1. Écriture de chambre
« Dilectissime Pater », c’est-à-dire « Très cher Père » : ainsi débute, le 16 octobre 1807, la correspondance de Leopardi, par une lettre en latin qu’un enfant de neuf ans adresse à son père, pour lui témoigner le parfait enthousiasme avec lequel il vient d’entreprendre un nouveau cycle d’études sous le guide d’un précepteur (« erit gratius mihi studium, quam ludus »), ainsi que son entière reconnaissance filiale (« scio quantum me amas, et vellem posse respondere, sicut debeo, benevolentiae, quam mihi demonstras »1). Trente ans et un millier de lettres plus tard, cette correspondance se termine sur des mots que Giacomo écrit toujours à son père (« Mio carissimo papà »), une quinzaine de jours avant de mourir, pour lui certifier à la fois son impossibilité de regagner la maison familiale et son désir de le faire avant que ne s’accomplissent les présages trop évidents d’une fin imminente
I miei patimenti fisici giornalieri e incurabili sono arrivati con l’età ad un grado tale che non possono più crescere : spero che superata finalmente la piccola resistenza che oppone loro il moribondo mio corpo, mi condurranno all’eterno riposo che invoco caldamente ogni giorno non per eroismo, ma per il rigore delle pene che provo2, (Leopardi 1998 : 2106).
Entre un incipit et un explicit également marqués par le sceau paternel, le texte épistolaire léopardien semble caractérisable d’abord par l’évidence de ce qui lui manque : pas d’histoire, pas de géographie dans l’« ouvrage » que Leopardi a mis le plus de temps à rédiger. Pas d’histoire et pas de géographie, alors même que les circonstances étaient propices pour leur faire une place. Du bruit parfois formidable des événements contemporains – l’écroulement de l’empire napoléonien, la Restauration et les petites et grandes turbulences qui en Italie et en Europe annoncent les bouleversements de 1848 – on n’entend rien dans l’espace clos de la correspondance léopardienne, ou alors seulement les quelques échos qui peuvent s’accorder avec sa musique, comme ces allusions à la révolution de juillet 1830 figurant à côté de commentaires sur sa tenue vestimentaire que Giacomo envoie à sa sœur Paolina, soucieux de la distraire (21 août 1830) :
Cara Pilla. Mi duole assai che sia perduta la mia a Babbo degli 8 Luglio, ch’era lunga p[er] cinque delle solite. Non avendo fogli francesi né inglesi, non credo possibile che alcun di voi, nemmeno p[er] approssimaz., si formi un’idea vera della rivol. di francia, né dello stato presente d’Europa, né del probabile futuro. Me ne sono stati promessi alcuni della Quotidienne, giornale realista : avendoli, ve li manderò. Cosa incredibile ! il mio abito turchino ridotto all’ultima moda, coi petti lunghissimi : e par nuovo, e sta molto bene. Ditelo a Carlo. Io sto come Dio vuole, sempre smaniando dello stomaco : non esco, e pochissimo posso ricevere : ma niente di nuovo (Leopardi 1998 : 1749).3
Les lettres de Leopardi ne sont pas plus abondantes en descriptions de lieux, s’écartant sensiblement en ceci de la faveur dont jouit le récit de voyage dans les correspondances du XVIIIe siècle4. Ce ne sont pourtant pas les voyages qui font défaut dans la vie de Giacomo. A compter du séjour à Rome entre 1822 et 1823, les déplacements d’une ville à l’autre constituent même la charpente de sa biographie ; mais quand il s’agit de les évoquer par lettre, tout ce qui lui importe, le plus souvent, c’est de dire qu’il est arrivé à destination, malgré le désagrément que le voyage constitue pour sa santé chancelante : « Giunsi ier sera in Bologna stanco, ma sano. I miei occhi, malgrado il gran sole e il gran caldo patiti pel viaggio, non sono peggiorati » (Leopardi 1998 : 902)5 écrit-il, par exemple, à son père, le 19 juillet 1825.
Assez peu touché par le visage des espaces qu’il traverse et par les événements qui tissent la trame publique de son temps, cet épistolier peut difficilement s’arracher au temps et à l’espace qui l’habitent et fondent son langage : autant l’histoire et la géographie d’autrui sont peu visibles et peu audibles dans la « stanza silenziosa »6 où surgit l’écriture épistolaire, autant l’histoire et la géographie familiales sont l’horizon insurmontable de cette écriture.
