Introduction
L’écriture et la rhétorique de Glissant s’inscrivent délibérément aux antipodes des discours systémiques essentialistes dont les partisans proscrivent ou mettent sous leur joug tous ceux qui se dotent d’une identité différente. C’est ce que revendique clairement l’écrivain martiniquais dans Traité du Tout-Monde : « La pensée archipélique convient à l’allure de nos mondes »1. C’est dans le sillage de cette mouvance révolutionnaire que la rhétorique qui étaie la littérature glissantienne se veut principalement une rhétorique archipélique, qui s’inscrit en faux contre la standardisation issue des systèmes impérialistes. Cette archipélisation fonctionne en écho avec le genre judiciaire dont est investi l’art rhétorique glissantien, dans la mesure où elle se désolidarise de toute uniformisation et remet en cause toute systématisation récupérante. Cette pensée asystémique se veut ouverte à tous les lieux du monde et à toutes les communautés, voire à tous les imaginaires. Le romancier se la représente sous les auspices de ce qu’il baptise, dans Introduction à une poétique du Divers, « totalité-monde » et la place ainsi sous le signe d’une poétique du « chaos-monde » :
Aujourd’hui, cette pensée de système que j’appelle volontiers « pensée continentale » a failli à prendre en compte le non-système généralisé des cultures du monde. Une autre forme de pensée, plus intuitive, plus fragile, menacée, mais accordée au chaos-monde et à ses imprévus, se développe, arc-boutée peut-être aux conquêtes des sciences humaines et sociales mais dérivée dans une vision du poétique et de l’imaginaire du monde. J’appelle cette pensée une pensée « archipélique », c’est-à-dire une pensée non systématique, inductive, explorant l’imprévu de la totalité-monde et accordant l’écriture à l’oralité et l’oralité à l’écriture. Ce que je vois aujourd’hui, c’est que les continents « s’archipélisent », du moins du point de vue d’un regard extérieur2.
Il convient ici de s’interroger sur la fonctionnalité argumentative de la notion, à la fois rhétorique et philosophique, de lieux-communs que l’écrivain antillais met à contribution pour corser sa poétique du chaos-monde. C’est sans doute dans cette perspective d’échanges, de dialogues culturels et de créolisation pluridimensionnelle et immensurable que s’inscrivent les lieux-communs en tant que passerelles de liaison culturelles, en tant que charnières communicationnelles entre les différentes identités et communautés, ou encore en tant qu’espaces phénoménologiques où se croisent, interagissent et se créolisent les diverses pensées et visions du monde, c’est-à-dire de ce chaos-monde. Sous cet angle, Glissant propose, dans Introduction à une poétique du Divers, une définition organique des lieux-communs : « Pour moi les lieux-communs ne sont pas des idées reçues, ce sont littéralement des lieux où une pensée du monde rencontre une pensée du monde. Il nous arrive d’écrire, d’énoncer ou de méditer une idée […] produite dans un contexte différent par quelqu’un avec qui nous n’avons rien à voir. Ce sont des lieux […] où une pensée du monde confirme une pensée du monde »3. Corrélativement, Glissant critique Saint-John Perse qui est, à ses yeux, un « colon de l’univers [qui] n’en souffre nulle mauvaise conscience » et le « [dernier] trouvère du monde-en-système »4, préconisant un universalisme occidental généralisant. Il s’agit là, à bien des égards, d’une modélisation du monde entier en fonction de la culture et la civilisation occidentales. Cette modélisation uniformisante et universalisante n’est pas sans générer, au fil de l’Histoire, des dommages et des ravages pour les peuples envahis et réduits en esclavage. C’est ici le lieu de signaler qu’on a affaire à la manifestation on ne peut plus violente et inexorable de l’identité Racine-Unique et du nomadisme en flèche et de « l’universel généralisant »5.
Dans quelle mesure alors Glissant met-il à contribution les lieux-communs, propres à sa pensée archipélique, pour discréditer l’universalisme standardisant ? En quel sens se départit-il de l’universalisation aliénante de Saint-John Perse au profit de Segalen ?
Comment l’écrivain martiniquais décharge-t-il le schème de lieux-communs des prêts-à-porter rhétoriques et philosophiques pour procéder à sa resémantisation en l’inscrivant dans la droite ligne de sa pensée archipélique ? Autrement dit, en quel sens les lieux-communs de différence et d’opacité fonctionnent-ils de concert pour être au service d’une dialectique phénoménologique6 : ipséité-altérité ?
Problématique de l’universalisme généralisant : critique de Saint-John Perse
D’abord, il importe de signaler que le romancier martiniquais évoque, à maintes reprises, Saint-John Perse au fil de son écriture, dans ses essais et romans. On citera à titre indicatif et non exhaustif, l’exemple puisé dans Tout-Monde (1993) :
Mathieu nommait cela. Il y avait ce que Saint-John Perse en avait connu : la verticalité prodigieusement descendante du banian (« Le banyan de la pluie prend ses assises sur la ville… ») qui avait joint l’élan à la racine, la rumeur spirituelle à la saveur, l’esprit à la chair, et toutes les fumées du vent à toutes les jouissances d’en bas. Oui, un enfant béké avait pu inventer cette alchimie, libre qu’il était de toutes les révulsions d’abîme où avaient macéré les nègres7.
C’est dire si Glissant prend Saint-John Perse pour un partisan du monolithisme occidental et l’un des chantres de l’avancée colonialiste, en ceci qu’il consacre sa rhétorique et sa poésie à glorifier et célébrer la geste des Conquistadores. Écoutons, dans cette optique, les vers puisés dans Anabase (1924) de Saint-John Perse :
[…] nos habitudes de violence, nos
chevaux sobres et rapides sur les semences de
révolte et nos casques flairés par la fureur du
jour… Aux pays épuisés où les coutumes sont à
reprendre, tant de familles à composer comme
des enragées d’oiseaux siffleurs, vous nous ver-
rez, dans nos façons d’agir, assembleurs de
nations sous de vastes hangars, lecteurs de bulles
à voix haute, et vingt peuples sous nos lois
parlant toutes les langues […]8.
Sous cet angle, l’anabase en tant que « modèle de narration précise et vivante9 » de l’expédition militaire et de l’expansion colonialiste constitue l’apanage de la rhétorique persienne. Celle-ci s’orchestre, à l’instar du discours impérialiste, autour du leurre, du mensonge et du masquage, et le poète se trahit en ces vers : « […] Mon âme est pleine de mensonge, comme / La mer agile et forte sous la vocation de l’élo- / quence10 » !
En fait, pour Glissant, Saint-John Perse est un « [poète] de l’essence11 » qui se recommande de l’Occident à la fois raciste et esclavagiste, comme le reconnaît le poète lui-même dans Exil (1945) :
Ma chienne d’Europe qui fut blanche et,
plus que moi, poète12.
Le poète campe ainsi sur ses positions monolithiques et reconnaît sans fard ses convictions essentialistes : « “J’habiterai mon nom” »13. Il rend un culte exclusif à l’Être atavique. Dans l’exclamation : « Ô mouvement vers l’Être et renaissance à l’Être ! »14, il se montre franc et reconnaît l’invasion et la prédation coloniales : « Prédateurs, certes ! nous le fûmes »15. Il s’inscrit de facto dans le sillage de Hegel pour magnifier l’Histoire occidentale au détriment des histoires des divers peuples et communautés.
