« Le bonheur particulier des individus ne peut raisonnablement et solidement être établi que sur le bonheur général de l’espèce 1» affirme M. de Martine, voyageur représentant d’une France éclairée, au tome III de L’ile inconnue, lors d’un long échange avec les quelques membres venus d’une société utopique qu’il a rencontrés dans l’océan indien et auxquels il veut présenter les progrès de l’esprit humain accomplis récemment en Europe. Cette assertion paraît être le programme idéologique de la plupart des récits utopiques rédigés au cours du xviiie siècle, mais il est assez vague pour pouvoir renvoyer à des déclinaisons variées, voire contradictoires. Si les utopies associent bien le bonheur individuel au bonheur collectif, certaines d’entre elles programment initialement un fonctionnement collectif qui ne souffre aucune variation individuelle quand d’autres semblent voir le collectif comme la généralisation des comportements individuels présentés comme naturellement pertinents. Les travaux sur l’utopie de ce temps sont nombreux2 ; ils s’inscrivent le plus souvent dans une réflexion philosophique ou historique globale et font de ces récits des indices idéologiques propres à une époque qui s’ouvre à de vives revendications politiques concernant la place de l’individu dans la société et l’organisation de cette dernière en vue de progrès humains. La saisie de la dimension littéraire de ces œuvres est plus récente et a permis de renouveler considérablement leur analyse, en les inscrivant dans des généalogies génériques complexes grâce à une analyse détaillée de leur structure narrative et de leur mobilisation topique3. Encore plus récemment, la critique, forte des théories de la réception, a montré qu’il s’agissait d’objets fondamentalement hybrides proposant des expériences de lecture aux effets complexes, qui demeurent encore pour une part à analyser4.
Mais comment interroger efficacement un corpus aussi proliférant ? Peut-être en revenant à la saisie de ce genre par une proposition éditoriale et un geste anthologique issus du siècle même qui a vu fleurir ces textes. En effet, lorsque Charles Georges Thomas Garnier, avocat, homme de lettres et éditeur auxerrois né en 1746, publie à partir de 1787 les Voyages imaginaires, romanesques, merveilleux, allégoriques, amusants, comiques et critiques, suivis des Songes et Visions et des Romans cabalistiques5, le genre utopique fait florès sous des formes multiples, dont la labilité et la variété vont permettre de nourrir une grande partie des 39 volumes de la somme éditoriale proposée aux lecteurs par abonnement. Si toute une section des textes renvoie à des voyages réalistes, d’agrément ou d’aventures, loin de ce que nous considérons comme des utopies, l’édition fait cependant la part belle aux robinsonnades et aux récits merveilleux qui introduisent à des espaces fictifs inédits. Dans ces textes, le lecteur découvre des sociétés contrefactuelles, dont il peut saisir principes et fonctionnement. Les Voyages imaginaires, œuvre construite comme une encyclopédie des textes ayant pour point commun de narrer des voyages de toutes sortes, propose dans la classe des fictions plusieurs sections dont la première est nommée « Voyages imaginaires romanesques » (tomes 1 à 12) et la seconde « Voyages imaginaires merveilleux » (tomes 13 à 25). En sondant ces deux premières sections et en analysant plusieurs textes qui nous semblent particulièrement emblématiques de leurs spécificités, nous espérons d’une part, percevoir ce que l’utopie littéraire du siècle des Lumières, française ou anglaise, propose comme représentations d’un commun concrètement réalisé au sein d’une société précise et donnée comme réelle et comme éventuelles mobilisations vers un idéal universaliste qui serait à réaliser pour l’ensemble des sociétés, puis d’autre part, quelles expériences de lecture elle peut offrir et comment ces dernières peuvent alimenter une idéologie de l’universel.