2. La famille comme destinataire et comme code
2.1 Le réseau familial
Si l’absence de la dimension publique semble situer dans un espace intime le discours épistolaire léopardien,7 la présence plus qu’encombrante de la dimension familiale forme le caractère de cette intimité. Un quart environ des lettres de Leopardi sont en effet adressées aux membres du cercle familial le plus restreint. Son père Monaldo, d’abord, le seul à qui Giacomo ne cesse jamais d’écrire, lui envoyant presque cent quarante lettres qui font l’épine dorsale de sa correspondance ; puis son frère Carlo, le plus complice, et sa sœur Paolina, qui à eux deux reçoivent presque une centaine de lettres. Quelques lettres sont adressées aux petits frères Luigi et Pierfrancesco, et quatre seulement à sa mère Adelaide Antici, qui par ascétisme chrétien n’apprécie guère les effusions sentimentales : « Cara Mamma, Io mi ricordo ch’Ella quasi mi proibì di scriverle, ma intanto non vorrei che pian piano, Ella si scordasse di me. Per questo timore rompo la sua proibizione e le scrivo, ma brevemente » (Leopardi 1998 : 631)8 lui écrit Giacomo lors de son premier voyage à Rome, et il conclut : « Le bacio la mano, il che non potrei fare in Recanati »9 (22 janvier 1823). Si on ajoute à ce noyau les lettres échangées avec les tantes et oncles (Carlo Antici, Ettore Leopardi, Ferdinanda Leopardi Melchiorri) et les cousins (Peppino Melchiorri, Matteo Antici), il apparaît clairement que la destination familiale est un élément structurant décisif du texte épistolaire léopardien. Sa présence compte autant comme donnée statistique que comme symptôme d’une orientation intrinsèque et d’un champ de forces qui gouverne le langage de la lettre de Leopardi. En effet, dire que Giacomo écrit des lettres surtout pour sa famille c’est évoquer une évidence statistique dont le sens a bien des facettes. Il n’y a pas qu’une ligne centripète qui conduit des lettres vers leur destinataire familial : c’est par toute une trame de relations que la famille s’installe dans le discours épistolaire léopardien et structure en profondeur sa rhétorique.
2.2 L’intime lointain
Écrire à la famille c’est marquer son attachement, mais aussi l’inscrire dans la séparation :
[…] per la prima volta da che sono in Milano, ho ricevuto nuove di casa mia per mezzo della cara sua dei 30 Agosto. Ella s’immagini che consolazione fosse questa per me, che passai quella sera quasi in festa. Mi pareva di trovarmi in mezzo alla mia famiglia, l’amore verso la quale è anche accresciuto in me dalla lontananza.10 (Leopardi 1998 : 937)
écrit Giacomo à son père le 7 septembre 1825. En effet, jamais ses proches ne méritent plus cette appellation à ses yeux que lorsqu’ils sont loin. L’un des grands motifs de la correspondance familiale (notamment des lettres échangées avec son père, Monaldo) est le regret partagé de la séparation, et la promesse faite par Giacomo d’y mettre fin dès que les conditions y seront favorables. Mais les occasions de revenir l’intéressent beaucoup moins que les occasions de partir, de quitter ce qu’il appelle par ailleurs l’enfer, la nuit, le tombeau de Recanati, la maison familiale et le bourg qui l’entoure et qui lui sert de symbole ou de métonymie. Parti une dernière fois au mois d’avril 1830, il n’y retournera plus, tout en continuant à déclarer à son père son désir des retrouvailles. On aurait tort, toutefois, de croire qu’il s’agisse d’un simple mensonge : en réalité, rien n’est plus difficile pour Giacomo que d’oublier Recanati. Dans la plus célèbre et la moins ordinaire des lettres adressées à Monaldo, pour expliquer les raisons d’une fuite romanesque de la demeure familiale qui finalement échoua, le jeune Leopardi (alors âgé de 21 ans) prononce un véritable blasphème en faisant un retentissant désaveu de « casa » et « famiglia », idoles paternelles auxquelles ont été sacrifiées sa jeunesse et celle de son frère Carlo (lettre 242, fin juillet 1819) :
Io sapeva bene i progetti ch’Ella formava su di noi, e come per assicurare la felicità di una cosa ch’io non conosco, ma sento chiamar casa e famiglia, Ella esigeva da noi due il sacrifizio, non di roba nè di cure, ma delle nostre inclinazioni, della gioventù, e di tutta la nostra vita.11 (Leopardi 1998 : 242)
Mais ces « casa » et « famiglia », violemment rejetées par l’ombre parricide du fils exemplaire que Giacomo a toujours eu besoin d’être, sont liées indissolublement à son identité par le même lien qui, enfant, l’a attaché à son père. Ainsi, toujours en fuite, Leopardi n’a jamais vraiment quitté Recanati.12 Dès son premier éloignement du territoire domestique, lors du séjour à Rome de 1822-1823, Monaldo le prie instamment de souffrir au moins un peu (25 novembre 1822) :
