La publicité était ainsi légendée : “Le docteur va vous recevoir tout de suite. Envoyez-lui vos photos et obtenez le diagnostic. Confidentialité assurée”. Tiens, me dis-je, cela me rappelle la prophétie de Christa Wolf sur l’éloignement du corps du malade par le truchement d’appareils toujours plus sophistiqués et performants. Même la poignée de main avec le praticien n’a plus lieu d’être.
Combe 2017, 13.
Comment faire pour apprendre tout ce que chaque cellule de notre corps “sait” de cette autonégation et autodestruction dans le domaine social et psychique ? Comment savoir si ce n’est pas notre corps qui endure les contradictions dans lesquelles chacun de nous est pris face aux exigences exorbitantes de la société, face à la perte d’identité qui menace, lorsque la personne ne parvient pas à affronter ces contradictions en fonction de son système de valeurs ? Comment pouvons-nous espérer connaître “la santé” dans le domaine corporel si nous avons cessé de lutter pour l’intégrité de notre personne ?
Wolf 1996, 82.
Présentation des reconnaissances et problématisations
Cet article envisage le diagnostic sous l’angle de la reconnaissance à travers une étude de Leibhaftig, récit écrit par Christa Wolf (écrivaine de la RDA), publié en 2002 en Allemagne, traduit en France l’année suivante sous le titre Le Corps même1. Une narratrice anonyme et autodiégétique, sorte de double autofictionnel de son autrice, y relate son hospitalisation suite à une maladie étrange. « Résist[ant] à sa [propre] résistance »2 à la maladie, la narratrice déjoue toutes les possibilités de guérison et subvertit le diagnostic d’effondrement immunitaire.
Comment se manifeste dans ce récit le rapport de la narratrice au diagnostic médical ? Dans quelle mesure l’implication de la reconnaissance en tant que personne effondrée invite-t-elle à un infléchissement et à une nouvelle lecture du diagnostic relativement à l’immunité de la narratrice ? L’analyse de ce que la lutte des reconnaissances fait au diagnostic sera menée en proposant de considérer trois sortes de reconnaissances, à la suite de ce que propose Paul Ricœur dans Parcours de la reconnaissance3. Le philosophe y distingue trois sens de la reconnaissance4, que mon étude reprendra en les adaptant dans le cadre de l’analyse du récit de Christa Wolf.
La première reconnaissance (désormais reconnaissance no 1) est l’identification d’une chose. Elle correspond dans Leibhaftig à la tentative d’identification d’une maladie et est principalement menée par les médecins. La narratrice tente également d’identifier son propre mal sans y parvenir réellement. La reconnaissance no 2 consiste à se reconnaître soi-même. Cette reconnaissance s’inscrit comme autodiagnostic formulé par la narratrice elle-même dans le cadre d’une anagnorisis de sa personne qui affirme que son système immunitaire a – à l’image du système hospitalier – « renversé la personne »5 (CM, 136) en n’étant pas à l’écoute de sa détresse psychique. La reconnaissance no 3 est la reconnaissance mutuelle ; elle s’inscrit dans la sémantique de la gratitude et implique dans le récit étudié la narratrice et les figures féminines de soignantes accomplissant à travers leurs compétences narratives une activité de care giving6.
J’étudierai successivement ces trois reconnaissances dans leurs rapports au diagnostic. Ma méthodologie mettra l’accent sur les enjeux de l’écriture du corps et de l’intersubjectivité forte des apports des humanités médicales aussi bien que de ceux de la phénoménologie. La narratrice soignée, souffrant des diagnostics qu’on lui assène, écrit sous la pression d’un « cri de la chair » – « cry of the flesh », pour reprendre l’expression-titre d’un ouvrage d’Havi Carel7 résonnant avec In the Flesh – la traduction anglaise du titre Leibhaftig. Cela est particulièrement notable à travers la signification du titre de l’œuvre « leibhaftig » (signifiant « incarné » mais aussi « en personne » et invitant ainsi à envisager le rapport d’ipséité au corps). Comme je me penche sur un diagnostic de l’immunité effondrée dans le récit, j’aurai recours – en plus de certains ouvrages de philosophie de l’immunologie – à certains instruments et à certaines notions narratologiques permettant de penser la reconnaissance du personnage de la narratrice.