Dans l’intention de mener à bien sa démarche d’analyse critique à l’égard de l’œuvre poétique de Perse, l’écrivain martiniquais inscrit celui-ci aux antipodes de Segalen qui, pour sa part, prône une esthétique préconisant le divers. Et Glissant de mettre, dans Le Discours antillais, son auditoire en garde contre le réductionnisme et la systématisation paralysante que sécrète l’universel généralisant : « Perse scelle ainsi l’ultime expression “totale” de l’Occident ; c’est le dernier trouvère d’un monde systématisé. En cela il s’oppose à Segalen : Le Divers n’est que son accident, sa tentation, non son vocable »16. Dans cette perspective critique, le philosophe antillais, pointant du doigt l’universalisme aliénant de Saint-John Perse, procède à la comparaison de celui-ci avec William Faulkner. Il ne cache pas sa prédilection pour le second au détriment du premier, dans la mesure où Faulkner a ancré tout d’abord sa poétique dans l’entour et l’a investie corrélativement d’une dimension tellurienne qui en dit long sur l’importance de la valeur de la différence, sur l’originalité et la portée de l’imaginaire artistique et culturel, lequel devait s’inscrire en faux contre l’uniformisation sclérosante et la standardisation assimilationniste. Glissant tranche ainsi, dans Faulkner, Mississippi, la question :
[…] deux auteurs de Plantation, deux hommes à la limite d’une caste, en cet espace où elle s’effritera bientôt, deux békés en fait […] deux poètes en prise avec l’inlâchable question de la race et du rapport tumultueux avec une autre race, que les vôtres ont longtemps dominée ; que l’un d’entre eux, tendu vers l’universel, feindra d’ignorer, que l’autre approchera avec une incrédulité savamment dispersée : tous deux à une frontière de la vie ; en cette marge où il est si difficile d’évaluer ou de tracer son rapport à l’Autre ; tâchant de contourner, tâchant d’aller à fond, ramenant des béances, des éblouissements, de puissantes beautés, se roidissant aussi dans leur écart, tourmentés et condescendants, tête renversée vers le haut, Saint-John Perse, ou au contraire obstinément maintenue à la parallèle du sol par un étai rectiligne et inéluctable, William Faulkner. Et il est vrai qu’ils s’accordent, si éloignés, d’un projet si contraire, celui-ci qui aura fouillé à même son « manque » de poésie la terre ardente où à la fin il campe, celui-là qui épuisera toute poésie dicible dans la phrase abstraite universelle où à la fin il habite17.
Toutefois, et en dépit des répercussions qui résultent du culte du « génie universalisant », lequel « se greffe d’ailleurs volontiers sur la tendance à nier histoires et temps particuliers – périphériques – […] à dénier espaces et devenirs singuliers18 » et se conçoit, avant tout, « comme rejet des histoires des peuples19 », Édouard Glissant, en exégète littéraire, cette fois-ci, porte un regard admirateur sur bien des pans de la poétique persienne. Soulignons ici que l’écrivain martiniquais reconnaît, dans Faulkner, Mississippi, sans le moindre complexe, qu’il a lui-même puisé dans la rhétorique de Saint-John Perse cette « poétique de listage », déjà « dérivée de l’oralité du conte20 ». Il s’agit, de toute manière, comme le précise l’écrivain antillais dans L’imaginaire des langues, d’une poétique qui dit l’opaque et signifie le baroque :
Les pratiques du listage que Saint-John Perse a utilisées dans sa poétique et que j’esquisse dans beaucoup de mes textes, ces listes interminables qui essaient d’épuiser le réel non pas dans une formule mais dans une accumulation, l’accumulation précisément comme procédé rhétorique, tout cela me paraît être beaucoup plus important du point de vue de la définition d’un langage nouveau, mais beaucoup moins visible21.
En outre, Glissant – pour qui le paysage conjugue d’énormes fonctions, en ceci qu’il participe par exemple de la reconstruction de l’identité des dominés dans le contexte antillais, qu’il tient lieu de récupération de la mémoire collective de ceux-ci et s’érige, à ce titre, en une valeur indispensable et édifiante de l’antillanité – souscrit pleinement au paysage que dépeint Saint-John Perse, érudit en matière de botanique et de zoologie, comme il l’avoue lui-même dans Les Entretiens de Bâton Rouge : « […] le paysage de la jungle que je commence à ce moment-là à repérer, à apprécier dans la poétique de Saint-John Perse »22. De plus, l’exégète constate que la poétique de Saint-John Perse est placée, quelque part, sous le sceau de la créolisation, laquelle représente le joyau de la rhétorique glissantienne, qui repose foncièrement, dans notre perspective, sur l’interpénétration des genres oratoires (le judiciaire, l’épidictique et le délibératif). Dans ce fil d’idées, Glissant va jusqu’à opter pour la créolisation provenant de la poétique persienne aux dépens de celle qui transparaît chez ses compatriotes, les cosignataires de l’ouvrage Éloge de la Créolité, dans le sens où la créolisation persienne est plus opaque et, corollairement, plus imprédictible. C’est cette question que l’écrivain tient à élucider dans Introduction à une poétique du Divers : « Et il y a ainsi des dizaines d’exemples dans Saint-John Perse. […] quand il dit par exemple Ces filles, là,… et il continue. “Tifitala” en créole, et le “là” français est mis comme une créolisation du texte mais camouflée. Alors que la créolisation chez Chamoiseau et Confiant est proclamée. […] Je crois que je préférerais la poétique de Saint-John Perse, du camouflage de la créolisation »23.
Et quoi qu’il en soit de « l’aristocratie suprême de Perse » ou de son « arrogance littéraire », « parce qu’il prétend que personne ne peut trouver la référence de son rapport au réel »24, l’écrivain martiniquais valorise l’imaginaire poétique de Saint-John Perse et le prend pour un « déparleur » qui cultive, avant tout autre chose, l’opacité pour hisser sa poétique à des sphères paroxysmiques, jouissant ainsi de ce dont il avait, à lui seul, connaissance :
Et j’ai compris que Perse était un « déparleur », c’est-à-dire quelqu’un qui, maîtrisant complètement l’imagerie de sa parole, la propose en cachant complètement la référence au sens de cette imagerie et en mettant qui que ce soit au défi d’en faire le commentaire […] je pense que Perse est un des poètes qui a le mieux compris ce qui se passe dans le monde, au moins en son temps. De même que le « déparleur » comprend ce qui se passe dans le pays, comprend l’inextricable […]25.
Soulignons ici que Glissant se rapporte à Saint-John Perse et se réclame de l’opacité de sa poésie, laquelle opacité est à même de tenir lieu de poéticité et de poétique, comme le soutient l’écrivain martiniquais dans La Cohée du Lamentin :
Je repense à cet autre maître des sens, à ce régent du langage, Saint-John Perse, déjà, évoqué, je me répète ce qu’il chante à la fin d’Anabase :
« Mais de mon frère le poète on a eu des nouvelles. Il
a écrit encore une chose très douce. Et quelques-uns en
eurent connaissance… »26.