Mio caro Figlio, Dopo oramai venticinque anni di non interrotta convivenza, duecento miglia corrono ora fra voi e me. Se il mio cuore non applaude a questo allontanamento, la mia ragione non lo condanna ; ed io godo che voi godiate un onesto sollievo. Desidero bensì che anche per voi non sia tutto godere, e che la lontananza vi pesi, il quarto almeno di quanto mi è greve.13 (Leopardi 1998 : 566-567)
Giacomo s’exécute sans tarder :
Non una quarta parte dell’amarezza che reca al suo bell’animo la nostra separazione, ma per lo meno altrettanta quella ch’io provo : anzi ne’ primi giorni dopo il mio arrivo, fu tale il mio smarrimento, trovandomi isolato, e lontano da’ miei più cari, ch’io non credeva di poter durare in questo stato senza somma e continua pena14
écrit-il quatre jours plus tard, Leopardi (1998 : 567) et ne cessera plus de satisfaire à cette requête. Aucune des villes où il séjournera ne lui plaira vraiment15, il les trouvera tantôt invivables tantôt décevantes, et, notamment dans les lettres à son père, il les comparera avec Recanati et le confort domestique, soit pour relever leurs manques, soit pour constater qu’elles ne valent pas mieux. A Carlo, qui se plaint de la solitude funèbre où l’a plongé l’éloignement de son frère et lui rappelle la triste nuit de son départ, Giacomo répond en l’assurant qu’il ne va pas bien et que son seul désir est de le revoir, puis évoque à son tour l’heure douloureuse de la séparation (14 avril 1826) :
Tu mi stringi l’anima a ricordarmi quella notte che ci lasciammo. Io era in una tal debolezza di corpo, che l’anima non aveva forza di considerar la sua situazione. Mi ricordo che montai nel legno con un sentimento di cieca e disperata rassegnazione, come andassi a morire, o a qualche cosa di simile, mettendomi tutto in mano al destino.16 (Leopardi 1998 : 1134)
Giacomo peut s’éloigner de Recanati, à condition de retrouver ailleurs la nuit qu’il y a laissée : les lettres familiales sont souvent le moyen de paiement de cette rançon.
D’ailleurs, il y a une manière plus douce d’exporter Recanati : c’est de fabriquer dans les autres villes des microcosmes, des tissus relationnels qui rappellent le modèle familial. La fonction familiale inscrite dans le code génétique de la correspondance léopardienne se révèle également par la mise en place épistolaire de ces nouveaux réseaux destinés à la fois à reproduire la famille et à la remplacer. Parmi les cas les plus réussis de transplantation on pourra citer les amici di Toscana, groupe d’intellectuels d’orientation libérale connus à la fin des années 1820 entre Florence et Pise, à qui Leopardi adresse la lettre-dédicace de la première édition des Canti (1831), pour les remercier d’avoir assumé les frais de son séjour à Florence, ce qui de fait les installe dans le rôle de succédanés de la famille. Un autre simulacre familial performant est le petit clan des Tommasini-Maestri : Giacomo Tommasini, illustre médecin, son épouse Antonietta, leur fille Adelaide et l’époux de celle-ci, Ferdinando Maestri, professeur de droit civil et avocat (voir Dionisotti 1988 : 148-155). Leopardi fait connaissance avec eux à Bologne en 1826, et le lien noué dans le salon du médecin et de sa femme se tisse ensuite au fil de la correspondance, entretenue jusqu’à la mort du poète (la lettre expédiée par Antonietta le 5 juin 1837 est l’une des deux dernières reçues par Giacomo). Le travestissement familial des Tommasini-Maestri réussit si bien que dans une note du Zibaldone datant du 18 mai 1829 la pauvre Adelaide figure à côté d’une grand-mère et d’une tante données en exemple de l’aversion que peuvent susciter les manières trop empressées qu’affectent certaines femmes.
La prise de fonctions en tant que membres de la famille léopardienne fantastique ou fantasmée ouvre aux amis de Giacomo les portes d’un cérémonial épistolaire où la réalité apparaît surtout à travers le prisme de la psychologie domestique de casa Leopardi. On s’écrit alors pour échanger des états d’âme, des bulletins de santé, des commentaires sur le climat et sur ce qu’on en attend, et surtout des déclarations d’amitié, des promesses d’amour ou de compassion, des gages de fidélité17. En effet, les lettres de Leopardi sont familiales surtout dans la mesure où elles adoptent un style familial, qui déteint plus ou moins visiblement sur toute la correspondance. Quel est ce style ? Le plus difficile pour le lecteur est de mesurer l’ampleur à la fois de ses contraintes et de sa souplesse, de ce qu’il permet et de ce qu’il interdit avec la même subtilité.