Nous appuierons notre réflexion sur quatre textes situés dans ces deux sections. Tout d’abord, nous nous saisirons du roman dont nous avons tiré le propos liminaire de cet article, à savoir L’ile inconnue ou Mémoires du Chevalier des Gastines, très longue robinsonnade6 qui occupe les tomes 6 à 8 de la section et représente près de 1 500 pages in-8e. Rédigé par Guillaume Grivel, un littérateur physiocrate passionné d’éducation, le texte paraît en six tomes à partir de 1783. Repris quasi immédiatement dans Les Voyages imaginaires, il est alors corrigé et augmenté pour atteindre les proportions évoquées plus haut. Classé parmi les textes romanesques au nom d’un principe de vraisemblance – puisque nul univers situé hors du monde réel n’y est inclus et que la découverte de l’île déserte se fait par des moyens réalistes – le roman propose une sorte de nouvelle Genèse : un couple de naufragés y construit peu à peu un univers d’abord idyllique et familial puis commercial, voire industriel. Cette nouvelle société parvient ainsi à prendre une place, singulière, dans le concert des nations. Les trois autres textes sur lesquels nous appuierons notre réflexion sont, quant à eux, issus de la seconde section, celle des « Voyages imaginaires merveilleux » car tous trois incluent une dimension fantastique. On examinera tout d’abord avec intérêt la production d’une autrice française trop ignorée, Marie-Anne Robert, intitulée Le Voyage de Milord Céton dans les sept planètes, initialement publié en 1765. Son autrice a écrit de multiples contes merveilleux et romans dans lesquels le sort des femmes est régulièrement interrogé. Milord Céton, réédité dans Les Voyages imaginaires aux tomes 17 et 187 raconte moins les aventures du héros éponyme que celles de sa compagne Monime. Tous deux, emportés par le génie Zachiel, vont découvrir un système solaire totalement habité et dont chaque planète représente une civilisation, plus ou moins avancée, plus ou moins désirable. Ainsi éduquée par l’expérience, l’héroïne peut revenir sur Terre pour se voir restaurée dans ses droits de reine sur la Géorgie qu’elle parvient à arracher aux Turcs. Quant aux deux autres textes étudiés, ils proviennent d’un corpus étranger, et sont présentés en traduction, la somme faisant le choix de le préciser sans que jamais pour autant, le critère de la langue de production ne soit inclus dans les classements qu’elle propose. Il s’agit d’abord d’un texte de Holberg, auteur norvégien de langue danoise considéré, pour son roman satirique Peder Paars (1720) et ses pièces de théâtre, comme l’un des principaux fondateurs de la littérature du Danemark. Son Voyage de Nicolas Klimius8 a été publié en 1741 puis traduit anonymement en latin avant d’être proposé en français par Eléazar de Mauvillon au cours des années 1760. Il narre les aventures extraordinaires d’un homme de sciences, qui, à la suite d’une expédition scientifique dans une grotte mystérieuse, se retrouve plongé au centre de la terre et y rencontre un univers complet. Il en fait la découverte avec étonnement avant d’y inscrire sa propre destinée. Le texte, de près de 400 pages, est présenté au tome 19 des Voyages imaginaires. Le dernier récit est, quant à lui, une traduction de l’anglais. Les hommes volants ou les aventures de Pierre Wilkins a été publié en 1751 par Robert Paltock, avocat londonien dont ce roman est la principale création littéraire. Il est traduit en français par M. de Puisieux en 1763 puis réédité dans Les Voyages imaginaires aux tomes 22 et 239. Le roman foisonnant raconte la rencontre et le mariage d’un naufragé avec une femme représentante d’un peuple d’hommes volants qui va l’adopter, l’emmener dans son pays avant de lui faire tenir un rôle essentiel dans son histoire. Le simple résumé de ces textes montre comment la somme permet de confronter, par la successivité de ses parutions, des textes divers, esthétiquement et idéologiquement, et rapprochés essentiellement par le motif narratif de la découverte d’univers inconnus. Avec ces quatre textes, nous sommes confrontés aux principales aires utopiques, l’étendue maritime et ses îles désertes voire ses possibles continents inconnus, mais aussi le monde souterrain et l’univers céleste. Se développe ainsi une géographie utopique dont la somme éditoriale rend compte d’une manière globalisante, instaurant à défaut d’un universel idéologiquement constitué et cohérent, au moins un univers livresque à la fois proliférant et multiple. Le lecteur peut voir alors chaque texte comme une étape dans la construction d’un nouvel espace sans cesse en expansion, au fur et à mesure des parutions. Ainsi, par la lecture successive de ces textes, naissent des effets de croisements, répétitions, comparaisons et variations qui permettent de dégager progressivement certains lieux communs, des topoi littéraires que la communauté des lecteurs des Voyages Imaginaires connaîtra et pourra mobiliser collectivement dans un éventuel projet politique universaliste en cours de constitution.
