L’universel en psychomécanique du langage

  • Universal in psychomechanics of language

DOI : 10.58335/sel.324

Résumés

Le questionnement sur la notion d’universel et celle de commun concerne largement les recherches linguistiques, littéraires, géographiques et philosophiques ; néanmoins, la question se pose de savoir comment nous comprenons lesdites notions en psychomécanique du langage de Gustave Guillaume. Dans cette présente étude, nous allons accorder une attention toute particulière à la notion d’universel du point de vue psychosystématique : en premier lieu, nous étudierons les mouvements d’universalisation et ceux de singularisation que conçoivent les architectures de la langue française ; en second lieu, nous éluciderons la consubstantialité de l’universel et du singulier au prisme de la logique ainsi que de la philosophie ; en troisième lieu, nous chercherons à redéfinir, mutatis mutandis, l’universel et le singulier qu’impliquent les mouvements mentaux tout en profitant des principes Yin-Yang. Qui dit universel dit singulier, l’apport guillaumien desdites notions dans la psychomécanique du langage enrichit bel et bien les analyses sur nos mécanismes mentaux, ce qui nous permet d’observer, de manière cognitive, les mécanismes du langage dans leur profondeur.

The questioning of the notion of universal and that of common largely concerns linguistic, literary, geographical and philosophical research; nevertheless, the question arises as to how we understand these notions in the psychomechanics of language of Gustave Guillaume. In this present study, we will pay particular attention to the notion of universal from the psychosystematic point of view: firstly, we will study the movements of universalization and those of singularization that the architectures of the French language conceive; secondly, we will elucidate the consubstantiality of the universal and the singular through the prism of logic and philosophy; thirdly, we will seek to redefine, mutatis mutandis, the universal and the singular implied by mental movements while taking advantage of the Yin-Yang principles. Who says universal says singular, the Gustave Guillaume’s contribution of the said notions in the psychomechanics of language does indeed enrich the analyzes of our mental mechanisms, which allows us to observe, in a cognitive way, the mechanisms of language in their depth.

Plan

Texte

Introduction

Au sens guillaumien, nos systèmes cognitifs nous permettent d’avoir une pensée proprement dite qui n’est pas véhiculée par le langage, et le langage n’intervient que pour sauvegarder et exprimer la pensée1. Gustave Guillaume l’a précisé :

La pensée existe en nous, agit en nous, indépendamment de la langue, mais ce n’est que sous la saisie linguistique que nous en savons opérer qu’elle se fait lucide et, comme réfléchie sur un [miroir], devient dans notre esprit un objet livré à notre considération2.

Le langage apporte à la pensée la puissance de sauvegarder la puissance acquise, qui est celle de son état construit, et d’accroître cette puissance. À la racine de cette opération et de sa particularité, il y a la lucidité humaine – la lucidité propre à l’espèce humaine3.

En d’autres termes, c’est la pensée qui traite nos besoins énonciatifs, or ce n’est pas le langage qui décide de nos opérations mentales. L’intervention du langage révèle le fait que la pensée a envie de se saisir elle-même ; grâce à l’intervention de celui-là, la pensée proprement dite peut se résoudre en signes linguistiques. D’où l’affirmation suivante d’Annie Boone et d’André Joly :

On n’exprime qu’à partir de ce qui a été préalablement représenté : en formule simplifiée : langage = représentation (langue) + expression (discours). La langue représente le langage puissanciel, conditionnant à l’endroit du discours, parlé ou écrit, qui est du langage effectif4.

Dans la perspective de la psychomécanique du langage, l’acte de langage n’est qu’une ordination mentale : d’une part, il relève, à l’aune des neurosciences cognitives, de la transition des signes électrophysiologiques aux signes symboliques ; d’autre part, il relève, à l’aune de la psychologie cognitive, de la transition du « système prévisionnel5 » – d’« un ensemble de “conditions de concevabilité”6 » ou de la langue7 selon la terminologie de Gustave Guillaume – au langage effectif – au discours selon la terminologie de celui-ci. Olivier Soutet a élucidé la dichotomie guillaumienne langue-discours en la rapportant à la dichotomie saussurienne langue-parole :

À la différence de Saussure, qui établit la dichotomie de la langue et de la parole sur la base d’une approche complexe du langage, selon les cas sociologique, psychologique ou purement métathéorique, la distinction de la langue et du discours sur laquelle Guillaume construit sa démarche linguistique est de nature essentiellement psychocognitive. Au discours la momentanéité, à la langue la permanence, au discours la variété des effets de sens pour un même signifiant, à la langue le signifié abstrait, transcendant à l’endroit desdits effets de sens, au discours la variété et l’apparence de l’asystématicité en convenance avec ce que Guillaume nomme la suffisance expressive, à la langue l’unité d’une systématicité procédant d’une cohérence profonde8.

En clair, l’ensemble de l’acte de langage réunit celui de représentation et celui d’expression, le premier relève du traitement proprement psychique au niveau de la langue, et le second désigne le traitement phonétique au niveau du discours. L’ordination aphysique appelle, l’ordination physique répond9.

De plus, d’après Gustave Guillaume, les différentes particularités sémantico-syntaxiques du signe constituent un système continu dans nos espaces mentaux, et la caractéristique diacritique du signe dérive d’une position prise sur ledit système continu. C’est la raison pour laquelle la psychomécanique du langage de Gustave Guillaume s’appelle aussi la linguistique de position. Qui dit transition dit changement de position, l’approche guillaumienne s’attarde largement sur le changement de position, lequel se traduit par un va-et-vient constant entre les deux « pôles attractifs10 », à savoir l’universel et le singulier. Le mouvement de singularisation et celui d’universalisation constituent ce que Gustave Guillaume appelait tenseur binaire radical, celui-ci relève du fondement de l’ordination mentale :

Le tenseur binaire intervenant à tous les niveaux du langage comme opérateur de structure, le jeu du tenseur, sous des argumentations changées, s’y rencontrent partout. On s’est introduit fort avant à une connaissance approfondie – non superficielle, non restreinte aux apparences sensibles – de la structure du langage, si l’on sait, en tout lieu du langage que ce soit et sous toutes les argumentations limitatives qui en peuvent être en divers lieux, reconnaître le jeu, mécaniquement invariant, du tenseur binaire radical. Point n’est, en linguistique structurale, de savoir plus précieux11.