2.3 L’école du silence
Au commencement, chez les Leopardi, est le non dit, qui peut ne faire qu’un avec le non ressenti. Bien que la noblesse y joue un rôle, il ne s’agit pas que de réserve aristocratique. La mère, la bigote inflexible Adelaide, incarne la prohibition rigoureuse des sentiments et de leur expression : vivre auprès d’elle, c’est faire l’expérience d’une forme de clôture d’autant plus mortifiante qu’elle investit le lieu voué à l’épanouissement affectif. Elle surveille la conduite de son mari et jusqu’aux regards de ses enfants18 ; chargée de l’économie domestique suite aux mauvaises opérations de son conjoint, elle lésine sur l’argent aussi rigidement que sur les affects. C’est seulement par lettre que Giacomo peut lui baiser la main ; d’ailleurs il lui est interdit de lui écrire, et toute expression sentimentale autre que pieuse risque d’être perçue par elle comme bizarrerie ou mensonge.19 Le père Monaldo, il est vrai, est d’une autre pâte, mais son apparence affectueuse et débonnaire cache un fanatisme autoritaire que Giacomo a déchiffré avec le temps et dénoncé dans sa lettre la plus révoltée, celle déjà citée qui pour une fois devait faire tomber les masques du dévouement familial (lettre 242, fin juillet 1819) :
Non tardai molto ad avvedermi che qualunque possibile e immaginabile ragione era inutilissima a rimuoverla dal suo proposito, e che la fermezza straordinaria del suo carattere, coperta da una costantissima dissimulazione, e apparenza di cedere, era tale da non lasciar la minima ombra di speranza. (Leopardi 1998 : 323)20
Monaldo emploie la dissimulation au service de la Loi, qu’il prétend défendre, et dont les assises sacrées sont la raison, la religion et le pouvoir légitime. Si Adelaide est la parole étouffée, lui est la parole feinte et détournée, une autre école du non dit, plus séduisante, plus insidieuse, puisque la chasse à l’imaginaire qu’elle promeut y est menée de l’intérieur. La veille de Noël 1827, répondant de Pise à Monaldo qui s’est plaint du laconisme de ses lettres et de la distance qu’elles révèlent (15 décembre 1827), Giacomo déclare solennellement son amour et sa reconnaissance filiaux, et invoque une habitude contractée dès l’enfance qui l’empêche de sortir de sa retenue :
Le dico dunque e le protesto con tutta la possibile verità, innanzi a Dio, che io l’amo tanto teneramente quanto è o fu mai possibile a figlio alcuno di amare il suo padre ; che io conosco chiarissimamente l’amore ch’Ella mi porta, e che a’ suoi benefizi e alla sua tenerezza io sento una gratitudine tanto intima e viva, quanto può mai esser gratitudine umana ; che darei volentieri a Lei tutto il mio sangue, non per solo sentimento di dovere, ma di amore, o in altri termini, non per sola riflessione, ma per efficacissimo sentimento. Se poi Ella desidera qualche volta in me più di confidenza, e più dimostrazioni d’intimità verso di Lei, la mancanza di queste cose non procede da altro che dall’abitudine contratta sino dall’infanzia, abitudine imperiosa e invincibile, perché troppo antica, e cominciata troppo per tempo.21 (Leopardi 1998 : 1436)
Dans le style dissimulé et tendrement captieux qui connaît son apogée dans l’échange épistolaire entre Monaldo et Giacomo (Tellini 1995 et surtout Manganelli 1988), cette excuse équivaut à une vigoureuse accusation : la transparence des cœurs entre père et fils après laquelle Monaldo dit soupirer, c’est précisément la loi de casa Leopardi qui l’a rendue impossible. Cette confidenza que Monaldo n’obtient pas de Giacomo parce qu’elle est réprouvée par le code familial, Giacomo à son tour s’est empressé de la demander à Pietro Giordani, le correspondant qui plus que quiconque lui a donné l’enivrante illusion de pouvoir briser l’enfermement domestique (30 avril 1817) :
O quante volte, carissimo e desideratissimo Sig.r Giordani mio, ho supplicato il cielo che mi facesse trovare un uomo di cuore e d’ingegno e di dottrina straordinario il quale trovato potessi pregare che si degnasse di concedermi l’amicizia sua […] E però sia stretta, la prego, fin d’ora tra noi interissima confidenza.22 (Leopardi 1998 : 88)
Certes, la confidenza existe sous le toit paternel, c’est la complicité entre les frères Leopardi, et notamment entre Giacomo et Carlo, qui ont un âge et des goûts très proches, et qui ensemble couvent la révolte. Mais ce ne sont pas eux qui font la loi de casa Leopardi, pas eux qui dictent le style de vie de la maison. Ce style, né de la fusion entre l’impossibilité de dire décrétée par Adelaide et la nécessité de mentir cautionnée par Monaldo, aboutit donc à une rhétorique des sentiments aussi mutilée que vibrante. Mieux vaut taire les affects, et en tout cas les passions incompatibles avec la foi et avec la raison, ou simplement avec l’humeur sévère du législateur. La figure de réticence imprègne jusqu’aux fibres les plus profondes du langage familial, comme on peut le voir dans ces mots écrits par Giacomo à Paolina (30 décembre 1822) :
Veramente io non vi so rispondere con quella grazia che meriterebbero le vostre proposte. Non ho molto garbo nella galanteria, e di più temo che se volessi usarla con voi, la Mamma non abbruciasse le mie lettere o prima o almeno dopo di avervele date. Se vi dicessi che v’amo di tutto cuore, questa non sarebbe un’espressione galante, ma forse peccherebbe di tenerezza. Sicchè quanto ai sentimenti dell’animo mio verso di voi, per non errare in qualche termine, lascio che voi medesima ne siate l’interprete, e in questo ufficio vi faccio mia plenipotenziaria. Credo di aver detto abbastanza..23 (Leopardi 1998 : 606)
