination de la signification d’un énoncé dès que sont connues les significations des mots qui le composent. C’est dans ce cadre global que devrait être interrogée la métaphore car il s’agit de savoir ce qui est pensable et exprimable dans le langage qui se réalise sur les deux plans : référentiel et figural. En effet, la signification soulève un double problème à savoir : le « sens » et la « référence » dans les combinaisons de symboles, d’après Wittgenstein :
(1) les conditions du sens, plutôt que du non-sens dans les combinaisons des symboles ; (2) les conditions d’unicité de signification ou de référence dans les symboles ou combinaisons de symboles. Un langage logiquement parfait a des règles de syntaxe qui exclut le non-sens, et a des symboles individuels qui ont toujours une signification unique et définie33.
La référenciation dans la théorie de la symbolisation est abordée à travers la notion de « jugement » logique en termes de « vérité » vs « fausseté » qui explique comment l’image est un modèle de la réalité dont les objets doivent correspondre aux éléments de celle-ci.
Dans l’image et dans le représenté quelque chose doit se retrouver identiquement, pour que l’une soit proprement l’image de l’autre. Ce que l’image doit avoir en commun avec la réalité pour la représenter à sa manière – correctement ou incorrectement ‒ c’est sa forme de représentation34.
Il y a une relation représentative interne entre la langue et le monde référentiel. Le langage sert à communiquer une image fortement représentative de ce monde à travers ce que ce philosophe appelle le « fait » qui pourrait être simple ou complexe. Le monde serait parfaitement décrit quand les objets qu’il contient seront complètement dénommés par des « faits » dans des propositions et représentés par des signes. Ceci dit, l’enjeu dans l’interprétation de la métaphore réside, en effet, dans ce triple rapport entre image-signification et référence. « Tout a lieu sur le plan du langage – un langage, qui dans la mesure où il est métaphorique, devient à tout égard une “méthode pour construire des images”35 » explique Paul Ricœur.
Il en découle que les universaux grammaticaux et sémantiques dans la métaphore sont en lien avec ce triple rapport image-référenciation-signification comme nous avons déjà essayé de le montrer. C’est dans ce cadre que ces universaux contribuent à édifier une conception substantielle de la langue où les signes linguistiques résultent de la combinaison entre forme vs substance de l’expression + forme vs substance du contenu. C’est pourquoi les approches pragmatique et sémantique de la métaphore reviennent sans cesse sur le lien épistémologique entre signe-référent-sens et introduisent la question en termes de « signification tropologique » où la forme vs substance de l’expression (le son-signifiant) renvoie par inférence à une forme vs substance du contenu (signifié-sens second ou dérivationnel). La superposition de plusieurs sens (sens premier et sens inférentiels) dans la métaphore dite « ouverte » selon la terminologie de Searle et « vive » selon Ricœur est le mécanisme générateur qui alimente la substance dans la langue. Nous pensons que c’est de la sorte que la métaphore exploite la ductilité du langage et participe à sa fonction poétique.
Le débat sur le concept d’« universaux langagiers » semble dépasser la linguistique générale et entrer dans le domaine de la philosophie du langage car il s’agit, primordialement, d’expliquer comment un concept naturel (les langues naturelles) peut se réclamer de l’universel (le langage) et de montrer que la diversité substantielle des langues pose problème, à maints égards, quant à la dénomination même de ce concept universel. Selon Robert Martin, la linguistique générale doit expliquer la diversité des langues naturelles remplissant essentiellement la fonction de la communication. Cette théorie est renforcée par l’approche psychomécanique du langage l’envisageant comme une double structure sémiologique et psychologique.
Le véritable enjeu de toute réflexion sur les universaux du langage est de repenser les faits de paroles en lien avec les faits de pensée. C’est dans cette perspective que nous avons considéré la métaphore, comme dotée d’un potentiel de créativité verbale servant à exprimer la pensée d’un locuteur sur une vérité du monde. Nous avons montré que celle-ci développe des universaux grammaticaux (liés à la prédication et à la modalisation) et sémantiques (relatifs à la signification et à la référenciation) qui participent à édifier une conception substantielle de la langue. Avec le structuralisme et la glossématique, la forme signifiée et signifiante est plus importante que la substance, considérée comme extralinguistique. En revanche, dans la linguistique fonctionnelle et générale, la substance devient primordiale car elle est au cœur de toute réflexion sur la relation représentative entre le langage et la réalité.