[…] la relation en cause dans le langage est toujours, en tous lieux du monde, celle du très grand qu’est l’universel et du très petit qu’est le singulier. Le langage n’accepte jamais qu’en lui cette relation soit rompue. Aussi réplique-t-il à une tension particularisante par une tension généralisante, et à une tension généralisante par une tension particularisante. Les deux tensions sont partout en vis-à-vis. Aussi a-t-on donné au mécanisme de leur successivité obligée, le nom de tenseur binaire radical et reconnu, dans ce tenseur, l’opérateur universel de la structure du langage.

Le mécanisme du tenseur binaire radical […] représente le mouvement naturel de l’<esprit> […]12

Soit figurativement :

Tableau 1 : Le mouvement de singularisation et celui d’universalisation qu’implique le tenseur binaire radical de Gustave Guillaume13.

Tableau 1 : Le mouvement de singularisation et celui d’universalisation qu’implique le tenseur binaire radical de Gustave Guillaume13.

Dans ce contexte, l’objectif de cette étude est non seulement d’éclaircir le terme universel en linguistique guillaumienne, mais aussi de chercher à le comprendre via d’autres pistes épistémologiques. Comment comprenons-nous la notion d’universel en psychomécanique du langage ? Pour y répondre, notre étude s’organise ainsi : en premier lieu, nous aborderons l’universel et le singulier dans la genèse14 mentale du mot ainsi que dans les architectures de la langue française ; en second lieu, nous nous engagerons à expliquer la consubstantialité de l’universel et du singulier de manière logique et philosophique ; enfin, nous nous efforcerons d’esquisser de nouvelles terminologies pour les mouvements mentaux.

Universel versus singulier

L’universel dans la genèse du mot en français

Le français, une langue pourvue de morphologie, ressortit à une langue à mots. Si le français permet à son locuteur de transmettre la pensée et que les matières formelles – l’écriture – n’interviennent que pour noter les énoncés, c’est parce que la production des énoncés se réalise successivement par le processus de la représentation à l’expression en passant par la rencontre des matières notionnelles et des matières formelles. Il n’existe, de ce fait, pas nécessairement de lien intime entre la pensée et l’écriture.

Au cours de la genèse du mot, la nécessité du croisement des matières notionnelles et des matières formelles s’explique par le fait que la genèse d’idée et celle de forme se réalisent séparément mais successivement, d’où les deux grandes phases successives : l’idéogénèse – la genèse d’idée – et la morphogénèse – la genèse du mot. La première phase relève d’une opération de discernement allant de l’universel que conçoit le pensable15 au singulier que conçoit une idée particulière, alors que la seconde phase ressortit à une opération d’entendement allant du singulier que véhicule une idée en cause à l’universel que véhicule une partie de langue16 ; la première opération nous permet d’obtenir le concept du mot, c’est-à-dire le signifié de puissance17, alors que la deuxième opération nous impose la forme et la particularité grammaticale du mot, c’est-à-dire le signifiant de puissance au niveau phonologique.

Pour être plus précis, tout en s’inspirant des mouvements du pendule, Gustave Guillaume a suggéré qu’il existerait quatre battements entre l’universel et le singulier au cours de la genèse du mot :

En thèse générale le mouvement qui va de l’universel au singulier constitue par sa nature, qu’il se présente initial ou réitéré, une opération de discernement : il s’agit de distinguer au sein d’un ensemble contemplé une chose particulière contenue sur laquelle s’arrête l’esprit et qu’il isole de toute autre, afin de la considérer séparément.

Quant au mouvement qui va du singulier à l’universel, il constitue par sa nature une opération d’entendement. Il vise à reverser dans l’universel, aux fins d’intellection généralisatrice, le particulier qu’on en a abstrait et qui, en conséquence, ne s’y trouve plus – de sorte que l’universel contemplé, plein au premier battement, apparaît vide au troisième et ne peut plus, dès lors, être particularisé qu’au titre de sa forme.

Voici le tableau des battements :

1er : vers l’universel servant de départ à la pensée ;
2e : vers le singulier. Résultat : formation abstractive de l’idée particulière qu’exprime le mot ;
3e : vers l’universel, derechef, en fonction de la position antécédente. Résultat : généralisation indéterminée (non spécifiée du mot, respectant la particularisation acquise ;
4e : vers le singulier, derechef, en fonction de la position antécédente. Résultat : substitution à la généralisation indéterminée acquise d’une généralisation déterminée (spécifiée).

Au quatrième battement achevé, la genèse mentale du mot est close. Tout le possible s’est accompli : à partir de l’universel le mot s’est constitué abstractivement en idée particulière ; l’idée particulière a été reversée à l’universel informe et l’universel informe a finalement pris forme18.

Autrement dit, le premier type d’opération nous invite à nous déplacer de l’universel au singulier dans le but d’extraire une matière notionnelle particulière du pensable – c’est le cas du deuxième battement – ou d’extraire une matière formelle spécifiée contenant une matière notionnelle particularisée – c’est le cas du quatrième battement – ; alors que le second type d’opération nous conduit à nous déplacer du singulier à l’universel dans le but de concevoir le pensable – c’est le cas du premier battement – ou d’embrasser les catégories préétablies mais non spécifiées de la langue tout en gardant la matière notionnelle particularisée – c’est le cas du troisième battement.

Il n’en reste pas moins vrai que, au cours de la genèse mentale du mot en français, l’universel s’explique par la généralisation indéterminée du « système prévisionnel19 » qui peut satisfaire à tous nos besoins énonciatifs, et que, à l’inverse, le singulier se traduit par la généralisation déterminée d’une idée proprement psychique ou d’une forme véhiculant une matière notionnelle particularisée.

L’universel dans le système du nombre en français

Nous envisageons le nombre des objets du monde soit d’une manière amorphe, soit d’une manière quantifiable. Le point de vue amorphe conduit au substantif continu, c’est-à-dire à la pluralité interne ; a contrario, le point de vue quantifiable s’oriente vers le substantif discontinu, c’est-à-dire vers le singulier ou la pluralité externe.

Dès lors, en français, en ce qui concerne la matière formelle du substantif, nous avons le singulier et le pluriel ; et pour ce qui est de la matière notionnelle du substantif, nous avons la pluralité interne, le singulier et la pluralité externe. Il semble que Gérard Moignet n’ait pas expliqué, mentalement parlant, la raison de la priorité de la pluralité interne par rapport au singulier et à la pluralité externe20, nous l’expliquons de manière cognitive.