Dès son premier voyage à Rome Giacomo s’active pour se procurer un emploi qui lui permettrait de ne plus dépendre économiquement de ses parents, tout en déployant une activité parallèle de camouflage de ses efforts dans les lettres qu’il écrit à Monaldo. Celui-ci doit savoir le moins possible, aussi, de sa haine pour Recanati – derrière laquelle il risquerait d’entrevoir l’hostilité pour la famille et les parents. Pas question non plus, naturellement, que les parents soient informés de la vie sentimentale de Giacomo, d’ailleurs remplie seulement de rares et fugitives apparitions. Qui plus est, la littérature, axe autour duquel tourne l’existence de Leopardi, est l’objet des évitements les plus spectaculaires de sa correspondance familiale. Monaldo, instigateur de la carrière érudite de Giacomo enfant et destinataire de ses précoces offrandes, après les premières interventions qui révèlent son rôle de censeur24, est obstinément tenu à l’écart de toute l’activité littéraire de son fils, en dépit de ses protestations. Le mur que Giacomo érige pour soustraire « sa » littérature au regard parental et à son pouvoir pétrifiant, d’ailleurs, projette son ombre bien au-delà des lettres échangées avec Monaldo : Carlo et Paolina en savent eux aussi de moins en moins25, et en général la correspondance de Giacomo, en dehors de quelques notables exceptions, passe sous silence les aventures littéraires de son auteur (lesquelles trouvent leur écho secret dans le Zibaldone). Ainsi, l’« histoire d’une âme » qui se dessinerait au fil de la correspondance serait un texte présentant une lacune précisément à l’endroit qui devrait le singulariser : Giacomo ne dit de lui-même, dans la plupart des lettres, que ce qui est toléré par son appartenance à casa Leopardi.
2.4 Les marges brûlantes
Mais cette rhétorique épistolaire des affects, disais-je, est aussi vibrante que mutilée. Car le même discours qui s’emploie à rester froid quand il touche aux sujets affectivement chargés, s’échauffe ensuite dans les marges que la convenance laisse disponibles aux émotions. Autant le centre de la lettre léopardienne sait se vider par nécessité tactique, autant sa périphérie peut être remplie et presque envahie par l’écoulement des sentiments. Cette circulation avide des affects dans les marges du discours, en effet, n’est pas moins caractéristique du style familial que nous décrivons, conséquence des empêchements à dire qui le gouvernent. Le début et la fin de la lettre, lieux rituels des salutations, sont aussi des endroits où Giacomo s’attarde pour savourer la tendresse du contact avec le destinataire à l’abri d’un cérémonial convenu, pour lancer parfois la sonde du langage dans la distance lancinante qui le sépare de l’objet (lettre à Pietro Giordani du 1er février 1823) :
Mio divino amico, Non puoi pensare di quanta consolazione mi sia stato il rivedere i tuoi caratteri dopo tanto intervallo […]. Sempre ch’io penso a te (il che avviene ogni giorno) e massimamente leggendo le tue lettere, mi prende un desiderio incredibile di rivederti e riabbracciarti e conversar teco lungamente, e mostrarti il mio cuore e contemplare il tuo, e se non consolarti dei rigori della fortuna sottentrare ad alcuna parte delle molestie e della tristezza che ti aggravano. […] Scrivimi più spesso che puoi, perché le tue lettere mi recano sempre un senso di vita che da parecchi anni io non soglio provare, si può dir, mai. Vedi ch’io t’ubbidisco e che scrivo di me così lungamente come non farei certo ad alcun altro, né anche a te, se non fosse per compiacerti. Amami come fai. T’abbraccio e ti saluto con tutta l’anima. Addio, carissimo ed unico amico. Addio.26 (Leopardi 1998 : 642-645)
Dans la correspondance des dernières années, raréfiée et laconique, émerge dans l’étouffement de la parole épistolaire cette même instance affective qui investit les marges, comme si la lettre n’avait gardé d’autre contenu que d’affirmer sa raison d’être, d’autre sens que de représenter son propre désir d’annuler une distance infranchissable (lettre à Antonio Ranieri du 12 janvier 1833) :
Vedi più che puoi di tranquillarti, anima mia. Dell’esecuzione pronta della mia promessa, fatta più per me che per te, non dubitare un istante. Vorrei ch’ogni parola che scrivo fosse di fuoco, per supplire alla dolorosa brevità comandatami dai poveri infelici miei occhi. Addio, mio solo bene.27 (Leopardi 1998 : 1980)