Il faut préciser ici que le romancier antillais convient que « Saint-John Perse est présent au monde »27, par le truchement de ce qu’il appelle significativement « une totalisation qu’on pourrait dire baroque »28, c’est-à-dire par le biais d’« une esthétique de l’univers (la “narration de l’univers”) »29, et non à travers « cette forme d’universel […] abstrait et intolérant »30, dont Glissant se désolidarise irrémédiablement. Notre auteur dresse cependant un réquisitoire implacable contre Saint-John Perse, non seulement parce que celui-ci fait abstraction de toute différence culturelle – « parce qu’il ne prend à son compte aucune situation particulière […] »31, mais notamment parce qu’il est toujours, sciemment ou non, au service de l’impérialisme et du néocolonialisme, comme le certifie Glissant dans Poétique de la Relation : « L’universalité de Saint-John Perse est optative »32.
Et si Glissant met à l’index « les généralisations rhétoriques »33 de Saint-John Perse dont « [l]’entreprise était trop systématique »34, en ce qu’elle débouche sur « la splendeur vide d’un universel trop suffisant »35, et se distancie de « l’impossible rêve rhétorique […] où s’articulera l’universel »36, c’est qu’il n’est pas, en réalité, « antioccidental »37, mais qu’il est un penseur caribéen révolté qui réaffirme sa conviction de s’inscrire en faux contre les pensées de système.
En somme, Glissant, sans adopter une attitude de revanche et loin d’inciter son auditoire antillais à la violence, s’en prend à toute généralisation aliénante. Il n’en reste pas moins vrai que la rhétorique de Glissant, ouverte aux autres imaginaires, poétiques et cultures, intègre la poésie de Saint-John Perse dans l’univers pluriel, multiple et pluridirectionnel de « la totalité-Terre »38. Il s’agit là d’un exemple à la fois probant et saisissant de la dynamique de la créolisation. C’est dans cette optique que l’écrivain martiniquais reconnaît, dans Poétique de la Relation, les mérites et les atouts de la poétique persienne : « C’est que la poésie de Saint-John Perse […] augure un nouveau mode de rapport à l’Autre, qui par paradoxe, et à cause même de cette passion d’errance, prophétise la poétique de la Relation »39. Nous sommes ici au cœur de la créolisation et de la poétique (et de la philosophie) de la Relation, lesquelles concourent à sonner le glas de l’universalisme généralisant pour instaurer sur ses débris une totalité généreuse. Celle-ci ne fait jamais fi de la diversité, ni de l’altérité. Et l’auteur de se prononcer sur les modalités de cette totalité ou, mieux, de cette « mondialité »40 non exclusiviste, dans cet extrait du Tout-Monde (1993) :
Nous bêlons alors que nous apportons « notre contribution à la civilisation de l’universel ». Nous psalmodions, comme Mathieu Béluse en ses premières divagations : « On est d’autant plus universel qu’on se reconnaît particulier ». Sans foutre que pas un devine au moins ce que cet universel veut dire. Et s’ils veulent désigner par là le Tout-monde, alors ils devraient au moins essayer de démêler ce Tout de ce Monde, et tâcher de n’oublier pas un détail, pas un coin d’existence, pas une île et pas une rivière, pas un parler comme pas une roche, dans ce Tout et ce Monde41.
En quel sens le penseur caribéen met-il en place tout un paradigme de concepts remettant en question l’essentialisme et récusant la typicité de la culture ? Comment arrive-t-il à évacuer avec détermination les notions de « modèle » et de « système » de sa « pensée archipélique42 » pour autoriser la rhétorique à cultiver les imaginaires culturels de « la totalité-monde43 » ?
La rhétorique glissantienne : un moteur d’une littérature archipélique
Il est ici probant de souligner que cette pensée archipélique s’inscrit dans la même perspective que celle de l’éloquence épidictique, dans le sens où cette mouvance archipélique est nourrie de l’altérité et pétrie de la diversité. C’est dire qu’elle s’emploie à valoriser toutes les cultures, y compris la culture antillaise qui a connu d’énormes bouleversements. Ce fragment extrait de Malemort (1975) revient plus précisément sur la métamorphose culturelle mondiale autant que sur les heurts auxquels les Caribéens sont confrontés :
Et si nous nous tournons […] vers l’ouvert et la mer où se dessine le monde agissant et bougeant, si nous tâchons de surprendre en nous ce lancinement, de le dégager de l’enrouement d’enfance et d’innocence où il prend source, de l’aiguiser, loin des pathétiques langages de l’adolescence désarmée, si nous nous demandons à notre tour quelle sorte de distance s’épuise entre ce bougement du monde et nos tremblements, nous entendons d’abord, au loin de Dlan Silacier Médellus, et si semblables pourtant dans l’insoupçonné martellement, ceux-ci que maintenant nous découvrons être gens qui ont toujours ouvert notre horizon toujours marqué notre regard […]44.
Autrement dit, l’éloquence épidictique glissantienne cultive cette dimension archipélique dans l’intention d’exalter l’identité insulaire des Caribéens et de célébrer la naissance de l’antillanité, comme en témoignent les vers puisés dans Le Sel noir (1960) :
Cette île, puis ces îles tout-unies, ô nommez-les.
Criez-les. Je ne veux en la mer qu’un pli d’argiles qui
épient. Toute une écume terrassée.
[…]
Ô mer, nommez ces revenants45.
Dans cette optique, la rhétorique inhérente à la littérature archipélique de Glissant remet en question toute centralisation culturelle et jette l’anathème sur le nombrilisme ethnique. Elle s’attache à valoriser, de ce fait même, les zones périphériques et embrasser ce que le romancier dénomme significativement « les pensées excentrées ». Toutes les cultures et toutes les identités peuvent s’épanouir loin ou en dépit des chocs civilisationnels réducteurs et dommageables. L’opinion que nous adoptons ici est résumée par Glissant dans Les entretiens de Bâton Rouge :
Aujourd’hui les pensées excentrées, à mon avis, viennent de la périphérie, parce que ce sont des pensées qui questionnent et mettent en cause la notion même de centre et de périphérie et qui ne considèrent la totalité-monde que comme une série de centres à l’infini et une série de périphéries à l’infini, et les uns par rapport aux autres. Et c’est ça qui me paraît intéressant à l’heure actuelle dans le processus, dans les systèmes ou les non-systèmes de pensées à l’œuvre dans le monde. Ce qui fait aussi que, sur le plan de l’exercice de la langue, la chose est si intéressante : c’est comment des langues, qui ont tellement pris l’habitude du centre absolu, peuvent vraiment, se touchant, relativiser46 ?
Rappelons ici que la pensée archipélique dont s’arme la rhétorique prend aussi en considération les commotions culturelles et tient compte des collisions civilisationnelles que subissent, au fil de l’Histoire, les peuples et les communautés. Cette pensée archipélique a trait à la « pensée du tremblement », en ce sens qu’elle « s’accorde à l’errance du monde et à son inexprimable47 » et qu’elle se rattache à « la pensée de la trace48 », dans la mesure où celle-ci (la trace) « ne répète pas la sente inachevée où l’on trébuche, ni l’allée ouvragée qui ferme sur un territoire, sur le grand domaine49 ». C’est dans ce sens que la rhétorique glissantienne se veut disruptive, en cela qu’elle procède à la déconstruction des modèles monolithiques et des modèles préétablis pour émanciper et privilégier les langues minorées, les cultures laissées en friche et les imaginaires censurés et jetés, pour très longtemps, aux oubliettes. N’est-ce pas là le caractère à la fois nouveau et novateur de la pensée archipélique que cette rhétorique cherche à promouvoir ? À ce sujet, le penseur martiniquais descend en flammes, dans Introduction à une poétique du Divers, toute modélisation culturelle, tout en mettant en exergue l’historicité de chaque communauté :
Nous brusquons tous en nous les traces de nos histoires offusquées ; ce n’est pas pour détourer bientôt un modèle d’humanité que nous opposerions, mais de manière toute tracée, à tant d’autres patrons qu’on force à nous imposer. Voici bien le détour qui n’est fuite ni renoncement, mais l’acte neuf du délacement du monde50.