La catégorisation relève d’une des capacités de la cognition humaine ; de plus, les recherches sur l’éthologie cognitive prouvent que les singes comprennent les fonctions de catégoriser et abstraire :

L’aptitude des singes à la catégorisation est également bien établie par de nombreuses études. L’animal sait reconnaître un être humain, un serpent, un oiseau, indépendamment de sa forme ou de sa couleur précise. S’il a vu une grenouille verte, il saura reconnaître le même animal si on lui présente une grenouille grise ou marron. Des tests précis démontrent sans conteste cette capacité à identifier un individu singulier, nouveau et différent à partir d’un type général21.

Bien que les singes ne soient pas comparables aux hommes, nous comprenons que la capacité cognitive de catégorisation nous aide à extraire une notion abstraite sans prendre en considération explicitement son nombre. Autrement dit, avec l’aide de la catégorisation, l’homme cognitif envisage d’abord les objets du monde comme telle ou telle autre espèce concevant une pluralité interne, et nous prenons ensuite en compte, si la condition nous le permet, l’unité et la pluralité externe d’une espèce. D’où le graphique suivant :

Tableau 2 : L’ordination mentale des nombres22.

Tableau 2 : L’ordination mentale des nombres22.

De gauche à droite, nous allons tout d’abord du point de vue global intégré au point de vue global intégrant, c’est-à-dire du point de vue global fort au point de vue global faible ; et, nous nous déplaçons ensuite du point de vue local intégrant au point de vue local intégré, c’est-à-dire du point de vue local faible au point de vue local fort.

La première tension de l’ordination mentale des nombres s’explique par la pluralité interne. Morphologiquement parlant, d’un côté, le substantif peut impliquer la pluralité interne sous la forme du singulier. Par exemple, le mot farine, étant un substantif massif, conçoit la pluralité interne, et volaille, étant un substantif considéré comme collectif, implique l’ensemble des oiseaux domestiques. De l’autre, le substantif peut véhiculer la pluralité interne sous la forme du pluriel. Par exemple, fiançailles souligne l’ensemble des étapes de la cérémonie accompagnant une promesse solennelle de mariage. De plus, il existe des substantifs qui se comprennent d’une manière composite. Par exemple, un livre peut posséder plusieurs tomes ou volumes.

La deuxième tension de l’ordination mentale des nombres s’explique par le duel, c’est-à-dire par la pluralité interne constituée de deux éléments plutôt symétriques. Morphologiquement parlant, d’une part, le substantif peut impliquer le duel sous la forme du singulier, tels que culotte, lorgnon, pantalon ; d’autre part, le substantif peut impliquer le duel sous la forme du pluriel, tels que chaussettes, jumelles, lunettes.

La troisième tension de l’ordination mentale des nombres s’explique par le singulier. Cette tension rassemble des substantifs comptables, tels que garçon, arbre, fleur.

La quatrième tension de l’ordination mentale des nombres s’explique par la pluralité externe. Cette tension réunit aussi des substantifs comptables, tels que voitures, journaux, choux.

En clair, du point de vue psychosystématique, le système mental du nombre en français se constitue d’un mouvement de singularisation et d’un mouvement de généralisation, c’est-à-dire d’un mouvement allant de l’universel au singulier et d’un mouvement allant du singulier à l’universel. De cette représentation, découle le fait que, dans le système mental du nombre en français, l’universel se comprend par la pluralité des êtres, et que, inversement, le singulier s’entend par l’unicité des êtres.

L’universel dans le système de la personne verbale en français

Morphologiquement parlant, la personne est incidente aux verbes en français : dans le temps in posse23, c’est-à-dire au mode quasi-nominal du verbe, la personne est absente ; néanmoins, dans le temps in fieri et dans le temps in esse, c’est-à-dire au mode subjonctif et au mode indicatif du verbe, la personne est présente. Cependant, il faut remarquer que, au mode infinitif du verbe, la matière notionnelle de la personne est présente, elle est virtuelle et parfois indifférenciée. L’exemple « Pratiquer un sport est bon pour la santé » s’adresse à tout le monde, or il n’intéresse pas une personne en particulier. La forme en -ant et le participe passé du verbe doivent chercher leur support personnel en dehors du verbe, la matière notionnelle de la personne est bien déterminée selon le contexte, comme dans les exemples « Pierre sort en portant un sac à dos », « Après avoir dîné, Pierre est sorti ». Il n’en reste pas moins vrai que c’est Pierre qui constitue le support. Après tout, en français moderne, l’incidence de la personne aux verbes s’explique par l’accord des désinences personnelles. Par exemple, au mode subjonctif, nous avons je parl-e, tu parl-es, il / elle parl-e, nous parl-ions, vous parl-iez, ils / elles parl-ent ; au mode indicatif, nous avons je parl-e, tu parl-es, il / elle parl-e, nous parl-ons, vous parl-ez, ils / elles parl-ent. Ce pseudo-chiasme – pronom, verbe, désinence – prend le verbe comme centre de symétrie, le pronom appelle, la désinence correspondante répond.

Le langage implique obligatoirement un support fondamental, parce que nous ne cessons de parler des êtres ou des choses liées aux êtres, d’où la nécessité de la personne dans le langage. C’est la raison pour laquelle Gustave Guillaume a affirmé : « La personne est universellement le support que se cherche, plus ou moins tôt ou tard en langue ou en discours, l’apport de signification dont fait usage le discours24. » En effet, la personne cardinale, appartenant à la personne de troisième rang, est absente de l’interlocution ; comme une personne substantivée, la personne cardinale relève d’une personne de langue. Alors que les personnes ordinales concernent les êtres impliqués dans l’acte de langage, y compris le sujet parlant – c’est-à-dire la première personne –, le sujet écoutant – c’est-à-dire la deuxième personne – et le sujet physiquement absent – c’est-à-dire la troisième personne – etc., il n’en reste pas moins vrai que les personnes ordinales relèvent des personnes de langage.

Traditionnellement, nous estimons que la première personne est celle qui parle, que la deuxième personne est celle à qui nous nous adressons et que la troisième personne est celle dont nous parlons. Néanmoins, Gustave Guillaume n’était pas satisfait desdites définitions. Selon lui, ces définitions ne se cantonnent que dans la dimension des relations discursives, or elles ne s’intéressent pas à la dimension des contenus discursifs. D’où son affirmation suivante :

La distinction […] d’une personne locutive qui parle, d’une personne allocutive à qui l’on parle, et d’une personne délocutive de qui l’on parle, est, certes, d’une exactitude absolue ; il n’en pourrait, vu la simplicité des faits observés, être autrement. Mais cette distinction, toute exacte qu’elle est, présente les choses d’une manière incomplète. La personne locutive n’est pas seulement la personne qui parle ; elle est, de plus, celle qui, parlant, parle d’elle. De même, la personne allocutive n’est pas seulement la personne à qui l’on parle ; elle est, de plus, la personne à qui l’on parle d’elle. Seule la troisième personne est vraiment une, n’étant que la personne de qui l’on parle25.