Il y a d’ailleurs un affect qui niche volontiers dans les marges bien chauffées de la lettre léopardienne, mais qui peut aussi trouver sa place en des lieux moins excentrés. C’est le sentiment de la solidarité et de la compassion, dont le privilège est précisément d’occuper le vide laissé par les autres. L’appel à cet amour solidaire, à la tonalité nettement mélancolique, important dans l’œuvre littéraire léopardienne, est également lancé dans la correspondance et constitue l’un de ses grands motifs. « Vogliateci bene, o carissimo, e concedeteci quello che non costa punto, e tuttavia non l’abbiamo nè qui né altrove, se non da voi, da anima nata ; io dico la compassione »28 écrit Giacomo à Pietro Giordani le 29 octobre 1818 (Leopardi 1998 : 213) ; « Vorrei che fosse vero che le mie lettere vi consolassero, come mi dite ; ed allora non vorrei far altro che scrivervi »29 dit-il à Pietro Brighenti (11 mai 1821, Leopardi 1998 : 505). L’évocation incessante de ses maux physiques et de sa détresse est aussi destinée à faire vibrer cette corde. D’ailleurs, Antonietta Tommasini semble avoir bien déchiffré la musique épistolaire de Leopardi lorsqu’elle lui écrit le 28 août 1827 : « se non vi fosse altro nodo per tenerci fermi in amicizia vi è il più forte : quello cioè di non essere quasi mai felici ; onde le nostre anime hanno bisogno di confortarsi l’una coll’altra per sopportare le molte disavventure. »30 (Leopardi 1998 : 1374) La compassion est également la note dominante de la complicité entre Giacomo et ses frères et sœurs :
Vorrei poterti consolare, e proccurare la tua felicità a spese della mia ; ma non potendo questo, ti assicuro almeno che tu hai in me un fratello che ti ama di cuore, che ti amerà sempre, che sente l’incomodità e l’affanno della tua situazione, che ti compatisce, che in somma viene a parte di tutte le cose tue31
écrit-il à Paolina.32 (28 janvier 1823, Leopardi 1998 : 639) S’il y a une dérogation possible à l’impératif de la réserve chez les Leopardi, c’est bien dans le seul registre sentimental compatible avec leur christianisme inflexible, celui de la souffrance partagée. C’est suite à la mort de son petit frère Luigi, en mai 1828, que Giacomo se sent enfin autorisé à s’adresser à son père sur un ton plus confiant et affectueux :
Mio caro Papà. Fra le tante cause di cordoglio che mi reca la cara sua dei 16, una cosa, oltre i motivi di Religione, mi ha dato qualche conforto ; ed è stata il ricevere lo sfogo del suo dolore, e l’andarmi lusingando che questo sfogo possa averlo mitigato, almeno per un momento.33
(26 mai 1828, Leopardi 1998 : 1492). Deux mois plus tard, il écrit à Antonietta Tommasini pour lui expliquer sa nécessité d’aller à Recanati :
ho perduto un fratello nel fior degli anni : la mia famiglia in pianto, non aspetta altra consolazione possibile che il mio ritorno. Io mi vergognerei di vivere, se altro che una perfetta ed estrema impossibilità m’impedisse di andare a mescere le mie lagrime con quelle de’ miei cari.34 (5 août 1828, Leopardi 1998 : 1543)
Réellement les morts d’enfant sont une bénédiction chez les Leopardi, comme Adelaide et Monaldo le pensent35 : cela permet aux vivants de mêler leurs larmes, seul contact recommandé, seule expérience de la fusion imaginable à l’ombre glacée de la défense de dire et de sentir.
3. La littérature, cette autre famille
Cette rhétorique qui à la fois commande la réticence et réclame l’épanchement mélancolique est donc bien celle qui préside au style familial de Leopardi et, par là, imprègne toute sa correspondance, y introduit le riche répertoire de la dissimulation et du silence éloquent. Mais ces figures n’épuisent pas les possibilités du texte épistolaire léopardien, tout comme l’identité familiale n’explique pas à elle seule l’existence de ce texte. Car pour Leopardi écrire, c’est en même temps et précisément s’arracher à la loi familiale, renverser cette loi, recréer sa famille. L’espace de mise en scène de ce fantasme est la littérature. Or la correspondance léopardienne surgit dans le lieu où la famille cherche à se convertir en littérature. Pensons d’abord à cette première lettre que l’enfant de neuf ans écrit à son père, le remerciant des études qu’il lui permet de faire et lui promettant sa reconnaissance et son engagement enthousiaste, à la tonalité sacrificielle (« erit gratius mihi studium, quam ludus »). Cette lettre est écrite en latin, pour prouver les progrès accomplis, certes, mais surtout pour se projeter d’ores et déjà dans le ciel étoilé de l’écriture littéraire par excellence, pour s’approprier la langue artificielle qui marque l’appartenance au monde des grands et des savants, qui est un monde étranger, aussi inaccessible et prestigieux que l’Antiquité. Pour le moment, la figure de Monaldo semble pouvoir concilier les deux instances de la famille et de la littérature36, mais elles ne tarderont pas à s’écarter, puis à s’opposer l’une à l’autre, l’ombre de la mélancolie s’abattant sur Giacomo adolescent. La littérature se définit alors comme le lieu du désir de dire et du désir d’être grand, là où la famille impose le silence et paralyse le développement. A compter de 1815, les preuves d’érudition initialement offertes à Monaldo sont désormais adressées aux érudits et lettrés lointains et plus ou moins illustres, dont Giacomo désire ardemment la reconnaissance. L’abbé Cancellieri à Rome, puis ceux qui règnent à Milan, Angelo Mai, les éditeurs Stella et Acerbi, les célèbres Vincenzo Monti et Pietro Giordani, autant de passeports pour un monde littéraire dont la gloire brille au loin aux yeux avides de lumière du jeune reclus de Recanati. C’est ainsi que la correspondance commence à dévoiler son autre fonction capitale, outre celle de tisser les liens avec la famille, à savoir, celle de construire une autre famille destinée à remplacer la première : une famille littéraire. Cela d’abord dans un sens concret : les littéraires, après les proches parents, sont la catégorie de loin la mieux représentée dans la correspondance léopardienne, du moins si on entend par littéraires non seulement ceux qui affichent un statut plus ou moins officiel d’écrivains, mais aussi les éditeurs, les intellectuels à titre divers, et simplement tous ceux à qui Giacomo s’adresse pour leur appartenance à la société littéraire, ce monde fantasmé dont le commerce essentiel est la littérature et la reconnaissance du génie littéraire.37