Dans une telle perspective, le lecteur est tout d’abord frappé par le fait que les récits sélectionnés, dans leur forme romanesque, privilégient tous des mises en scène concrètes, des représentations de la mise en commun, des objets, des coutumes, des activités. En effet, les dispositifs qui imposent l’idée et l’image de communautés en action ne se constituent pas dans ces textes en un exposé politique ou juridique abstrait qui exposerait les principes de la vie sociale des nouvelles sociétés rencontrées. Quelques règles parfois sont évoquées et rapportées voire citées par les membres des sociétés que découvrent ou que vont eux-mêmes constituer les voyageurs-narrateurs. Toutefois, globalement, le récit utopique dans ces sections des Voyages Imaginaires ne se transforme pas en traité politique explicite. Le commun pensé demeure le plus souvent implicite ; il est image et, en ce sens davantage imaginaire que programmatique. Alors que d’autres utopies au cours de cette seconde moitié du xviiie siècle versent peu à peu dans une esthétique de l’essai performatif10, la somme de Garnier privilégie des textes dans lesquels le commun est moins pensé qu’agi, moins décrété que pratiqué. C’est pourquoi on retrouve dans tous ces romans des scènes obligées de plusieurs types : le repas, la cérémonie civile ou religieuse (en particulier le mariage ou l’enterrement) et enfin, plus surprenant voire contradictoire avec notre vision contemporaine des utopies, les combats en temps de guerre. C’est ainsi que se met en scène un en-commun du quotidien. La topique du repas est à ce sujet particulièrement éclairante. Chacun des textes que nous avons cités y consacre plusieurs scènes. Dans L’ile inconnue, comme dans nombre de robinsonnades, la civilisation naît avec la complexification progressive de la nourriture. Cette dernière, initialement constituée des simples produits de la chasse et de la pêche se sophistique progressivement pour se rapprocher d’un régime alimentaire comparable à celui d’une Europe civilisée. Agriculture et élevage redeviennent alors les indices d’une saine économie fondée sur un travail d’exploitation des ressources que procure une Nature toujours généreuse à qui sait s’en saisir. Ainsi le chevalier des Gastines et son épouse Éléonore construisent-ils un parc d’ostréiculture qui fait de leur table la digne rivale de celle des rois européens :
Nous en [des huîtres] pêchâmes dans la suite une grande quantité, et nous les transportâmes sur les côtés pierreux de la baie, où elles multiplièrent prodigieusement, et nous dispensèrent d’aller au loin pour nous en procurer. Éléonore voulut même en mettre dans des parcs, comme on fait en France, pour en avoir de vertes et d’une graisse plus délicate. Elle réussit dans cette entreprise, qui, en nous donnant un moyen de plus de subsistance, nous fournit à volonté une grande partie de l’année, un mets servi partout sur les meilleures tables11.
Si quelques produits exotiques sont inclus dans le repas, il s’agit d’une simple touche propre à satisfaire la curiosité et l’étonnement du lecteur. Le modèle reste fondamentalement européo-centré, il représente une simple translation des habitudes de commensalité françaises, jusque dans l’usage d’une vaisselle « bricolée » mais délicate qui affirme les pouvoirs civilisateurs du repas. Cette difficulté à penser un repas qui ne serait pas la reproduction de ceux pris dans le monde originel des voyageurs se retrouve également dans le récit de Rober Paltock. Dans le monde des Hommes volants, la nourriture est tout entière constituée de fruits étranges, et semble complète voire savoureuse. Pour autant, Pierre Wilkins n’a de cesse d’y introduire l’élevage de la volaille qu’il est parvenu à pratiquer sur une île déserte12. Face à la découverte d’un nouveau mode de consommation alimentaire, il reproduit et favorise ses propres habitudes culinaires, les considérant comme l’indice même du progrès civilisationnel qu’il apporterait aux Glums. Le repas est ainsi un parfait indice des ambiguïtés de la construction du commun dans ces récits utopiques ; il est d’abord le symptôme d’un accueil croisé et d’une certaine attitude adaptative, que ce soit celle de l’homme à l’égard de la nature, ou celle du voyageur envers autrui. Mais le désir d’imposer ses pratiques n’est jamais très loin, au point que le repas pris en commun y devient moins l’expression d’un partage que celle de l’imposition par le héros de ses propres mœurs13. La scène souvent idyllique du repas est ainsi retournée en une scène de domination, voire de colonisation qui est parfois dénoncée par le ton satirique avec lequel elle est dépeinte.