Ainsi cette pensée s’avère-t-elle fédératrice de catégories de pensée autour desquelles s’ordonnent la rhétorique et la poétique de Glissant, telles que l’échange, la relation et l’interaction entre les différentes cultures, dont les résultantes sont ultérieures et imprédictibles. C’est de la sorte que la littérature archipélique cultive l’esthétique du divers et répond en écho à la visée délibérative. Il s’agit d’une « [pensée] archipélique, où se concentre l’infinie variation de la Diversité. Mais leur alliance est encore à venir51 ». C’est également en ce sens que la « pensée du tremblement », misant sur la tolérance et le vivre-ensemble et se dressant immanquablement contre les idées arrêtées et les prêts-à-porter des colonialistes, acquiert une portée considérable, comme le souligne Glissant avec insistance dans La Cohée du Lamentin :
La pensée du tremblement […] n’est ni crainte ni faiblesse, elle n’est pas irrésolution (« Agis dans ton Lieu, pense avec le Monde »), mais l’assurance qu’il est possible d’approcher ces chaos, de durer et de grandir dans cet imprévisible, d’aller contre ces certitudes encimentées dans leurs intolérances, de « palpiter du palpitement même du monde » qui est à découvrir enfin. Nous répéterons souvent cela, imitant nous aussi l’obstination du monde à se répliquer52.
En quel sens le romancier-orateur réinvestit-il les lieux-communs pour battre en brèche la généralisation et combattre la dilution culturelle ?
Les lieux communs à l’aune de la pensée archipélique
Dans Mahogany (1987), l’auteur va jusqu’à prôner le dialogue et l’interaction entre les différents lieux-communs des différentes pensées et des différents lieux de la totalité-monde, et ce, dans l’objectif de faire face aux malheurs qui affligent plusieurs régions du monde. Sans doute les lieux-communs sont-ils devenus, chez Glissant, une arme de premier ordre dans le combat contre les calamités qui sévissent sur les humains dans le monde actuel, monde dit moderne :
– Trop de souffrance, dit-il. Trop de malheurs en chapelet, trop de massacres, trop de misères. Chaque jour de pire en pire. Vous êtes là, en spectateur. Vous ne pouvez pas ouvrir un journal, écouter une nouvelle. Nous naviguons dans tout ça. D’ordinaire on passe. Un jour on s’arrête. Je me suis arrêté, j’ai été paralysé. Ce que je dis là est tellement banal qu’on rirait de moi. Tout un chacun le dit. Tout le monde a les mêmes idées en même temps. On pratique les mêmes analyses partout, on tente les mêmes synthèses, à partir de matériaux si divers. Mais je trouve qu’on n’étudie pas assez les banalités, qu’on ne rassemble pas assez les lieux-communs pour fouiller dedans. Quand vous restez dans votre coin, à l’abri du reste, qu’est-ce que vous connaissez ? Vos lieux-communs ne rencontrent pas les autres, qui courent ailleurs53.
Toutefois, les lieux-communs, au regard de la pensée archipélique glissantienne, se démarquent radicalement des clichés et des idées préconçues, c’est-à-dire des poncifs, pour se définir comme des aires ontologiques denses et incontournables pour chaque identité, chaque culture ou chaque communauté du Tout-monde. C’est en ce sens que l’écrivain revisite, dans La Cohée du Lamentin, la notion de lieux-communs pour lui accorder une dimension ou une fonction ontique inaliénable : « Nous vivons tous désormais dans des lieux-communs, dont je devine que ce sont les lieux où des pensées du monde rencontrent des pensées du monde. Il n’y a pas pour nous de “petits” théâtres, et tous ces lieux sont primordiaux »54. Précisons ici, encore une fois, que les lieux-communs tiennent lieu de manifestation des différentes réflexions ainsi que des différentes expressions artistiques et culturelles des diverses communautés. Autrement dit, ces lieux-communs font office de locomotive ou de motrice qui véhicule les imaginaires et les pensées de chacune des identités, lesquelles doivent s’extérioriser et se manifester sur l’échiquier culturel de la totalité-monde. Cela ne se ferait assurément pas en dehors de la modalité du dialogue et de la dynamique de la créolisation, modalité et dynamique s’appliquant à garantir le droit de vie et d’expression à toutes les ethnies, à toutes les cultures et à tous les lieux du monde. C’est que, note Glissant dans Faulkner Mississippi, « il ne reste plus que l’amas des lieux-communs pour permettre de lier cette vie à cette génération d’œuvres : mais ces lieux-communs sont, nous l’avons dit, les lieux d’émissions d’une pensée-monde »55. Non loin de cette approche phénoménologique archipélique des lieux-communs, Roland Barthes s’inscrit dans le sillage d’Aristote pour faire de ces derniers l’origine des arguments et la source de toute argumentation et, subséquemment, de toute réflexion et de tout art oratoire :
D’abord, pourquoi lieu ? Parce que, dit Aristote, pour se souvenir des choses, il suffit de reconnaître le lieu où elles se trouvent (le lieu est donc l’élément d’une association d’idées, d’un conditionnement, d’un dressage, d’une mnémonique) ; les lieux ne sont donc pas les arguments eux-mêmes mais les compartiments dans lesquels on les range. De là toute image conjoignant l’idée d’un espace et celle d’une réserve, d’une localisation et d’une extraction : une région (où l’on peut trouver des arguments), une veine de tel minerai, un cercle, une sphère, une source, un puits, un arsenal, un trésor, et même un trou à pigeons […]56.
Il y a, sous cet angle, lieu de poser de la lumière sur d’autres pans de la phénoménologie glissantienne des lieux-communs. En tout état de cause, les lieux-communs, selon la logique du penseur martiniquais, sont des idées, denses et organiques sur le plan ontologique, qui vont aussi bien à l’encontre de l’oppression et des mensonges que de la simplicité d’esprit et du panurgisme. En d’autres termes, les lieux-communs, pour Glissant, ne peuvent, en aucun cas, servir les pensées du système et apporter, par conséquent, de l’eau au moulin des impérialistes, pour lesquels tous les moyens sont bons afin de mettre la main sur les richesses du monde entier. Les lieux-communs sont instrumentalisés par les colonialistes pour véhiculer leurs mensonges et leurres, leurs allégations erronées et mauvaises intentions. C’est ce que Glissant s’attache à pointer du doigt dans Une nouvelle région du monde : « Les lieux-communs, avec un trait d’union […], soutiennent pour nous les meilleures garanties envisageables contre le vide et l’injuste et le niais et le semblant des lieux communs, sans trait d’union, ces réservoirs de toutes les fausses évidences par lesquelles les gouvernements médusent les opinions publiques, et des fausses vérités par lesquelles les clercs persuadent les gens naïfs de croire aux logiques et excellences simplifiées de l’univers […] »57.