En quoi dans Leibhaftig, les formulations de diagnostic sur l’effondrement immunitaire de la personne impliquent-elles une lutte des reconnaissances ? Mon hypothèse de lecture générale est que ces trois reconnaissances sont pour chacune d’elles représentées par un acteur principal et se trouvent dans des positions antagonistes : le corps médical (reconnaissances no 1) entrave pour la narratrice malade la possibilité d’une reconnaissance de soi-même (reconnaissances no 2), laquelle est finalement favorisée par les figures féminines de soignantes pour la reconnaissance mutuelle (reconnaissances no 3). Dans quelle mesure ces trois reconnaissances médicales, fictionnelles et mutuelles impliquent-elles des visions contrastées et différentielles des souffrances de la narratrice, qui permettent de complexifier le diagnostic du personnage fictionnel de la narratrice ? Dans un premier temps, j’analyserai les reconnaissances-identifications de la narratrice comme étant situées entre identifications objectivantes des médecins et tentatives vaines de la narratrice de déjouer ces réifications (reconnaissances no 1) ? J’étudierai dans un deuxième temps le diagnostic comme lecture et relecture subversive de la maladie de la narratrice elle-même (reconnaissances no 2). Je verrai ainsi en quoi la reconnaissance fictionnelle de la narratrice elle-même renverse le diagnostic « médico-immunitaire » et débouche sur une possibilité de re-lecture de la maladie jusque dans son aspect d’expression métaphorique d’un lien entre la souffrance personnelle et celle politico-sociale. Enfin, j’étudierai plus particulièrement les conséquences des réciprocités narratives dans l’accompagnement du diagnostic (reconnaissances no 3).
Reconnaissance(s) no 1 : tentatives et tentations du diagnostic immunitaire
La reconnaissance-identification médicale porte d’abord sur la tentative de lire le corps de la narratrice. Cette reconnaissance-identification est menée par les médecins de Leibhaftig, au premier rang desquels le médecin-chef, personnage caricatural de la formation médicale rigide encore donnée en RDA chez les médecins exerçant dans les années 1980. À la recherche non tant du bon diagnostic que du bon traitement, le médecin-chef « paraît [à la narratrice] accorder moins de crédit à ses paroles qu’au résultat de ses propres investigations. »8 (CM, 33). S’il interroge autoritairement la narratrice, et qu’il semble totalement confiant dans « une méthode [d’examen technoscientifique] qui épargne le patient et donne des informations fiables. » 9(CM, 33), il ne parvient pas à trouver la vérité du corps examiné. Assez vite, le corps médical perçoit chez la narratrice des symptômes d’appendicite et de tachycardie, mais ces diagnostics sont abandonnés devant l’échec de leurs administrations médicamenteuses. La narratrice confesse quant à elle son incapacité à énoncer elle-même les diagnostics, en surnombre et qui la désorientent :
Le nombre de diagnostics que je suis incapable d’énoncer devant le médecin-chef s’accroît. J’espère qu’il m’en dissimule moins que je ne le fais moi-même. C’est là qu’il me surprend. Il demande, tout en m’examinant du regard comme s’il attendait effectivement une réponse : pourquoi votre système immunitaire est-il aussi faible ?10 (CM, 108).
Dès le mitan du récit, le diagnostic principal d’appendicite (formulé assez hâtivement) est abandonné suite à l’étrange tour que prend la maladie (la narratrice ne répond pas aux traitements). Lui succède celui plus général d’un « effondrement de [son] système immunitaire » 11 (CM, 133). La lutte contre la maladie se fait dès lors dans une vision de combat contre un agresseur qui entre en résonance avec le schème guerrier ou métaphoriquement « politico-militaire »12 de l’immunité. Le modèle de la maladie est envisagé par les médecins de Leibhaftig selon la vision d’un combat face aux assauts des « corps infectieux » (Erreger), vision tributaire de l’opposition immunologique entre l’organisme et ce qui lui est étranger (il s’agit d’identifier aussi bien que d’opposer le soi et le non-soi13) :
Sans cesse, à chaque seconde, un combat doit se dérouler en moi, mon corps met en œuvre des défenses contre des assaillants qu’on a si fébrilement recherchés au laboratoire et que le pathologiste désignera, a déjà désigné comme “particulièrement pernicieux”, mais pas devant elle, à un moment donné, dans un temps inarticulé, le médecin-chef dit : À présent, je crois qu’on les a identifiés.14 (CM, 76-77).