Globalement, l’ensemble des éléments topiques cités plus haut semble fonctionner sur cette structuration axiologique : l’en-commun, qui se construit n’y est guère inédit et se nourrit avant tout de répétition du monde originel ; le commun n’est finalement qu’un espace à baliser et à banaliser ; le monde possible, un temps ouvert sur la nouveauté, se referme sur l’identique. Tous ces textes n’envisagent en réalité qu’un modèle unique de vie commune. L’en-commun se limite en réalité à des pratiques ritualisées au sein d’une vision fortement hiérarchisée de l’humanité : mettre en-commun n’est finalement que le moyen de conjurer les forces entropiques qui régissent les rapports entre les hommes en rétablissant une hiérarchie européo-centrée.
De même, ces récits utopiques présentent certes des modes de déclinaison du réel inédits, fantaisistes et fascinants mais ils n’envisagent ces possibles que sur la modélisation progressive à partir d’un passé, présenté comme réel mais largement fantasmé, qui serait celui de la cellule familiale à la source de toute société. Les variations que ces récits introduisent ne semblent servir qu’à universaliser davantage cet unique modèle civilisationnel. Toute société ne serait que l’expansion progressive et continue d’un tel fonctionnement cellulaire et demeurerait d’autant plus parfaite qu’elle saurait en garder les vertus initiales et se garder de toute dérive. Comme un piège, le modèle familial se referme sur lui-même ; ainsi L’Ile inconnue n’est-elle plus que l’illustration d’un modèle patriarcal devenu hautement caricatural. L’architecture qui se met en place dans l’île en témoigne clairement :
J’ordonnai la construction d’une maison pour chaque couple. Nous fîmes un plan général et uniforme de tous ces édifices, qui devaient être en petit ce qu’était ma maison. Chaque habitation devait avoir son jardin, sa cour, et ses étables, et se trouver aussi près des autres et de la mienne qu’il se pouvait, sans nous incommoder14.
Un peuple, tout entier né d’un seul couple, et fondamentalement incestueux, devra pour l’éternité reproduire les règles de vie du fondateur, logiquement nommé le Père. Ce dernier, à sa mort, sera d’ailleurs symboliquement embaumé. Quant à Monime, l’héroïne de Milord Céton, elle découvre dans chacune des planètes du système solaire des sociétés construites sur un principe ou un autre (la séduction sur Vénus, la gloire guerrière sur Mars, etc.) mais c’est seulement au bout de son voyage, lorsqu’elle parvient sur Saturne qu’elle découvre la société idéale. Placé sous le signe de Virgile, le chapitre présente la version complexifiée d’une société de patriarches, dans lequel tous les progrès sociaux (impôt unique à 10 %, caisses d’emprunts, hôtels et soins gratuits) sont donnés comme les conséquences d’une bonne gestion patriarcale étendue à la société entière. Toute forme de commun y apparaît comme l’heureuse réplication du domaine familial. Arrivée sur la planète, Monime et ses compagnons rencontrent une famille dont la vie est célébrée comme un modèle absolu :
Cette famille représente celle de nos anciens Patriarches ; la complaisance et le badinage, toujours compagnes de l’union, règnent dans leurs cœurs et animent leurs tendres caresses ; ils agissent avec noblesse ; ce n’est ni l’imitation, ni les lois qui les dirigent ; leurs cœurs pleins d’honneur et de vertu les conduit sans effort à ce qui est juste15.