C’est ainsi qu’émerge l’aspect dialectique des lieux-communs ou des topoï auxquels le phénoménologue antillais a recours afin de discréditer les systèmes de pensée des dominateurs. Ceux-ci se retranchent derrière le nombrilisme culturel, campent dans une attitude essentialiste et se livrent aux mensonges, à la falsification des vérités historiques et usent des stéréotypes – ceux de la grandeur et de la générosité des Occidentaux qui procédaient à la civilisation des « tribus barbares » – pour légitimer leur poussée esclavagiste et leur avancée colonialiste. Si les oppresseurs s’appliquent de la sorte à étouffer toute réflexion authentique et œuvrent pour paralyser tout esprit critique, il n’en demeure pas moins vrai que Glissant s’emploie à éveiller la conscience de ses compatriotes, et ce, en repensant le schème des lieux communs et en lui accordant une dimension dialectique et une fonction argumentative. J. Bunschwig considère, quant à lui, « les topiques » comme « vademecum du parfait dialecticien », les inscrivant ainsi dans la joute dialectique, voire éristique : « En première approximation, les lieux peuvent être décrits comme des règles, ou si l’on veut des recettes d’argumentation destinées à pourvoir d’instruments efficaces une activité très précisément déterminée, celle de la discussion dialectique […] »58. Il s’ensuit l’opinion que les lieux-communs, dans la logique de la phénoménologie de la rhétorique archipélique, opèrent au sein d’une mouvance problématologique axée non pas uniquement sur l’argumentation et le questionnement, mais aussi sur la controverse et la dialectique. Olivier Reboul nous rappelle à ce propos : « Au sens le plus technique, celui des topiques, le lieu n’est plus un argument type ni un type d’argument, mais une question type permettant de trouver des arguments et des contre-arguments »59. Dans cette perspective qui laisse entrevoir le caractère dialectique des lieux-communs, Michel Meyer en appelle au questionnement de Quintilien – qui déclare : « Toute action donne lieu aux questions suivantes : pourquoi a-t-elle été faite ? Où ? Quand ? Combien ? Par quels moyens ? »60 –, pour rattacher intimement les topoï à une rhétoricité de l’interrogativité, de la problématicité ou encore de la problématologie : « On appelle ces interrogatifs des lieux, des topoï, des lieux de rencontres de la discussion […] »61. Dès lors, comme le note Michel Meyer, « les lieux représentent […] toutes questions que l’on peut se poser sur un problème donné »62.
Sous l’égide de la rhétorique phénoménologique et de la pensée archipélique glissantiennes, les lieux-communs acquièrent une recharge63 sémantique, ontologique et argumentative neuve et novatrice, en ceci que cette recharge se détache, en définitive, des stéréotypes aliénants, de toute instrumentalisation et de toute chosification. Il est hors de question que les lieux-communs, que la philosophie et la rhétorique glissantiennes réhabilitent, s’astreignent à l’exclusivisme et au réductionnisme, lesquels sont l’apanage de la pensée systémique essentialiste. Autant dire que le romancier caribéen s’emploie à mettre en question les lieux-communs des systèmes de pensée colonialistes pour les décharger des mensonges et des fausses allégations, c’est-à-dire pour déjouer les pièges et les intrigues des esclavagistes et pour pointer du doigt leurs faux prétextes qui, eux, s’ordonnent, entre autres, sur la volonté de faire bénéficier le tiers-monde des Lumières de la civilisation. Ainsi, les lieux-communs, à en croire Glissant, sont mis en jeu dans l’objectif de battre en brèche l’hégémonie, la réification des autres et toutes sortes d’ostracisme. Les topoï de la rhétorique phénoménologique antillaise sont à même de garantir le divers, l’altérité et le baroque dont se réclame l’esthétique du chaos-monde glissantienne. C’est en ce sens que le penseur martiniquais les inscrit, dans L’imaginaire des langues, sous le signe de ce qu’il appelle significativement « la pensée-monde » :
Je crois que nous sommes dans un temps, que j’appelle le temps-monde, où nous ne pouvons plus imposer de conditions au monde. Ça ne veut pas dire que nous n’avons plus de cadre pour une action, ni de limites pour une action, mais on ne peut plus projeter sur le monde des grands schémas idéologiques à partir desquels on travaillerait. Je crois que c’est un impossible. C’est un des lieux-communs de la pensée-monde. Il me semble que tant que la totalité-monde ne sera pas réalisée, c’est-à-dire tant que toutes les cultures du monde n’auront pas conçu que ce n’est pas nécessaire d’annihiler, de démolir une culture pour s’affirmer soi-même, des cultures seront menacées […] Ce que je dis, c’est que ce n’est ni par la force ni par le concept qu’on arrivera à protéger ces cultures, mais par l’imaginaire de la totalité-monde, c’est-à-dire par la nécessité vécue de ce fait : que toutes les cultures ont besoin de toutes les cultures64.
En tout état de cause, la rhétorique phénoménologique glissantienne revisite le schème des lieux-communs pour mettre à mal toutes formes d’ankylose et toutes sortes de sclérose, exhortant les Antillais à la créativité artistique et culturelle. Autrement dit, les topoï glissantiens s’érigent en véhicules d’insoumission et en moteurs de révolte aussi bien contre le monolithisme et la systématisation impérialiste que contre l’aliénation et la marginalisation qui en découlent. C’est dans cette perspective de lutte que l’écrivain martiniquais repense, dans Traité du Tout-Monde, le concept de lieux-communs :
Et ces raisons, que nous avons arrachées en une difficile passion d’écrire et de créer, de vivre et de lutter, deviennent aujourd’hui pour nous des lieux-communs que nous apprenons à partager ; mais lieux-communs précieux : contre les dérèglements des machines identitaires dont nous sommes si souvent la proie, comme par exemple du droit du sang, de la pureté de race, de l’intégralité, sinon de l’intégrité du dogme65.
Et comme l’univers anthropologique et géopolitique des Antilles et des Antillais est, toujours selon l’écrivain, d’autant plus marqué par le sceau de la domination coloniale ou par celui des puissances hégémoniques néocolonialistes, les lieux-communs glissantiens de la pensée-monde et de la révolte rhétorique s’inscrivent aussi bien dans la logique de la visée délibérative, orientée vers le devenir, que dans l’imprédictible de la créolisation qui est le propre de l’esthétique du chaos-monde glissantienne. Soulignons ici que prendre conscience de son ipséité et la subsumer dans la totalité-monde, sans pour autant se passer de l’altérité, assumer sa responsabilité ontologique et culturelle, ne pas se soustraire à ses devoirs, répondre de ses actes et prendre son existence en main sont, entre autres, des lieux-communs ou des invariants qui fonctionnent en corrélation étroite avec la mouvance de la rhétorique phénoménologique archipélique. C’est d’ailleurs en ce sens que Glissant se réclame, dans La Cohée du Lamentin, des lieux-communs : « Nous ne savons pas vraiment où ni en quoi se jouent nos avenirs, le monde est imprévisible, mais son élargissement même, la conscience qui nous en vient, confirment, s’agissant de ces Amériques, la plupart des intuitions que nous en avons, le plus souvent sous forme de lieux-communs »66.