L’identification de ces micro-organismes confère au médecin-chef le sentiment de « connaître » (kennen)15 l’adversaire. Ainsi, le diagnostic d’effondrement du système immunitaire est une vision qui réduit la reconnaissance de la personne soignée à l’identification de corps étrangers sur la personne traitée.
Ce diagnostic est loin de satisfaire la narratrice, qui, en dépit des souffrances liées à sa réification par les opérations médicales, tente elle-même de lire et d’identifier dans son corps sa maladie. Cette tentative se solde d’abord par un échec : au moment de lire ses propres symptômes lors des opérations chirurgicales, la narratrice n’éprouve que le sentiment d’une déchirante coupure d’elle-même et de sa propre langue. Intériorisant le diagnostic d’effondrement de son système immunitaire, elle se sent incapable jusqu’aux deux tiers du récit de se « relire elle-même » en son corps et d’identifier quelque mal que ce soit en elle : « Je vois mon corps, je vois les incisions qui le marquent. Qu’est-ce qu’on écrit là dans mon corps, et pourrai-je jamais le lire ? »16 (CM, 140).
Dès lors, une interrogation se pose pour la narratrice et inévitablement aussi pour le lecteur de Leibhaftig : le diagnostic d’effondrement du système immunitaire formulé par la reconnaissance médicale ne réduit-il pas – au-delà de son corps, la personne ? Progressivement, la narratrice, tout en continuant de résister à sa propre volonté de guérir, suggère dans une pré-formulation de « connaissance intuitée de [s]a maladie »17, que son effondrement-épuisement et son incapacité de guérir sont sans doute explicables par une origine psychique :
Sur un ton objectif, légèrement sentencieux, il [le médecin] dit que l’évolution de la maladie ne justifie pas suffisamment l’effondrement de mes défenses immunitaires. J’ai lutté pour parler enfin des choses concrètes. Un mot comme « effondrement » n’a pas été prononcé jusqu’à présent. Chaque cellule de mon corps comprend ce que cela signifie. Peut-être, dis-je en essayant de surmonter mon embarras, peut-être que les causes ne sont pas seulement physiques – je peux m’expliquer l’une ou l’autre chose en cas de besoin – l’épuisement, je veux dire l’épuisement psychique.18 (CM, 133).
N’est-ce pas une erreur médicale pour la reconnaissance-identification médicale que de réduire la personne au système immunitaire qui la constitue ? Seules les figures féminines de soignantes porteuses de la reconnaissance mutuelle, pressentent une dimension psychosomatique de ce mal (que j’étudierai plus loin en détail, dans le cadre de la reconnaissance no 3).
L’erreur médicale pourrait donc bien être – pour les médecins de Leibhaftig – d’avoir ignoré, à la différence des figures féminines de soignantes, les facteurs psychosomatiques de sa maladie. Cette ignorance n’est pas qu’une méconnaissance. Elle atteste d’abord et avant tout la non-reconnaissance par les médecins de la patiente soignée, laquelle demande en effet à être reconnue non en tant que système (immunitaire) mais en tant que personne. Ainsi la narratrice va remettre en question la radicalité de la réduction de la détresse de son corps à une défaillance « immunitaire » à travers une réaffirmation d’elle-même devant l’effondrement-renversement de son système immunitaire.
Reconnaissance(s) no 2 : lectures et relectures de la personne elle-même
La seconde forme d’affirmation de l’articulation du diagnostic à la reconnaissance est menée – c’est là un tour de force du récit de Wolf – par la narratrice elle-même. Elle affirme « en personne » (leibhaftig) sa parole de patiente souffrante, inscrivant le pouvoir de reconnaissance de soi-même dans une subversion de l’autorité médicale par la reconnaissance fictionnelle, i.e. la reconnaissance-diagnostic de la narratrice elle-même.