En effet, la personne doit se définir non seulement en fonction des rôles que jouent les participants de l’allocution, mais aussi conformément aux axes dont nous parlons. Dès lors, la personne locutive est celle qui énonce des idées concernant elle-même, la personne allocutive est celle à qui nous nous adressons ainsi que celle dont nous parlons, et la personne délocutive est celle dont nous parlons.

À dire vrai, de la personne locutive à la personne délocutive en passant par la personne allocutive, nous nous déplaçons du « Moi26 » au « Hors-Moi27 » de manière expansive. Il n’en reste pas moins vrai que le « Moi » constitue le centre de l’allocution ; plus nous nous éloignons du point de départ qu’est le « Moi », moins nous sommes impliqués dans l’allocution. Soit figurativement :

Tableau 3 : Le système mental de la personne verbale en français28.

Tableau 3 : Le système mental de la personne verbale en français28.

D’après ce schéma, le mouvement de singularisation commence par la personne d’univers « IL1 » qui est peu ou prou amorphe en matière de sa notion, et montre, de ce fait, plutôt sa particularité grammaticale que sa particularité sémantique. Par exemple, « Il neige », « Il semble qu’il fasse beau demain », « Il est arrivé un accident ». Ces usages n’ont rien à voir avec une personne différenciée, ils concernent des événements d’univers.

Ensuite, le mouvement de singularisation finit par la personne précise « JE », laquelle constitue aussi un lieu où le mouvement de généralisation se déclenche. Si le « JE » connaissait une expansion de manière quantitative, alors nous arriverions à la première personne du pluriel « NOUS ». La notion de « NOUS » implique obligatoirement un processus cognitif où la personne locutive cherche à entrer en relation avec une personne qui lui est extérieure ou avec des personnes qui lui sont extérieures. Dans ce cas-là, la personne locutive ne parle plus d’elle-même, or elle parle de plusieurs personnes, y compris elle-même. D’où la formule suivante : « NOUS » = « JE » ⬄ « TU » ou « JE » ⬄ « IL(S) » ou « JE » ⬄ « TU » ⬄ « IL(S) »29. Si le « TU » connaissait une expansion de manière qualitative en termes de distanciation relative, nous arriverions alors à la deuxième personne « VOUS » de politesse. Si le « TU » connaissait une expansion de manière quantitative, alors nous arriverions à la personne « VOUS » au pluriel. La notion de « VOUS » au pluriel se traduit par le lien qui s’esquisse entre la personne allocutive et la personne délocutive ou les personnes délocutives. En l’occurrence, la personne locutive parle de la personne allocutive ainsi que de la personne délocutive ou des personnes délocutives. D’où la formule suivante : « VOUS » = « TU » ⬄ « IL(S) ».

Enfin, le mouvement de généralisation se termine par un lieu lointain où se trouve le « IL(S) », le « ELLE(S) » et le « ON » qui renvoient généralement à des personnes absentes de l’allocution. Le « ON » conçoit normalement une image de la troisième personne du singulier, or il peut verser, de manière centripète, dans la notion de « NOUS », de « TU », voire de « JE ».

En résumé, le mouvement de singularisation nous oriente, de manière centripète, vers la personne locutive qui est une personne précise ; à l’inverse, le mouvement de généralisation nous conduit, de manière centrifuge, à une personne absente de l’allocution, donc peu ou prou imprécise. Dans ce cas-là, le pôle de l’universel peut s’expliquer par l’indifférenciation ; en revanche, le pôle du singulier peut s’interpréter par la différenciation.

L’universel dans le système de l’article en français

L’article est un mot vide de substance, c’est-à-dire une particule grammaticale dépourvue de sens à elle seule, le système de l’article est, ipso facto, à l’état virtuel avant de rencontrer le substantif ; mais l’article consiste à actualiser le substantif, il véhicule une matière notionnelle lorsqu’il est accompagné d’un substantif. Gérard Moignet l’a ainsi décrit :

Actualisateur du substantif, l’article n’a, de soi, ni genre, ni nombre, ni cas, mais il possède la virtualité de ces catégories formelles à titre provisionnel, dans l’attente de la substance qui, elle, les possède dans le plan de la langue (du moins, dans le cas où l’article est le support d’un substantif de langue ; dans les autres cas, il conserve son caractère proprement neutre). Cette virtualité se manifeste par la variation morphologique de l’article en genre et en nombre (et aussi en cas, en ancien français), qui sont genres et nombres d’accord, et c’est justement l’article qui porte les marques les plus claires, sémiologiquement, du genre et du nombre du substantif. Matérialisation de la personne cardinale du substantif, l’article assume les catégories formelles qui s’attachent à la personne cardinale, le genre (les trois genres), le nombre (les trois nombres), le cas (unique). Comme l’extensité du substantif, qu’il définit, est de l’ordre du continu, la pluralité externe, qui, elle, concerne le discontinu, est celle d’un substantif préalablement défini en extensité avant d’être pluralisé30.

En l’occurrence, l’article appelle et le substantif répond en lui assignant une matière notionnelle en genre et en nombre ; l’article ressortit, de ce fait, à « […] un substantif sans substance31 », c’est-à-dire à un substantif dépourvu de matière notionnelle descendant directement du monde extérieur. Selon Gustave Guillaume, le système mental de l’article en français comprend l’article défini le et l’article indéfini un, soit figurativement :

Tableau 4 : Le système mental de l’article en français32.

Tableau 4 : Le système mental de l’article en français32.

Gustave Guillaume l’a précisé :

Les deux mouvements – celui attribué à l’article un, d’approche du singulier par éloignement de l’universel, et celui, antithétique, attribué à l’article le, d’éloignement du singulier en direction de l’universel – trouvent l’un et l’autre dans l’article qui les symbolise une expression intégrale. Dans la langue, l’article un représente l’entier du mouvement qui se propage de l’universel au singulier, et l’article le l’entier du mouvement engagé à partir du singulier et développé ad infinitum en direction de l’universel. Cette représentation intégrale est le fait de langue qu’il ne faut pas confondre, on va le voir, avec le fait de discours.