S’agissant de l’invariance des lieux-communs de la rhétorique phénoménologique glissantienne, ceux-ci s’appréhendent non en termes de stéréotypes, de clichés ou d’idées arrêtées et tombent corrélativement en désuétude ou en obsolescence, mais se conçoivent en se plaçant sous le signe de l’esthétique baroque et de la dynamique de la créolisation, chères au romancier martiniquais. Partant, ces lieux-communs se mettent en perpétuel renouvellement dans le but de servir le remodelage ontologique de l’identité antillaise. Laquelle est séculairement en proie au déracinement et à l’esclavage, à l’aliénation et à la mésestime. Ces topoï doivent, à en croire Glissant, s’adapter aux mutations inarrêtables et aux transformations foudroyantes de la totalité-monde. C’est ce qu’il met en exergue dans Mémoires des esclavages :
Nous pensons que le lieu-commun de la plupart de ces interrogations (vous vous rappelez que nous avons proposé le lieu-commun comme un lieu où des pensées du monde rencontrent des pensées du monde) tient à ceci que justement les nations ne peuvent plus se sentir ni se définir aujourd’hui en dehors du bouleversement des réalités mondiales67.
C’est ici le lieu de préciser que l’invariance des idées, des lieux-communs, des résultantes de la rhétorique phénoménologique est, d’une part, inscrite dans une mouvance problématologique et problématisante qui accorde beaucoup plus d’importance aux questions qu’aux réponses. D’autre part, ces lieux-communs et leur dynamique ne peuvent ni se concevoir, ni être opérants en dehors des « lieux » « propres (ou spécifiques) à chaque genre rhétorique », selon l’expression de Christelle Reggiani qui ajoute : « Le genre judiciaire accueillera de manière spécifique des arguments fondés sur la notion de justice, le genre délibératif des arguments fondés sur la notion d’utilité, et le genre épidictique des arguments faisant appel à des qualités, morales ou plastiques »68. Dans cette mesure, intenter un procès contre les esclavagistes, dénigrer leurs actes injustes et ignobles, magnifier les valeurs de l’antillanité, accroître l’adhésion des Antillais à ces valeurs, faire appel à ceux-ci afin qu’ils prennent en main leur sort et qu’ils se livrent à la créativité culturelle, en respectant la différence des cultures, sont autant de lieux-communs invariants – et en perpétuelle mouvance – qui relèvent respectivement de l’impulsion judiciaire, de l’éloquence épidictique et de la visée délibérative. Celles-ci représentent, et le substrat de la pensée-monde, et le nerf de la rhétorique étayant l’œuvre romanesque et le projet culturel de Glissant.
Tout compte fait, le phénoménologue caribéen se déleste radicalement de l’égocentrisme et rompt avec le solipsisme pour s’ouvrir aux autres, aux autres cultures et communautés, et ce, sur le mode ou la modalité de la créolisation, laquelle ne peut se réaliser qu’à travers les lieux-communs suivants : l’échange et le dialogue entre les imaginaires, les langues et les expressions artistiques de la totalité-monde. C’est dans cette optique que, dans L’imaginaire des langues, Glissant propose une analyse qui revêt une portée toute particulière :
Il y a des invariants que nous ne soupçonnons pas encore. C’est peut-être le rôle de la poétique de les pointer, de les rechercher. C’est la fonction des lieux-communs de la pensée-monde d’éclairer cette recherche […] On abandonne la prétention à trouver la vérité seulement dans le cercle étroit de sa propre subjectivité, et ça, je crois que c’est aussi un invariant, cette nécessité d’outrepasser sa propre subjectivité non pas pour aller vers un système totalitaire mais pour aller vers une intersubjectivité du Tout-monde. Je crois qu’aujourd’hui le rôle de toute littérature, c’est d’aller à cette recherche69.
En quel sens donc la rhétorique et la philosophie archipéliques de Glissant mettent-elles à contribution les lieux-communs de la différence et de l’opacité ? Autrement-dit, comment ces lieux-communs acquièrent-ils une place de choix dans la pensée-monde glissantienne ?
Le culte de la différence et la dynamique de l’opacité
Sans doute, la catégorie de la différence constitue-t-elle un des lieux-communs principaux et opérationnels de la rhétorique archipélique glissantienne, en ce que le divers et la diversité incarnent à l’évidence des principes fondamentaux de la poétique baroque et de l’esthétique du chaos-monde, lesquelles fonctionnent comme des moteurs de la pensée-monde dont se réclame l’écrivain martiniquais. La différence se veut ainsi gardienne de la poétique et de la philosophie de la Relation. Il s’agit là d’un lieu-commun indéfectible et inaliénable qui garantit l’organicité des différents paysages de la totalité-monde. Aussi la dynamique de la créolisation, axée essentiellement sur l’interaction culturelle, est-elle étroitement tributaire de la différence. Si l’on fait l’impasse sur la différence, la créolisation cessera de produire ses effets et sera stérile. C’est en ce sens que Glissant s’attache à pointer l’importance décisive de la différence qui s’avère être « la matrice-motrice du chaos-monde »70.
Sous la plume de Glissant, la différence fonctionne dans le droit fil du genre judiciaire de la rhétorique, en cela qu’elle s’inscrit aux antipodes de l’essentialisme et du monolithisme pour épouser toutes les identités et appuyer toutes les variétés culturelles. Ce qui l’apparente, en un sens, au discours épidictique qui, lui, se penche sur l’exaltation de l’antillanité et de ses valeurs, sans toutefois basculer dans la voie de l’exclusion. Il s’agit là d’un paramètre important de la pensée archipélique et de l’esthétique du chaos-monde dont l’écrivain martiniquais arme sa rhétorique, comme il le soutient dans Une nouvelle région du monde :
Quand les différences du monde, dans le monde, se rencontrent, les variétés, qu’elles reconnaissent, tout aussi bien se multiplient. C’est parce que les différences, par s’ajouter et se changer, situent peu à peu l’étant, et que nous ressentons celui-ci comme seul demeurant de cela qui toujours bouge et change. La différence est à l’amorce vive du mouvement, et non pas l’identique, ou identité. L’harmonie des semblables est neutre et inféconde, mais la rencontre des différences, et qui n’est pas l’harmonie des contraires, s’accomplit dans et par un dépassement mutuel qui fonde l’inattendu du Tout-monde71.
C’est dire si le culte ou plutôt la culture de la différence et de la variété est à même de sonner le glas du règne de l’atavisme qui légitime l’expansion territoriale coloniale. Glissant évoque, dans Une nouvelle région du monde, l’importance ontique cruciale de la catégorie de la multiplicité en ces termes : « Et les explorateurs et les colons et les conquérants et les marchants ont toujours prétendu et entendent encore réduire l’étant à la monoïté de leurs gros avoirs et de leurs possessions, et éradiquer ainsi la diversité, parce que de toujours ils l’ont sentie battre en eux comme une damnation »72. Aussi le romancier ne préconise-t-il pas la pluralité au prix de la dilution de l’identité. Tout à l’inverse, il mise sur les deux tableaux, s’efforçant de cultiver la variété et de valoriser, par le même élan, l’identité, sans laquelle l’altérité ne peut être cultivée. Il y a ainsi une relation dialectique spécifique entre, d’un côté, l’identité et, de l’autre, la différence. Dans L’imaginaire des langues, Glissant met ses lecteurs en garde contre le fait d’accorder le primat à l’une au détriment de l’autre : « Si on entre dans la diversité du monde en ayant renoncé à sa propre identité, on est perdu dans une sorte de confusion. Les identités sont une des conquêtes du temps moderne, conquête douloureuse parce que ce n’est pas fini et que sur toute la surface de la planète il y a des nœuds, des foyers de désolation qui contredisent ce mouvement »73.