Au même moment où ses lettres commencent à remplir cette mission, Giacomo se passionne pour la correspondance du rhétoricien latin Fronton, précepteur de Marc Aurèle, qui vient d’être retrouvée par Angelo Mai. Adressant alors à l’illustre abbé bibliothécaire de l’Ambrosiana son Discorso sopra la vita e le opere di M. Cornelio Frontone (1816), le jeune Leopardi évoque ses premiers émois lors de l’annonce de la découverte philologique :
Qual piacere di penetrare nella stanza silenziosa di quell’imperatore troppo grande per essere imitato, e di vederlo scrivere familiarmente ad un uomo, che egli amava con tenerezza, ad un Maestro ch’egli riveriva di cuore, e che aveagli insegnato a detestare la invidia e la doppiezza propria di un tiranno. La scoperta di Frontone formerà un’epoca nella storia della letteratura.38 (Leopardi 1997 : 954-955)
Le goût que Giacomo déclare ici pour la lecture des correspondances a trait, certes, au plaisir de « pénétrer » dans l’intimité de l’écrivain, comme il a été remarqué, mais non moins évidemment ce goût est celui d’accéder à l’image secrète d’un grand personnage du monde (et d’ailleurs c’est moins à Fronton qu’à l’empereur-écrivain Marc Aurèle que Leopardi songe en l’occurrence), de s’y reconnaître. Aussi, écrire des lettres sera désormais pour lui une manière de ressembler à Marc Aurèle et à Fronton, d’être un grand de la littérature, tout en s’adressant familièrement à ses proches. Il ne fait pas de doute, en effet, que les lettres de Leopardi ne sont pas seulement familiales ; elles sont également familières, au sens que prend cet adjectif d’après l’exemple de Pétrarque. Il est vrai que le texte épistolaire léopardien n’a pas connu le travail de sélection et de réécriture qui fait des Familiares epystolae de Pétrarque un autoportrait fictif et l’archétype d’un genre littéraire où la conversation écrite avec les amis accède à l’espace du public.39 Mais si Leopardi n’a jamais composé un livre épistolaire adressé aux lecteurs de la littérature, il a bien su composer sa propre image selon les modèles littéraires en s’adressant aux lecteurs qui étaient ses correspondants. S’il est vrai qu’en écrivant ses lettres Giacomo parle peu de sa littérature, il est vrai aussi que ses lettres ne peuvent pas échapper à la littérature. On sait que son ami éditeur Pietro Brighenti lui proposa en juin 1820 de publier un livre de lettres,40 et que Giacomo, loin d’être surpris par cette proposition, et tout en la rejetant diplomatiquement, laissa entendre combien de travail littéraire pouvait lui demander l’écriture épistolaire (9 juin 1820) :
Io la ringrazio di cuore dell’affetto che S.V. dimostra consigliandomi graziosamente di pubblicare un tomo di lettere. Io non so se ella intenda delle già fatte, o di altre da farsi a posta, perché le già fatte, quantunque io ne abbia in qualche numero scritte con una certa attenzione, non so se quelli a cui le ho indirizzate mi saprebbero grado s’io le pubblicassi.41 (Leopardi 1998 : 410)
Comment pouvait-il en être autrement, pour celui qui dès l’âge de neuf ans avait misé sa vie à la table de jeu des études ? A l’horizon de l’écriture épistolaire de Leopardi il y a nécessairement, aussi, la littérature. Les lettres de Fronton ne sont pas les seules qu’il ait lues : les listes qu’il a rédigées de ses lectures, qui pourtant sont loin d’être exhaustives, attestent d’une exploration infatigable de la littérature épistolaire, allant des anciens aux contemporains, et traversant une gamme très riche de genres42. La variété des genres épistolaires du XVIIIe siècle, notamment, se trouve bien représentée dans ces lectures, qui comprennent par exemple les épais volumes de la correspondance du roi Frédéric II de Prusse (s’adressant à Voltaire, à D’Alembert, à la Marquise du Châtelet, entre autres), les lettres de vulgarisation scientifique de Giambattista Roberti et celles du comte de Chesterfield à son enfant (Chesterfield’s Letters to his son, London 1803). Le genre épistolaire a parfaitement droit de cité dans la littérature telle qu’on la voit au début du XIXe siècle ; il en est même l’une des expressions les plus représentatives, et Leopardi en prend acte lorsqu’il consacre aux lettres l’une des sections de l’anthologie de la prose italienne (Crestomazia Italiana) qu’il publie en 1827. Il a d’ailleurs occasionnellement pratiqué quelques-uns des genres de la littérature épistolaire, notamment la lettre dédicace et la lettre de communication scientifique. Il a également au moins projeté d’écrire des textes de fiction épistolaire, aux titres éloquents comme Lettere a diversi uomini illustri, antichi e moderni (1826), Epistola o Lettere al fratello, Lettere di un padre a suo figlio et Lettera a un giovane del 20° secolo.43 Rien, sans doute, ne suggère mieux la latitude de l’écriture épistolaire léopardienne que ces titres d’une littérature imaginée qui n’a pas pu être.