Le rôle du discours, dans le cas des deux articles, est de les faire servir non pas à la saisie entière du mouvement que chacun d’eux symbolise dans la langue et dont ils représentent en indivision tous les instants, mais à la seule saisie effective d’un instant précoce ou tardif, choisi parmi les instants consécutifs que comprend le mouvement entier33.

Le sous-système UN implique un mouvement de particularisation : en saisie 1, l’article un se trouve à la tension généralisante, comme dans cet exemple « Un enfant est toujours l’ouvrage de sa mère34 », où nous pouvons remplacer un par tout ou mieux encore par un quelconque ; en saisie 2, l’article un se situe à la tension particularisante, comme dans l’exemple « Un agneau se désaltérait…35 », où, en l’occurrence, on veut mentionner un être particulier. Bien sûr, selon Olivier Soutet, entre la saisie 1 et la saisie 2, il est possible d’en saisir une tension non universelle et non particulière, comme dans l’exemple « Pierre veut épouser une Portugaise36 », c’est-à-dire que Pierre veut épouser une femme quelconque à condition qu’elle soit une Portugaise.

Le sous-système LE comprend un mouvement de généralisation : en saisie 3, l’article le siège à la tension particularisante, comme dans l’exemple « Sire, répond l’agneau,…37 », où l’article sert à désigner un être particulier ; en saisie 4, l’article le arrive à la tension généralisante, comme dans l’exemple « L’agneau est le symbole de la douceur38 », où l’article sert à mentionner une espèce sans prendre en considération un être particulier. D’après Olivier Soutet, entre la saisie 3 et la saisie 4, il est encore possible d’en saisir une tension non universelle et non particulière, comme dans l’exemple « De l’endroit où vous vous trouviez, avez-vous vu l’homme s’enfuir ? (question d’un enquêteur au témoin d’un crime)39 », il s’agit d’un homme particulier mais indéterminé.

Néanmoins, conformément au principe de la dissimilitude des isomorphes terminaux de Gustave Guillaume, dans le tenseur binaire radical, l’universel de départ est de nature différente de celui d’arrivé :

[…] dans le tenseur binaire radical, la parité des extrêmes, si approchée soit-elle, est déficiente, la relation du terme final et du terme initial étant celle d’une égalité sous tous les rapports, moins un excepté […] ; le retour au dépassé est, nonobstant l’accession à l’isomorphie, une impossibilité. C’est en vertu de ce principe que, dans le tenseur binaire radical, non seulement est respectée, ainsi qu’on l’a dit plus haut, la relation fondamentale [A1 → B1 / B2 → A2] [c’est-à-dire : saisie 1 → saisie 2 / saisie 3 → saisie 4 (voir le tableau ci-dessus)], mais que, de surcroît, s’y trouve a minima satisfaite la condition [A1 → A2] [c’est-à-dire : saisie 1 → saisie 4 (voir le tableau ci-dessus)]40.

Dès lors, selon Gustave Guillaume, la tension de généralisation n’est pas simplement la réitération, par retour en arrière, de la tension de particularisation. À titre d’exemple, il semble qu’« Un soldat français sait résister à la fatigue41 » et « Le soldat français sait résister à la fatigue42 » ne soient pas exactement équivalents. Le premier se trouve à la saisie 1, c’est-à-dire à la tension de généralisation contenant implicitement un mécanisme de singularisation ; alors que le second se situe à la saisie 4, c’est-à-dire à la tension de généralisation possédant implicitement un mécanisme d’universalisation. Pour être plus précis :

En U1 [universel 1 / saisie 1], la généralisation produite emporte avec elle une visée perspective de singulier et comme une application secrète à un cas particulier que le locuteur évoque mentalement pendant qu’il parle. En U2 [universel 2 / saisie 4], la généralisation produite n’emporte avec elle aucune visée secrète de singulier et constitue, à grande distance du singulier outrepassé, perdu de vue au terme d’un mouvement qui en éloigne, l’énoncé d’une vérité dont l’universalité est déclarée43.

Ainsi, le premier s’entend de manière locale : « Un quelconque soldat français sait résister à la fatigue » ; alors que le second se comprend de manière globale : « Les soldats français savent résister à la fatigue ».

De ces analyses, découle le fait que, dans ce cas-là, la notion d’universel concerne celle de tout et celle de quelconque, et que, inversement, la notion de singulier est étroitement liée à un être particulier.

Il semble que l’universel et le singulier soient toujours consubstantiels, et que l’un ne se comprenne qu’à travers l’autre.

Consubstantialité de l’universel et du singulier

Consubstantialité au prisme de la logique

L’homme envisage le monde comme une unité harmonieuse au sein de laquelle s’organisent des contraires. Lao-Tseu a écrit :

Tous sous le Ciel reconnaissent le beau comme beau ;
ainsi est admis le laid.
Tous sous le Ciel reconnaissent le bon comme bon ;
ainsi est admis le non-bon.
Car le Il y a et le Il n’y a pas s’engendrent l’un l’autre ;
le difficile et le facile se forment l’un de l’autre ;
le long et le court se définissent l’un l’autre ;
le haut et le bas s’inversent l’un l’autre ;
le son et la voix s’harmonisent ;
l’avant et l’après se suivent44.

À dire vrai, s’il y avait quelque chose de beau, c’est parce qu’il serait beau par rapport à ce qui est laid ; s’il y avait quelque chose de bon, c’est parce qu’il serait bon par rapport à ce qui est mauvais. Conformément au principe de conservation de l’énergie, l’énergie ne saurait apparaître ex nihilo et se résoudre à rien ; et de même, l’être – Il y a – et la sans-forme – Il n’y a pas – se transforment sans cesse l’un en l’autre. Pour être plus précis, les contraires ne se comprennent que l’un à travers l’autre.

Olivier Soutet a affirmé la logique que conçoit l’opération mentale véhiculée par le tenseur binaire radical :

Aussi bien, si le tenseur binaire est la forme de visualisation spatiale jugée la plus adéquate assignée à toute opération mentale au soubassement de toute opération langagière, cette opération est en soi une opération de nature logique (jeu de l’étroit et du large de part et d’autre d’un point d’un seuil d’inversion) mais aussi de nature temporelle45.

En effet, le mouvement d’universalisation et celui de singularisation ne sont que les deux faces d’une même réalité. Comme dit Y. M. Lotman, « [la] relation de binarité constitue l’un des mécanismes organisateurs fondamentaux de toute structure46 ». Dès lors, qui dit universel dit singulier.