Signalons dans ce cadre que la notion de divers et le principe de différence sont devenus non seulement des axes fondamentaux de la philosophie phénoménologique du penseur caribéen, en ceci qu’ils représentent les traits définitoires de chaque identité, mais aussi une arme de défense contre les pratiques discriminatoires et les tendances nationalistes, xénophobes et racistes. C’est ce que Glissant suggère dans Une nouvelle région du monde : « Ce n’est certes pas le même et l’autre, ni leur accord, qui tissent la Relation, c’est le différent, qui anime les sauts et les rebonds du Tout-monde et permet que soient le même et l’autre. Aussi bien les calamités les plus pernicieuses de la volonté raciste s’exercent-elles d’abord contre les nuances de la différence plutôt qu’à l’encontre des radicalités de l’altérité, de l’altréité »74.
Il faut remarquer aussi que le discours apologétique portant sur la différence prend la forme moralisatrice du conseil – celui du discours délibératif –, par lequel le romancier remplit l’office d’un éveilleur de conscience qui s’évertue d’exhorter sa communauté à agir et réagir en se représentant à la fois sa propre différence et l’altérité d’autrui, c’est-à-dire son ipséité (son altérité) et la différence des autres identités. C’est cette particularité du rapport à autrui que l’écrivain a relevé en ces termes : « SEULE LA DIFFÉRENCE SERAIT UNIVERSELLE, ET ELLE NE L’EST QUE PAR LE JEU DES DIFFÉRENTS, ET TOUTE IDENTITÉ D’ABORD NE CONVIENDRAIT QU’À TENDRE VERS L’AUTRE »75.
Par ailleurs, Michel Meyer conçoit ainsi la distance et la relation qui s’instaurent entre la différence et l’identité comme des mailles inéluctables de l’art oratoire :
L’identité est à la fois le lieu du collectif (celle du groupe) et de l’individu (que je suis). C’est aussi le relationnel exprimé de la façon la plus formelle qui soit. C’est le moment charnière de la délibération avec soi-même sur ce rapport individu-groupe […] qui nourrit le soi. Identité, négociation et différence : c’est la rhétorique au sens réfléchi du terme, donc la relation intersubjective dans ce qu’elle a de rhétorique et de conflictuel. L’identité et la différence expriment la forme même dont sont revêtus les rapports à l’autre76.
Il n’en demeure pas moins que Glissant se réclame de la catégorie de la différence et la considère comme l’une des pièces maîtresses de sa rhétorique, dans la mesure où elle jette l’anathème sur l’unicité monolithique que cultivent les impérialistes. Qui plus est, le lieu-commun de différence constitue l’un des rouages, et de la créolisation, et de l’esthétique du chaos-monde qui, elles, accréditent le brassage des cultures et des imaginaires et favorisent l’imprédictible des emmêlements, annonçant par là l’avènement d’« une nouvelle région du monde », placée sous le signe des transformations dont les résultantes sont inopinées et incalculables. À cet égard, Glissant déclare dans Une nouvelle région du monde :
Mais pour nous, et pour nous tous, cette dite quantité entièrement réalisée des différences a signifié d’abord et signifie seulement qu’aucune des différences du monde n’en sera tenue écartée, ni maintenue à part. Et nous entrons dans le Tout-monde, qui toujours pour nous recouvre la totalité du monde, mais voilà que ce Tout-monde est aussi dans notre actualité une autre région du monde, une région toute nouvelle, et le monde est là, il est ici – là, il est en avant de nous, qui le disons sans le dire tout en le disant encore, entreprenant une catégorie nouvelle de la littérature77.
Cette « nouvelle région du monde » est-elle rendue transparente par la rhétorique qui décide de la poétique archipélique ? Est-elle opaque ? Est-elle dicible ? Qu’en est-il du lieu-commun d’opacité glissantienne ?
Il n’est pas inutile pour nous de souligner, à ce niveau de notre approche de la rhétorique de l’écrivain martiniquais, que la catégorie d’opacité est foncièrement liée au principe de différence. Sous l’égide de la pensée archipélique glissantienne, une relation dialectique s’établit entre le lieu-commun d’opacité et celui de différence pour les faire fonctionner de concert. Il n’est pas question, pour chaque communauté, tout comme pour chaque culture, d’être à la fois opaque et archétypal. C’est que le modèle ou l’archétype n’est pas seulement unique et monolithique, mais aussi achevé, transparent et souvent exclusif. Par contre, l’opaque est multiple, diversifié, baroque, voire ouvert à toute sorte d’interaction culturelle. Bref, cet opaque est susceptible de communiquer avec tous les imaginaires du chaos-monde. Pour Glissant, l’opacité se veut gardienne de la différence, puisqu’elle catalyse le développement de tout ce qui est différent, divers et singulier. C’est ce qu’il s’attache à saisir en particulier dans Poétique de la Relation :
Non pas seulement consentir au droit à la différence, mais, plus avant, au droit à l’opacité, qui n’est pas l’enfermement dans une autarcie impénétrable, mais la subsistance dans une singularité non réductible. Des opacités peuvent coexister, confluer, tramant des tissus dont la véritable compréhension porterait sur la texture de cette trame et non pas sur la nature des composantes78.
La transparence est ainsi le propre de la civilisation atavique et essentialiste qui légitime l’expansion colonialiste et la Traite négrière. Or l’idée d’opacité est avant tout une résistance à toute propension de transparence. Précisons ici que la transparence adoptée par les impérialistes éblouit, charme et aliène, alors que l’opacité – qui émane de la rhétorique archipélique, de l’emmêlement des genres oratoires, de la poétique baroque, de la pensée du tremblement et de la trace, du multilinguisme, de la créolisation et de l’esthétique du chaos-monde – valorise la différence, embrasse la diversité et l’altérité, et s’empêche de céder à toute tendance hégémonique et réifiante. Glissant se saisit du concept d’opacité et l’érige en une dynamique de désaliénation et de création, comme il le confirme dans Le Discours antillais : « Plus qu’à la déclaration de principe, je crois ici à la production de textes “opaques”. L’opacité se donne et ne se justifie pas. Décidément elle combat les aliénations de la transparence »79. La dynamique de l’opacité s’avère également opérante, dans le sens où elle est investie d’une mission primordiale au regard de la rhétorique archipélique glissantienne. Il s’agit là en effet d’une véritable mission préservatrice de toutes les cultures – si différentes soient-elles – et de tous les imaginaires possibles. L’opacité s’érige en garante de la diversité et en protectrice du divers. C’est en ce sens que, dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant met en relief le rôle et la fonction du schème d’opacité : « Nous appelons donc opacité ce qui protège le Divers. Et désormais nous appelons transparence l’imaginaire de la Relation, qui en pressentait depuis longtemps (depuis les Présocratiques ? Depuis les Mayas ? Dans Tombouctou déjà ? Depuis les poètes pré-islamiques et les conteurs indiens ?) les tourbillons imprévisibles »80.