À la démarche étiologique de questionnement de l’origine des maladies du médecin-chef qui cherche – auprès de sa patiente – l’explication de l’effondrement de son système immunitaire, la narratrice répond. Elle établit l’autodiagnostic de son immunité comme étant en collusion étroite avec sa personne :
Pourquoi votre système immunitaire s’est-il effondré ? C’est, peut-être, professeur, qu’il a assumé par substitution un effondrement que la personne ne se permettait pas. Parce que, […] [le système immunitaire] a renversé la personne, l’a rendue malade pour, de cette façon un peu longue et compliquée, l’extraire de ce courant qui mène à la mort et en confier la responsabilité à un autre, c’est-à-dire à vous, professeur. Était-ce cela, l’explication de votre embarras tout à l’heure, de votre mauvaise humeur à peine dissimulée ? Parce que vous refusez le rôle qui risque de vous échoir […]19 (CM, 136)
La narratrice soupçonne les médecins – comme le système immunitaire renversant la personne – de « refuser le rôle » (die Rolle ablehnen) consistant à soigner la maladie d’une personne, personne qu’ils auraient presque oubliée.20 Inversant le diagnostic « médico-immunitaire » en demande de reconnaissance d’elle-même, l’autodiagnostic de la narratrice affirme sa propre immunité en tant que personne renversée par le système immunitaire, et en réalité peut-être également par le système médical et hospitalier (dans une collusion « médico-immunitaire »). Si l’explication de la narratrice est parodique de la conception des modèles de l’immunité biomédicale, elle possède une force subversive permettant de suggérer au système médical (à commencer par le médecin-chef) une demande de reconnaissance de soi-même dans le diagnostic.
Cette scène de dialogue entre le corps médical et le corps de la narratrice peut être analysée comme une anagnorisis21 au sein de l’économie narrative de Leibhaftig. Revêtant la dimension révélatrice de reconnaissance moderne22, la malade s’affirme à travers sa re-connaissance dans un regard rétrospectif sur le mal qui l’a jusque-là affectée et l’a rendue étrangère à elle-même. Cette reconnaissance entrelace les dimensions identificatrices des reconnaissances no 1 et no 2. Elle implique en effet respectivement pour la patiente l’identification d’une chose – son immunité – et celle de son ipséité, qu’elle réaffirme en opérant la collusion entre identité personnelle et identité narrative appelée de ses vœux par Ricœur dans la deuxième étude de son « parcours ».23 Mais proprement féminine et subversive, cette reconnaissance-anagnorisis de la narratrice hospitalisée « défait »24 la reconnaissance littéraire. Ainsi propose-t-elle une lecture originale, qui permet d’entrevoir une relecture se déplier selon cette fois-ci non la révélation de l’anagnorisis, mais selon la lecture de « l’anagnosis »25. Il s’agit en effet dans la suite de Leibhaftig de poursuivre la reconnaissance, moins sur le mode d’une révélation que sur celui d’une relecture comme re-connaissance de soi-même. La narratrice – et à travers elle l’autrice de Leibhaftig – cherchent à proposer au lecteur de relire la lecture objectivante et réductrice proposée par les médecins, ce qui ouvre également la voie à l’interprétation des lectrices et des lecteurs.
En subvertissant le besoin biomédical d’expliquer l’absence de réponse du corps, l’explication personnelle de son immunité que propose la narratrice invite à la reconnaissance de sa véritable immunité. Cela implique de questionner également la part métaphorique du schème de l’immunité.
La narratrice-patiente hospitalisée invite en effet les médecins non seulement à relire la métaphore de l’immunité médicale (comme nous le suggère entre autres Rita Charon26), mais aussi à reconsidérer cette métaphore dans sa dimension politico-sociale. D’une part en effet, l’utilisation de la métaphore de l’effondrement immunitaire renvoie par exemple les personnages de médecins à leurs propres défaillances dans leurs tentations d’établir la vérité de la maladie et à leur incapacité d’interpréter l’image biomédicale de l’immunité autrement que comme une autodéfense (Ed Cohen a ainsi pu analyser que l’imaginaire biomédical consiste à associer de manière systématique l’immunité humaine à l’auto-défense de l’organisme contre le « non-soi »).27 D’autre part, l’écriture de la maladie considérée comme métaphore recèle chez Christa Wolf une importante dimension de critique sociale, comme ont pu le souligner de nombreuses interprétations de Leibhaftig.28 C’est en effet aussi à propos de « la maladie » de la société de la RDA (que Wolf a déjà pu décrire dans « Cancer et société »29 et dans le reste de son œuvre) que la narratrice émet un diagnostic.30 Comme l’a bien montré Carol Anne Costabile-Heming, « dans Leibhaftig, Wolf relie la maladie de sa protagoniste à une quête de vérité (Wahrheit) au sein des problèmes de la société, une position qui s’oppose fortement à la thèse de Sontag [dans La maladie comme métaphore] »31. L’autrice est-allemande affirme la possibilité de déplacer le diagnostic de la dimension du soi à celle socio-politique. La quête d’autodiagnostic ne se referme pas dans un solipsisme ; Wolf voit son exploration personnelle ainsi poursuivie dans l’extension positive d’une relecture-réécriture de la maladie-métaphore.
