Le diagnostic comme fiction

Appel à contributions du numéro 1 de Soin, sens et santé – An International Journal of the Health Humanities

Dans un court récit de Round the Red Lamp intitulé : « A False Start », un jeune médecin récemment installé diagnostique au bout de quelques instants une inflammation des bronches chez un homme qui vient d’entrer dans son cabinet, alors qu’il s’agit en réalité de l’employé du gaz venu relever le compteur. 

Cette pulsion diagnostique (Mouillie) – dans la nouvelle de Conan Doyle, le médecin revendique d’avoir appris de ses vieux maîtres la technique du « diagnostic instantané » (quick diagnosis) – établit au principe que le diagnostic est non seulement un acte de nomination posé sur un ensemble d’indices extérieurs mais également une fiction construite par le médecin en réponse à ce qu’il perçoit comme des événements corporels : il aura suffi au praticien de remarquer que le visage de l’homme est d’une rougeur extrême (il fait chaud), d’écouter sa petite toux sèche (il chique), et de l’entendre déclarer qu’il comptait passer depuis plus de trois semaines (il est écrasé de travail) pour le cataloguer.

La représentation du diagnostic médical dans le roman et le théâtre modernes et contemporains constitue de nos jours un axe clairement identifié de la recherche sur les liens entre médecine et littérature. Depuis le début des années 2000, celle-ci s’est néanmoins déployée dans deux directions différentes.

La première s’est efforcée de modéliser les bouleversements induits par l’annonce d’un diagnostic de maladie grave comme l’équivalent du « moment de bascule narratif » (pivotal event) dans la fiction naturaliste du début du 20ème siècle (Antolin 131). La façon dont Henry Perowne, le neurochirurgien de Saturday (2005) d’Ian McEwan, parvient à diagnostiquer d’un seul coup d’œil la maladie de Huntington dont souffre le jeune Baxter, a ainsi acquis le statut d’une sorte de morceau de bravoure du genre de la « fiction diagnostique » (Jutel 400).

La seconde s’est attachée à mesurer la possibilité de diagnostiquer un personnage de fiction lui-même, parfois à son insu, en s’appuyant sur des signes « médico-réalistes » qu’il importe d’autant plus de savoir déchiffrer que la maladie n’est jamais nommée. Joanne Eysell fournit un exemple de cette lecture experte lorsqu’elle va jusqu’à affirmer que le personnage d’Esther dans Bleak House de Charles Dickens (1853) souffre de la petite vérole en raison même de l’ellipse qui entoure les causes de sa cécité (Eysell 11).

Pour autant, l’hypothèse selon laquelle le diagnostic en médecine relèverait d’un mécanisme interprétatif de type analogique, une circulation entre deux systèmes de signes (celui du soignant et celui du soigné), avec ses réussites mais aussi ses échecs, voire ses erreurs (Charon 2001, 1899), est-elle autre chose qu’une image commode ? Esther n’a pas la variole, même si son corps de fiction a pu s’offrir à la lecture experte de ses contemporains anglais, dans un pays qui fut le premier à rendre gratuit l’accès au vaccin.

Dans la préface de 1980 qu’il avait rédigée à l’occasion d’une réédition de la thèse de Victor Segalen, Cliniciens ès lettres (1902), Jean Starobinski fustigeait de la sorte ceux qui ont l’outrecuidance de projeter un « diagnostic rétrospectif sur un personnage littéraire traité comme un patient réel » (de La Tour).

Quelques années plus tard pourtant, dans une émission de France Culture consacrée à une possible histoire de la mélancolie, le même Starobinski n’hésitait pas à diagnostiquer que le protagoniste de Malone meurt de Samuel Beckett (1949) souffre d’un syndrome de Cotard, « lequel se manifeste par la sensation d’une dilatation et d’une dispersion des organes corporels. » (Cité in Mével 115.)

Le tournant neurologique et neuropsychologique des années 2000 a tout à la fois consacré et repoussé les limites du constat starobinskien. Le « patient narratif » dont le chercheur anglais Peter Fifield signalait ainsi l’apparition en 2008 dans un article du Journal of Beckett Studies : « Beckett, Cotard’s Syndrome and the Narrative Patient », est bien à la fois un individu irréductible mais aussi une personne prise dans une situation médicalisée : c’est un cas, figé sous le poids de catégories nosologiques qui lui pré-existent, mais c’est aussi un patient qui circule dans un récit abaissant le seuil d’individualisation toujours plus bas.