Dès lors, la dynamique de l’opacité s’inscrit en faux contre tout prototype universel. Elle remet en cause les systématisations et les enfermements, qu’ils soient culturels, littéraires ou linguistiques. C’est ce que le penseur caribéen développe précisément dans Le Discours antillais :
L’opacité comme valeur à opposer à toute tentative pseudo-humaniste de réduire les hommes à l’échelle d’un modèle universel. La bienheureuse opacité, par quoi l’autre m’échappe, me contraignant à la vigilance de toujours marcher vers lui. Il nous faudrait déstructurer la langue française, pour la contraindre à tant d’usages. Il nous faudra structurer la langue créole pour l’ouvrir à ces usages81.
Il en ressort donc que la catégorie de l’opacité, exerce son autorité dans l’optique de la combinatoire oratoire judiciaire-épidictique-délibérative, en ceci qu’elle combat la violence procédant de l’expansion colonialiste, celle légitimée par la filiation et l’atavisme, qu’elle instaure, en même temps, l’autonomie de chaque culture et qu’elle établit, sur la modalité baroque de l’apposition, des relations illimitées entre les différentes identités et cultures. Il s’agit ici d’un droit que l’écrivain revendique dans Une nouvelle région du monde : « L’opacité n’est pas l’obscur seulement, l’opacité figure ce qu’un lieu appose à un autre lieu comme liberté de sa relation. Je réclame pour tous et pour chacun le droit à l’opacité […] »82. Du coup, la dynamique de l’opacité est en position d’aplanir les difficultés et les divergences lorsqu’elle apprête toute communauté à l’estime de soi et à la confiance en elle-même. C’est ainsi que, dans Traité du Tout-Monde, Glissant « réclame pour tous le droit à l’opacité, qui n’est pas le renfermement […] pour réagir par là contre tant de réduction à la fausse clarté de modèles universels »83.
Dans cette perspective, il s’agit aussi de mettre en dialogue, en les protégeant contre la modélisation, les opacités de toutes les cultures et tous les imaginaires de la totalité-monde, dans la mesure où la dynamique de l’opacité constitue la pierre angulaire de la poétique de la Relation, où elle permet à toute communauté de s’exprimer et de dire sa différence, autorisant toute culture à entrer en créolisation avec et dans le chaos-monde. À cet égard, Glissant s’attache, dans Le Discours antillais, à créer un lien organique entre la catégorie de l’opacité et la poétique de la Relation : « Suis-je éloigné, disant cela, de l’esthétique de la Relation ? Non. Elle suppose la voix de tous les peuples, ce que j’ai appelé leur opacité, qui n’est à tout prendre que leur liberté. La transparence de la fausse mimésis est à dépouiller d’un seul coup »84. Michel Meyer, dans son ouvrage, Questions de rhétorique, conçoit, quant à lui, l’opacité en tant que catégorie génératrice, à la fois, de différence de points de vue et de valeur ajoutée inattendue et imprévisible. En d’autres termes, son opacité à lui verse au cœur de l’interaction édifiante et de l’interagir des idées :
L’opacité soudaine que révèle un problème qui se pose, ou qui s’est posé – en tant que présenté comme résolu –, montre bien toute la distance qu’il y a entre les êtres. Pas une question qui surgit, une réponse qui est prononcée, il y a une subjectivité, un Autre qui se découvre, une différence qui se manifeste. On demande alors à autrui de nous reconnaître, de percevoir nos problèmes au travers d’une question parfois extérieure à eux85.
Il n’en demeure pas moins vrai que l’opacité est ce qui met fin à l’hégémonie qui procède de la transparence propre à l’universel généralisant. Elle épouse l’esthétique du chaos-monde et cultive la diversité pour s’ouvrir à toutes les poétiques du monde, y compris à la poétique de l’errance, chère au romancier martiniquais. Il cherche ainsi à établir une sorte de dialectique entre la catégorie de l’opacité, d’une part, et l’esthétique du Divers, d’autre part :
Que l’opacité, la nôtre s’il se trouve pour l’autre, et celle de l’autre pour nous quand cela se rencontre, ne ferme pas sur l’obscurantisme ni l’apartheid, nous soit une fête, non une terreur. Que le droit à l’opacité, par où se préserverait au mieux le Divers et par où se renforcerait l’acceptation, veille ô lampes ! sur nos poétiques86.
Conclusion
In fine, la pensée archipélique glissantienne s’inscrit diamétralement à l’encontre de la systématisation impérialiste, en ce sens que celle-ci s’emploie à figer la réflexion des Antillais, à contrer toute initiative personnelle, toute tentative d’autonomie et d’indépendance éventuelles, en particulier, en les inclinant aussi bien à la consommation passive qu’à l’imitation aveugle du modèle occidental. Somme toute, sous les auspices de la problématologie propre à la rhétorique archipélique de Glissant, ni la question, ni la réponse ne revêtent un caractère « apocritique »87. Bien au contraire, elles (la question et la réponse) sont empreintes d’une dynamique problématologique qui ne se contente pas de fausses solutions ou de solutions erronées. Cette dynamique enclenche, en effet, tout un arsenal problématique (problématisant) de questionnements, lequel est mis en œuvre dans la finalité d’ébranler les systèmes de pensées réificateurs.
Dans la logique de la phénoménologie de l’étant dont est investie la rhétorique archipélique, Glissant ne se prête guère à la réduction, ni à l’exclusion d’autrui. En fait, il s’applique à mettre en interaction les cultures, les imaginaires, les races et les identités, dans la totalité-monde qu’il préconise et qu’il se consacre à bâtir : « Être et étant, non pas universels ni exclusifs ni transcendants, mais l’un à l’autre unanimes »88. Qui plus est, la phénoménologie archipélique de l’étant fonctionne en concordance avec les catégories de pensée de la différence et de l’opacité, avec celle de la dynamique du multilinguisme et de la créolisation, avec l’esthétique du baroque et du chaos-monde, avec l’identité-relation et la pensée du tremblement. C’est en ce sens que, dans Une nouvelle région du monde, l’écrivain martiniquais redéfinit le schème de « frontière » :
La notion de frontière ainsi conçue est obsolète, et après toutes ces avancées de la pensée, vient le moment où la frontière ne peut plus être considérée comme étanche, et où l’idée grandit qu’elle n’a plus de raison d’être en tant que telle. L’étant n’est pas territoire balisé de frontières, mais une structure inexplicable, en révolution sur elle-même. La frontière n’est plus une donnée possible de l’étant, mais dans notre monde une envolée de passages, et d’entre-deux, qui sont aisément ou malaisément franchissables, mais qui désormais le seront de toutes les manières89.
Tout compte fait, le phénoménologue caribéen se déleste radicalement de l’égocentrisme et rompt d’avec le solipsisme pour s’ouvrir sur les autres, sur les autres cultures et communautés, et ce, sur le mode ou la modalité de la créolisation, laquelle ne peut se réaliser qu’à travers les lieux-communs suivants : l’échange et le dialogue entre les imaginaires, les langues et les expressions artistiques de la totalité-monde. C’est là où opère le lieu-commun, en ce qu’il constitue « un lieu où une pensée du monde rencontre une pensée du monde »90.