Dans Leibhaftig, l’analogie du système nerveux et du système immunitaire se redouble ainsi dans le récit d’une analogie entre la déficience de l’immunité de la société et celle du système médical de la RDA. Il est cet égard significatif que l’établissement de santé dans lequel la narratrice est soignée soit contraint de faire venir de la RFA un médicament très onéreux car « […] l’hôpital est un miroir de la société, et c’est une société de pénurie, même si personne ne veut en convenir. »32 (CM, 182).
Résumons-nous. En ayant opposé les deux premières reconnaissances comme luttant dans le diagnostic, n’aurait-on pas atteint une limite herméneutique d’une possible lecture de Leibhaftig – limite qui consiste à opposer schématiquement deux systèmes de reconnaissances de signes entre lesquels circulerait « la vérité » du diagnostic ? Il nous semble que l’opposition de ces deux types de recherche de la reconnaissance peut être dépassée par une troisième reconnaissance. Cette reconnaissance permet en même temps de se prémunir contre la tentation diagnostique et l’établissement à tout prix de « la vérité » du diagnostic. Il s’agit de la reconnaissance mutuelle (no 3) qui peut s’inscrire jusque dans la gratitude. J’envisagerai à travers cette reconnaissance no 3 la manière dont les personnages de soignantes envisagent avec la narratrice les conséquences du diagnostic sur la psyché. En effet, si la question du diagnostic et de la transformation du soi a déjà trouvé une place dans les travaux de chercheurs comme Fredrik Svenaeus ou Havi Carel, les conséquences du diagnostic sur la relation intersubjective ne figurent pas dans leurs recherches.33
Reconnaissance(s) no 3 : conséquences des réciprocités narratives dans l’accompagnement du diagnostic
Dans leur appréhension du diagnostic, les soignantes de la narratrice adoptent un mode d’approche de la maladie différent de la rationalité biomédicale. Par opposition aux personnages de médecin de genre masculin présentés comme froids et sans empathie, les soignantes questionnent très tôt la narratrice sur son état mental et comprennent avec la narratrice – ce bien avant le médecin-chef – le lien étroit entre son effondrement somatique, en la questionnant sur son épuisement et « [s]a peur de mourir » 34(CM, 19).
Je me pencherai sur le cas particulier de l’une de ces soignantes : le personnage de Kora Bachmann qui est l’anesthésiste de la narratrice. Figure poétique35, Kora emblématise la possibilité d’accompagner l’écoute de l’expression du mal-être psychique de la patiente, à l’écoute de ce qu’elle dit et ne dit pas.
Si Kora Bachmann ne formule pas à proprement parler un diagnostic, elle accompagne la narratrice dans ses questionnements à propos de son diagnostic, favorisant l’exploration de l’origine « psycho-socio-somatique ». Elle sonde la patiente sur le mode interrogatif (du côté du care) plutôt que sur celui de l’interrogatoire36 médical – autoritaire ou institutionnel.
Questionnée par Kora, la narratrice la questionne à son tour, « [l]e contact entre le médecin et le patient constitu[ant] un terrain propice à la reconnaissance réciproque. »37 Le mode interrogatif et l’accompagnement des questions de la narratrice dans la reconnaissance mutuelle permettent de ne pas réduire la personne et de ne pas exiger de réponse, mais aussi de conserver une part de « doute physique »38, d’incertitude relativement à l’origine et à la nature de sa maladie :
Qui dois-je interroger et sur quoi ? - Ah, Kora, où sommes-nous ? - Où nous sommes ma chère, et votre chemise de nuit est à nouveau trempée. L’infirmière de nuit arrive, en quelques gestes elles l’ont changée, toutes deux affirment que cette transpiration a déjà une odeur différente. Saine, d’après elles. Vous ne le remarquez pas vous-même ? dit Kora. Toujours votre mission ? - De quoi parlez-vous ? Il ne faut pas ruminer ? - Non, il ne faut pas. On doit être content de tout ce qu’on a accompli et on doit se décider à guérir. - Se décider ? - Oui, insiste Kora. Une décision ferme et s’y tenir. - Eh bien. Que vos paroles aillent dans le conduit auditif de Dieu. Elles rient. Kora sort.39 (CM, 156).