Alors que les nouvelle technologies d’imagerie médicale exacerbent le mythe du diagnostic transparent, émergent aujourd’hui de nouvelles lectures diagnostiques du personnage de fiction qui s’appuient sur des ressources médicales qui contribuent à brouiller les frontières entre cas « réels » et cas « fictionnels » : dans la sphère clinique, le document littéraire n’a pas plus de valeur que le témoignage isolé d’un patient, mais il n’en constitue pas moins une archive à verser au dossier de la mise en récit du diagnostic.

Ce numéro de la revue Soin, Sens et Santé souhaiterait s’interroger en priorité sur les textes romanesques ou dramatiques, dans lesquels se manifeste ce que l’on pourrait nommer une tentation diagnostique. Peut-on diagnostiquer un personnage de fiction ? Ou s’agit d’un coup de force, qui ne pourrait être au mieux que de l’ordre du diagnostic différentiel ? Quel est l’impact de ce geste interprétatif sur le statut du personnage ? Quelle est la crédibilité scientifique du diagnostic littéraire rétrospectif ? Un savoir médical extérieur au texte peut-il enrichir l’interprétation littéraire de ce dernier ?

On complètera éventuellement ce premier volet en construisant une enquête à partir d’un court texte dramatique de Samuel Beckett, Pas (en anglais Footfalls), que l’on soumettra à l’interprétation de médecins de part et d’autre de la Manche et de l’Atlantique pour savoir quelles sont les conditions de possibilité d’une lecture « symptomale » d’un personnage de fiction donné dans un dispositif de type « médical » (observation de cas), et, le cas échéant, si celle-ci est susceptible d’aboutir à des résultats voire à des résultats convergents.

On pourra notamment s’intéresser aux sujets suivants :

  • Les maladies orphelines (orphan diseases)
  • L’homme sans diagnostic (medical orphan)
  • Le diagnostic différentiel (differential diagnosis)
  • La véridicité de la consultation
  • Les diagnostics frauduleux
  • Le délire interprétatif
  • Les compétences narratives et le diagnostic clinique
  • Les modèles nosologiques
  • Ethique et diagnostic
  • Les nouvelles figures de l’instant diagnostic (diagnostic moment)
  • La métaphore dans le diagnostic
  • Les usages littéraires contemporains du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux
  • La figure littéraire du neurochirurgien
  • Le genre de l’autobiographie de neurochirurgien (neurosurgeons’ memoirs)
  • L’impact du roman policier sur le récit diagnostic au 21ème siècle
  • L’erreur médicale dans le récit de fiction

Bibliographie

Antolin, Pascale, “To Be or Not to Be a Patient: Challenging Biomedical Categories in Joshua Ferris’s The Unnamed,” in Life Re-scaled – The Biological Imagination in 21st-Century Literature and Performance, L. Campos and P.-L. Patoine (eds.), Cambridge, Open Book Publishers, 2022, https://doi.org/10.11647/OBP.0303, p. 131.

Atkinson, Sarah, “Introduction”, in The Edinburgh Companion to the Critical Medical Humanities, Anne Whitehead and Angela Woods (eds.), Edinburgh UP, 2016, p.?

Charon, Rita, « The Novelization of the Body, or, How Medicine and Story Need One Another », Narrative 19.1 (Jan. 2011): 33-50.

Charon, Rita, , « Narrative Medicine, A Model for Empathy, Reflection, Profession, and Trust », JAMA 286.1 (2001): 1897-1902.

Eysell, Joanne, A Medical Companion to Dickens’s Fiction, Oxford, Peter Lang, 2005.

Hamon, Philippe,  « Sur Le Ventre de Paris de Zola », in Jean-Louis Robert (dir.), Les Halles de Paris : images d’un quartier, préface d’Alain Corbin, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, pp. 79-92.

Jutel, Annemarie Goldstein, « ’’The News Is Not Altogether Comforting’’: Fiction and the Diagnostic Moment », Perspectives in Biology and Medicine 59.3 (Summer 2016): 399-412.

La Tour, Laure (de) « L’idée de ’’document humain pathologique’’ dans Les Cliniciens ès lettres de Victor Segalen », Fabula / Les colloques, Ce que le document fait à la littérature (1860-1940), URL : http://www.fabula.org/colloques/document1754.php, page consultée le 31 décembre 2020.

Mével, Yann, « Lire Beckett avec Starobinski », Littérature 167.3 (2012) : 114-126.

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