Les lettres que Leopardi écrit à ses correspondants, comme je le disais, surgissent dans le lieu où règnent à la fois la famille et le désir de convertir son silence meurtrier dans l’euphorie de la parole littéraire. La tradition de la lettre familière, puis la littérature épistolaire en général, aident ce désir à se penser, à négocier le dicible et l’indicible. Mais il n’y a pas que les concordances possibles entre le familial et le familier qui servent d’occasion pour les rendez-vous entre la lettre léopardienne et la littérature. La lettre léopardienne ne se contente pas d’aspirer à une littérarité épistolaire ; elle tend vers la plénitude de la littérature en tant que telle, ou plus exactement de la littérature telle que Leopardi la conçoit. La littérature pour Giacomo est le lieu absolu où les sentiments se disent, où le sujet s’arrache à son identité familiale en construisant sa propre famille fantastique, celle du langage littéraire. Mais pour que le besoin de dire soit comblé, il faut qu’il y ait un interlocuteur, tout aussi absolu, tout aussi indéterminé et illimité qu’est le besoin de dire. C’est pourquoi la poésie léopardienne est toujours dite à quelqu’un : à un comte Pepoli ou à un marquis Capponi, parfois, mais plus typiquement aux héros antiques, à une jeune fille morte, à l’image sculptée sur un sarcophage, à la lune. Il y a comme une épistolarité profonde de l’imaginaire léopardien, dont un document troublant dans sa concision est un projet littéraire de 1826 qui s’intitule Alla Poesia, Inno o Epistola et laisse à lui seul deviner l’imbrication entre parole poétique et parole épistolaire qui vient de leur commune orientation vers l’Autre, l’Objet, le Dieu à l’écoute. Cette épistolarité profonde s’épanouit donc dans le discours poétique, mais la lettre familiale peut y tendre également, à condition que l’interlocuteur soit suffisamment familial pour que la lettre soit écrite, et suffisamment loin de la famille pour que la réticence n’intervienne pas. C’est une condition qui se vérifie sporadiquement : Pietro Giordani, sans doute, est le correspondant qui la remplit le mieux. Homme de lettres réputé, imaginé par Giacomo comme l’un des rois du royaume littéraire de Milan, il arrive tel un dieu invoqué dans la cellule du jeune moine qui a fait vœu de se consacrer à la littérature pour être grand : c’est à lui que Leopardi écrit ses lettres les plus ardentes et les plus poétiques à la fois, surtout tant qu’il ne l’a pas rencontré, et c’est par lui que ses lettres sont lues comme des chefs-d’œuvre de la littérature : « se vedeste che lettere ricevo io ! Solo Dante potrebbe scriverle »44 s’échauffe Giordani en écrivant à Brighenti (Giordani 1937 : 160).
Mais peu à peu, les interlocuteurs d’origine divine se raréfient, s’éloignent de l’horizon de la correspondance. Dans ses dernières années Giacomo écrit de moins en moins de lettres, et il les écrit laconiques et désabusées. Seule la poésie lui permet désormais de s’adresser à la Divinité qui l’écoute, et pour protéger la poésie il ment à ses correspondants, il s’excuse de ne pas pouvoir leur répondre. Pour s’arracher définitivement au familial, il finit par s’arracher à lui-même : « se non voglio morire, bisogna ch’io non viva »45, avait-il écrit à Giordani de Pise (lettre du 5 mai 1828, Leopardi 1998 : 1482), et il est vrai que sa tentative de vivre par la poésie a été payée au prix de sa vie.
Références bibliographiques
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