Kora Bachmann sonde donc avec la malade ses questionnements intérieurs : la repossibilisation narrative comme voie de la guérison s’effectue par l’écoute de soi-même au sein du récit de la voix de l’écriture pour la narratrice (qui est comme son double auctorial, écrivaine).
Si la narratrice peut dépasser le schème de la dépersonnalisation médico-immunitaire (impliqué par la reconnaissance-identification no 1), elle le fait en étant accompagnée par la gratitude des voix de soignantes. Les médecins ont eux aussi eu un rôle capital à jouer dans sa guérison, en lui trouvant un traitement adéquat, et il ne faudrait pas minorer ce que leurs efforts acharnés à trouver le bon traitement ont pu avoir de positif pour favoriser le cheminement vers la guérison, ouvert par la fin du récit comme possible. Cependant, leur prise en charge ne recouvre pas toute l’amplitude impliquée par la reconnaissance du self de la narratrice.
L’ambiguïté du diagnostic-questionnement dans la tension de la fiction
Cette étude a permis d’affirmer que le diagnostic représenté par la fiction et envisagé sous l’angle herméneutique peut se confronter non seulement aux déroutantes et mystérieuses défaillances immunitaires sur le plan objectif mais aussi – sur le plan intersubjectif – aux incertitudes et instabilités du rapport à soi-même de la personne diagnostiquée. Les trois reconnaissances étudiées entrent en tension dans le cadre des diagnostics de la fiction et leurs antagonismes mènent à un fécond dialogue entre les différentes instances fictionnelles élaboratrices du diagnostic. La dimension de souffrance du self de la narratrice au cœur du récit appelle à questionner la reconnaissance médicale et son emploi du modèle de l’immunité. Le fait que, confrontée à son effondrement immunitaire, la narratrice recoure à une notion comme « la personne elle-même »40 (CM, 138) atteste que son autodiagnostic immunitaire questionne l’ipséité comme étant centrale pour son rétablissement. L’immunité n’est en effet pas qu’un mécanisme de défense ou de protection de l’organisme ; c’est également un processus « d’auto-configuration »41 voire d’auto-reconfiguration, qui dans le récit étudié a partie liée à la demande de reconnaissance du soi dans le diagnostic. Se reconnaître soi-même comme une personne soignée et être reconnu comme capable de guérison (ainsi Rita Charon considère le « soi » comme l’instrument thérapeutique le plus puissant pour le soignant42) aide en effet à s’orienter dans la reconfiguration narrative.
La fiction interroge toutes les dimensions que peuvent receler l’immunité d’une personne soignée mais encore le diagnostic qu’elle-même est capable de faire d’un modèle complexe tel que l’immunité. L’autofiction comme fiction de soi et du soi questionne bien plus qu’elle ne répond et tire son savoir de la puissance d’interrogation du soi. Elle permet d’envisager des strates de reconsidération successives de l’intrication du psychique et du physique dans l’expression de souffrances personnelles mais aussi socio-politiques.
L’étude de ce que la reconnaissance fait au diagnostic appellerait pourtant – pour être plus complète – la conceptualisation d’une reconnaissance mutuelle entre la fiction et la médecine dans laquelle l’ensemble des compétences narratives mises en jeu dans l’élaboration de la tentation diagnostique seraient étudiées. Toutefois mon étude aura déjà visé à montrer l’intrication de la puissance de questionnement de la fiction wolfienne par rapport au diagnostic. Si le récit Leibhaftig ne tranche finalement pas sur la nature du mal de la narratrice, le diagnostic en forme de questionnement43 herméneutique posé par la fiction conduit à se pencher sur un aspect particulier de l’herméneutique du diagnostic propre à Leibhaftig, qui est justement cette faculté questionnante, laquelle – on l’a vu – est menée sur un mode poétique qui se rapproche plus de l’interrogatif que de l’interrogatoire. Si ce mode questionnant-interrogatif possède ses limites relativement à l’efficacité de l’assertion diagnostique, limites qui sont aussi peut-être de celles des ponts que l’on pourrait vouloir trop vite établir entre la vérité de la littérature et celle de l’hôpital, il est fécond en explorations.