Consubstantialité au prisme de la philosophie

Jean-Émile Charon a écrit, dans L’Esprit, cet inconnu :

Qu’il l’appelle Adam et Eve, ou le Yin et le Yang, ou le positif et le négatif, n’est-ce pas toujours là d’autres manières de « se rappeler », à travers notre mémoire prenant ses racines éternelles dans le passé, que c’est une paire d’objets porteurs d’Esprit, complémentaires l’un de l’autre, qui a débuté toute l’aventure spirituelle de notre Univers… un peu à la manière dont sont complémentaires dans le règne du vivant, le principe mâle et le principe femelle47.

Force est de constater que les éléments du monde ont été créés par pair : homme et femme, pôle positif et pôle négatif, électron et antiélectron, matière et antimatière, etc. ; la consubstantialité des deux parties permet l’intégralité de notre Univers. C’est la raison pour laquelle la philosophie taoïste préconise que le fonctionnement du monde est assujetti aux deux forces cinétiques virtuelles, à savoir le couplage Yin-Yang. Cyrille J.-D. Javary les a ainsi décrits :

Yin est ce qui stabilise, nourrit et transforme ; Yang ce qui dynamise, donc pousse à changer, mais aussi protège et donc stabilise d’une manière différente ; Yin ce qui défend, Yang ce qui attaque ; Yin ce qui s’étend dans le temps, Yang ce qui se déploie dans l’espace ; Yin ce qui mène à terme et Yang ce qui enclenche ; Yin ce qui restaure les forces et Yang ce qui les dépense ; Yin ce qui intériorise et Yang ce qui extériorise, etc. Yang invite au déploiement et Yin au repliement, en raison de la dynamique centrifuge qui anime celui-ci et de la dynamique centripète qui meut celui-là48.

Pour être plus précis, le Yin et le Yang sont toujours consubstantiels : tantôt celui-ci l’emporte sur celui-là, tantôt celui-là dépasse celui-ci, tantôt les deux forces de nature opposée s’identifient l’une avec l’autre. Ce sont la complémentarité et l’harmonie du couplage Yin-Yang qui donnent naissance aux êtres du monde, et les êtres du monde extériorisent, ipso facto, généralement une particularité binaire. Ainsi, Bernard Pottier a commenté, en parlant de la complémentarité du couplage Yin-Yang et du tenseur bi-ternaire49 : « À tout moment, on a une coprésence des complémentaires50. »

De plus, d’après le Yi Jing, « [la] seule chose qui ne changera jamais, c’est que tout change toujours tout le temps51 ». Autrement dit, le changement sans fin constitue la seule maxime de la réalité, et rien n’y échappe, y compris les mouvements mentaux. Si Lao-Tseu disait que « [le] retour est le mouvement de la Voie ; la faiblesse est la méthode de la Voie52 », nous pourrions aussi dire que le retour53 et le recommencement sont les mouvements des ordinations mentales ; il n’en demeure pas moins que notre pensée est toujours fluctuante, et qu’elle peut se déplacer, de manière plutôt libre, entre les deux « pôles attractifs54 », c’est-à-dire entre l’universel et le singulier.

Pour résumer, comme dit la devise latine : « Contraria sunt complementa, “les opposés sont complémentaires”55. » Il n’y aurait pas d’universel sans singulier et vice versa.

Esquisse de nouvelles terminologies pour les mouvements mentaux

De nos analyses sur les structures mentales de la langue française au niveau mental, découle le fait que, selon Gustave Guillaume, le mécanisme puissanciel de la pensée repose largement sur le mouvement de singularisation ainsi que sur celui d’universalisation. D’où son affirmation suivante :

On partira, à cet effet, de l’idée, évidemment fondée, que la pensée tient sa puissance de ce qu’elle est habile à particulariser et à généraliser. Privée de cette double aptitude – qui constitue un entier (un entier intérieurement binaire) – la pensée humaine serait sans force et inopérante.

Or si, de ces deux opérations – particularisation et généralisation – desquelles la pensée tient sa puissance, on ne retient abstractivement que ce qu’elles comportent de mécanique, elles se réduisent à deux mouvements de pensée, l’un allant du large à l’étroit (inhérent à la particularisation), l’autre allant de l’étroit au large (inhérent à la généralisation). Une réduction abstractive infléchie selon la pente arithmétique ramènerait la particularisation à un mouvement allant du plus au moins, et la généralisation à un mouvement allant du moins au plus.

Le mécanisme de puissance de la pensée, c’est l’addition sans récurrence, sans retour en arrière, de deux tensions : une tension I fermante, progressant du large à l’étroit, et une tension II ouvrante ad infinitum, progressant de l’étroit au large. Soit figurativement :Image

Image À ce mécanisme de puissance on a, dans cet ouvrage, donné le nom pleinement justifié de TENSEUR BINAIRE RADICAL56.

Il va de soi, en effet, que le mécanisme puissanciel de la pensée est peu ou prou lié à celui du Yin-Yang : le mécanisme de singularisation s’apparente, en raison de son mouvement du large à l’étroit, au mécanisme du Yin, c’est-à-dire au mécanisme centripète ; et inversement, le mécanisme d’universalisation s’apparente, en raison de son mouvement de l’étroit au large, au mécanisme du Yang, c’est-à-dire au mécanisme centrifuge. En l’occurrence, l’universel relève, d’une certaine manière, du dynamique, c’est-à-dire du non confirmé ; le singulier relève, d’une certaine manière, du statique, c’est-à-dire du confirmé.

Conclusion

En guise de conclusion, comme dit Gustave Guillaume, « [on] a tant insisté sur le côté social de la langue et tant négligé le côté humain […]57 ». La psychomécanique du langage ouvre une nouvelle page en s’intéressant aux espaces mentaux de l’être humain présidant aux actes de langage, le fonctionnement des ordinations mentales demandent du temps58 décide déjà du fait que les mécanismes mentaux possèdent une particularité cinétique puissancielle. D’où le commentaire de Maurice Toussaint : « […] G. Guillaume fut peut-être le premier à poser, avec précision, les problèmes linguistiques en termes de dynamisme. Le schème bi-tensoriel représente bien une opération génératrice des éléments d’un système59. »

L’universel et le singulier que conçoit le tenseur binaire radical de Gustave Guillaume relèvent, de facto, de deux manières de concevoir le monde ; le point de vue global et fluctuant s’oriente vers la notion d’universel, et le point de vue local et fixe conduit à la notion de singulier. D’où la définition suivante au niveau linguistique de Gustave Guillaume :

Quelques-uns de mes auditeurs se demanderont peut-être ce qu’il faut entendre au juste par singulier et universel, termes déclarés ici représenter les limites infranchissables de la pensée humaine. Ces deux termes s’entendent clairement dans la philosophie de l’école. Mais il se pourrait qu’ils n’eussent pas là toute la plénitude de sens qu’ils doivent avoir dans une théorie linguistique. Voici donc des précisions, et un essai de définition appropriée étroitement à la matière linguistique.