C’est de cette observation que Monime tire par la suite la sagesse qui fait d’elle une véritable Mère pour le peuple des Géorgiens qu’elle parvient à libérer du joug turc. Les lois sont secondaires, le commun naît du sentiment familial pensé comme totalement naturel et jamais interrogé culturellement. Son génie Zachiel n’aura-t-il pas été ainsi pour elle un véritable Mentor, ramenant la quête des enfants à celle de leur père ?
Il serait toutefois réducteur de ne voir dans ces textes que de médiocres reprises d’un modèle antique conjuguant plus ou moins heureusement églogue et République platonicienne. Certes tous ces textes, y compris Klimius, présentent la vie en commun comme une forme à la fois naturalisée et hiérarchisée. Dans ce dernier texte, les arbres qui font la société du centre de la terre sont unis selon des groupes familiaux aux rôles sociaux prédéterminés ; leurs formes indiquent leurs fonctions. À l’inverse les désordres qui peuvent régner dans leur monde naissent de désobéissances à un ordre paternaliste institué qu’il s’agit de respecter. Inscrit dans une tradition qui renvoie bien sûr aux Voyages de Gulliver, le texte semble d’une portée satirique bien plus réduite car il n’a ni la concision ni la limpidité narrative de celui de Jonathan Swift, et encore moins sa férocité critique. En revanche, sa complexité narrative et discursive, comme celle des trois autres romans, permet de construire un tableau plus complexe qu’il n’y paraît des modèles de communautés à construire. Cette structure éloigne même le texte de toute proposition universalisante, en introduisant des formes de doute constant sur les tableaux utopiques initialement peints.
Globalement les modèles proposés semblent relever, dans leur description initiale, d’un idéal idyllique. En réalité, les sociétés proposées sont inscrites, par la narration qui les inclut, dans un projet à la fois plus complexe et plus historicisé. En effet, les espaces utopiques proposés ne constituent qu’une partie, parfois réduite, de textes qui mobilisent en réalité bien d’autres genres. Il est donc essentiel de prendre en compte l’ensemble de la trame narrative pour dégager une véritable analyse des images du commun souhaitable qu’ils proposent. Il faut d’abord constater qu’aucun de ces univers n’est réellement clos, le témoignage qui nous en est rapporté en étant d’ailleurs la première preuve. La société patriarcale de L’ile inconnue réintègre finalement la civilisation des échanges déjà mondialisés que constitue alors l’Océan Indien. Les descendants du Père y rencontrent des rois locaux qu’ils vont conseiller ainsi que des européens voyageurs qui leur apportent soutien mais parfois aussi conflits (surtout lorsqu’ils sont anglais…). Ils établissent des relations commerciales qui se veulent équilibrées et bénéfiques pour toutes les parties. Dans Milord Céton, si Monime se penche avec admiration sur la société saturnienne, elle n’y demeure pas et c’est au cœur du monde réel qu’elle revient pour construire un royaume géorgien menacé par les Turcs. Quant à Nicolas Klimius, il se déplace dans un univers souterrain aussi complexe et aussi proliférant que le monde terrestre. Des royaumes ennemis existent, les conquêtes militaires du héros vont peu à peu le transformer en un empereur tyrannique avant qu’il ne soit renversé et expulsé du monde utopique. Enfin Peter Wilkins dans Les Hommes volants se retrouve aussi en butte à l’adversité et sera le sauveur du peuple qui l’a accueilli par la conquête, à la fois militaire et politique, des territoires insurgés. Les utopies romanesques et merveilleuses s’inscrivent donc dans une linéarité chronologique, parfois soumise à un dessein progressiste comme c’est le cas pour L’ile inconnue et Milord Céton, parfois confrontée au tragique et au recul moral dans Klimius, mais toujours en tension.