Le meilleur discriminant en l’espèce est la notion de différence. L’universel, c’est ce qui permet à la différence un jeu illimité. Le mot chose, par exemple, est proche de l’universel parce qu’il intériorise une permission de différence très large. Le mot animal est lui aussi assez proche de l’universel parce qu’il intériorise une large permission de différence, une permission de différence plus large que celle qu’autoriserait, par exemple, le mot chien. […]

La même définition du singulier : une interdiction de différence n’intériorisant aucune permission de différence vaut pour nos langues […]60

Force est de constater que, du point de vue psychosystématique, l’universel, comme le commun, s’attarde sur l’indifférenciation, et que, à l’inverse, le singulier, comme le particulier, s’intéresse à la différenciation. Dans ce contexte, l’universel, en raison de sa particularité dynamique, peut s’expliquer par le non confirmé ; et inversement, le singulier, en raison de sa particularité statique, peut s’interpréter par le confirmé.

Notes

1 Les recherches des psychologues cognitivistes corroborent cette idée de Gustave Guillaume : « [Le] langage n’est qu’une “province” de la pensée. Il est le produit d’une aptitude plus large de l’esprit humain : celle de produire des représentations mentales. » Voir Jean-François Dortier, L’Homme, cet étrange animal. Aux origines du langage, de la culture et de la pensée, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2012, p. 133. Retour au texte

2 Gustave Guillaume, Leçons de linguistique 1948-1949, série C, vol. 3, « Grammaire particulière du français et grammaire générale (IV) », Paris/Québec, Klincksieck/Les Presses de l’Université Laval, 1973a, p. 230. Retour au texte

3 Gustave Guillaume, Principes de linguistique théorique de Gustave Guillaume : recueil de textes inédits, Paris/Québec, Klincksieck/Presses de l’Université Laval, 1973b, p. 246. Retour au texte

4 Annie Boone et André Joly, Dictionnaire terminologique de la systématique du langage, Paris, L’Harmattan, 2004 [1996], p. 350. Retour au texte

5 Guillaume, 1973b, p. 159. Retour au texte

6 Maurice Toussaint, « Gustave Guillaume et l’actualité linguistique », Langages (Linguistique française. Théories grammaticales), 1967, no 7, p. 93-100, https://doi.org/10.3406/lgge.1967.2884, ici p. 96. Retour au texte

7 André Jacob a précisé : la langue relève de l’Univers-idée. Voir André Jacob, « La Langue, foyer de la condition humaine. Hommage à Gustave Guillaume (1889-1960) », Diogène, 2010/4, 232, p. 147-152, https://doi.org/10.3917/dio.232.0147, ici p. 151. Retour au texte

8 Olivier Soutet, « Effection et émergence en psychomécanique du langage », L’Information grammaticale, 2012, no 134, p. 38-44, ici p. 39. Retour au texte

9 Remarquons que, d’après André Jacob, la genèse réciproque de la langue et du discours s’impose d’elle-même : « Ne se contentant pas de mettre de l’ordre dans les données de notre expérience, mais cherchant à en éclairer l’agencement efficace, rapide et significatif, elle [la linguistique guillaumienne] spécifie au fond l’analytique kantienne en dégageant les conditions d’organisation du langage. Elle l’assouplit seulement, en réservant les droits d’une interprétation génétique aux apports indéfiniment perfectibles, en particulier ceux d’une genèse réciproque : du discours à partir de la langue et inversement. » Voir André Jacob, Les Exigences théoriques de la linguistique selon Gustave Guillaume, Paris, Honoré Champion, 2011 [1970], p. 106. Olivier Soutet est d’accord avec ladite idée selon laquelle il existe une interaction mutuelle entre la langue et le discours : « […] la langue s’engendrant du discours et le discours s’engendrant de la langue. » Voir Soutet, 2012, p. 43. Retour au texte

10 Boone et Joly, 2004 [1996], p. 451. Retour au texte

11 Gustave Guillaume, Prolégomènes à la linguistique structurale I, Roch Valin (éd.), Québec, Presses de l’Université Laval, 2003, p. 119. Retour au texte

12 Gustave Guillaume, Leçons de linguistique, 1956-1957, Guy Plante (éd.), Lille/Québec, Presses universitaires de Lille/Les Presses de l’Université Laval, 1982, p. 77-78. Retour au texte

13 Boone et Joly, 2004 [1996], p. 437. Avec nos adaptations. Retour au texte

14 Maurice Toussaint a rappelé que « “genèse” se référant aux générations réitérées à chaque acte de langage ». Voir Maurice Toussaint, « Du temps et de l’énonciation », Langages, 1983, 70, p. 107-126, https://doi.org/10.3406/lgge.1983.1156, ici p. 122, note 62. Retour au texte

15 Le pensable s’explique par tout ce que nous pouvons penser. Retour au texte

16 La grammaire traditionnelle envisage les éléments véhiculant différentes fonctions d’une langue comme les parties du discours. Comme Gustave Guillaume a distingué la langue – le système de représentation – du discours – du système d’expression –, il vaut mieux utiliser parties de la langue pour désigner particulièrement les éléments constitutifs du système de représentation. Retour au texte

17 Selon Ferdinand de Saussure, le signe linguistique est constitué d’un signifiant et d’un signifié, celui-ci indique le concept, alors que celui-là désigne non seulement une image acoustique, mais aussi une empreinte psychique. Néanmoins, d’après Gustave Guillaume, la naissance du signe linguistique se concrétise successivement par le signifié de puissance, le signifiant de puissance d’ordre phonologique, le signifiant d’effet d’ordre phonétique et le signifié d’effet ; dans les deux premières phases, le signe linguistique se trouve à l’état de puissance, alors que dans les deux dernières phases, le signe linguistique se situe à l’état d’effet. Retour au texte

18 Gustave Guillaume, Langage et sciences du langage, Paris/Québec, Librairie Nizet/Presses de l’Université Laval, 1969, p. 87-88. Retour au texte

19 Guillaume, 1973b, p. 159. Retour au texte

20 Voir Gérard Moignet, Systématique de la langue française, Paris, Klincksieck, 1981, p. 36-38. Retour au texte

21 Dortier, 2012, p. 42-43. Retour au texte

22 Moignet, 1981, p. 36. Avec nos adaptations. Retour au texte

23 Selon Gustave Guillaume, la genèse mentale du verbe en français s’accompagne de la construction de l’image-temps ; le temps, le mode et l’aspect se construisent en même temps au niveau mental. Le temps in posse auquel correspond le mode infinitif implique une image-temps en puissance ; le temps in fieri auquel correspond le mode subjonctif concerne une image-temps en devenir ; le temps in esse auquel correspond le mode indicatif véhicule une image-temps en être. Voir Gustave Guillaume, Temps et verbe. Théorie des aspects, des modes et des temps. Suivi de L’Architectonique du temps dans les langues classiques, Paris, Honoré Champion, 1984 [1929]. Retour au texte

24 Guillaume, 1973a, p. 64. Retour au texte

25 Gustave Guillaume, Leçons de linguistique, 1943-1944, série A, vol. 10, « Esquisse d’une grammaire descriptive de la langue française (II) », Lille/Québec, Presses universitaires de Lille/Les Presses de l’Université Laval, 1991, p. 114. Retour au texte

26 Boone et Joly, 2004 [1996], p. 319. Retour au texte

27 Ibid., p. 319. Retour au texte

28 Moignet, 1981, p. 94 et Gérard Moignet, Études de psycho-systématique française, Paris, Klincksieck, 1974, p. 95. Avec nos adaptations. Retour au texte

29 Pour être plus précis, la notion de « NOUS » s’explique par « JE » associé à une personne qui lui est extérieure ou à des personnes qui lui sont extérieures. Retour au texte

30 Moignet, 1981, p. 131-132. Retour au texte

31 Ibid., p. 130. Retour au texte

32 Moignet, 1981, p. 133. Retour au texte

33 Guillaume, 1969, p. 146-147. Retour au texte

34 Moignet, 1981, p. 133. Retour au texte

35 Ibid., p. 133. Retour au texte

36 Robert Martin, Pour une logique du sens, Paris, Presses universitaires de France, 1992 [1983], p. 176. Retour au texte

37 Moignet, 1981, p. 133. Retour au texte

38 Ibid., p. 133. Retour au texte

39 Olivier Soutet, La Syntaxe du français, Paris, Presses universitaires de France, 2012 [1989], p. 21. Retour au texte

40 Guillaume, 2003, p. 92-93. Retour au texte

41 Ibid., p. 65. Retour au texte

42 Ibid., p. 65. Retour au texte

43 Guillaume, 2003, p. 63. Retour au texte

44 Lao-Tseu, Tao-te king (Livre de la Voie et de la Vertu), traduit et commenté par Marcel Conche, Paris, Presses universitaires de France, 2016, p. 47. Retour au texte

45 Olivier Soutet, « Peut-on représenter la chronogénèse sur le tenseur binaire radical ? », Langue française, 2005, 147, p. 19-39, https://doi.org/10.3406/lfr.2005.6861, ici p. 23. Retour au texte

46 Y. M. Lotman, « Un modèle dynamique du système sémiologique », in Travaux sur les systèmes de signes : École de Tartu, Paris/Bruxelles, Complexe, 1976, p. 85. Retour au texte

47 Cité dans Bernard Pottier, « Guillaume et le Tao : l’avant et l’après, le yang et le yin », dans André Joly et Walter H. Hirtle (dir.) Langage et psychomécanique du langage, études dédiées à Roch Valin, Lille/Québec, Presses universitaires de Lille/Presses de l’Université Laval, 1980, p. 19-61, ici p. 25. Voir aussi Jean-Émile Charon, L’Esprit, cet inconnu, Paris, Albin Michel, 1977, p. 217-219, note 1. Retour au texte

48 Cyrille J.-D. Javary, Yin-Yang. La dynamique du monde, Paris, Albin Michel, 2018, p. 19-20. Retour au texte

49 Le tenseur bi-ternaire de Bernard Pottier s’établit largement sur le tenseur binaire radical de Gustave Guillaume, celui-ci s’explique par le mouvement de particularisation et celui de généralisation qui se succèdent l’un à l’autre, alors que celui-là se traduit par le mouvement de particularisation et celui de généralisation qui s’interpénètrent. Retour au texte

50 Pottier, 1980, p. 33. Retour au texte

51 Cité dans Javary, 2018, p. 67. Retour au texte

52 Lao-Tseu, 2016, p. 211. Pour être plus précis, qui dit création dit destruction ; tout ce qui descend de la Nature retourne à la Nature par la détérioration. En outre, la Nature fonctionne en créant ce qu’il n’y avait pas, sa méthode est d’aller du faible au fort, du petit au grand, du jeune à l’adulte. Retour au texte

53 Remarquons que, dans le contexte du découlement du temps, il ne s’agit pas d’un retour en arrière, et qu’il relève d’un retour prospectif. Retour au texte

54 Boone et Joly, 2004 [1996], p. 451. Retour au texte

55 Cité dans Javary, 2018, p. 14. Retour au texte

56 Guillaume, 1973b, p. 200-201. Retour au texte

57 Ibid., p. 164. Retour au texte

58 « Toute opération de pensée et de langage, de la plus concrète (la construction d’une phrase en discours) à la plus abstraite (par exemple l’évocation de l’intégralité d’un système), demande du temps pour s’accomplir ». Voir Boone et Joly, 2004 [1996], p. 435. Retour au texte

59 Toussaint, 1967, p. 95. Retour au texte

60 Cité dans Philippe Monneret, « Le singulier selon Gustave Guillaume », L’Information grammaticale, 2010, 126, p. 51-56, https://doi.org/10.3406/igram.2010.4107, ici p. 54. Retour au texte

Illustrations

Citer cet article

Référence électronique

Peiyao Xiong, « L’universel en psychomécanique du langage », Savoirs en lien [En ligne], 2 | 2023, publié le 15 décembre 2023 et consulté le 02 mai 2024. Droits d'auteur : Licence CC BY 4.0. DOI : 10.58335/sel.324. URL : http://preo.u-bourgogne.fr/sel/index.php?id=324

Auteur

Peiyao Xiong

Laboratoire ICLCH, Université de Wuhan, Chine

Chercheur associé au laboratoire CPTC (EA 4178), université de Bourgogne, France

Droits d'auteur

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