Ces tensions qui les sous-tendent peuvent être classées selon deux axes, l’un portant sur le rapport entre individu et groupe, l’autre sur les liens entre échange et fermeture. La première de ces tensions apparaît au sein du parcours du narrateur. Il est en effet frappant de constater que tous les héros de ces récits, avant leur principale aventure, ont été marginalisés socialement. Le Père de l’ile inconnue est le fils d’un noble désargenté dont les qualités guerrières ne lui ont été d’aucune aide face aux coteries. Lui-même n’aurait jamais pu prétendre à la riche héritière qu’était Éléonore avant leur naufrage. Monime a été persécutée lors de la révolution de Cromwell. Nicolas Klimius est un savant méconnu et appauvri. Quant à Peter Wilkins, s’il s’est embarqué, c’est parce qu’il a été un enfant maltraité par son beau-père. Le parcours en utopie du héros de ces récits est d’abord un triomphe personnel, une compensation par rapport à un ordre socio-économique existant qui l’a ignoré, qui peut aussi l’amener à l’échec s’il reproduit les injustices qu’il a lui-même subie, comme c’est le cas pour Klimius16.
D’autre part, la présence du héros imprime des marques évolutives aux sociétés rencontrées, fabriquant un nouveau commun marqué par des formes d’ouverture multiples et imprimant une extension universalisante à des sociétés initialement fermées, sans toutefois jamais que les textes pensent réellement comment ces ouvertures seraient amenées à modifier la société qui les a pratiquées. C’est l’univers du libéralisme individuel ainsi que du mouvement colonisateur qui semble alors se saisir de l’imaginaire utopique, inscrit dans un parcours narratif qui fait aussi appel aux codes esthétiques du roman d’aventures, du roman sentimental, du récit merveilleux ou encore du roman pédagogique. Dans ces longs et proliférants récits, les occurrences du terme « commun » sont finalement peu nombreuses ; en revanche, « communiquer » et « communication » sont très présents. Cette dérivation, bien qu’impropre, fait cependant sens dans ces textes où la rencontre se fait par l’échange, de matières et de manières. La liberté des échanges (matériels et intellectuels) semble naturellement déboucher sur le progrès. Grivel l’affirme par la voix de M. de Martine : « Il faut se souvenir qu’elle seule [la liberté] peut établir la communication des Lumières (communication trop gênée encore) et que sans elle, il ne faut plus espérer la perfectibilité de l’espère humaine ni de la société17. » Pour autant cette liberté se nourrit d’une inégalité ontologique ; le texte insiste ailleurs sur l’inégalité essentielle des hommes et s’il y a du commun, il ne peut être bénéfique que s’il est imposé par les plus éclairés. La conception de l’universel ne fait que se limiter à l’imposition d’un modèle par quelques-uns à tous. De même les échanges libéraux et le salariat sont vantés par Peter Wilkins qui abolit l’esclavage des mineurs pratiqué dans les terres rebelles lorsqu’il les conquiert. Pour autant c’est à coup de conquêtes militaires qu’il impose son libéralisme. Les réactions mitigées du roi des Glums face à cette nouvelle organisation sociale18 (par ailleurs fondée sur une stricte corvée) sont certes présentées comme un symptôme de son manque de Lumières par la narration mais, pour le lecteur pris dans la trame du récit, elles peuvent également constituer un indice de mise en question dialogique du récit premier.
C’est en effet la force – et la limite – de ces textes que de multiplier à l’infini les propositions de mise en commun et les prétentions inabouties ou contradictoires à découvrir une organisation universelle des sociétés. La lecture successive de ces romans, telle qu’ont pu la pratiquer les abonnés de C. Garnier renforce encore les effets d’ambiguïtés voire de contradictions internes de la somme. On peut y lire le simple effet d’une mosaïque de textes choisis pour leur disponibilité, pour le succès antérieur qu’ils ont pu rencontrer, dans une perspective essentiellement commerciale. Et cette analyse est pour une part juste mais elle ne révèle rien de l’expérience de lecture qui peut en être tirée. On sait que celle-ci, d’un point de vue phénoménologique, se nourrit d’une mémoire non linéaire et non monosémique19. La bibliothèque intérieure de l’abonné aux Voyages imaginaires se révèle ainsi particulièrement proliférante. Elle se construit doublement, dans la succession et dans la confrontation. L’horizon d’attente et les possibilités interprétatives y sont à la fois accompagnés et sans cesse troublés.
Les Préfaces à valeur informative et didactique tendent en effet à construire un espace littéraire ordonné par des groupements et des distinctions autour d’un architexte20. Ainsi L’ile inconnue est-elle donnée à la suite du Robinson Crusoe de Daniel Defoe, tout en en étant clairement distinguée.
Que s’est-on proposé dans Robinson ? De nous faire voir ce qu’un homme, séparé de toute société, entouré de tous les besoins et luttant contre la nécessité, peut trouver de ressources en lui-même. […] Que se propose l’auteur de l’Ile inconnue ? De nous faire connaître l’origine et la formation de la société, de présenter l’histoire de la civilisation des peuples, ou de la fondation des empires21.
Les éléments génériques sont ainsi comparés, mis en valeur, ordonnancés afin de construire un univers de références communes et hiérarchisées.
Néanmoins le trouble l’emporte. Il naît d’effets de confusion liés à la longueur de textes proliférants, polygénériques et polysémiques. Le dispositif de Milord Céton est à ce sujet extrêmement signifiant : chacune des planètes visitées est décrite d’une manière qui se veut objective, présentant le pour et le contre de l’organisation sociale qui y règne. Si seule Saturne est entièrement dépeinte comme un modèle, les autres planètes ne manquent pas pour autant d’attraits ; ainsi de Vénus qui laisse une grande place à la puissance féminine mais qui voit celle-ci, faute d’une éducation appropriée, se réduire à l’exercice réducteur d’une puissance amoureuse et mondaine stérilisante. Dans Klimius, le narrateur s’extasie de voir le peuple des arbres élire des femmes aux plus hautes juridictions, notamment judiciaires avant de se proposer de leur interdire toute charge publique22. Dans l’avancée même des textes, le choix d’un modèle de communauté humaine semble se dérober sans cesse, ne s’énoncer jamais que pour être mis ou remis en question par la suite, au point d’effacer toute possibilité de représentation d’une communauté dont la validité du fonctionnement pourrait être absolue et universelle.
Ce sentiment de désorientation à la lecture est enfin renforcé par l’usage qui est mobilisé dans ces textes de dispositifs discursifs sophistiqués et imbriqués les uns dans les autres. Ainsi les narrateurs se succèdent-ils dans L’Île inconnue. À la suite de la mort du Père, c’est M. de Martine (dont la vision politique est pourtant différente) qui termine alors un récit dans lequel il n’était jusqu’alors qu’un simple protagoniste qui y avait déjà énoncé un long discours didactique. Le discours lui-même se voyait par ailleurs renforcé par un système complexe de notes de nature encyclopédique, au point que ces dernières prennent l’ascendant sur une narration réduite à quelques lignes par page23. Le récit de Klimius a été conservé puis raccourci et reformulé par l’ami qui a recueilli le savant égaré après son expulsion du monde souterrain. La polyphonie et la multiplicité des niveaux discursifs sont enfin renforcées par le niveau encyclopédique de la somme et la présence régulière d’un discours préfaciel. L’ensemble crée de nombreux effets de vertiges et dilue définitivement l’univocité du sens.
Cette somme de la fin du siècle des Lumières avouerait-elle l’impossibilité de proposer une réflexion ordonnée et univoque sur la construction de communautés humaines idéales ? Les Voyages imaginaires seraient-ils au bout du compte une anti-utopie ? Elles sont au moins l’indice de ce que démontre A. Lilti dans L’Héritage des Lumières24 à savoir que les Lumières – prises dans leur ensemble – ne sont pas monolithiques mais au contraire essentiellement ambivalentes et portent, consciemment ou non, leur propre critique interne. La somme demeure néanmoins un symbole de la volonté d’affranchissement associée à ce mouvement car, à défaut de proposer le tableau d’une société idéale, elle constitue un espace dans lequel l’émancipation intellectuelle se nourrit de la mise en interrogation du monde au sein du plaisir de la lecture. À défaut de proposer un monde social parfait, elle tend bien à constituer une communauté interprétative en devenir reposant sur une pratique effective de mise en commun (des textes) et devenant par là même geste politique en vue de la construction d’un sens commun, toujours à venir25.